Silviu Lupaşcu
Université ”Dunărea de Jos”, Galaţi, Romania
slupascu@yahoo.com
Le Sabre et la plume à écrire. Espaces politiques, spirituels, angéliques dans le système philosophique d’Ibn Khaldūn/
The Sabre and the Quill. Political, Spiritual and Angelic Realms in Ibn Khaldūn’s Philosophical System
Abstract: The realism of Ibn Khaldūn’s thinking founded his work on the methodology of a historiographic, philosophical and sociological empirism which enabled him to make the distinction between the rule of the prophet-legislator, established by the divine revelation (siyāsa dīnīya), the Platonic ideal city (politeía, siyāsa madanīya) and the Muslim imperial autocracy (siyāsa ‘aqlīya). During the historical intervals defined by political apogee and the historical intervals defined by the decadence of the imperial power, the khilāfa constitutes the essence of mulk and continually recalls the omnipresent power of the revealed religion, the theocratical principle of the Muslim historical time. In this context, the endeavor to envisage history as the science destined to study the life of the human beings as social beings illustrates the pragmatism of the convergence of pólis (the community of the Hellenistic city) and umma (the religious community of islam), while historiography is vested with the power to express, in the same time, the realm of the sacred and the realm of the profane. The immanence of universal reason in the reality of individual existences is thus expressed by the polyphony of reciprocal rhetorical crossings of prophetology, politology, sociology, social psychology, angelology.
Keywords: Ibn Khaldūn; Siyāsa dīnīya; Siyāsa madanīya; Siyāsa ‘aqlīya; Khilāfa; Mulk; Sufism.
Ibn Khaldūn (1332-1382)[1] a réécrit dans le Muqaddima ou Les Prolégomènes du Kitāb al-‘ibar ou le Livre des exemples les concepts platoniciens-aristotéliciens d’« aptitudes politiques » (politikē technē)[2] et « être politique » (zōon politikón)[3] par le syntagme « l’homme est un être politique (être citadin) par sa nature » (al-insān madanī bi-’l-}ab‘i) et a conçu la philosophie politique et l’historiographie dynastique en tant que parties composantes de la « nouvelle science » (‘ilm al-‘umrān) ou « théorie de la civilisation » (‘umrān al-basharī), fondée sur le critère épistémologique de la « conformité avec la réalité » (qānūn al-mu}ābaqa)[4]. L’interdépendance entre l’éducation politique et l’éducation éthique, entre l’art du gouvernement et la rédemption de l’âme, est emblématique pour le système de pensée d’Ibn Khaldūn[5], qui garde à l’arrière-plan l’idéal politique de la « cité de la vertu », al-madīna al-fā*ila, formulé par Al-Fārābī (vers 870-950)[6] dans le Kitāb al-siyāsa al-madaniyya ou le Livre sur le régime politique, le Fī mabādi’ arā‘ ahl al-madīna al-fā*ila ou le Traité sur les opinions des habitants de la cité de la vertu et le Kitāb ta1{īl al-sa‘āda ou le Livre sur l’atteinte du bonheur[7]. La dichotomie platonicienne[8]-augustinienne[9] entre la « cité de la vertu » (al-madīna al-fā*ila)[10] et les « cités de l’ignorance » (jāhilīya)[11] est rachetée d’une manière utopique par le syncrétisme gréco-musulman par lequel Al-Fārābī harmonise l’idéal politique du « roi-philosophe » avec l’identité théocratique du « prophète-législateur-imām ». Réunies dans l’inspiration divine (wa1y), la philosophie (falsafa) et la prophétie (nubuwwa) sont les deux voies d’accès de l’être humain vers la vérité métaphysique : la philosophie est une hypostase de la raison, et la prophétie est une hypostase de l’imagination. Selon la perspective de la philosophie politique, la cité idéale a comme but de guider ses citoyens vers l’accomplissement intellectuel et la réalité du bonheur. Par l’Archange Gabriel ou l’« intellect agent » (noũs poietikós ; ‘aql fa‘‘āl), Dieu envoie une révélation vouée à illuminer la raison théorique (al-naẓarī) et la raison pratique (al-‘amalī) du dirigeant qui traverse l’expérience de la métamorphose ontologique en philosophe et prophète. Les valences philosophiques et prophétiques du bonheur politique dévoilent l’identification de l’imām et des citoyens de la cité idéale avec l’« intellect agent », révèlent la convergence de la vérité philosophique et de la vérité prophétique dans l’assujettissement des êtres humains envers la sharī‘a, le code religieux et moral de l’islam[12].
Le réalisme de la pensée d’Ibn Khaldūn a fondé son œuvre sur la méthodologie d’un empirisme historiographique-philosophique-sociologique qui lui a permis d’opérer la distinction entre le régime politique du prophète-législateur, fondé sur la révélation divine (siyāsa dīnīya), la cité idéale platonicienne (politeía, al-madīna al-fā*ila, siyāsa madanīya) et l’autocratie impériale musulmane (siyāsa ‘aqlīya), fondée par la raison humaine. Siyāsa dīnīya représente l’idéal théocratique musulman, exprimé par les préceptes du Qur’ān et réalisé dans le temps historique par le pouvoir illuminé du Prophète Mu1ammad (vers 570-632)[13] et par le régime politique des « Califes dirigés avec droiture », al-khulafā’u ’l-rāshidūn (632-661). Siyāsa madanīya configure une utopie philosophique, une construction politique hypothétique, incompatible avec la réalité du temps historique. Siyāsa ‘aqlīya illustre le passage de l’époque du califat (khilāfa), en tant que vicariat prophétique, à l’époque de la puissance impériale (mulk), fondée sur la démarche législative de la raison humaine et sur la grandeur des conquêtes militaires. Pendant les périodes d’apogée ou pendant les périodes de décadence du régime monarchique, la khilāfa constitue l’essence du mulk et remémore continuellement la puissance omniprésente de la religion révélée, le principe théocratique de l’espace historique musulman[14]. Dans ce contexte, la démarche d’envisager l’histoire en tant que science destinée à étudier la vie des êtres humains en tant qu’êtres sociaux illustre le pragmatisme de la convergence entre la pólis (communauté citadine de l’hellénisme) et l’umma (communauté religieuse de l’islam), et l’historiographie est investie du pouvoir d’exprimer, en mesure égale, le domaine du sacré et le domaine du profane[15]. L’immanence de la rationalité universelle dans la réalité des existences individuelles s’exprime ainsi par la polyphonie des traversées rhétoriques réciproques entre la prophétologie, la politologie, la sociologie, la psychologie sociale, l’angélologie[16].
La démarche épistémologique d’Ibn Khaldūn se situe dans le contexte de la symbiose entre ‘ilm al-kalām ou la théologie scolastique et falsafa ou la philosophie islamique, elle a comme arrière-plan la maïeutique de la proximité entre le mutakallim et le faylasūf[17]. Dans sa vision, fikr ou la « puissance de comprendre » est l’attribut ontologique par lequel l’être humain gagne son existence quotidienne (li-ta1{īl ma‘āshi-hi), établit la coopération interindividuelle (al-ta‘āwun ‘alay-hi) qui détermine l’établissement et l’existence historique de la société (ijtimā‘), accepte la vérité divine, révélée par les prophètes de Dieu (qabūl mā jā’ at bi-hi al-anbiyā’ ‘an Allāh ta‘ālā)[18] : « L’homme réfléchit toujours à ces matières, il ne discontinue pas d’y penser, même pendant un temps aussi court que celui d’un clin d’œil, qui plus est, même pour un instant aussi rapide que la pensée qui traverse l’esprit, et qui est encore plus prompt que le regard. […] L’homme possède, de plus, la faculté de la réflexion, qui, placée derrière les sens, lui procure la perception de ce qui est en dehors de lui. Cela se fait au moyen de certaines puissances, qui, situées dans les ventricules du cerveau, saisissent les formes des choses sensibles, les retournent dans l’entendement et leur donnent, par abstraction, d’autres formes. La réflexion, agissant derrière les sens, opère sur ces formes ; c’est elle et l’acte de l’entendement qui les retournent pour les décomposer et les combiner […][19]. »
En tant que don divin communiqué par les révélations prophétiques et les textes sacrés abrahamiques, le système épistémologique développé par fikr ordonne les actions humaines et trace le contour d’un profil ontologique tridimensionnel. Ibn Khaldūn a construit ce système épistémologique par la superposition de deux couches textuelles : définitions des termes abstraits ; insertion sociale de ces termes abstraits. Par al-‘aql al-tamyīzī, l’« intellect qui discerne » en tant que somme des conceptes et idées, les êtres humains établissent l’organisation politique et judiciaire de la société selon un critère dichotomique : le rapprochement vers le bien et l’éloignement du mal, la récompense des vertus et la condamnation des vices, la prise de conscience des expériences qui impliquent la possibilité de prévoir les conséquences des actions bonnes ou mauvaises. Dans ce cadre social, les relations entre les individus qui constituent les communautés humaines mettent en évidence la dynamique psychologique de l’affection ou de l’aversion, de l’amitié ou de la haine, tandis que les relations entre les communautés humaines manifestent la dynamique historique de la paix ou de la guerre. Al-‘aql al-tajrībī, l’« intellect expérimental », circonscrit les opinions, les règles de conduite et les énoncés assimilés par l’éducation reçue de la part des parents, des vieillards et des enseignants, dont la droiture a été vérifiée par l’expérience. L’édification intellectuelle par ta{dīqāt ou « aperception » affirme la connexion de la présence humaine individuelle à la présence humaine collective par les structures pédagogiques de la participation au trésor d’enseignement qui assure la survivance. La connaissance réelle ou hypothétique d’un objet, au-delà des perceptions sensorielles, est construite par al-‘aql al-naẓarī, l’« intellect spéculatif », par la capacité des conceptes et énoncés antérieurs d’engendrer des conceptes et énoncés postérieurs, et le cycle des combinaisons formées par ta{awwur wa-ta{dīq, « perceptions et aperceptions », fournit une représentation exacte des choses existantes, organisées en fonction de leurs causes primaires et secondaires, de leur appartenance à des espèces et des classes. Par l’activation de l’intelligence pure et de l’esprit perceptif, la puissance de comprendre fait ressortir la plénitude de la nature de l’âme et la « réalité de l’humanité »[20].
