Barbara Sosień
Université Jagellonne, Cracovie, Pologne
barbara.sosien@uj.edu.pl
Le naufrage, la noyade et la mort (in)volontaire : le mal-malheur. Victor Hugo, L’Homme qui rit
Shipwreck, Drowning and Death : Evil – Misfortune Victor Hugo, L’Homme qui rit
Abstract: Victor Hugo’s novel The Man who Laughed represents suffering, evil and tragedy as shared both by man and elements of nature, both by the persecutor and the persecuted. Evil is shown as represented by darkness, abyss, and all material aspects of being; goodness is identified with radiance, light, ascendancy and spirituality. Those values have social, political and moral aspects, but also metaphysical and cosmic ones, Hugo treating these as Ananke, a specific fate transcending all dimensions of being. The plot of the novel describes in detail particular places where the dramatic events take place, literally creating a topography of evil.
Keywords: Victor Hugo; Abyss; Darkness: Evil; Loneliness; Night; Shipwreck.
Le mal est aisé, il y en a une infinité,
le bien est presque unique.
(Blaise Pascal)
L’infini du mal contre le fini du bien : appliquée telle quelle à la pensée-image hugolienne, la pensée pascalienne paraîtrait adéquate à condition de substituer à l’absolu du « bien » le double absolu hugolien : « nuit » et « mort ». Effectivement, dans L’Homme qui rit (1869), la collusion de l’absolu de la nuit et l’absolu de la mort se dessine nettement. En ce qui concerne le concept du mal, il est, dans l’ensemble de la création hugolienne, aisé jusqu’à l’exubérance puisqu’imaginé à facettes multiples, tel le polyèdre. Il s’y trouve associé à la nuit totale, une nuit qui, dans l’imaginaire hugolien, plutôt monte et ne « tombe » pas, puisque, dit-il, « c’est de terre que vient l’obscurité ». De la terre dont l’homme sait qu’elle est prête à s’ouvrir en gouffre béant, pour engloutir l’homme ; dans le maritime imaginaire hugolien, ce sont la nuit et la mer mêlés qui présentent une potentialité du danger dirigé contre l’homme. L’un des prodromes du mal, soit du malheur qui s’abat sur l’humain – car telle semble être, dans la pensée hugolienne, sa véritable nature – est l’absence du soleil.
Dans L’Homme qui rit, une absence au sens propre, notée un soir avant la nuit lors de laquelle les événements lourds en conséquences et tels que le mouvement du roman les aura déployé, se produiront : « Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. On commençait à sentir cette angoisse profonde et noire qu’on pourrait nommer l’anxiété du soleil absent »[1]. Chez Hugo, point de phénomènes météorologiques qui ne soient chargés de significations ; aussi l’impersonnel « on » concernant l’angoisse naissant se rapportera-t-il à la nature tout entière, pressentant un malheur imminent et prise de peur autant physique que métaphysique. Ce soleil n’est pas pensé (donc vu) couché, il est pensé éclipsé, noir, mort.
Le narrateur du roman note, avec cette facilité de généralisation qui est propre à l’écrivain au risque de passer pour réductrice : « […] entre la nuit et les ténèbres, il faut distinguer. Dans la nuit il y a l’absolu, il y a le multiple dans les ténèbres. La grammaire, cette logique, n’admet pas de singulier pour les ténèbres. La nuit est une, les ténèbres sont multiples » (I, 154-155).[2] Effectivement, dans plusieurs langues, en tout cas celles européennes, la grammaire semble le confirmer. Certes, il peut en être autrement pour la poésie.
Dans l’œuvre hugolienne, le mal, dans sa dimension sociale, politique, morale et – sit venia verbo – métaphysique, est une puissance dont les incarnations, anthropomorphes, angélomorphes, démonomorphes, zoomorphes, cosmomorphes et tant d’autres, sont innombrables. Hugo présente le mal dans un processus dynamique ininterrompu, pensé et imaginé dans son cheminement vers le bien, vectoriellement, du bas vers le haut, « […] de la nuit à la lumière, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu… » – écrit-il dans Les Misérables (V,1). Et du matériel vers le spirituel, force nous est-il d’ajouter immédiatement. Ce mal polymorphe, polytonal, polychrome, polyédrique etc… a pour véhicule un langage topographique surabondant, extrêmement riche. Le narrateur déploie ses connaissances et accumule des données à caractère documentaire d’une richesse telle que le lecteur n’ose plus en vérifier la véracité. Mais ne sait-on pas que c’est en vain qu’on s’obstinerait à en chercher la valeur référentielle exacte ; il ne le faut pas. Sans doute, séduit par le démon de la mimésis, et/ou poussé par celui de l’authenticité, Hugo a toujours volontiers recours au lexique savant, habilement emprunté aux différents discours scientifiques. Une surréprésentativité de renvois et d’allusions topographiques en résulte, autant pléthorique qu’envoûtante, de par leur effet sonore d’abord et grâce à leur puissance évocatrice nominale ensuite.
