Danielle Perin Rocha Pitta
Associação Ylê Seti do Imaginário, Recife, Brasilia
dprp@ufpe.br
Le mal dans la conception du Candomblé
Evil in the view of the Candomblé
Abstract: The proposal for this paper, ”It seems that the fear of suffering and death has the pictorial representation of his fears, to appease them and to take them under control” refers to Gilbert Durand, who writes: ”configuring an image of evil, a danger of sorts, symbolising anguish is a form of taking control, of mastering these by virtues of the cogito”. In Brazilian society there exist different highly potent symbolic systems, among them that of Candomblé. An Afro-Brazilian religion, Candomblé is a Orixás worship, where deities are associated with the elements of nature (water, land, forest, fire, lightning, air, etc.). Here we seek to observe how the representations developed in a Candomblé ritual of synthetic structure (disséminatoire), master anxiety by re-signifying core elements within the culture, space and time, balancing the various energies of good and ill in nature.
Keywords: Brazil; Candomblé; Evil; Ritual; Imagination.
« Le bien est lié à tout ce qui unit, ou comme nous l’entendons souvent, à tout ce qui assemble. Le bien, c’est tout ce qui maintient l’Univers intégré, car nous avons été faits pour composer l’Univers. C’est l’ajô, par exemple, l’union, l’intégration, tout ce qui fait revenir à la communauté. Le contraire c’est l’ejô, ce qui sépare, ce qui rompt, ce qui désintègre ».
Vilson Caetano de Sousa Junior
Les discussions théologico-métaphysiques sur le problème du mal se sont multipliées au long des années[1]. Souvent, cependant, ces débats s’effectuent dans le cadre d’une pensée dichotomique pour laquelle bien et mal sont des catégories opposées. Comment peut être vue cette question dans une structure de l’imaginaire disséminateur (Gilbert Durand) dont le but est d’harmoniser les différences ? La proposition de ce congrès – « On dirait que l’angoisse de la souffrance et de la mort jouit de la représentation imagée de ses frayeurs, pour les apaiser et pour les prendre sous contrôle » – renvoie à ce qu’écrit Gilbert Durand : « Figurer un mal, représenter un danger, symboliser une angoisse, c’est déjà, par la maîtrise du cogito, les dominer »[2].
Dans la société brésilienne il y a différents systèmes symboliques qui jouent des rôles importants dont le Candomblé[3]. Pour ce qui est de la ville de Recife, avec une population d’environ trois millions d’habitants, il y a plus de 1500 terreiros de Candomblé en fonctionnement quotidien. « Le rite implique le vécu d’un monde en constante réversibilité et métamorphose, où l’image devient identique à la chose même […] il s’agit de champs de force en permanente interaction»[4]. Nous verrons dans la suite comment les représentations élaborées dans un rituel de Candomblé maîtrisent l’angoisse en re-signifiant les bases culturelles : espace et temps, en rééquilibrant les diverses énergies de la nature, parmi lesquelles le bien et le mal.
Pour le Candomblé, selon les paroles de Vilson, anthropologue et père-de-saint: « Le bien est lié à tout ce qui joint, ou comme nous l’entendons souvent, à tout ce qui assemble. Le bien, c’est tout ce qui maintient l’Univers intégré, car nous avons été faits pour composer l’Univers. C’est l’ajô, par exemple, l’union, l’intégration, tout ce qui fait revenir à la communauté. Le contraire c’est l’ejô, ce qui sépare, ce qui romps, ce qui désintègre »[5].
Il faut donc considérer, au départ de toute réflexion, que bien et mal font partie de visions spécifiques du monde.
Selon Michel Maffesoli :
Le mal est complémentaire du bien, de tout ce qui est bien. Il est par conséquence irréductible, il fait partie de la structuration sociale. Cette simple vérité, qui se trouve en effet ‘dans toutes les têtes’, a une force subversive, elle correspond à la subversion d’une dénégation, celle justement de ‘la part du diable’. Dénier le mal cause plus de mal que l’acceptation pure et simple de la part animale de l’homme[6].
Dans l’opinion d’un père-de-saint de Recife[7]:
dans le Candomblé, le concept de mal n’existe pas. Tout est fait selon la conscience de chacun. La méchanceté est un acte de la pensée. Ce qui est bien et ce qui est mal… par exemple, se prostituer, pour le Candomblé, si la personne vit de cela et en fait sa profession, c’est une nécessité et non une méchanceté, un mal. L’homosexualité… rien n’est mal si cela fait du bien. Le mal, ce serait de tromper, de vivre avec une femme en la trompant. Là c’est un mal car cela cause de la souffrance. C’est la société qui définit ce qui est mal. Dans le Candomblé, non : ce qui est correct c’est ce qui fait du bien. Aussi bien au lit que pour le travail. La marijuana… si la personne a une dépendance physique et vit bien avec cela et ne nuit à personne, c’est bien. Le mal n’existe pas dans le Candomblé[8].