Le processus de la connaissance humaine se dévoile comme assimilation intellectuelle de la forme de l’objet à connaître. Les formes connaissables sont reçues dans l’essence de l’être humain, dans l’âme, dont l’existence atteint l’accomplissement au moment de sa libération en dehors du corps, par l’accès à la vérité ontologique qui se trouve au-delà du seuil de la mort. Cette trajectoire gnoséologique parcourt l’intervalle anthropologique-cosmologique d’entre les sens et la puissance de comprendre, d’entre ‘ālam al-1iss, le « monde des perceptions sensorielles » et ‘ālam al-‘aql, le « monde de l’intellect », et affirme l’identité zoomorphe-angélique de l’être humain par l’immersion dans ‘ālam al-arwā1 wa-’l-malā’ika, le « monde des esprits et des anges » : « Le troisième monde est au-dessus de nous et se reconnaît aux impressions qu’il laisse dans nos cœurs, c’est-à-dire, aux volontés et inclinations qui nous portent à nous remuer pour agir. Nous reconnaissons ainsi l’existence d’un agent qui nous fait agir et qui est dans un monde au-dessus du nôtre ; c’est là le monde des esprits et des anges. Là se trouvent des essences ou des êtres qui, malgré la différence qui existe entre nous et elles, s’aperçoivent aux impressions qu’elles font sur nous. On atteint quelquefois à ce monde supérieur et spirituel ainsi qu’aux essences qu’il renferme ; la vision spirituelle et ce que nous éprouvons pendant le sommeil peuvent nous y conduire[21]. »
Parce que l’ontologie angélique est le principe moteur de l’anatomie adamique et de l’anatomie prophétique, l’âme humaine tend à renoncer au corps et à s’identifier aux anges, et la réversibilité de sa présence dans l’espace angélique métamorphose linguistiquement la contemplation de la vérité divine dans des messages destinés à l’espèce humaine : « […] L’âme de l’homme a une disposition innée à se dépouiller de la nature humaine pour revêtir celle des anges et devenir ange en réalité pendant un seul instant de temps, un moment aussi rapide qu’un clin d’œil. Ensuite elle reprend la nature humaine, après avoir reçu, dans le monde des anges, un message qu’elle doit porter à ses semblables de l’espèce humaine[22]. » Le voile qui cachait initialement le monde invisible aux yeux des prophètes est ainsi enlevé, et les connaissances acquises durant les moments d’extase angélique sont des hypostases de la vérité divine : « Ces hommes, animés d’une ardeur qui leur est propre et qui les emporte vers le monde spirituel, s’y rendent à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’ils aient pu accomplir leur mission et ramener leurs compatriotes dans la bonne voie[23]. » Par la perspective de mise en abîme qui met en relief la proximité ontologique entre le microcosme adamique et le macrocosme de l’esprit infini, Ibn Khaldūn a classifié les sciences en deux catégories : al-‘ulūm al-1ikmiyya al-falsafiyya, les « sciences philosophiques », qui sont assimilées par les êtres humains grâce à leur puissance de penser ; al-‘ulūm al-naqliyya al-wa*‘iyya, les « sciences traditionnelles », fondées sur les révélations religieuses reçues par les êtres humains de la part des prophètes de Dieu[24]. Dans l’espace religieux musulman, la connaissance scientifique est déterminée par la connaissance prophétique, par le phénomène théandrique de la prophétie grâce auquel la continuité du langage divin investit les communautés humaines, les cités de la vertu et les cités du vice, avec la rhétorique ontologique de la toute-puissance divine[25].
Selon ce qu’Ibn Khaldūn a affirmé, la religion prêchée par un messager (rasūl) ou prophète (nabī) est la seule base sur laquelle un empire puissant peut se fonder : « C’est par la conquête que se fondent les empires ; pour conquérir, il faut s’appuyer sur un parti animé d’un même esprit de corps et visant à un seul but. Or l’union des cœurs et des volontés ne peut s’opérer que par la puissance divine et pour le maintien de la religion. » Une dynastie qui situe le commencement de son destin dans l’espace religieux, double l’intensité de la solidarité qui forme la matrice sociale de son avènement dans le temps historique : « La religion est un élixir au moyen duquel on fait disparaître les sentiments de jalousie et d’envie qui règnent chez les peuples animés par ‘a{abiyya. Elle donne à tous les cœurs la même direction, celle de la vérité. Aussi, lorsqu’un pareil peuple veut s’occuper de ses intérêts, rien ne peut lui résister : il agit avec un ensemble parfait, visant toujours au même but et s’exposant à la mort pour parvenir à ses fins[26]. »
Au niveau du pragmatisme social, le triomphe d’un principe religieux est déterminé par le miracle théandrique de l’hébergement de la volonté divine dans le pouvoir d’un parti politique structuré par ‘a{abiyya. Ibn Khaldūn a mis en relief la notion de ‘a{abiyya, « solidarité », « esprit de cohésion familiale, tribale ou nationale » comme fondement sociologique du pouvoir impérial[27]. Le système de philosophie de l’histoire, construit par Ibn Khaldūn, privilégie ‘a{abiyya en tant que principe de la dynamique sociale qui conduit aux conquêtes militaires et à la constitution des empires, algorithme théocratique qui transforme l’ordre tribale en ordre monarchique, fondement historique de l’évolution d’une communauté du stade d’espace religieux fondé sur la révélation divine et sur les structures de pouvoir du vicariat prophétique à l’apogée et décadence de l’espace politique impérial, fondé sur les structures dynastiques du pouvoir. Ibn Khaldūn a identifié l’histoire impériale musulmane avec l’histoire universelle, il a compris la période des « Califes dirigés avec droiture » (al-khulafā’u ’l-rāshidūn ; 632-661), de la dynastie des Umayyades (Banū Umayya ; 661-750) et de la dynastie des Abbassides (Banū Al-‘Abbās ; 750-1258) comme partie composante de la révélation théocratique de la continuité temporelle-historique de la création, déterminée par la volonté divine manifestée par la continuité textuelle du Qur’ān[28]. Dans ce contexte historiographique, ‘a{abiyya s’est avérée comme l’instrument par lequel la volonté divine a réalisé la construction et la déconstruction de l’architecture du pouvoir impérial arabe : quand le vicariat prophétique a été substitué par la vanité autocratique, ‘a{abiyya a ombragé la vérité infinie, unificatrice, de l’islam, a dépéri le pouvoir dynastique par des rivalités tribales et guerres civiles, a favorisé l’ascension militaire et politique des mercenaires turcs (mamālīk).
Les limites théocratiques et les limites spatiales-temporelles d’un empire témoignent du pouvoir démographique des tribus et peuples qui soutiennent l’État impérial par ‘a{abiyya : « ‘A{abiyya est une puissance naturelle. Chaque puissance produit des résultats, et c’est aux résultats qu’on la reconnaît. Une dynastie est bien plus puissante dans le siège de son gouvernement qu’aux extrémités et aux frontières de son empire. Lorsqu’elle a étendu son autorité jusqu’aux frontières, elle ne saurait la porter plus loin. C’est ainsi que s’affaiblissent les rayons de lumière qui émanent d’un point central, et les ondulations circulaires qui s’étendent sur la surface de l’eau quand on la frappe. Aussitôt que l’empire subit les premières atteintes de la vieillesse et de la décrépitude, il rétrécit ses frontières, tout en conservant sa capitale, et il continue à diminuer l’étendue de son territoire jusqu’au moment où il doit succomber, d’après la volonté de Dieu, et perdre même sa capitale. » La grandeur d’un empire, sa surface et sa persistance dans le temps historique se trouvent en rapport direct avec les vecteurs sociaux et la dynamique politique des tribus fondatrices dont la puissance militaire est une somme des vertus générées par le système des valeurs morales de la vie nomade, par les rigueurs de la survivance et de la cohabitation dans le désert : « Plus la tribu et le peuple qui ont fondé un grand empire sont nombreux, plus cet empire est fort, et plus il possède des provinces et des territoires. L’empire musulman constitue un exemple en ce sens[29]. »
Le Calife (khalīfa) est le vicaire du messager divin (khalīfat rasūl Allāh), du prophète (nabī) et du législateur inspiré, et son investiture théocratique est vouée à manifester la vérité divine en tant que principe moteur de l’ontologie adamique et de la continuité du temps historique par la connaissance octroyée dans les textes sacrés abrahamiques, tant la connaissance révélée de ce monde-ci, que la connaissance cachée du monde à venir : « Les lois émanées de Dieu imposent au souverain l’obligation de porter les hommes à observer ce qu’elles prescrivent relativement à leurs intérêts dans ce monde et dans l’autre. Pour faire exécuter cette prescription, il faut un prophète, ou un homme qui tienne la place d’un prophète ; tels sont les califes. […] Le califat dirige les hommes selon la loi divine, afin d’assurer leur bonheur dans l’autre vie ; car, en ce qui regarde les biens de ce monde-ci, le législateur inspiré les rattache à ceux de la vie future. Donc le Calife est, en réalité, le lieutenant du législateur inspiré, chargé de maintenir la religion et de s’en servir pour gouverner le monde. » Cette fonction est désignée également par les mots khilāfa et imāma : « On a nommé le Calife (khalīfa) imām, parce qu’on l’a assimilé à l’imām qui dirige la prière publique, et dont les mouvements sont imités par toute la congrégation. » L’imām est un modèle humain pour les croyants par la connaissance et l’honnêteté sur lesquelles il construit les relations interhumaines, par son parachèvement physique et spirituel, par son appartenance à l’arbre généalogique de la tribu de Quraysh[30].
