András Kányádi
La légende viennoise de Casanova
Au tournant du siècle un genre littéraire particulier s’épanouit dans l’Empire Austro-hongrois : le feuilleton. Carl Schorske remarque avec beaucoup de justesse que le feuilletoniste – habile artisan des pages culturelles des journaux qui apparaissent dans les villes centre-européennes – « travaillait sur ces épisodes et petits détails qui seyaient au goűt pour le concret nourri par le XIXe siècle, mais il cherchait aussi à parer son matériau de couleurs empruntées à la palette de son imagination »[1]. Le feuilletoniste refuse de porter un jugement sur le sujet du discours, il décrit plutôt ses propres réactions et impressions face à l’objet de son analyse. De cette manière, l’analyse « objective » du monde s’efface devant la subjectivité du feuilletoniste, amoureux de son propre esprit et aveugle à l’essentiel. La réalité qui entoure la société s’avère moins importante que la sensibilité aux états d’âme. La culture du sentiment donne la préférence à la nuance, l’esthétisme excessif tourne à la sensiblerie et au kitsch. Les détails ont plus d’importance que la substance et, par conséquent, le résultat de l’analyse reste très flou et flottant. L’un des meilleurs procédés pour exprimer des sentiments, sans devoir recourir à la raison, constitue la légende.
Le terme de « légende », tel que nous l’utilisons, correspond à l’une des définitions du dictionnaire Robert : « représentation de faits ou de personnages réels accréditée dans l’opinion, mais déformée ou amplifiée par l’imagination, la partialité ». Les feuilletonistes se servent volontiers de cette étiquette quand ils parlent de la visite de Casanova dans les villes de l’Empire. Comme à cette époque le Vénitien, grâce à ses Mémoires et à l’activité des casanovistes, a tout d’une figure historique, le goűt pour le concret du lecteur se trouve pleinement réconforté. En męme temps, l’imagination des écrivains śuvre depuis longtemps à transformer l’aventurier en une figure mythique. Très attaché aux curiosités locales, le feuilletoniste entrevoit donc une excellente occasion de mettre en relation le célèbre aventurier avec les non moins célèbres particularités des différentes villes, qu’il s’agisse de Vienne, de Prague ou de Budapest. Ces « légendes » vont se distinguer par leur superficialité : contenant un très mince noyau historique, elle se doublent d’une forte activité d’imagination et d’impressions.
Au tournant du siècle, le dictionnaire Wurzbach, consacré aux célébrités autrichiennes, propose cette entrée curieuse : Casanova de Seingalt, Johann Jakob. Abenteurer, geboren zu Venedig den 2 April 1725, gestorben zu Wien im Juni 1803.[2] Le journaliste Hans Tabarelli reprend cette information dans le Neues Wiener Journal[3] et essaie d’en prouver la justesse. Bien qu’on considère le château du comte Waldheim (sic!) comme véritable lieu de mort du chevalier, ce « trou bohémien » ne peut rivaliser avec la capitale impériale rococo[4], oů tant d’illustres personnages ont vécu. Le passage de Casanova à Vienne est historiquement attesté : il peut donc ętre regardé, poursuit le feuilletonniste, comme „personnalité autrichienne” et męme comme „citoyen viennois”. La visite de l’aventurier n’est donc qu’obligatoire, imposée par la renommée de cette ville « au baroque le plus osé du monde », oů l’air érotique s’allie au goűt romantique[5]. « L’ensorceleur universel » (Allerweltzauberer) arrive – selon Tabarelli – à Vienne en 1767. Grâce à ses puissantes relations qui comprennent banquiers, écrivains, comédiens et hommes d’état (dont Kaunitz)[6], il vit « des revenus de sa popularité »[7], jouissant de la protection de l’impératrice. Mais son caractère inconstant, son penchant pour le jeu, la loterie, l’accumulation des dettes, la séduction des femmes mais „surtout une affaire d’intrigue à la Cour” l’obligent à quitter cette ville à Noël[8].