1. Le lieu du mal, ainsi que le lieu du bien, est autour. Le meilleur lieu : la terre où l’on vit.
Si le mal n’existe pas, il existe cependant la faute, quand l’action individuelle porte préjudice à la communauté. L’anthropologue Reginaldo Prandi écrit à ce propos:
Pour les Yoruba, il y a un monde où les hommes vivent en contact avec la nature, notre monde des vivants, qu’ils appellent l’aiê, et un monde surnaturel, où sont les Orixás, d’autres divinités et esprits, et où vont ceux qui meurent, monde qu’ils appellent Orum[9]. Quand quelqu’un meurt dans l’aiê, son esprit, ou une partie de celui-ci va à l’Orum, d’où il peut revenir à l’aiê en naissant à nouveau. Tous les hommes, les femmes et les enfants vont à un même endroit, et il n’y a pas l’idée de punition ou de récompense après la mort et, par conséquent, il n’y a pas les notions de paradis, d’enfer et de purgatoire sur le modèle de la tradition Occidentale chrétienne. Il n’y a pas de jugement après la mort et les esprits retournent à la vie dans l’aiê dès qu’ils le peuvent, parce que l’idéal c’est le monde des vivants, c’est de bien vivre. Les esprits des morts illustres (rois, héros, grands prêtres, fondateurs de villes et de lignées) sont objets de culte et se manifestent dans les festivals d’Egungun, dans le corps de prêtres masqués, quand ils transitent alors entre les êtres humains, pour en juger leurs fautes et résoudre les différends et les conflits d’intérêts de la communauté.
« L’idéal, c’est le mode des vivants », bien loin de la vision sartrienne, « l’enfer c’est les autres ». Bien loin de la vision chrétienne selon laquelle, souvent, la vie sur terre est un passage de souffrances pour pouvoir atteindre le paradis.
Dans un terreiro de Candomblé, la relation homme/nature est effectuée au moment de l’entrée d’un individu dans la Camarinha pour l’initiation à la religion[10]: dans cette cérémonie sont présents des éléments individuels, collectifs et sacrés, tous en interaction selon la dynamique spécifique du moment. L’eau sacrée dans laquelle les feuilles sont froissées fait la jonction entre ces deux éléments. Le récipient est une cuia de boue, ce qui symbolise la terre. Ainsi, les quatre éléments de la nature (selon Bachelard), ou soit, l’espace dans lequel bien et mal sont en interaction, sont harmonisés et re-signifiés selon une individualité spécifique.
2. Le temps Cyclique
La partie publique des rituels, la fête, commence par l’entrée des participants en chaîne, qui font le tour du lieu : au centre, sur le sol, se trouve marqué l’emplacement de l’axé, où se concentre l’énergie, aussi bien celle du terreiro (lieu du culte) que celle de l’univers, qui correspondent, en haut, à la cumeeira[11]. Ils configurent l’axis mundi, autour duquel s’effectue la ronde de danse des Orixás. C’est l’énergie des participants qui assure, par la danse, la permanence du cycle de vie. Chaque divinité a ses propres gestes qui correspondent au mythe de leur existence. Et chacune a donc son énergie propre et distincte des autres.
Il est possible alors d’observer la dynamique des énergies[12]. L’idée centrale, fondamentale, je pense, est que dans le Candomblé on a conscience que chaque être vivant est composé des mêmes éléments qui composent la nature dans son ensemble. Il existe donc une identité de l’énergie véhiculée aussi bien dans l’un que dans l’autre. Au moment du rituel (par le rythme, les couleurs, les nourritures, les gestes) une syntonie s’établit entre l’individu et l’énergie cosmique. De cette façon, chaque individu participe du vécu de l’élément (eau, terre, feu, air) universel de façon absolument originale grâce à sa sensibilité qui est unique.
Ruy Povoas, père-de-saint et professeur de philosophie à Bahia, insiste sur le fait que : « Les mythes sont vécus dans des pratiques rituelles, dans lesquelles la fête contribue à remercier le don de la vie. Par conséquent, il y a un contentement général, et aussi pour cela, tous se présentent dans leurs costumes spéciaux pour assister à l’acte d’offrande, qui est aussi un acte de partage ».