Le destin historique des empires, tout comme le destin temporel des êtres humains, est influencé par les conjonctions astrales : « La durée de la vie des empires varie aussi sous l’influence des conjonctions (astrales), mais, en général, elle ne dépasse pas trois générations. La vie d’une génération est de la même longueur que l’âge moyen de l’être humain ; à savoir, quarante ans, période à laquelle la croissance du corps est parvenue à son terme. […] La durée d’un empire ne dépasse pas ordinairement trois générations. En effet, la première génération conserve son caractère de peuple nomade, les rudes habitudes de la vie sauvage, la sobriété, la bravoure, la passion du brigandage et l’habitude de s’entre-partager l’autorité ; aussi l’esprit de tribu dans cette génération reste en vigueur ; son glaive est toujours affilé, son voisinage redoutable, et les autres hommes se laissent vaincre par ses armes. La possession d’un empire et le bien-être qui s’ensuit influent sur le caractère de la seconde génération ; chez elle, les habitudes de la vie nomade se remplacent par celles de la vie sédentaire, la pénurie est changée en aisance et la communauté du pouvoir en autocratie. […] La troisième génération a oublié complétement la vie nomade et les mœurs agrestes du désert ; elle ne reconnaît plus les douceurs de la gloire et de l’esprit de corps, habituée, comme elle l’est, à subir la domination d’un maître et plongée, par l’influence du luxe, dans toutes les délices de la vie. […] La durée de trois générations est de cent vingt ans, […] et les dynasties se maintiennent ordinairement pendant cet espace de temps. Cela est un terme approximatif qui peut cependant arriver plus tôt ou plus tard. […] Enfin arrive l’heure de sa chute, heure que personne ne saurait avancer ni reculer. Donc les empires, comme les individus, ont une existence, une vie qui leur est propre ; ils grandissent, ils arrivent à l’âge de la maturité, puis ils commencent à décliner[31]. »
Le pouvoir impérial n’est pas invariable, il traverse cinq périodes historiques qui forment le profil politique-religieux d’un peuple conquérant par la surexposition de l’ascension, de l’apogée et de la décadence. Pendant la première période, les tribus solidarisées par ‘a{abiyya et par les révélations du monothéisme abrahamique conquièrent l’empire est participent, conjointement avec le souverain, à l’exercice de l’autorité, la collecte des impôts et la défense des frontières. Le pouvoir du monarque ou calife, vicaire du Prophète Mu1ammad, est limité justement par ‘a{abiyya, qui a conduit le peuple à la victoire et a empêché l’exercice des privilèges autocratiques. Pendant la deuxième période, le souverain dominé par la vanité de l’autocratie usurpe l’autorité entière, utilise la loyauté des clients et des esclaves affranchis pour combattre et rendre vains les arguments par lesquels les dirigeants des tribus ou les membres de sa propre famille invoquent le droit primordial de participer à la communion du pouvoir. La glorification du monarque autocrat et l’apogée du resplendissement dynastique dominent la troisième période, pendant laquelle l’autorité absolue rayonne l’opulence financière par la construction de villes, édifices et monuments, par l’exhibition de la suprématie militaire dans l’espace public, à l’occasion des cérémonies religieuses et des festivités politiques. La même gloire autocratique, insensiblement diminuée par des nuances crépusculaires, détermine la conduite des souverains qui règnent pendant la quatrième période, qui imitent scrupuleusement les actions de leurs illustres prédécesseurs et vivent en paix absolue avec les princes susceptibles de les égaler ou de rivaliser avec eux dans l’exercice du pouvoir. Le gaspillage du trésor dynastique, le luxe des fêtes et des plaisirs intimes, les intrigues et l’incompétence des hommes de cour, qui reçoivent des hautes dignités, mais ne réussissent pas à faire face aux responsabilités afférentes, définissent la cinquième période comme une époque de décadence. Le souverain se situe sur des positions antagoniques par rapport à l’aristocratie tribale et l’armée, tandis que sa prodigalité, son immoralité et son irrationalité précipitent la décadence irréversible de l’empire et l’extinction de la dynastie : « Il froisse l’amour-propre des chefs de la nation ; il offense les gens qui doivent leur fortune à la bonté de ses prédécesseurs, et en fait ainsi des ennemis qui n’attendent, pour le trahir, que le moment opportun. Il gâte l’esprit de l’armée en employant pour ses plaisirs l’argent qui devait servir à la solder ; jamais il ne s’entretient avec ses soldats, jamais il ne les interroge sur leurs besoins. De cette manière, il détruit l’édifice fondé par ses prédécesseurs. Pendant cette phase, l’empire tombe en décadence et ressent les attaques d’une maladie qui doit l’emporter et qui n’admet aucun remède. Enfin la dynastie succombe […][32]. » L’étiologie de la désintégration des empires et de la décadence des civilisations fait ressortir la présence théocratique occultée dans la texture du temps historique, au-delà de la vanité du pouvoir politique, et l’algorithme révolutionnaire (da‘wa ou dawla) par lequel se réalise le passage des époques et des dynasties est défini par Ibn Khaldūn comme une « nouvelle création » (ka’annahu khalq jadīd), une « renaissance » (nash’a musta1datha) ou l’émergence d’un « nouveau monde » (wa ‘ālam mu1dath)[33].
Le califat s’est métamorphosé en royauté au fur et à mesure que le pouvoir modérateur de la religion s’est estompé et a été remplacé par le pouvoir des partis politiques, au clair du sabre : quoique la religion ait été « déchirée » pour « réparer » la fortune, « le souverain s’efforçait toujours de faire observer les préceptes et les pratiques de la religion et tâchait de suivre le sentier de la vérité ». Pendant les deux premières périodes historiques, l’Empire Arabe s’est identifié avec le califat, mais ultérieurement l’esprit de domination s’est éloigné de la verticalité de l’espace sacramentel musulman et s’est transformé en monarchie : « […] Le califat (khilāfa) s’établit d’abord sans mélange de royauté (mulk) ; puis il se confond avec la monarchie, qui, plus tard, s’en dégage et s’en isole, pourvu qu’elle ait pour se soutenir un parti distinct de celui du califat[34]. » Sous les dynasties des Umayyades et des Abbassides, le code chromatique constitué par la rhétorique politique-apocalyptique des drapeaux noirs-blancs-verts doit être mis en relief parmi les emblèmes de la royauté, parmi les signes distinctifs de la souveraineté : « Depuis le commencement du califat, les drapeaux, emblèmes essentiellement guerriers, ont été toujours employés ; on continue à les monter quand on va entreprendre une guerre ou faire une expédition. Cela se pratiquait du temps du Prophète et sous les califes ses successeurs[35]. »
Le sabre et la plume à écrire sont les deux instruments indispensables par lesquels le souverain exerce ses attributions, impose son autorité dans l’espace politique : « Tous les empires […] ont plus besoin de l’épée que de la plume. À cette époque, l’épée est le coadjuteur du sultan, tandis que la plume n’est que la servante chargée de transmettre ses ordres. […] Le gouvernement doit se faire appuyer par les gens de l’épée ; leur concours lui est indispensable, s’il veut se faire respecter et se défendre. Pour obtenir ce double résultat, il trouvera l’épée plus utile que la plume. […] Mais, quand l’empire est au milieu de sa carrière, le sultan n’a plus autant besoin de leurs services : il a déjà établi son autorité et n’a plus d’autre souci que de recueillir les fruits de la souveraineté. Pour lui l’essentiel est maintenant de faire rentrer les impôts, d’enregistrer les recettes et les dépenses, de rivaliser en magnificence avec les autres dynasties et de transmettre partout ses ordres. Pour cela, son meilleur auxiliaire est la plume, dont il a maintenant le plus grand besoin. […] Les gens de plume jouissent alors de plus de considération, de plus de bien-être et de richesses que les militaires[36]. »
La « cité parfaite », dans laquelle la présence du souverain, des magistrats et des médecins n’est plus nécessaire parce que les relations interhumaines se fondent sur l’amour et la sagesse, a été conçue par Ibn Khaldūn de la perspective de l’imāmat apocalyptique et de la prophétologie |ūfī : « Ensuite, chez les croyants |ūfī des derniers temps, on se mit à discourir de la révélation extatique et de ce qui est caché derrière le voile des sens. Beaucoup d’entre eux professaient, d’une manière absolue, soit l’établissement de la divinité dans le corps de l’imām, soit l’identité complète de l’imām avec Allāh. […] La doctrine sur l’existence du qu}b (pôle spirituel) et des abdāl (saints cachés) commença aussi à s’enseigner chez eux, doctrine qui semble avoir été calquée sur la doctrine concernant l’imām et les naqīb (dirigeants), professée par les adeptes de Rāfi*iyya (communauté des Shī’ites extrémistes)[37]. » En tant qu’autorité suprême de la hiérarchie des initiés, le qu}b est « sans égal dans la connaissance du monde spirituel », et Ibn Khaldūn a compris la relation entre le qu}b et les abdāl, dans les communautés |ūfī, par analogie avec la relation entre l’imām et les naqīb, dans les communautés shī’ites : « À l’instar des Shī’ites, qui avaient posé en principe qu’il fallait un imām pour maintenir les hommes dans la soumission à la Loi divine et que cet imām devait être unique, afin de prévenir les conflits signalés par cette Loi, les croyants |ūfī enseignèrent qu’il y avait un qu}b chargé, en sa qualité de chef des connaissants […], d’enseigner aux hommes la connaissance d’Allāh. » Parce que l’imām a été institué pour gouverner les choses extérieurs, le qu}b a été institué pour gouverner les choses intérieurs : « Ils le nommèrent qu}b parce qu’il était le pivot sur lequel roulait la connaissance de la vérité. Poussant ensuite cette espèce d’assimilation jusqu’à ses dernières limites, ils imaginèrent les abdāl comme correspondant des naqīb[38]. »
Le soufisme ({ūfiyya, muta{awwifa) a été classifié par Ibn Khaldūn comme la quatrième des « sciences traditionnelles ». Appliquée dans l’univers spirituel du soufisme, la « perception » (idrāk) caractéristique des « sciences philosophiques » devient perception des « états spirituels » (a1wāl) : joie, tristesse, contraction ou expansion de l’âme, satisfaction, fureur, patience, reconnaissance. Par l’effort spirituel-martial (mujāhada) et l’examen du soi (mu1āsaba), les adeptes |ūfī atteignent le « stade » (1āl) mystique de la « vénération » de Dieu (naw‘ al-‘ibāda) et de l’« écartement du voile » (kashf), qui leur ouvre la voie des « stations spirituelles » (maqāmāt), dont la trajectoire ontologique ascensionnelle culmine avec la reconnaissance de l’unité divine (taw1īd) et la connaissance (ma‘rifa) de l’Être Divin : « Cette guerre spirituelle (mujāhada), cette retraite (khulwa) et cette remémoration par méditation (dhikr) sont suivies ordinairement de l’écartement des voiles (kashf) des sens, et sont accompagnés de la vue de certains mondes ou certaines catégories d’êtres qui appartiennent au royaume de Dieu […]. Un de ces mondes est celui de l’âme. Ce dégagement a lieu quand l’âme quitte les sens extérieurs pour rentrer dans le sens intérieur. […] Dans cet état, l’âme est susceptible de recevoir les dons divins (al-mawāhib al-rabbāniyya), la connaissance de la présence divine et le déferlement de l’Être Divin (al-fat1 al-Ilāhī). Son essence devient consciente de son propre principe existentiel et se rapproche de la sphère la plus élevée, la sphère des anges[39]. »
Dans le soufisme, le paradoxe théandrique de l’union (itti1ād)[40] se réalise par l’équilibre entre l’« union absolue » (al-wa1da al-mu}laqa) et la transcendance de l’Être Divin, révélé par la « séparation » (al-mubāyana) spatiale et temporelle : « […] Les plus avancés parmi les croyants |ūfī des derniers temps disent que l’aspirant, au moment où les voiles des sens s’écartent devant son intelligence, obtient quelquefois une perception vague de cette unité. Il est alors dans ce qu’ils appellent la station de l’union. Ensuite il monte plus haut, jusqu’à ce qu’il acquière la faculté de distinguer entre l’être et l’Être, ce qu’ils nomment la station de la séparation, celle à laquelle parvient l’initié très avancé. L’aspirant, disent-ils, doit de toute nécessité franchir le seuil de l’état de l’union, ce qui est un pas très difficile[41]. »
Le système de pensée d’Ibn Khaldūn a conçu la réalité des espaces politiques, spirituels, angéliques, comme manifestation de la volonté théocratique, du pouvoir d’être (kun) par lequel le Dieu des religions abrahamiques a prononcé ou prononce in illo tempore l’existence des mondes visibles et invisibles, des mondes de la réalité irréelle et des mondes de la réalité réelle, des êtres humains et des êtres angéliques.