« Und nun geht die Sage » : la légende court qu’une heure avant son départ il va encore à la messe de Noël au Stephansdom oů il aperçoit une petite Viennoise blonde, aux magnifiques yeux noirs : cette apparition lui brise le cśur une dernière fois en Autriche et il est sur le point de „commettre une sottise”. Son regard insistant arrache à la fille un petit rire embarrassé[9]. Heureusement pour les deux, le valet du chevalier avertit son maître du départ pressant ; il laisse alors son épée sur le banc de chśur, à côté de son missel et de la belle inconnue. Celle-ci ne saura jamais qui l’avait regardée avec autant d’ardeur pendant la cérémonie. Ce regard reste le dernier souvenir viennois pour le « roi de tous les amours célestes et terrestres ». La mort viennoise serait donc liée, conclut l’auteur, à une aventure amoureuse inassouvie et le dictionnaire Wurzbach ne se trompe pas en attribuant à la capitale rococo le privilège d’avoir vu le chevalier mourir.
L’article, écrit sous une forme « naďve », contient suffisamment d’éléments pour créer une légende. Il défend d’abord un dictionnaire cher aux Viennois, répertoire remarquable de figures historiques ayant vécu en Autriche, mais qui, fruit du travail d’un seul compilateur, fourmille d’erreurs. Ce dictionnaire est une lecture divertissante, mais la vérité historique y souffre et revęt un caractère anecdotique. Tabarelli joue, par la suite, sur la glorification de l’époque de Marie Thérèse qui jouit d’une popularité extraordinaire dans toute l’Europe centrale. La capitale impériale baroque et rococo ne peut dégager qu’une atmosphère érotique : voilà donc la grande raison du séjour du chevalier. Nous savons précisément que dans les Mémoires, Casanova avait horreur de Vienne oů la surveillance des mśurs et la pudeur de Marie Thérèse avaient empęché l’épanouissement d’une frivolité à la parisienne. Tabarelli soutient que l’impératrice n’aurait expulsé finalement Casanova qu’à cause des intrigues politiques dans laquelle le Vénitien s’était impliqué – or nous savons que la véritable raison du départ forcé fut la violation de l’interdiction des jeux de hasard. Comme le départ de l’aventurier se situait aux alentours de Noël – l’écriture de l’article aussi – la meilleure façon de donner naissance à une légende consistait à inventer une aventure à l’église viennoise la plus représentative, le Stephansdom. C’est sous les voűtes de ce monument imposant, à côté d’une fille en prières que peut s’enflammer le désir de l’aventurier. Les deux objets qu’il laisse derrière lui : l’épée et le missel sont les attributs essentiels du chevalier, ils expriment la contradiction de son tempérament, partagé entre l’aventure et le recueillement. Le dualisme éternel de la chair et de l’esprit – le jeune aventurier contre le vieux philosophe, le voyageur agité contre le pieux sédentaire – s’affrontent dans la cathédrale viennoise et le regard qui fait rougir la fille témoigne de la victoire de l’esprit aventurier.
L’erreur de Wurzbach concernant le lieu et l’année de la mort de Casanova – 1802 – résulte d’une confusion. C’est Francesco Casanova qui meurt en 1803 près de Vienne, à Brühl, le frère cadet de Giacomo, peintre de bataille et protégé de Kaunitz. On dispose d’un précieux document contemporain au frère du chevalier : Franz Gräffer, antiquaire viennois, nous décrit sa visite chez le peintre qui vit ses derniers jours, atteint d’une maladie pulmonaire. Reçu par le souffrant, il découvre dans son atelier le portrait de l’aventurier, de ce « roué et démon des salons qui est le tyran et le bourreau de son frère »[10]. Le peintre avoue à son visiteur que personne n’a pu résister au charme de ce « démon » qu’il hait autant qu’il aime ; ce « génie exalté » a détruit sa vie de famille et il ne peut, malgré tout, que l’admirer[11]. Le visiteur quitte le malade et note en fin de son reportage que Francesco est arrivé le 15 décembre 1783 à Vienne en compagnie de Giacomo et a décédé le 8 juillet 1803 à Brühl.