3. Mal et individualisme ; le mal collectif
« Le mal, c’est-à-dire, non pas ce qui me gêne ou empêche mon épanouissement, contrecarre ma volonté, mais ce qui porte atteinte à l’autre, à son bien-être, à sa liberté, à sa dignité »
T. G. Aumônier, « Le mal : d’où vient-il ? Pourquoi est-il partout ? »
Quand un mal individuel se manifeste, maladie, mal d’amour ou autre, toute la communauté est concernée. Les Orixás sont consultés, et un rituel est organisé pour combattre ce mal : il n’est plus individuel, mais collectif. Le cosmos entier participe à la guérison.
L’important, je pense, c’est d’être conscient que, pendant un rituel du terreiro, ce qui est en jeu, c’est l’activation des échanges d’énergie entre tous les éléments de la nature afin que le cycle de vie soit garanti. Ici, il n’existe pas de divisions entre les vivants et les morts, entre les hommes et les dieux, entre les espèces animales, végétales, minérales: tous sont des composants de l’univers et donc dotés d’énergies propres, à être mises en dialogue les unes avec les autres. De cela naît la dynamique de la vie. Sans le rituel, l’énergie est emprisonnée, immobilisée, destinée à mourir. L’individuel est simultanément collectif : je suis moi, mais aussi mon Orixá, la mer, l’oiseau, le ciel… C’est la circulation des énergies qui permet l’existence d’un équilibre entre des éléments complémentaires comme univers/corps/ esprit/âme.
G. Durand, dans le chapitre V de L’imagination symbolique, expose les fonctions d’équilibration biologique, psychosociale, humaniste, théophanique, exercées par l’imaginaire : « La raison et la science ne relient les hommes qu’aux choses, mais ce qui relie les hommes entre eux, à l’humble niveau des bonheurs et des peines quotidiennes de l’espèce humaine, c’est cette représentation affective parce que vécue, et que constitue l’empire des images»[13], écrit-il.
Le système symbolique propre au Candomblé – caractérisé par une vision de la nature et de l’homme ici exposée, non pas d’un homme fier et dominateur, mais d’un homme connivant et participant à la nature – permet à chaque individu, à travers les rituels et la vie quotidienne, de collaborer avec son énergie propre à la perpétuation du cycle de vie. Pour cela, il faut que les hommes et les éléments de la nature soient impliqués les uns avec les autres.
Le sexe des Orixás ne correspond pas nécessairement à celui de son « cheval »: ce sont aussi bien des hommes que des femmes qui dansent. Ainsi, le rituel permet de vivre des diverses possibilités de la vie: vivre aussi bien l’enfance par le biais des êres[14], que le sexe opposé ou complémentaire à travers l’incorporation de l’Orixá, que le mouvement de l’univers à travers le mouvement de la ronde.
4. Mal et rituel
Nous pouvons donc nous demander quelles sont les actions de ce rituel spécifique, qui font face à l’angoisse existentielle et à la douleur et de quelle manière elles s’accomplissent.
a) Le sacrifice, comme partie du rituel, permet les échanges : « Les trois entités (animal, homme, divinité) tendent ainsi à se rapprocher, voire à se confondre, à travers l’acte rituel du sacrifice. Comme si en somme l’animal, devenu intercesseur privilégié, revêtait symboliquement la personnalité du donateur et du dieu lui-même, et en tout cas facilitait l’union entre l’homme et sa divinité. À la fois humanisé (il remplace l’homme, selon le principe du sacrifice de substitution) et sacralisé (ce qui donne toute sa valeur au sacrifice), l’animal immolé constitue le lieu où se joue la rencontre des hommes et des dieux » écrit Jérôme Souty[15].
b) Axis Mundi et le renouvellement du temps : la danse en rond permet d’établir l’existence d’un temps cyclique dont le renouvellement dépend de l’action des hommes. Le temps et la mort sont donc maîtrisés.
c) la présence et la danse des énergies (du bien et du mal) : bien et mal sont harmonisés, fondus à l’ensemble des énergies de l’univers.
d) l’importance du collectif pour soigner le mal individuel : le mal individuel n’est pas perçu comme punition ou incapacité, mais comme un déséquilibre que le rituel peut rétablir.
e) Le rythme (voix de la terre transmise par les tambours) contribue à exorciser le mal et à capter des énergies positives. II participe aussi à l’union de l’homme et du monde et révèle leur parfaite solidarité et harmonie[16].