Bibliographie
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Notes
[1] La translittération des mots en arabe s’est faite selon The Encyclopaedia of Islam, vol. I-XIII, P. J. Bearman, Th. Bianquis, C. E. Bosworth, H. A. R. Gibb, W. P. Heinrichs, J. K. Kramers, G. Lecomte, E. Lévy-Provençal, V. L. Ménage, J. Schacht, B. Lewis, Ch. Pellat, E. Van Donzel (éd.), Leiden, E. J. Brill, 1986-2004 (à l’exception de la consonne qāf, qui a été translittérée par q au lieu de ḳ). Historien, philosophe et sociologue, considéré comme une des plus puissantes personnalités de la culture arabe musulmane pendant sa période de déclin, Ibn Khaldūn est né à Tunis, dans le clan des Banū Khaldūn, une famille aristocratique d’Andalousie qui avait émigré dans le Maghreb sous la dynastie berbère des Hafsides (Al-2af{iyūn ; 1229-1574) pour chercher refuge devant la Reconquista. Voir M. Talbi, “Ibn Khaldūn, Walī Al-Dīn ‘Abd Al-Ra1mān Ibn Mu1ammad Ibn Abī Bakr Ibn Al-2asan”, in : Lewis, Ménage, Pellat, Schacht, The Encyclopaedia of Islam, vol. III, p. 825-831.
[2] Voir Plátōn, Politikós, Julia Annas (éd.), Robin Waterfield (trad.), Statesman, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 1-86.
[3] Voir ’Aristotéles, Politiká, R. F. Stalley (éd.), Ernest Barker (trad.), Politics, Oxford-New York, Oxford University Press, 1995, p. 10.
[4] Voir Zaid Ahmad, The Epistemology of Ibn Khaldūn,London-New York, Routledge-Curzon, 2003, p. 14, p. 20.
[5] Voir Charles E. Butterworth, “Ethical and Political Philosophy”, in : Peter Adamson, Richard C. Taylor (éd.), The Cambridge Companion to Arabic Philosophy, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2005, p. 266.
[6] Célèbre philosophe musulman d’origine turque (né dans la ville de Fārāb, en Turkestan), Al-Fārābī a été surnommé le « deuxième enseignant », après ’Aristotéles. Il a considéré que la raison humaine est vouée à reconnaître le code symbolique par lequel a été communiquée la vérité des religions révélées. Il a argumenté la convergence des systèmes philosophiques édifiés par Plátōn et ’Aristotéles, et a été connu sous le nom d’Alfarabius ou Avennasar dans le milieu scolastique de l’Europe médiévale. Voir R. Walzer, “Al-Fārābī, Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Ibn Tarkhān Ibn Awzalagh”, in : Lewis, Pellat, Schacht, The Encyclopaedia of Islam, vol. II, p. 778-781.
[7] Voir Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Al-Fārābī, Kitāb al-siyāsa al-madaniyya, Philippe Vallat (trad.), Le régime politique, Paris, Les Belles Lettres, 2012 ; Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Al-Fārābī, Fī mabādi’ arā‘ ahl al-madīna al-fā*ila, Richard Walzer (trad.), On the Perfect State, Chicago, Great Books of the Islamic World, Inc. – Kazi Publications, 1998 ; Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Al-Fārābī, Kitāb ta1{īl al-sa‘āda, Olivier Sedeyn (trad.), De l’obtention du bonheur, Paris, Allia, 2005.
[8] Voir Plátōn, Politeía, Robin Waterfield (trad.), Republic,Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 277-343.
[9] Voir Aurelianus Augustinus, De Civitate Dei / La Cité de Dieu, M. Nisard (éd.),Paris, Port-Royal, 1853, Livre XI, Chapitre I ; Livre XV, Chapitre I, p. 354-470.
[10] Hypostasiée par les notions de « cité idéale », « nation idéale » et « monde » habité par les êtres humains en tant qu’« espace de la civilisation » (ma‘mūra).
[11] La « cité de la nécessité » (*arūrīya), la « cité abjecte » (nadhāla), la « timocratie » (madīna karāma), la « tyrannie » (taghallub), la « démocratie » (madīna jamā‘iya).
[12] Voir Muhsin Mahdi, Alfarabi and the Foundation of Islamic Political Philosophy, Chicago, Chicago University Press, 2001, p. 56-170. Voir aussi, Erwin I. J. Rosenthal, Political Thought in Medieval Islam, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 1962, p. 122-142 ; Richard Walzer, Greek into Arabic. Essays on Islamic Philosophy,Cambridge,Massachusetts,HarvardUniversity Press, 1962, p. 206-219.
[13] Abū Al-Qāsim Mu1ammad Ibn ‘Abd Allāh Ibn ‘Abd Al-Mu}}alib Ibn Hāshim, le Prophète fondateur de l’islam, né à La Mecque.
[14] Voir Rosenthal, Political Thought, p. 93-96.
[15] Voir Nassif Nassar, La pensée réaliste d’Ibn Khaldūn, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p. 117, p. 237.
[16] Ibid., p. 66, p. 178.
[17] Voir Seyyed Hossein Nasr, Islamic Philosophy from Its Origin to the Present. Philosophy in the Land of Prophecy, Albany, New York, State University of New York Press, 2006, p. 39, p. 50-51.
[18] Voir Ahmad, The Epistemology, p. 21-32.
[19] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, M. De Slane (trad.), Les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, I-III, Paris, Imprimerie impériale, 1863-1868, II, p. 425-426. Les fragments cités de la version de M. De Slane ont été légèrement modifiés en concordance avec notre manière de comprendre le texte original.
[20] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 426-427, p. 430-433. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 12.
[21] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 433-435. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 15.
[22] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 436-437.
[23] Ibid., II, p. 437-438.
[24] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 450-454. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 33-75.
[25] Voir Muhsin Mahdi, Ibn Khaldūn’s Philosophy of History. A Study of the Philosophic Foundation of the Science of Culture,London, George Allen and Unwin, 1957, p. 84-85.
[26] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, I, p. 324-326.
[27] Voir F. Gabrieli, “‘A{abiyya”, in : Gibb, Kramers, Lévy-Provençal, Schacht, The Encyclopaedia of Islam, vol. I, p. 681.
[28] Par l’équivalence interlexicale des dénotations et l’équivalence sémantique des connotations incluses dans les langages sacrés abrahamiques, une série de « métaphores révélatrices » (cosmogoniques, cosmo-anthropomorphiques, anthropomorphiques, concrètes) sont communes au texte biblique et au texte qur’ānique, de sorte que la transparence entre la langue hébraïque-biblique et la langue arabe-qur’ānique révèle leur origine commune dans l’unicité du Locuteur Divin. Voir George Grigore, « La traductibilité de la métaphore coranique », in : Caietele Institutului teologic romano-catolic Sfânta Tereza, 1/2 (2001), p. 88-107.
[29] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, I, p. 332-334.
[30] Ibid., I, p. 386-387, p. 392-400.
[31] Ibid., I, p. 347-350.
[32] Ibid., I, p. 355-359. Voir aussi, II, p. 120-131.
[33] Voir Muhammad Mahmoud Rabī‘, The Political Theory of Ibn Khaldūn,Leiden, E. J. Brill, 1967, p. 50-133.
[34] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, I, p. 423-424.
[35] Ibid., II, p. 50-51.
[36] Ibid., II, p. 46-47.
[37] Ibid., II, p. 141, p. 190-191. Mu1ammad Ibn ‘Abd Al-Karīm Ibn A1mad Al-Shahrastānī (1086-1153), titulaire d’une chaire à l’Université Niẓāmiyya de Baghdād pendant les années 1117-1120, a décrit les « Shī’ites extrémistes (ġāliya ou ġulāt) » dans le Kitāb al-milal wa-l-ni1al ou Livre des religions et des sectes : « Ceux-là, ce sont ceux qui soutiennent des thèses extrêmes quant à leurs imāms, au point de les extraire des limites propres au créé et de leur attribuer les caractères propres au divin. Tantôt ils assimilent l’un de leurs imāms à la divinité, et tantôt ils assimilent la divinité à la créature, péchant ainsi à la fois par excès et par défaut. » Voir Al-Shahrastānī, Kitāb al-milal wa-l-ni1al, I, I, I, III, Daniel Gimaret, Jean Jolivet, Guy Monnot (trad.), Livre des religions et des sectes, I-II, Leuven, Peeters / UNESCO, 1986, I, p. 507-508.
[38] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, III, p. 104-106.
[39] Ibid., III, p. 86-88, p. 90-91. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 65-67.
[40] Voir Paul Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, Dar El-Machreq, 1991, p. 389.
[41] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, III, p. 103. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 68-69.