Mon propos est d’en interroger les signes, particulièrement ceux se rapportant à l’hugolienne pensée-image focalisée sur le phénomène du mal inscrit dans les forces d’une nature déchaînée et dirigées contre l’homme, aussi bien dans la zone littorale (en l’occurrence, particulièrement celle insulaire) qu’en pleine mer ; il s’agit du canal La Manche. L’une comme l’autre, soit l’île et la mer, sont exposées aux tempêtes de neige, aux ténèbres, à l’ouragan boréal, aux écueils à fleur d’eau ou cachés sous l’eau, au noroît furieux, aux « clairons forcenés de l’espace ». La spécificité de la configuration géomorphologique du terrain s’y laisse appréhender en tant qu’une cohabitation conflictuelle et antagoniste de l’insulaire, c’est-à-dire du tellurique fallacieux, car émergeant d’un espace aquatique parsemé d’îles, comme éclatée – ce que traduit l’étymologie grecque, par antonomase – et du thalassal.
Portland, l’île hugolienne – plus exactement, une presqu’île, située dans le comté de Dorset et reliée par une mince digue avec l’Angleterre – est exposée aux furies d’une mer omniprésente et déchaînée. Cette dernière, soumise à l’hugolien principe d’anthropomorphisation et nonobstant sa fonction de l’agent du mal à l’œuvre, figure aussi dans son rôle de victime du mal, lequel nait de l’ANANKE inscrit dans le cosmos entier. Dans un premier temps, la mer est la victime, plus précisément la grande malade, parcelle de l’univers atteinte de grave dérèglement de toutes ses facultés, pour paraphraser Rimbaud. Voilà ce qu’en dit le narrateur du roman :
Les tourmentes sont les crises de nerfs et les accès de délire de la mer. La mer a ses migraines. On peut assimiler les tempêtes aux maladies. Les unes sont mortelles, d’autres ne le sont point ; on se tire de celle-ci et non de celle-là. La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. Jarabija, un des pilotes de Magellan, la qualifiait « une nuée sortie du mauvais côté du diable. (I, 125) […] Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. (I,165)
Dans la note en bas de page, Hugo cite en espagnol : « Una nuba salida del malo del diabolo » (I, 165).
La maladie d’une mer souffrante ne la disculpe pas pour autant, le malheur de la nature ne lui arrache pas son dard infernal. L’un des personnages hugoliens, le mystérieux passager du voilier naviguant vers sa perte et l’ignorant longtemps, nommé « docteur », figure du poète à la fois rêveur et savant, scrute le ciel et la mer, et mesure l’imminence du naufrage dans lequel tous périront bientôt : l’ourque, son équipage et ses passagers, tous malfaiteurs, voleurs/vendeurs d’enfants et criminels. Voici ce que note son regard :
Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentée, allait commencer. Une lamentation sortait de cette onde. Des apprêts, confusément lugubres, se faisait dans l’immensité. Le docteur […] ne perdait aucun détail. Du reste il n’y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l’enfer. […] Tout vestige de jour s’était éclipsé. (I, 150)
Le mal qui vient de la mer et s’acharne à tout détruire et celui qui la frappe ne font qu’un ; la victime et le bourreau, le bien et le mal obéissent au principe de retournement, inhérent à l’imaginaire hugolien visant la synthèse. Le fait n’a pas échappé à l’attention de Gilbert Durand, quoique placé dans un contexte tout autre que celui proposé ici : « la peur de sombrer », la rêverie de la barque mortuaire, le symbolisme de la nacelle romantique, auxquels Durand consacre quelques belles pages[3] ne se rapportent que lointainement à l’imaginaire du mal tel que Hugo le synthétise dans le roman en question.