Cette description historique de Gräffer procède aussi de la légende, quant au rapport des deux frères. En réalité ils s’entendaient bien : dans les Mémoires Giacomo prétend avoir sauvé Francesco à Paris quand celui-ci était couvert de dettes et que sa femme l’a dépouillé de tous ses biens : « je ne me soucie pas qu’il me doive sa régénération, mais je me félicite de l’avoir opérée »[12]. De son côté, les onze lettres de Francesco conservées à Dux témoignent d’une bonne entente, teintée d’humour : « tu dis que tu m’aimes à tort et à travers et moi je t’aime justement, droitement et géométriquement »[13] et de respect : « c’est en Brühl que j’espère me faire enterrer et sur la pierre qui couvrira mes cendres il y aura en grandes lettres scultpées : c’y gît François Casanova frère de Jacques »[14]. Quand l’aîné se meurt à Dux, son frère lui fait une confession touchante : « si je venais à te perdre, personne au monde ne remplirait plus dans mon cśur la place que tu y occupes »[15]. Cependant, comme ces lettres restent pendant longtemps inconnues (conservées aux archives de Dux), les écrivains viennois développent l’idée d’une rivalité entre les deux frères à partir du croquis de Gräffer. De plus, un passage des Mémoires semble confirmer les reproches du peintre à l’égard de son aîné. Giacomo avoue que sa belle-sśur, se plaignant de l’impuissance de Francesco, lui a causé un moment d’hésitation : « je voyais cette pauvre femme si malheureuse que j’aurais volontiers consenti à la consoler ; mais il ne fallait pas y penser »[16]. L’idée de la destruction du bonheur familial réside dans cette phrase et sera au cśur de la légende viennoise.
Raoul Auernheimer dédie à Schnitzler son Casanova in Wien[17] et fait se rencontrer les frères Casanova à Vienne en 1767. C’est l’année de l’expulsion de Giacomo qui arrive à Vienne entre son passage à Dresde et son voyage (projeté) au Portugal. Francesco n’arrive qu’en 1783, en compagnie de son frère qui à cette date entre au service de l’ambassadeur Foscarini. Les différents séjours viennois de Giacomo se condensent en un seul : commission des mśurs, expulsion, présence de Francesco et intention de s’établir à Vienne. Certains aspects relèvent de la vie de l’aventurier – Calzabigi, le cofondateur de la loterie parisienne séjourne dans la capitale autrichienne, la demande de protection à Kaunitz et la garantie accordée par le comte Vitzthum, ambassadeur de l’Electeur de Saxe à Vienne[18] ; d’autres détails sont subtilement transformés. Ainsi le comte Schrattenbach, grand ennemi de Casanova, gouverneur de la Basse-Autriche et chef de la police impériale qui donne l’ordre d’expulsion –le Statthalter -devient le baron Braun, chef de la police des mśurs viennoise.
Au centre de l’action se situe le conflit entre les deux frères, conflit de deux existences opposées. Francesco Casanova, peintre installé depuis sept ans à Vienne vit un mariage tranquille avec sa femme, Katharina[19], fille d’un cordonnier viennois, dont il a deux enfants, Franzl et Kathi. La conduite exemplaire du père donne droit à sa naturalisation autrichienne prématurée à laquelle il aspire par-dessus tout. Sous le nom de Chevalier de Seingalt, son frère fait irruption. Il est enflammé par Resi Stingel, la fille d’un patron de café et persécuté par le baron Braun qui veut l’arręter pour fausse identité et pour attentat aux bonnes mśurs. De peur que sa réputation en souffre, mais aussi pour se venger d’une farce d’il y a trente ans, Francesco le renie.[20].
Giacomo se cache dans le placard de son frère et y devient le témoin d’une discussion amoureuse entre Francesco et la femme du baron Braun. Pris en flagrant délit d’adultère, le peintre se voit contraint d’abriter sous son toit le frère persécuté pour s’assurer de son silence et trouver le prétexte de s’enfermer avec sa maîtresse. Giacomo jette son dévolu sur Resi qu’il veut épouser en achetant le café de son père afin de s’établir, comme son frère le peintre, à Vienne. Il a cent ducats pour y arriver, mais Casalbigi, un autre aventurier, lui subtilise son argent. Resi succombe au chevalier, mais comme la demande de grâce pour prolongation de séjour est rejetée, Giacomo doit quitter la ville au plus vite. Son frère le dénonce alors : Braun arrive avec ses sbires, mais à sa surprise trouve dans le placard, à côté du chevalier, sa propre femme. La situation pénible se résout grâce à l’arrivée du comte de Vitzthum qui a dans sa poche l’amnistie pour Giacomo sous condition de quitter immédiatement le pays. Le Vénitien part, non sans obliger Casalbigi d’offrir les cents ducats au futur époux de Resi et d’avertir Francesco de rester fidèle dans la vie conjugale.