Silviu Lupaşcu
Université ”Dunărea de Jos”, Galaţi, Romania
slupascu@yahoo.com
Le Sabre et la plume à écrire. Espaces politiques, spirituels, angéliques dans le système philosophique d’Ibn Khaldūn/
The Sabre and the Quill. Political, Spiritual and Angelic Realms in Ibn Khaldūn’s Philosophical System
Abstract: The realism of Ibn Khaldūn’s thinking founded his work on the methodology of a historiographic, philosophical and sociological empirism which enabled him to make the distinction between the rule of the prophet-legislator, established by the divine revelation (siyāsa dīnīya), the Platonic ideal city (politeía, siyāsa madanīya) and the Muslim imperial autocracy (siyāsa ‘aqlīya). During the historical intervals defined by political apogee and the historical intervals defined by the decadence of the imperial power, the khilāfa constitutes the essence of mulk and continually recalls the omnipresent power of the revealed religion, the theocratical principle of the Muslim historical time. In this context, the endeavor to envisage history as the science destined to study the life of the human beings as social beings illustrates the pragmatism of the convergence of pólis (the community of the Hellenistic city) and umma (the religious community of islam), while historiography is vested with the power to express, in the same time, the realm of the sacred and the realm of the profane. The immanence of universal reason in the reality of individual existences is thus expressed by the polyphony of reciprocal rhetorical crossings of prophetology, politology, sociology, social psychology, angelology.
Keywords: Ibn Khaldūn; Siyāsa dīnīya; Siyāsa madanīya; Siyāsa ‘aqlīya; Khilāfa; Mulk; Sufism.
Ibn Khaldūn (1332-1382)[1] a réécrit dans le Muqaddima ou Les Prolégomènes du Kitāb al-‘ibar ou le Livre des exemples les concepts platoniciens-aristotéliciens d’« aptitudes politiques » (politikē technē)[2] et « être politique » (zōon politikón)[3] par le syntagme « l’homme est un être politique (être citadin) par sa nature » (al-insān madanī bi-’l-}ab‘i) et a conçu la philosophie politique et l’historiographie dynastique en tant que parties composantes de la « nouvelle science » (‘ilm al-‘umrān) ou « théorie de la civilisation » (‘umrān al-basharī), fondée sur le critère épistémologique de la « conformité avec la réalité » (qānūn al-mu}ābaqa)[4]. L’interdépendance entre l’éducation politique et l’éducation éthique, entre l’art du gouvernement et la rédemption de l’âme, est emblématique pour le système de pensée d’Ibn Khaldūn[5], qui garde à l’arrière-plan l’idéal politique de la « cité de la vertu », al-madīna al-fā*ila, formulé par Al-Fārābī (vers 870-950)[6] dans le Kitāb al-siyāsa al-madaniyya ou le Livre sur le régime politique, le Fī mabādi’ arā‘ ahl al-madīna al-fā*ila ou le Traité sur les opinions des habitants de la cité de la vertu et le Kitāb ta1{īl al-sa‘āda ou le Livre sur l’atteinte du bonheur[7]. La dichotomie platonicienne[8]-augustinienne[9] entre la « cité de la vertu » (al-madīna al-fā*ila)[10] et les « cités de l’ignorance » (jāhilīya)[11] est rachetée d’une manière utopique par le syncrétisme gréco-musulman par lequel Al-Fārābī harmonise l’idéal politique du « roi-philosophe » avec l’identité théocratique du « prophète-législateur-imām ». Réunies dans l’inspiration divine (wa1y), la philosophie (falsafa) et la prophétie (nubuwwa) sont les deux voies d’accès de l’être humain vers la vérité métaphysique : la philosophie est une hypostase de la raison, et la prophétie est une hypostase de l’imagination. Selon la perspective de la philosophie politique, la cité idéale a comme but de guider ses citoyens vers l’accomplissement intellectuel et la réalité du bonheur. Par l’Archange Gabriel ou l’« intellect agent » (noũs poietikós ; ‘aql fa‘‘āl), Dieu envoie une révélation vouée à illuminer la raison théorique (al-naẓarī) et la raison pratique (al-‘amalī) du dirigeant qui traverse l’expérience de la métamorphose ontologique en philosophe et prophète. Les valences philosophiques et prophétiques du bonheur politique dévoilent l’identification de l’imām et des citoyens de la cité idéale avec l’« intellect agent », révèlent la convergence de la vérité philosophique et de la vérité prophétique dans l’assujettissement des êtres humains envers la sharī‘a, le code religieux et moral de l’islam[12].
Le réalisme de la pensée d’Ibn Khaldūn a fondé son œuvre sur la méthodologie d’un empirisme historiographique-philosophique-sociologique qui lui a permis d’opérer la distinction entre le régime politique du prophète-législateur, fondé sur la révélation divine (siyāsa dīnīya), la cité idéale platonicienne (politeía, al-madīna al-fā*ila, siyāsa madanīya) et l’autocratie impériale musulmane (siyāsa ‘aqlīya), fondée par la raison humaine. Siyāsa dīnīya représente l’idéal théocratique musulman, exprimé par les préceptes du Qur’ān et réalisé dans le temps historique par le pouvoir illuminé du Prophète Mu1ammad (vers 570-632)[13] et par le régime politique des « Califes dirigés avec droiture », al-khulafā’u ’l-rāshidūn (632-661). Siyāsa madanīya configure une utopie philosophique, une construction politique hypothétique, incompatible avec la réalité du temps historique. Siyāsa ‘aqlīya illustre le passage de l’époque du califat (khilāfa), en tant que vicariat prophétique, à l’époque de la puissance impériale (mulk), fondée sur la démarche législative de la raison humaine et sur la grandeur des conquêtes militaires. Pendant les périodes d’apogée ou pendant les périodes de décadence du régime monarchique, la khilāfa constitue l’essence du mulk et remémore continuellement la puissance omniprésente de la religion révélée, le principe théocratique de l’espace historique musulman[14]. Dans ce contexte, la démarche d’envisager l’histoire en tant que science destinée à étudier la vie des êtres humains en tant qu’êtres sociaux illustre le pragmatisme de la convergence entre la pólis (communauté citadine de l’hellénisme) et l’umma (communauté religieuse de l’islam), et l’historiographie est investie du pouvoir d’exprimer, en mesure égale, le domaine du sacré et le domaine du profane[15]. L’immanence de la rationalité universelle dans la réalité des existences individuelles s’exprime ainsi par la polyphonie des traversées rhétoriques réciproques entre la prophétologie, la politologie, la sociologie, la psychologie sociale, l’angélologie[16].
La démarche épistémologique d’Ibn Khaldūn se situe dans le contexte de la symbiose entre ‘ilm al-kalām ou la théologie scolastique et falsafa ou la philosophie islamique, elle a comme arrière-plan la maïeutique de la proximité entre le mutakallim et le faylasūf[17]. Dans sa vision, fikr ou la « puissance de comprendre » est l’attribut ontologique par lequel l’être humain gagne son existence quotidienne (li-ta1{īl ma‘āshi-hi), établit la coopération interindividuelle (al-ta‘āwun ‘alay-hi) qui détermine l’établissement et l’existence historique de la société (ijtimā‘), accepte la vérité divine, révélée par les prophètes de Dieu (qabūl mā jā’ at bi-hi al-anbiyā’ ‘an Allāh ta‘ālā)[18] : « L’homme réfléchit toujours à ces matières, il ne discontinue pas d’y penser, même pendant un temps aussi court que celui d’un clin d’œil, qui plus est, même pour un instant aussi rapide que la pensée qui traverse l’esprit, et qui est encore plus prompt que le regard. […] L’homme possède, de plus, la faculté de la réflexion, qui, placée derrière les sens, lui procure la perception de ce qui est en dehors de lui. Cela se fait au moyen de certaines puissances, qui, situées dans les ventricules du cerveau, saisissent les formes des choses sensibles, les retournent dans l’entendement et leur donnent, par abstraction, d’autres formes. La réflexion, agissant derrière les sens, opère sur ces formes ; c’est elle et l’acte de l’entendement qui les retournent pour les décomposer et les combiner […][19]. »
En tant que don divin communiqué par les révélations prophétiques et les textes sacrés abrahamiques, le système épistémologique développé par fikr ordonne les actions humaines et trace le contour d’un profil ontologique tridimensionnel. Ibn Khaldūn a construit ce système épistémologique par la superposition de deux couches textuelles : définitions des termes abstraits ; insertion sociale de ces termes abstraits. Par al-‘aql al-tamyīzī, l’« intellect qui discerne » en tant que somme des conceptes et idées, les êtres humains établissent l’organisation politique et judiciaire de la société selon un critère dichotomique : le rapprochement vers le bien et l’éloignement du mal, la récompense des vertus et la condamnation des vices, la prise de conscience des expériences qui impliquent la possibilité de prévoir les conséquences des actions bonnes ou mauvaises. Dans ce cadre social, les relations entre les individus qui constituent les communautés humaines mettent en évidence la dynamique psychologique de l’affection ou de l’aversion, de l’amitié ou de la haine, tandis que les relations entre les communautés humaines manifestent la dynamique historique de la paix ou de la guerre. Al-‘aql al-tajrībī, l’« intellect expérimental », circonscrit les opinions, les règles de conduite et les énoncés assimilés par l’éducation reçue de la part des parents, des vieillards et des enseignants, dont la droiture a été vérifiée par l’expérience. L’édification intellectuelle par ta{dīqāt ou « aperception » affirme la connexion de la présence humaine individuelle à la présence humaine collective par les structures pédagogiques de la participation au trésor d’enseignement qui assure la survivance. La connaissance réelle ou hypothétique d’un objet, au-delà des perceptions sensorielles, est construite par al-‘aql al-naẓarī, l’« intellect spéculatif », par la capacité des conceptes et énoncés antérieurs d’engendrer des conceptes et énoncés postérieurs, et le cycle des combinaisons formées par ta{awwur wa-ta{dīq, « perceptions et aperceptions », fournit une représentation exacte des choses existantes, organisées en fonction de leurs causes primaires et secondaires, de leur appartenance à des espèces et des classes. Par l’activation de l’intelligence pure et de l’esprit perceptif, la puissance de comprendre fait ressortir la plénitude de la nature de l’âme et la « réalité de l’humanité »[20].