Dans un premier temps, ce sont donc les forces élémentaires d’une nature sauvage et déchaînée qui répondent du mal, tel que la diégèse de L’Homme qui rit le déploie, moyennant deux récits parallèles. Le premier est focalisé sur le naufrage, le second – sur la noyade. Le naufrage sera celui du petit bâtiment basque, « l’ourque de Biscaye » transportant des bandits et malfaiteurs dans leur fuite ratée, de la pointe Sud de Portland, à travers l’archipel de La Manche, vers les rives du Golfe de Gascogne (Golfe de Viskaya). Le naufrage aura lieu dans les eaux hérissées de récifs, celles du golfe de Weymouth. Hugo ne lésine pas sur la représentation de la topographie de ce lieu fatal ; voici un fragment : « […] Portland, âpre montagne de la mer. La presqu’ile de Portland, vue en plan géométral, offre l’aspect d’une tête d’oiseau dont le bec est tourné vers l’océan et l’occiput vers Weymouth ; l’isthme est le cou » (I, 88). Au moment même où le docteur dans son ourque constate la disparition des symptômes du jour jusqu’à l’éclipse de toutes les rives (« Tous s’enfonçant dans la nuit » […] Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer » ; I, 151), le second volet du roman s’ouvre.
Son protagoniste éponyme, L’Homme qui rit, est un petit garçon défiguré par les « comprachicos » et abandonné sur le promontoire sud du Portland. Il commence sa marche solitaire pieds nus dans la neige, à travers un pays désolé, dans le froid, la faim, la tempête de neige et l’épouvante, vers la pointe nord, soit en remontant tout le plateau, vers l’Angleterre (ce qu’il ignore) :
[…] l’enfant sentait […] sur son front, sur ses yeux, sur ses joues, quelque chose qui ressemblait à des paumes de mains froides se posant sur son visage. C’étaient de larges flocons glacés […] annonçant l’orage de neige. L’enfant en était couvert. L’orage de neige […] commençait à gagner la terre […] par le nord-ouest dans le plateau de Portland. (I,120)
Les forces de la nature vont alors l’assaillir, venues de cette même mer malade et enragée dans laquelle, cependant, s’engouffre l’ourque nommée La Matutina avec les bourreaux du garçon ; or bien que les actants des deux actions ignorent leur sort, leurs périples respectifs seront lourds en conséquences. Pour l’enfant, le mal se nomme alors souffrance physique : errance solitaire dans les ténèbres grandissantes et menace perpétuelle de la chute-noyade involontaire :
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné […] l’ombre ne discerne pas ; et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose. […] l’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. L’enfant […] était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, […] dans cette neige et dans cette nuit […] il marchait, ignorant, entre deux abîmes. (I, 201-201)
Chez Hugo, le vocable « abîme », de concert avec « gouffre », figure la pépinière du mal spatial, partant de tout mal. A propos des deux abîmes hugoliens, Gérald Schaeffer parle du « […] redoublement du combat mythique qui vient de s’achever par le naufrage [et de] la lutte de l’enfant contre les choses et les hommes [qui] se poursuit. Comme sur la mer, la narration joue sur le double registre du [mal] matériel et [de celui] métaphysique »[4]. Le petit Gwynplaine – tel est le nom de l’enfant – continue sa marche en ignorant qu’il entre dans le chemin de sa destinée, une sorte de parcours initiatique qui aura duré une dizaine d’années. Lors de ce parcours, il aura triomphé du mal inscrit dans des obstacles dressés par les « choses de la nature », connu l’amitié et l’amour, trouvera un gîte et aura un métier, celui de bateleur. Mais il succombera aux forces du mal moral, social et politique entrelacées telle la toile d’araignée, pensée-image récurrente dans l’ouvre hugolienne, dans L’Homme qui rit tissée lucidement par les injustices des structures sociales.
On sait que les emplois de l’image de l’araignée chez Hugo sont multiples ; dans le contexte qui nous intéresse ici, il s’agit tout d’abord, d’un être de ténèbres, dont l’immobilité fascine, rebute et séduit à la fois. Telle sera la signification de la rencontre du protagoniste avec la splendide duchesse Josiane, l’opulente beauté rousse aux yeux vairons, incarnation de la tentation charnelle et du désir sexuel. Mais aussi – tant il est vrai que l’imaginaire hugolien joue toujours sur les symétries – tel sera les sens des contacts de Gwynplaine avec le système de justice anglaise, à l’œuvre dans « […] ces gothiques prisons où l’araignée et la justice tendaient leurs toiles » ; « les toiles d’araignées […] se mettent dans les lois » (II, 90).
