Jean-Jacques Wunenburger
Université Jean-Moulin – Lyon 3, France
Le jeu sacré
/ The Sacred Play
Abstract: Human sciences have enabled us to comprehend religion starting from the anthropological experience of the sacred. The emotional and cognitive structure of the sacred is closely related to symbolic imagination, responsible for the creation of myths, and also to “play”, the basis of ritual behavior. In traditional societies, the culminating point in the institution of sacred play was represented by religious rituals. The great plasticity of the concept of the sacred enables us to seize the metamorphoses of religion in contemporary societies. It highlights the secularization of religion in public space, but also its replacement by various substitute forms and behaviours.
Keywords: Religion; the sacred; symbol; ritual; religious play; secularization.
Les théories relatives aux rites et aux mythes sacrés, qui permettent à l’homme d’organiser ses relations avec l’invisible, sont paradoxalement tardives dans l’histoire des idées. Pendant longtemps dominent les spéculations sur la nature divine, son existence et ses attributs et sur la foi religieuse. Sous l’influence des cultures non occidentales et des travaux des sciences humaines (anthropologie, psychologie, etc.) la représentation concrète de l’invisible est devenue un centre d’intérêt privilégié de la modernité, en attirant l’attention sur les techniques corporelles et les langages symboliques qui forment le substrat du religieux.
L’imaginaire religieux
Depuis le siècle des Lumières, la pensée s’est familiarisée avec l’idée que sous les religions instituées, jugées souvent conservatrices voire obscurantistes, se cachait en fait une disposition ancestrale de la nature humaine à sentir la présence d’un absolu, d’un infini, d’un divin. Depuis le dix-neuvième siècle, la pensée romantique comme plus tard la phénoménologie religieuse décrivent cette structure psychique comme lieu de manifestation d’un sacré. Pour Rudolf Otto, par exemple, le sacré se ramène à une catégorie a priori de la sensibilité et de l’esprit humains, le « numineux » (du latin « numinosus »), qui désigne une manifestation transcendante. Il s’exprime par un faisceau de sentiments et de représentations spécifiques, en rapport à la fois avec un sentiment de dépendance, de crainte devant une puissance menaçante et avec une exaltation devant une force majestueuse et fascinante.
La formation de ce sentiment d’un « tout autre » fait l’objet de deux explications opposées mais peut-être complémentaires :
– pour les uns, le « numineux » est surtout induit par des manifestations extérieures de force et de puissance, des « kratophanies » selon l’expression de Mircea Eliade. L’homme serait éveillé au divin par des phénomènes insolites, imprévus ou monstrueux de la nature ou par des comportements atypiques de certains êtres. Ainsi seraient mis à part certaines forces (eau, feu, etc.) ou formes (montagnes, grottes, etc.) cosmologiques ou certains personnages porteurs d‘une qualité surnaturelle, généralement proche de la folie. Le monde environnant est alors perçu comme un mystère et provoque des états de conscience, en rupture profonde avec la conscience du monde visible. La nature servirait cependant moins de source du sacré que de révélateur, d’occasion privilégiée ;
– pour d’autres, le « numineux » résulte surtout de l’expérience culturelle de la transgression des interdits sociaux. Toute société institue des modèles d’action et de pensée (le permis) et en retranche d’autres d’un libre usage (l’interdit). La frustration engendre pourtant le désir de posséder l’objet interdit, séparé. La transgression crée une ambivalence de sentiments de plaisir et de déplaisir, de jouissance et de culpabilité, substrat du sacré. L’objet sacré, constitué par l’interdit humain, est donc à la fois tabou et désirable.
Quelle soit la thèse adoptée, l’expérience du sacré consiste donc à mettre à part quelque réalité visible pour la surcharger d’une puissance surhumaine qui inaugure la sphère du divin. En ce sens la sacralité n’est pas identifiée à partir d’une perception sensible subjective, mais à travers une connaissance de type symbolique, capable de faire d’une forme (un arbre) un signe qui renvoie à une chaîne de significations figurées (jeunesse, vie, immortalité, etc.). Pourtant le sacré ne se ramène pas à une expérience de la seule conscience intime et privée. Sous la pression des structures de l’imaginaire qui suscitent des représentations symboliques, probablement semblables chez tous les humains, se met en place, dans toute culture, une socialisation du sacré, un système de reconnaissance commune du sacré. Les mythes constituent ainsi la première élaboration communautaire du sentiment du sacré ; à travers eux le sacré se personnifie, les puissances numineuses s’incarnent dans des récits sur les dieux, dont les scénarios constituent la mémoire religieuse d’une société. Par delà la variété des généalogies et des panthéons des dieux (animisme, polythéisme, monothéisme), ces hiéro-histoires permettent toujours de doubler l’existence humaine par celle d’êtres supra-sensibles, avec lesquels l’homme tente d’entrer en contact pour capter leur puissance (par le moyen de sacrifice, d’offrande, de prière, etc.).La relation au monde réel dépend donc d’une relation avec un monde imaginaire, sur-réel, mais qui est porteur de valeurs essentielles pour la vie quotidienne, et de réponse aux énigmes fondamentales de la vie (naissance, mort). L’univers de dieux incarne les modèles exemplaires du monde des hommes, indéfiniment répétés, partagés et transmis par l’intermédiaire des rites sacrés.