Le processus de la connaissance humaine se dévoile comme assimilation intellectuelle de la forme de l’objet à connaître. Les formes connaissables sont reçues dans l’essence de l’être humain, dans l’âme, dont l’existence atteint l’accomplissement au moment de sa libération en dehors du corps, par l’accès à la vérité ontologique qui se trouve au-delà du seuil de la mort. Cette trajectoire gnoséologique parcourt l’intervalle anthropologique-cosmologique d’entre les sens et la puissance de comprendre, d’entre ‘ālam al-1iss, le « monde des perceptions sensorielles » et ‘ālam al-‘aql, le « monde de l’intellect », et affirme l’identité zoomorphe-angélique de l’être humain par l’immersion dans ‘ālam al-arwā1 wa-’l-malā’ika, le « monde des esprits et des anges » : « Le troisième monde est au-dessus de nous et se reconnaît aux impressions qu’il laisse dans nos cœurs, c’est-à-dire, aux volontés et inclinations qui nous portent à nous remuer pour agir. Nous reconnaissons ainsi l’existence d’un agent qui nous fait agir et qui est dans un monde au-dessus du nôtre ; c’est là le monde des esprits et des anges. Là se trouvent des essences ou des êtres qui, malgré la différence qui existe entre nous et elles, s’aperçoivent aux impressions qu’elles font sur nous. On atteint quelquefois à ce monde supérieur et spirituel ainsi qu’aux essences qu’il renferme ; la vision spirituelle et ce que nous éprouvons pendant le sommeil peuvent nous y conduire[21]. »
Parce que l’ontologie angélique est le principe moteur de l’anatomie adamique et de l’anatomie prophétique, l’âme humaine tend à renoncer au corps et à s’identifier aux anges, et la réversibilité de sa présence dans l’espace angélique métamorphose linguistiquement la contemplation de la vérité divine dans des messages destinés à l’espèce humaine : « […] L’âme de l’homme a une disposition innée à se dépouiller de la nature humaine pour revêtir celle des anges et devenir ange en réalité pendant un seul instant de temps, un moment aussi rapide qu’un clin d’œil. Ensuite elle reprend la nature humaine, après avoir reçu, dans le monde des anges, un message qu’elle doit porter à ses semblables de l’espèce humaine[22]. » Le voile qui cachait initialement le monde invisible aux yeux des prophètes est ainsi enlevé, et les connaissances acquises durant les moments d’extase angélique sont des hypostases de la vérité divine : « Ces hommes, animés d’une ardeur qui leur est propre et qui les emporte vers le monde spirituel, s’y rendent à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’ils aient pu accomplir leur mission et ramener leurs compatriotes dans la bonne voie[23]. » Par la perspective de mise en abîme qui met en relief la proximité ontologique entre le microcosme adamique et le macrocosme de l’esprit infini, Ibn Khaldūn a classifié les sciences en deux catégories : al-‘ulūm al-1ikmiyya al-falsafiyya, les « sciences philosophiques », qui sont assimilées par les êtres humains grâce à leur puissance de penser ; al-‘ulūm al-naqliyya al-wa*‘iyya, les « sciences traditionnelles », fondées sur les révélations religieuses reçues par les êtres humains de la part des prophètes de Dieu[24]. Dans l’espace religieux musulman, la connaissance scientifique est déterminée par la connaissance prophétique, par le phénomène théandrique de la prophétie grâce auquel la continuité du langage divin investit les communautés humaines, les cités de la vertu et les cités du vice, avec la rhétorique ontologique de la toute-puissance divine[25].
Selon ce qu’Ibn Khaldūn a affirmé, la religion prêchée par un messager (rasūl) ou prophète (nabī) est la seule base sur laquelle un empire puissant peut se fonder : « C’est par la conquête que se fondent les empires ; pour conquérir, il faut s’appuyer sur un parti animé d’un même esprit de corps et visant à un seul but. Or l’union des cœurs et des volontés ne peut s’opérer que par la puissance divine et pour le maintien de la religion. » Une dynastie qui situe le commencement de son destin dans l’espace religieux, double l’intensité de la solidarité qui forme la matrice sociale de son avènement dans le temps historique : « La religion est un élixir au moyen duquel on fait disparaître les sentiments de jalousie et d’envie qui règnent chez les peuples animés par ‘a{abiyya. Elle donne à tous les cœurs la même direction, celle de la vérité. Aussi, lorsqu’un pareil peuple veut s’occuper de ses intérêts, rien ne peut lui résister : il agit avec un ensemble parfait, visant toujours au même but et s’exposant à la mort pour parvenir à ses fins[26]. »
Au niveau du pragmatisme social, le triomphe d’un principe religieux est déterminé par le miracle théandrique de l’hébergement de la volonté divine dans le pouvoir d’un parti politique structuré par ‘a{abiyya. Ibn Khaldūn a mis en relief la notion de ‘a{abiyya, « solidarité », « esprit de cohésion familiale, tribale ou nationale » comme fondement sociologique du pouvoir impérial[27]. Le système de philosophie de l’histoire, construit par Ibn Khaldūn, privilégie ‘a{abiyya en tant que principe de la dynamique sociale qui conduit aux conquêtes militaires et à la constitution des empires, algorithme théocratique qui transforme l’ordre tribale en ordre monarchique, fondement historique de l’évolution d’une communauté du stade d’espace religieux fondé sur la révélation divine et sur les structures de pouvoir du vicariat prophétique à l’apogée et décadence de l’espace politique impérial, fondé sur les structures dynastiques du pouvoir. Ibn Khaldūn a identifié l’histoire impériale musulmane avec l’histoire universelle, il a compris la période des « Califes dirigés avec droiture » (al-khulafā’u ’l-rāshidūn ; 632-661), de la dynastie des Umayyades (Banū Umayya ; 661-750) et de la dynastie des Abbassides (Banū Al-‘Abbās ; 750-1258) comme partie composante de la révélation théocratique de la continuité temporelle-historique de la création, déterminée par la volonté divine manifestée par la continuité textuelle du Qur’ān[28]. Dans ce contexte historiographique, ‘a{abiyya s’est avérée comme l’instrument par lequel la volonté divine a réalisé la construction et la déconstruction de l’architecture du pouvoir impérial arabe : quand le vicariat prophétique a été substitué par la vanité autocratique, ‘a{abiyya a ombragé la vérité infinie, unificatrice, de l’islam, a dépéri le pouvoir dynastique par des rivalités tribales et guerres civiles, a favorisé l’ascension militaire et politique des mercenaires turcs (mamālīk).
Les limites théocratiques et les limites spatiales-temporelles d’un empire témoignent du pouvoir démographique des tribus et peuples qui soutiennent l’État impérial par ‘a{abiyya : « ‘A{abiyya est une puissance naturelle. Chaque puissance produit des résultats, et c’est aux résultats qu’on la reconnaît. Une dynastie est bien plus puissante dans le siège de son gouvernement qu’aux extrémités et aux frontières de son empire. Lorsqu’elle a étendu son autorité jusqu’aux frontières, elle ne saurait la porter plus loin. C’est ainsi que s’affaiblissent les rayons de lumière qui émanent d’un point central, et les ondulations circulaires qui s’étendent sur la surface de l’eau quand on la frappe. Aussitôt que l’empire subit les premières atteintes de la vieillesse et de la décrépitude, il rétrécit ses frontières, tout en conservant sa capitale, et il continue à diminuer l’étendue de son territoire jusqu’au moment où il doit succomber, d’après la volonté de Dieu, et perdre même sa capitale. » La grandeur d’un empire, sa surface et sa persistance dans le temps historique se trouvent en rapport direct avec les vecteurs sociaux et la dynamique politique des tribus fondatrices dont la puissance militaire est une somme des vertus générées par le système des valeurs morales de la vie nomade, par les rigueurs de la survivance et de la cohabitation dans le désert : « Plus la tribu et le peuple qui ont fondé un grand empire sont nombreux, plus cet empire est fort, et plus il possède des provinces et des territoires. L’empire musulman constitue un exemple en ce sens[29]. »
Le Calife (khalīfa) est le vicaire du messager divin (khalīfat rasūl Allāh), du prophète (nabī) et du législateur inspiré, et son investiture théocratique est vouée à manifester la vérité divine en tant que principe moteur de l’ontologie adamique et de la continuité du temps historique par la connaissance octroyée dans les textes sacrés abrahamiques, tant la connaissance révélée de ce monde-ci, que la connaissance cachée du monde à venir : « Les lois émanées de Dieu imposent au souverain l’obligation de porter les hommes à observer ce qu’elles prescrivent relativement à leurs intérêts dans ce monde et dans l’autre. Pour faire exécuter cette prescription, il faut un prophète, ou un homme qui tienne la place d’un prophète ; tels sont les califes. […] Le califat dirige les hommes selon la loi divine, afin d’assurer leur bonheur dans l’autre vie ; car, en ce qui regarde les biens de ce monde-ci, le législateur inspiré les rattache à ceux de la vie future. Donc le Calife est, en réalité, le lieutenant du législateur inspiré, chargé de maintenir la religion et de s’en servir pour gouverner le monde. » Cette fonction est désignée également par les mots khilāfa et imāma : « On a nommé le Calife (khalīfa) imām, parce qu’on l’a assimilé à l’imām qui dirige la prière publique, et dont les mouvements sont imités par toute la congrégation. » L’imām est un modèle humain pour les croyants par la connaissance et l’honnêteté sur lesquelles il construit les relations interhumaines, par son parachèvement physique et spirituel, par son appartenance à l’arbre généalogique de la tribu de Quraysh[30].