5. Propositions pour une Exu-topie
Exu, médiateur par excellence, est l’Orixá de la sexualité, de la procréation et de la fécondité, et a un énorme pouvoir de séduction. Il est le régulateur de l’univers, et une de ses activités consiste à mettre des barrières et tracer les chemins à être suivis.
« Exu est celui qui fait ce qu’il veut, comme il veut, avec qui il veut. Il fait le bien et le mal. Exu, c’est celui qui ‘joue dans les deux équipes sans aucun problème : Asòtuún se òsì láì ni ítijú’. Exu appartient aussi bien à la droite – Orixás – qu’à la gauche – ébora – d’où son bonnet blanc et rouge. Exu transite dans les deux hémisphères de la calebasse de la création, véhiculant son pouvoir dans le groupe des Orixás – les òrìsà-funfun, Obatalá, Òsalufón, Òsaògiyán, Òrisà-oko, Olúwo-fin, Olúorogbo, Orisà Eteko, qui se présentent sous la forme du pouvoir géniteur mâle «sang blanc» – et les éboras – les omo-òrìsà, Ogun, Xango, Ossain, Iansã, etc, constituant le groupe de deux cent irúnmalè de la gauche, la moitié inférieure de la calebasse de la création, dont le pouvoir géniteur est féminin »[17] (texte considéré ici comme témoignage d’un babalorixá). En yoruba, Exu signifie rond, sphérique, mouvement, ce qui nous renvoie à la phénoménologie du rond de Bachelard. Il signifie aussi l’infini. Il est l’élan dynamique de toute vie.
Donc, en accord avec la conception de bien et de mal dans le Candomblé, nous proposons une Exu-topie, relative à un temps tribio (Gilberto Freyre) où présent, passé et futur sont imbriqués et indissociables, et à une vision non dichotomique de l’univers ; ni utopie ni anti-utopie, mais plutôt atopie, soit la capacité de vivre un monde tel qu’il est en le recréant à chaque instant. Pas besoin de créer un univers utopique, puisque celui qui existe est déjà parfait : ce qui doit être fait, c’est agir afin d’assurer son équilibre et sa continuité. Exu ouvre les chemins, quels qu’ils soient.
Bibliographie:
Bachelard, G., L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942
Braga, Corin, « Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-Utopie », www.metabasis.it/articoli/2/2_Braga.pdf
Durand, G., A Imaginação Simbólica, Cultrix, São Paulo, 1988
LUPASCO, S., L’Univers psychique, Denoël Gonthier, Paris, 1979
MAFFESOLI, M., La part du diable: précis de subversion postmoderne, Flammarion, Paris, 2002
PÓVOAS, Ruy, A prática religiosa dos terreiros: sacrifício e manejo de animais silvestres – Intervenção realizada no Simpósio “O simbolismo animal na prática Religiosa afro-brasileira: usos e abusos”, no VII Congresso Internacional sobre Manejo de Fauna Silvestre na Amazônia e América Latina, em Ilhéus, BA, em 5 de setembro de 2006.
Prandi, Reginaldo, Conceitos de vida e morte no ritual do axexê: Tradição e tendências recentes dos ritos funerários no Candomblé, Texto publicado no livro Faraimará – o caçador traz alegria, organizado por Cléo Martins e Raul Lody. Rio de Janeiro, Pallas, 2000
SODRÉ, Muniz, Jogos extremos do espírito, Rocco Ed., 1994
SOUTY, Jérôme, « Le sacrifice animal dans les religions afro-brésiliennes», in Christiane Falgayrettes-Leveau (éd.), Animal, Editions Dapper, Paris, 2007
Thomas, Nadine, Le rythme dans l’expérience initiatique, Thèse, Universitat Pompeu Fabra, 2007
Vieillard-Baron, Jean-Louis, La spécificité du symbolique dans la sphère religieuse. Revue : Laval théologique et philosophique, Volume 52, numéro 2, juin 1996
Notes
[1] Cf. Corin Braga, « Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-Utopie », www.metabasis.it/articoli/2/2_Braga.pdf.
[3] Le Candomblé est une des religions afro-brésiliennes pratiquées au Brésil mais également dans les pays voisins. Cette religion consiste en un culte des Orixás ; ces divinités du Candomblé, d’origine totémique et familiale, sont associées aux éléments de la nature (eau, terre, forêt, feu, éclair, air, etc.).
[5] Vilson Caetano de Sousa Junior – Doutor em Antropologia, professor da Escola de Nutrição da UFBa, filho do Terreiro Pilão de Prata.
[7] Pai Sílvio – Roça de Oyà Togun Maxê – Nação Jêje-Nagô – Sítio do Picapau – Paulista – Pernambuco.