Nous avons vu : au début du parcours, le protagoniste – enfant marche dans une nuit sans étoiles, au sens matériel et métaphysique, soit au propre et figuré ; le mal le guette. Au milieu dudit parcours, comme si la toile d’araignée destinale c’était desserrée, par un caprice de l’ananke, Gwynplaine adulte aura connu la lumière spirituelle, inscrite dans d’autres yeux que ceux de l’habitante de la toile d’araignée, fascinante et charnelle duchesse Josiane. Les yeux autres sont aveugles mais clairvoyants, et leur propriétaire est une jeune fille angélique et diaphane, surnommée Déa. Déa, sa seule étoile brillant dans la nuit de sa destinée, pour évoquer, cette fois, Gérard de Nerval[5], mourra ; ainsi, le mal assoupi se réveille sous forme de malheur qui frappe l’être entier de l’homme. À la fin du parcours, Gwynplaine s’en retrouve broyé et écrasé, cette fois par des forfaits commis par les forces humaines, les noirceurs astucieusement tramées par les lois sociales. L’Homme qui rit aura alors choisi la mort par l’eau, en se laissant tomber du bord du bateau sur lequel il se trouve, dans les eaux nocturnes de la Tamise, les yeux rivés sur l’unique étoile, visible pour lui seul dans un ciel sans astres. Ainsi, il répond à l’appel de la clarté venant d’en haut, dont il devine l’origine : c’est le signe envoyé par Déa, sa Laure, madone morte mais lui indiquant le chemin, telle stella maris, la Matutina céleste.
Voilà ce qu’apporte la fin, telle la grande finale d’un opéra ; je n’en cite que quelques fragments :
Gwynplaine […] se dressa, leva le front, considéra au-dessus de sa tête l’immense nuit. […] étendit les bras vers la profondeur d’en haut et dit : « Je viens ». Et il se mit à marcher […] sur le pont du navire, comme si une vision l’attirait. À quelques pas, c’était l’abîme. […] il ne regardait pas à ses pieds.[…] Il avait dans la prunelle une lueur […] comme la réverbération d’une âme aperçue au loin. Il cria : « Oui ! ». Il marchait […] l’œil fixe, il ne quittait pas des yeux un point du ciel […] il souriait. […] il n’y avait plus d’étoiles, mais […] il en voyait une. […] il parvint à l’extrême bord. « – J’arrive, dit-il, Déa, me voilà ». Le vide était devant lui. Il y mit le pied. Il tomba.
La nuit était épaisse et sourde, l’eau […] profonde. Il s’engloutit. […] Personne ne vit ni n’entendit rien. […] Peu après le navire entra dans l’océan. (II, 355-356).
Cette mort suicidaire, est-ce le mal, dans son essentialité imaginaire ? Certes non puisque, en tombant ainsi dans l’eau-matière, Gwynplaine rejoint l’esprit-lumière, celui d’en haut, la mort sublime étant la seule réponse au mal. Qui plus est, en se laissant engloutir par les eaux du fleuve (maternelles… ?) le héros du roman aura bientôt rejoint celles de l’océan (paternelles… ? ) : le fleuve, c’est la Tamise, qui rejoint l’océan, soit la mer du Nord (Hugo ne dit pas : « mer », mais bien « océan »). Le corps noyé de Gwynplaine ira à la mer ; le cercle se refermera : les bourreaux et la victime se retrouvent au même endroit : « […] l’eau et la nuit se rejoignent en un complexe mortifère fondamental », dit J. Libis dans sa belle étude[6]
L’imaginaire hugolien véhicule volontiers une vision du cosmos dans l’abime, le gouffre, la profondeur ; il en est de même pour sa conception du mal/malheur mis à l’épreuve du bien. Pour y parvenir, il faut ou bien s’élever (devenir étoile du ciel, comme Déa), ou bien tomber, plonger (comme Gwynplaine), accomplir un geste soit volontaire, soit involontaire. Dans la multiplicité des visages du mal que l’œuvre de Victor Hugo propose, ceux liés essentiellement à l’imaginaire du naufrage et/ou de la noyade, en tant qu’activités humaines ultimes, semblent des plus significatifs.
Notes
[1] Victor Hugo, L’Homme qui rit, Introduction par Marc Eigeldinger et Gérald Schaeffer, Paris, Flammarion, 1982, t. I, p. 86. Toutes les citations renverront à cette édition. Les chiffres entre parenthèses indiqueront le tom et la page.
[2] Voici les titres choisis par Hugo pour cette partie du roman : La nuit moins noire que l’homme ; L’ourque en mer ; L’enfant dans l’ombre ; en l’occurrence, la tendance manifeste à condenser les métaphores à l’usage sentencieux semble effectivement très bien venue.