Le destin historique des empires, tout comme le destin temporel des êtres humains, est influencé par les conjonctions astrales : « La durée de la vie des empires varie aussi sous l’influence des conjonctions (astrales), mais, en général, elle ne dépasse pas trois générations. La vie d’une génération est de la même longueur que l’âge moyen de l’être humain ; à savoir, quarante ans, période à laquelle la croissance du corps est parvenue à son terme. […] La durée d’un empire ne dépasse pas ordinairement trois générations. En effet, la première génération conserve son caractère de peuple nomade, les rudes habitudes de la vie sauvage, la sobriété, la bravoure, la passion du brigandage et l’habitude de s’entre-partager l’autorité ; aussi l’esprit de tribu dans cette génération reste en vigueur ; son glaive est toujours affilé, son voisinage redoutable, et les autres hommes se laissent vaincre par ses armes. La possession d’un empire et le bien-être qui s’ensuit influent sur le caractère de la seconde génération ; chez elle, les habitudes de la vie nomade se remplacent par celles de la vie sédentaire, la pénurie est changée en aisance et la communauté du pouvoir en autocratie. […] La troisième génération a oublié complétement la vie nomade et les mœurs agrestes du désert ; elle ne reconnaît plus les douceurs de la gloire et de l’esprit de corps, habituée, comme elle l’est, à subir la domination d’un maître et plongée, par l’influence du luxe, dans toutes les délices de la vie. […] La durée de trois générations est de cent vingt ans, […] et les dynasties se maintiennent ordinairement pendant cet espace de temps. Cela est un terme approximatif qui peut cependant arriver plus tôt ou plus tard. […] Enfin arrive l’heure de sa chute, heure que personne ne saurait avancer ni reculer. Donc les empires, comme les individus, ont une existence, une vie qui leur est propre ; ils grandissent, ils arrivent à l’âge de la maturité, puis ils commencent à décliner[31]. »
Le pouvoir impérial n’est pas invariable, il traverse cinq périodes historiques qui forment le profil politique-religieux d’un peuple conquérant par la surexposition de l’ascension, de l’apogée et de la décadence. Pendant la première période, les tribus solidarisées par ‘a{abiyya et par les révélations du monothéisme abrahamique conquièrent l’empire est participent, conjointement avec le souverain, à l’exercice de l’autorité, la collecte des impôts et la défense des frontières. Le pouvoir du monarque ou calife, vicaire du Prophète Mu1ammad, est limité justement par ‘a{abiyya, qui a conduit le peuple à la victoire et a empêché l’exercice des privilèges autocratiques. Pendant la deuxième période, le souverain dominé par la vanité de l’autocratie usurpe l’autorité entière, utilise la loyauté des clients et des esclaves affranchis pour combattre et rendre vains les arguments par lesquels les dirigeants des tribus ou les membres de sa propre famille invoquent le droit primordial de participer à la communion du pouvoir. La glorification du monarque autocrat et l’apogée du resplendissement dynastique dominent la troisième période, pendant laquelle l’autorité absolue rayonne l’opulence financière par la construction de villes, édifices et monuments, par l’exhibition de la suprématie militaire dans l’espace public, à l’occasion des cérémonies religieuses et des festivités politiques. La même gloire autocratique, insensiblement diminuée par des nuances crépusculaires, détermine la conduite des souverains qui règnent pendant la quatrième période, qui imitent scrupuleusement les actions de leurs illustres prédécesseurs et vivent en paix absolue avec les princes susceptibles de les égaler ou de rivaliser avec eux dans l’exercice du pouvoir. Le gaspillage du trésor dynastique, le luxe des fêtes et des plaisirs intimes, les intrigues et l’incompétence des hommes de cour, qui reçoivent des hautes dignités, mais ne réussissent pas à faire face aux responsabilités afférentes, définissent la cinquième période comme une époque de décadence. Le souverain se situe sur des positions antagoniques par rapport à l’aristocratie tribale et l’armée, tandis que sa prodigalité, son immoralité et son irrationalité précipitent la décadence irréversible de l’empire et l’extinction de la dynastie : « Il froisse l’amour-propre des chefs de la nation ; il offense les gens qui doivent leur fortune à la bonté de ses prédécesseurs, et en fait ainsi des ennemis qui n’attendent, pour le trahir, que le moment opportun. Il gâte l’esprit de l’armée en employant pour ses plaisirs l’argent qui devait servir à la solder ; jamais il ne s’entretient avec ses soldats, jamais il ne les interroge sur leurs besoins. De cette manière, il détruit l’édifice fondé par ses prédécesseurs. Pendant cette phase, l’empire tombe en décadence et ressent les attaques d’une maladie qui doit l’emporter et qui n’admet aucun remède. Enfin la dynastie succombe […][32]. » L’étiologie de la désintégration des empires et de la décadence des civilisations fait ressortir la présence théocratique occultée dans la texture du temps historique, au-delà de la vanité du pouvoir politique, et l’algorithme révolutionnaire (da‘wa ou dawla) par lequel se réalise le passage des époques et des dynasties est défini par Ibn Khaldūn comme une « nouvelle création » (ka’annahu khalq jadīd), une « renaissance » (nash’a musta1datha) ou l’émergence d’un « nouveau monde » (wa ‘ālam mu1dath)[33].
Le califat s’est métamorphosé en royauté au fur et à mesure que le pouvoir modérateur de la religion s’est estompé et a été remplacé par le pouvoir des partis politiques, au clair du sabre : quoique la religion ait été « déchirée » pour « réparer » la fortune, « le souverain s’efforçait toujours de faire observer les préceptes et les pratiques de la religion et tâchait de suivre le sentier de la vérité ». Pendant les deux premières périodes historiques, l’Empire Arabe s’est identifié avec le califat, mais ultérieurement l’esprit de domination s’est éloigné de la verticalité de l’espace sacramentel musulman et s’est transformé en monarchie : « […] Le califat (khilāfa) s’établit d’abord sans mélange de royauté (mulk) ; puis il se confond avec la monarchie, qui, plus tard, s’en dégage et s’en isole, pourvu qu’elle ait pour se soutenir un parti distinct de celui du califat[34]. » Sous les dynasties des Umayyades et des Abbassides, le code chromatique constitué par la rhétorique politique-apocalyptique des drapeaux noirs-blancs-verts doit être mis en relief parmi les emblèmes de la royauté, parmi les signes distinctifs de la souveraineté : « Depuis le commencement du califat, les drapeaux, emblèmes essentiellement guerriers, ont été toujours employés ; on continue à les monter quand on va entreprendre une guerre ou faire une expédition. Cela se pratiquait du temps du Prophète et sous les califes ses successeurs[35]. »
Le sabre et la plume à écrire sont les deux instruments indispensables par lesquels le souverain exerce ses attributions, impose son autorité dans l’espace politique : « Tous les empires […] ont plus besoin de l’épée que de la plume. À cette époque, l’épée est le coadjuteur du sultan, tandis que la plume n’est que la servante chargée de transmettre ses ordres. […] Le gouvernement doit se faire appuyer par les gens de l’épée ; leur concours lui est indispensable, s’il veut se faire respecter et se défendre. Pour obtenir ce double résultat, il trouvera l’épée plus utile que la plume. […] Mais, quand l’empire est au milieu de sa carrière, le sultan n’a plus autant besoin de leurs services : il a déjà établi son autorité et n’a plus d’autre souci que de recueillir les fruits de la souveraineté. Pour lui l’essentiel est maintenant de faire rentrer les impôts, d’enregistrer les recettes et les dépenses, de rivaliser en magnificence avec les autres dynasties et de transmettre partout ses ordres. Pour cela, son meilleur auxiliaire est la plume, dont il a maintenant le plus grand besoin. […] Les gens de plume jouissent alors de plus de considération, de plus de bien-être et de richesses que les militaires[36]. »
La « cité parfaite », dans laquelle la présence du souverain, des magistrats et des médecins n’est plus nécessaire parce que les relations interhumaines se fondent sur l’amour et la sagesse, a été conçue par Ibn Khaldūn de la perspective de l’imāmat apocalyptique et de la prophétologie |ūfī : « Ensuite, chez les croyants |ūfī des derniers temps, on se mit à discourir de la révélation extatique et de ce qui est caché derrière le voile des sens. Beaucoup d’entre eux professaient, d’une manière absolue, soit l’établissement de la divinité dans le corps de l’imām, soit l’identité complète de l’imām avec Allāh. […] La doctrine sur l’existence du qu}b (pôle spirituel) et des abdāl (saints cachés) commença aussi à s’enseigner chez eux, doctrine qui semble avoir été calquée sur la doctrine concernant l’imām et les naqīb (dirigeants), professée par les adeptes de Rāfi*iyya (communauté des Shī’ites extrémistes)[37]. » En tant qu’autorité suprême de la hiérarchie des initiés, le qu}b est « sans égal dans la connaissance du monde spirituel », et Ibn Khaldūn a compris la relation entre le qu}b et les abdāl, dans les communautés |ūfī, par analogie avec la relation entre l’imām et les naqīb, dans les communautés shī’ites : « À l’instar des Shī’ites, qui avaient posé en principe qu’il fallait un imām pour maintenir les hommes dans la soumission à la Loi divine et que cet imām devait être unique, afin de prévenir les conflits signalés par cette Loi, les croyants |ūfī enseignèrent qu’il y avait un qu}b chargé, en sa qualité de chef des connaissants […], d’enseigner aux hommes la connaissance d’Allāh. » Parce que l’imām a été institué pour gouverner les choses extérieurs, le qu}b a été institué pour gouverner les choses intérieurs : « Ils le nommèrent qu}b parce qu’il était le pivot sur lequel roulait la connaissance de la vérité. Poussant ensuite cette espèce d’assimilation jusqu’à ses dernières limites, ils imaginèrent les abdāl comme correspondant des naqīb[38]. »
Le soufisme ({ūfiyya, muta{awwifa) a été classifié par Ibn Khaldūn comme la quatrième des « sciences traditionnelles ». Appliquée dans l’univers spirituel du soufisme, la « perception » (idrāk) caractéristique des « sciences philosophiques » devient perception des « états spirituels » (a1wāl) : joie, tristesse, contraction ou expansion de l’âme, satisfaction, fureur, patience, reconnaissance. Par l’effort spirituel-martial (mujāhada) et l’examen du soi (mu1āsaba), les adeptes |ūfī atteignent le « stade » (1āl) mystique de la « vénération » de Dieu (naw‘ al-‘ibāda) et de l’« écartement du voile » (kashf), qui leur ouvre la voie des « stations spirituelles » (maqāmāt), dont la trajectoire ontologique ascensionnelle culmine avec la reconnaissance de l’unité divine (taw1īd) et la connaissance (ma‘rifa) de l’Être Divin : « Cette guerre spirituelle (mujāhada), cette retraite (khulwa) et cette remémoration par méditation (dhikr) sont suivies ordinairement de l’écartement des voiles (kashf) des sens, et sont accompagnés de la vue de certains mondes ou certaines catégories d’êtres qui appartiennent au royaume de Dieu […]. Un de ces mondes est celui de l’âme. Ce dégagement a lieu quand l’âme quitte les sens extérieurs pour rentrer dans le sens intérieur. […] Dans cet état, l’âme est susceptible de recevoir les dons divins (al-mawāhib al-rabbāniyya), la connaissance de la présence divine et le déferlement de l’Être Divin (al-fat1 al-Ilāhī). Son essence devient consciente de son propre principe existentiel et se rapproche de la sphère la plus élevée, la sphère des anges[39]. »
Dans le soufisme, le paradoxe théandrique de l’union (itti1ād)[40] se réalise par l’équilibre entre l’« union absolue » (al-wa1da al-mu}laqa) et la transcendance de l’Être Divin, révélé par la « séparation » (al-mubāyana) spatiale et temporelle : « […] Les plus avancés parmi les croyants |ūfī des derniers temps disent que l’aspirant, au moment où les voiles des sens s’écartent devant son intelligence, obtient quelquefois une perception vague de cette unité. Il est alors dans ce qu’ils appellent la station de l’union. Ensuite il monte plus haut, jusqu’à ce qu’il acquière la faculté de distinguer entre l’être et l’Être, ce qu’ils nomment la station de la séparation, celle à laquelle parvient l’initié très avancé. L’aspirant, disent-ils, doit de toute nécessité franchir le seuil de l’état de l’union, ce qui est un pas très difficile[41]. »
Le système de pensée d’Ibn Khaldūn a conçu la réalité des espaces politiques, spirituels, angéliques, comme manifestation de la volonté théocratique, du pouvoir d’être (kun) par lequel le Dieu des religions abrahamiques a prononcé ou prononce in illo tempore l’existence des mondes visibles et invisibles, des mondes de la réalité irréelle et des mondes de la réalité réelle, des êtres humains et des êtres angéliques.