Le conflit fraternel met en évidence la disparité entre la vie bourgeoise que mène Francesco et qui s’enlise dans l’ennui et dans la fadeur existentielle, et la vie mouvementée de Giacomo, pleine d’imprévus et d’aventures. Les deux frères essaient de s’évader de leur sphère : le peintre ręve de formidables aventures et la femme du baron réveille en lui ce désir depuis longtemps étouffé par un mariage « parfait ». Depuis trop longtemps il est le modèle de la vertu conjugale, travaillant sans relâche pour le bien de la famille. L’aventurier, au contraire, aspire à trouver un havre de paix après tant de vicissitudes et veut changer sa vie en se mariant avec une jolie bourgeoise, tout en exerçant une profession honorable, inconnue jusqu’à maintenant.
Le danger d’un tel changement est imminent : trop longtemps Francesco a attendu que l’occasion se présente au lieu de prendre l’initiative. A son âge et dans sa condition sociale, tout est voué à l’échec. L’envie qu’il porte à l’égard de son aîné et qu’il n’a jamais osé avouer est à deux pas de le perdre, il déclare trop tard son amour adultère. Sa conduite de bourgeois exemplaire est irréprochable : il dénonce son propre frère parce qu’il ne veut pas enfreindre la loi. Rien n’illustre mieux l’ambivalence de son existence : en bon chrétien, il lit la Bible, mais avec la montée du désir il feuillette le Sofa de Crébillon[21]. Les deux livres ont le męme format et la męme épaisseur – tout comme Francesco ressemble à tel point physiquement à Giacomo que Casalbigi le confond avec l’aventurier. Le motif du livre des prières que nous avons vu dans l’article de Tabarelli est encore repris et renforcé avec la ressemblance des deux frères.
Giacomo, las de mener une existence aventurière, envie à son tour son cadet qui jouit d’une solide réputation et possède une famille et un foyer. Cela explique son attachement aux enfants de son frère. Mais ce désir arrive également trop tard, sa mauvaise réputation a détruit tout espoir de conversion. Vienne est une ville bigote qui ne croit qu’aux apparences ; il n’a aucune chance de s’intégrer dans la société des „philistins”, doit repartir et poursuivre sa vie aventureuse. Son apparition n’a servi qu’à bouleverser la vie « exemplaire » des bourgeois et à démontrer la fragilité de l’institution du mariage. Francesco ne sera plus le męme et le baron Braun devra aussi avoir une autre approche de sa vie conjugale.
Ce conflit entre Bürger et Künstler pose la question du statut de l’artiste dans un contexte oů la femme est l’objet d’art. Francesco, auteur d’innombrables tableaux de bataille, possédant une maîtrise technique parfaite et une conduite civile apparemment irréprochable est dans son intérieur fade et lâche. Il peut exécuter des portraits de femmes, mais il est incapable de saisir l’essence féminine parce qu’il n’ose pas se libérer. Il reste un simple artisan. Giacomo, le persécuté, le tricheur, le trompeur des maris n’a pas de profession respectable, mais connaît comme personne le cśur des femmes. En ce sens, c’est lui le véritable artiste qui vibre avec ses modèles. Le domaine de son art est la poésie : c’est avec les mots qu’il réussit à capter ses partenaires. Le pouvoir créateur du Verbe est supérieur au pinceau et le véritable artiste est celui qui peut se libérer, nous dit le „message” de ce texte. Casanova sème le bonheur partout, il est donc l’inégalable „artiste de la vie” (Lebenskünstler). Nous retrouvons l’idée hofmannsthalienne de l’artiste thaumaturge, douée d’une éloquence formidable et catalyseur du mariage : après l’aventure avec le chevalier, Resi saura mener une vie heureuse à côté de son mari qui, toujours grâce au chevalier, s’empare de la boutique de café. Nous voyons dans ce geste aussi un clin d’śil à Schnitzler (Les soeurs ou Casanova à Spa) : le chevalier fait le bonheur de ses amis après avoir touché ses honoraires amoureux. Katharina ne devra plus s’inquiéter d’ętre trompée, l’unité familiale se trouve rétablie du fait de la petite tentation avortée. Le mariage comme bonheur supręme – une idée, là encore, de Hofmannsthal – ne se réalise qu’après des épreuves qui en permettent la maturation.