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Notes
[1] La translittération des mots en arabe s’est faite selon The Encyclopaedia of Islam, vol. I-XIII, P. J. Bearman, Th. Bianquis, C. E. Bosworth, H. A. R. Gibb, W. P. Heinrichs, J. K. Kramers, G. Lecomte, E. Lévy-Provençal, V. L. Ménage, J. Schacht, B. Lewis, Ch. Pellat, E. Van Donzel (éd.), Leiden, E. J. Brill, 1986-2004 (à l’exception de la consonne qāf, qui a été translittérée par q au lieu de ḳ). Historien, philosophe et sociologue, considéré comme une des plus puissantes personnalités de la culture arabe musulmane pendant sa période de déclin, Ibn Khaldūn est né à Tunis, dans le clan des Banū Khaldūn, une famille aristocratique d’Andalousie qui avait émigré dans le Maghreb sous la dynastie berbère des Hafsides (Al-2af{iyūn ; 1229-1574) pour chercher refuge devant la Reconquista. Voir M. Talbi, “Ibn Khaldūn, Walī Al-Dīn ‘Abd Al-Ra1mān Ibn Mu1ammad Ibn Abī Bakr Ibn Al-2asan”, in : Lewis, Ménage, Pellat, Schacht, The Encyclopaedia of Islam, vol. III, p. 825-831.
[2] Voir Plátōn, Politikós, Julia Annas (éd.), Robin Waterfield (trad.), Statesman, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 1-86.
[3] Voir ’Aristotéles, Politiká, R. F. Stalley (éd.), Ernest Barker (trad.), Politics, Oxford-New York, Oxford University Press, 1995, p. 10.
[4] Voir Zaid Ahmad, The Epistemology of Ibn Khaldūn,London-New York, Routledge-Curzon, 2003, p. 14, p. 20.
[5] Voir Charles E. Butterworth, “Ethical and Political Philosophy”, in : Peter Adamson, Richard C. Taylor (éd.), The Cambridge Companion to Arabic Philosophy, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2005, p. 266.
[6] Célèbre philosophe musulman d’origine turque (né dans la ville de Fārāb, en Turkestan), Al-Fārābī a été surnommé le « deuxième enseignant », après ’Aristotéles. Il a considéré que la raison humaine est vouée à reconnaître le code symbolique par lequel a été communiquée la vérité des religions révélées. Il a argumenté la convergence des systèmes philosophiques édifiés par Plátōn et ’Aristotéles, et a été connu sous le nom d’Alfarabius ou Avennasar dans le milieu scolastique de l’Europe médiévale. Voir R. Walzer, “Al-Fārābī, Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Ibn Tarkhān Ibn Awzalagh”, in : Lewis, Pellat, Schacht, The Encyclopaedia of Islam, vol. II, p. 778-781.
[7] Voir Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Al-Fārābī, Kitāb al-siyāsa al-madaniyya, Philippe Vallat (trad.), Le régime politique, Paris, Les Belles Lettres, 2012 ; Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Al-Fārābī, Fī mabādi’ arā‘ ahl al-madīna al-fā*ila, Richard Walzer (trad.), On the Perfect State, Chicago, Great Books of the Islamic World, Inc. – Kazi Publications, 1998 ; Abū Na{r Mu1ammad Ibn Mu1ammad Al-Fārābī, Kitāb ta1{īl al-sa‘āda, Olivier Sedeyn (trad.), De l’obtention du bonheur, Paris, Allia, 2005.
[8] Voir Plátōn, Politeía, Robin Waterfield (trad.), Republic,Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 277-343.
[9] Voir Aurelianus Augustinus, De Civitate Dei / La Cité de Dieu, M. Nisard (éd.),Paris, Port-Royal, 1853, Livre XI, Chapitre I ; Livre XV, Chapitre I, p. 354-470.
[10] Hypostasiée par les notions de « cité idéale », « nation idéale » et « monde » habité par les êtres humains en tant qu’« espace de la civilisation » (ma‘mūra).
[11] La « cité de la nécessité » (*arūrīya), la « cité abjecte » (nadhāla), la « timocratie » (madīna karāma), la « tyrannie » (taghallub), la « démocratie » (madīna jamā‘iya).
[12] Voir Muhsin Mahdi, Alfarabi and the Foundation of Islamic Political Philosophy, Chicago, Chicago University Press, 2001, p. 56-170. Voir aussi, Erwin I. J. Rosenthal, Political Thought in Medieval Islam, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 1962, p. 122-142 ; Richard Walzer, Greek into Arabic. Essays on Islamic Philosophy,Cambridge,Massachusetts,HarvardUniversity Press, 1962, p. 206-219.
[13] Abū Al-Qāsim Mu1ammad Ibn ‘Abd Allāh Ibn ‘Abd Al-Mu}}alib Ibn Hāshim, le Prophète fondateur de l’islam, né à La Mecque.
[14] Voir Rosenthal, Political Thought, p. 93-96.
[15] Voir Nassif Nassar, La pensée réaliste d’Ibn Khaldūn, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p. 117, p. 237.
[16] Ibid., p. 66, p. 178.
[17] Voir Seyyed Hossein Nasr, Islamic Philosophy from Its Origin to the Present. Philosophy in the Land of Prophecy, Albany, New York, State University of New York Press, 2006, p. 39, p. 50-51.
[18] Voir Ahmad, The Epistemology, p. 21-32.
[19] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, M. De Slane (trad.), Les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, I-III, Paris, Imprimerie impériale, 1863-1868, II, p. 425-426. Les fragments cités de la version de M. De Slane ont été légèrement modifiés en concordance avec notre manière de comprendre le texte original.
[20] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 426-427, p. 430-433. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 12.
[21] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 433-435. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 15.
[22] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 436-437.
[23] Ibid., II, p. 437-438.
[24] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, II, p. 450-454. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 33-75.
[25] Voir Muhsin Mahdi, Ibn Khaldūn’s Philosophy of History. A Study of the Philosophic Foundation of the Science of Culture,London, George Allen and Unwin, 1957, p. 84-85.
[26] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, I, p. 324-326.
[27] Voir F. Gabrieli, “‘A{abiyya”, in : Gibb, Kramers, Lévy-Provençal, Schacht, The Encyclopaedia of Islam, vol. I, p. 681.
[28] Par l’équivalence interlexicale des dénotations et l’équivalence sémantique des connotations incluses dans les langages sacrés abrahamiques, une série de « métaphores révélatrices » (cosmogoniques, cosmo-anthropomorphiques, anthropomorphiques, concrètes) sont communes au texte biblique et au texte qur’ānique, de sorte que la transparence entre la langue hébraïque-biblique et la langue arabe-qur’ānique révèle leur origine commune dans l’unicité du Locuteur Divin. Voir George Grigore, « La traductibilité de la métaphore coranique », in : Caietele Institutului teologic romano-catolic Sfânta Tereza, 1/2 (2001), p. 88-107.
[29] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, I, p. 332-334.
[30] Ibid., I, p. 386-387, p. 392-400.
[31] Ibid., I, p. 347-350.
[32] Ibid., I, p. 355-359. Voir aussi, II, p. 120-131.
[33] Voir Muhammad Mahmoud Rabī‘, The Political Theory of Ibn Khaldūn,Leiden, E. J. Brill, 1967, p. 50-133.
[34] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, I, p. 423-424.
[35] Ibid., II, p. 50-51.
[36] Ibid., II, p. 46-47.
[37] Ibid., II, p. 141, p. 190-191. Mu1ammad Ibn ‘Abd Al-Karīm Ibn A1mad Al-Shahrastānī (1086-1153), titulaire d’une chaire à l’Université Niẓāmiyya de Baghdād pendant les années 1117-1120, a décrit les « Shī’ites extrémistes (ġāliya ou ġulāt) » dans le Kitāb al-milal wa-l-ni1al ou Livre des religions et des sectes : « Ceux-là, ce sont ceux qui soutiennent des thèses extrêmes quant à leurs imāms, au point de les extraire des limites propres au créé et de leur attribuer les caractères propres au divin. Tantôt ils assimilent l’un de leurs imāms à la divinité, et tantôt ils assimilent la divinité à la créature, péchant ainsi à la fois par excès et par défaut. » Voir Al-Shahrastānī, Kitāb al-milal wa-l-ni1al, I, I, I, III, Daniel Gimaret, Jean Jolivet, Guy Monnot (trad.), Livre des religions et des sectes, I-II, Leuven, Peeters / UNESCO, 1986, I, p. 507-508.
[38] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, III, p. 104-106.
[39] Ibid., III, p. 86-88, p. 90-91. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 65-67.
[40] Voir Paul Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, Dar El-Machreq, 1991, p. 389.
[41] Voir Ibn Khaldūn, Muqaddima, De Slane, Les Prolégomènes, III, p. 103. Voir aussi, Ahmad, The Epistemology, p. 68-69.