En parallèle avec le conflit fraternel, Auernheimer puise des Mémoires l’atmosphère viennoise au XVIIIe siècle afin de mettre en évidence sa théorie sur le mariage. La capitale, à l’époque du chevalier, souffre de la trop grande pudeur de l’impératrice : les jeux de hasard sont défendus, la prostitution surveillée de près[22]. Vienne reste pourtant la ville oů il y a les plus belles femmes du monde, également connues pour leur cśur d’or[23]. Giacomo veut changer sa vie précisément ici[24] comme s’il n’y avait nulle part une ville aussi propice à fonder un foyer. L’aventurier motive son choix par un désir issu du sentiment de vieillissement : cette ville est « pour le crépuscule de la vie, une brise de tentation y souffle et elle est pleine d’enfants mignons »[25]. Aussi se prépare-t-il à repartir dans une vie respectable, « dans les habits d’un modeste homme d’affaires viennois »[26]. Il pourrait devenir, comme son frère, un citoyen honnęte, gérant d’une laiterie ou d’un institut pour filles. A Vienne męme la soif de la religion s’empare de lui[27]: il se met à lire la Bible. Giacomo admire aussi la vertu des femmes qu’il n’a nulle part trouvée durant ses nombreux voyages[28] et la vie décente des artistes[29].
Derrière ces phrases élogieuses se cache pourtant une bonne dose de cynisme : une ville vertueuse, certes, mais la femme du chef de la police des mśurs se tapit dans le placard du peintre. Son frère, en apparence citoyen honnęte, connaît des égarements. Ces découvertes renforcent la conviction de l’aventurier de ne pas se fixer et le poussent à renoncer à l’idée d’un foyer. Il peut apporter remède au mariage, mais pas le partager. La vie de philistin le rebute quand son propre frère le dénonce et quand le chef de police refuse de passer commande à un artiste qui porte le nom d’un aventurier, par peur de « souiller son blason »[30]. Il se rend compte de l’impossibilité de changer de rôles : le philistin doit rester philistin et l’aventurier aventurier[31]. Ses dernières paroles ne visent que la maintenance de sa renommée et s’adressent à la mémoire collective : « il ne fut qu’une fois généreux : à Vienne. »[32]. La légende viennoise – le recueillement et la confusion avec son frère – commence à se souder ; il reste d’éclaircir le désir de mariage du chevalier.
Nous pouvons voir que la mort de Casanova à Vienne dérive de la confusion entre Francesco, le peintre et Giacomo, l’aventurier. Dans l’article de Tabarelli, Giacomo se serait attardé au Stephansdom pendant la messe de Noël à cause d’une jeune et jolie Viennoise, prêt à faire une folie. Auernheimer propose une identité à cette jeune fille : Resi Stingel que le chevalier envisage d’épouser, comme garantie d’une existence tranquille et rassise, après tant de vicissitudes. Stefan Zweig nous signale aussi qu’à Vienne, le vieux Casanova « veut alors épouser une nymphe du Graben, pour se mettre quelque peu à l’abri en profitant de la lucrative profession de la dame ; là aussi, il rencontre un échec »[33]. Ces indices nécessitent un retour en arrière au texte fondateur – les Mémoires – afin de saisir les origines de la légende.
Dans le troisième chapitre des Mémoires, Casanova écrit cette phrase curieuse : « il y a 12 ans que, sans mon génie tutélaire, j’aurais épousé à Vienne une jeune étourdie dont j’étais amoureux »[34]. Aldo Ravà, casanoviste éminent, a retrouvé parmi les papiers de Dux deux lettres d’une demoiselle viennoise, Caton M. Comme dans les archives il y a deux poèmes de Casanova, écrits à une certaine C.M. (en italien et en français), le rapprochement s’impose de lui-męme. Les vers ont vu le jour après le deuxième et définitif bannissement de Venise, au temps oů Giacomo était au service de Foscarini. La variante française est une belle réussite poétique du chevalier :
« Quand tu me vois, Catton, te peindre mon amour/ Te le prouver par mes tendres caresses,/ Ressentir du plaisir les plus vives détresses,/ Brűler, frissonner tour à tour,/ Te serrer dans mes bras, t’arroser de mes larmes,/ Donner mille baisers à chacun de tes charmes,/ Vouloir en męme temps toucher tous tes appas,/ Ętre jaloux de ceux dont je ne jouis pas ;/ Abandonner dans mon fougueux désire,/ Quitter encore ceux là pour ceux que j’ai quittés/ Posséder tout, et vouloir davantage/ Enfin anéantir par tant de voluptés/ Ne plus trouver d’autre langage/ Pour t’exprimer tout l’excès de mes feux/ Que des soupirs tumultueux:/ Alors tu crois, Catton, lire au fond de mon âme ;/ Eh bien ! détrompe-toi. Ces désirs, ces baisers,/ Ces transports, ces soupirs, ces pleurs, ne sont encore/ du feu qui me dévore/ Que des indices bien légers » [35]
Ce poème, écrit dans un style conventionnel – les « soupirs tumultueux » d’un homme de soixante ans sont sujets à caution – fait preuve une nouvelle fois du désir de l’aventurier de faire la conquęte d’une femme. L’abondance des larmes et des baisers relève d’une influence du courant sentimentaliste qui a dű s’imposer dans l’espace germanique grâce à Goethe. Le français est une langue qui est le garant d’une bonne éducation à cette époque et tout le monde la maîtrise à Vienne. Adresser un poème en français à la dame de notre cśur est un moyen sűr pour parvenir au but. Qu’il y ait aussi une variante italienne, n’est pas étonnante : dans la Vienne du dix-huitième siècle, la langue de la musique était l’italien et le Vénitien voulait doublement s’assurer de sa réussite.
Les deux lettres de Catton M. sont plutôt décourageantes pour le chevalier. Elles mettent au jour une jeune fille coquette qui se vante de ses conquętes. La première lettre[36], passe en revue ses flirts : le comte K. « je l’aimais, mais j’étais trop honnęte pour vouloir contenter ses désirs » ; le cousin de celui-ci, le comte de M. « n’était pas si joli comme K. mais il possédait tout l’art possible pour séduire une fille ». Par la suite, tantôt elle « se raccommodait » avec K., tantôt elle « se brouillait » avec M. A la fin, elle découvre chez K. un officier très beau « qui me conduisit quelques fois à la maison, nous eűmes bientôt l’occasion de nous voir chez une amie, et ce de ce męme officier que je suis malade ». Si Caton se récrie à l’idéée de figurer parmi les « filles qui cherchent leur fortune au Graben »[37], sa défense plutôt fragile a pu inspirer Zweig de parler d’un Casanova proxénète.
La deuxième lettre[38] débute par une excuse de ne pas avoir répondu à la précédente lettre de Casanova à cause de la maladie de sa mère. « Sous la protection de mes parents je serais obligée ou de devenir aussi sot qu’eux ou de quitter Vienne, et je ne sais en vérité oů y aller »[39]. Cette plainte se retrouve chez la Resi d’Auernheimer qui désire s’affranchir, mais les moyens sont limités. Le mariage s’offre comme une solution finale à ces soucis. Caton relate une visite chez da Bonti (Da Ponte), une deuxième chez Nanette (la servante de Francesco) oů elle est reçue très froidement. Elle parle aussi d’une « petite friponnerie » commise à l’égard du chevalier : à la jeune petite Kasper, une ancienne maîtresse de Casanova, voulant savoir ses coordonnées de Dux, elle a communiqué exprès une fausse adresse : que l’aventurier écrive, s’il veut récupérer cette lettre égarée, une longue lettre à elle, Caton. L’identité de la petite Kasper reste dans l’ombre, d’après la lettre de Caton, Joseph II se serait intéressé à sa personne[40].
La légende viennoise naît donc d’une confusion et c’est Casanova qui la lance avec ce projet flou de mariage. Le désir de se fixer, d’ętre commerçant à Vienne, mari d’une jolie fille, de gagner le statut de citoyen autrichien et de mourir dans ce beau pays danubien relèvent de l’invention des écrivains qui la développent au fur et à mesure. La mort de Francesco et le mariage de celui-ci, deux puissants éléments, suffisent à se constituer en légende. La tentation de marier Giacomo, le grand défi des écrivains, parce qu’un séducteur inconstant ne peut pas supporter les liens serrés d’un mariage, remonte déjà à une date très ancienne. Attribuer cet exploit à une Viennoise paraît très excitant : męme Gugitz est