Le jeu cultuel
L’imaginaire hiérophanique et la sensibilité numineuse ne se réduisent pas une simple poétique du monde. L’homme a toujours matérialisé l’imaginaire du sacré dans des comportements. Les gestes et les actions sacrées constituent des phénomènes aussi réels, aussi essentiels que les attitudes du travail, de l’art ou de la guerre. Les croyances religieuses prennent « corps » à tous les sens du terme. L’incarnation du sacré repose sur une étroite relation entre le plan physique et la sphère psychique. Traditionnellement, l’homme n’a pas connu de coupure entre le sensible et l’intelligible, entre le sensoriel et l’intellectuel ; le corps passe pour un moyen d’expression immédiat de la vie intérieure. Non seulement certaines parties du corps (tête, œil, main, sexe) ont un rapport analogique avec les formes sacrées du monde (analogie entre microcosme et macrocosme), mais surtout certains vécus corporels (postures, mouvements) sont particulièrement aptes à traduire la puissance sacrée, à rendre visible le divin, à activer sa représentation. Les émotions provoquées par l’intensification de certains états psychiques (jeûne, ivresse, orgasme) favorisent l’impression de présence des dieux, de participation à l’invisible. Si toutes les excitations corporelles n’ouvrent pas l’esprit au sacré, beaucoup d’entre elles deviennent des voies privilégiées (transe, possession, visions sous hallucinogènes, etc.) On a même pu soutenir, avec G. Durand, que les grands schèmes réflexes du corps (posturaux, digestifs, sexuels) constituent le soubassement de l’imaginaire, de telle sorte, par exemple, que les valeurs prédominantes liées aux réflexes de chute et la station verticale ne sont peut-être pas étrangères à la localisation du divin dans les hauteurs célestes.
Cette médiation du corps repose cependant sur la distinction entre deux sortes de conduites. La plupart des attitudes de notre corps sont en effet dictées par l’accomplissement d’activités utilitaires et vitales, dans lesquelles un outil, par exemple, impose au corps un ordre réglé de gestes. Au contraire, dans certaines circonstances, les positions et les mouvements du corps ne sont plus déterminés par les propriétés des choses ou les finalités pragmatiques de la vie, mais suivent des représentations libres et symboliques de l’agent ; tel est le jeu qui permet de produire des séquences de geste figuratifs, même en l’absence de l’objet imité et peut exprimer d’innombrables sens seconds. Un enfant, par exemple, peut imiter les gestes d’un héros imaginaire, de même qu’il peut se servir d’un objet particulier (un bâton comme substitut d’un cheval). L’action ludique constitue donc un moyen pour manipuler symboliquement des formes chargées de puissance et de sens, et donc pour représenter aussi des histoires sacrées.
Cette mise en relation du jeu et du sacré peut paraître paradoxale. Certains récusent cette aptitude du jeu dans la mesure où la tension psychique du sacré, faite d’angoisse et d’exaltation, serait incompatible avec les dispositions oniriques et sécurisantes du jeu. L’histoire comparée des religions atteste pourtant que la dramatisation ludique (du latin « ludus », jeu) a toujours été mise au service du sacré. Non que le jeu soit par lui-même sacré, mais il possède la dynamique nécessaire à la représentation incorporée du sacré. On a même pu soutenir que les jeux sociaux à règles (jeu de balle amérindien, corrida méditerranéenne, etc.) tenus apparemment pour profanes et récréatifs, dérivent tous plus ou moins, comme l’a suggéré J. Huizinga, de jeux liturgiques. Même le théâtre dérive d’archaïques rituels religieux, la tragédie grecque en particulier, dont l’origine dionysiaque est explicite.
Le jeu n’accède à un statut religieux que s’il échappe à l’improvisation et à l’arbitraire, c’est-à-dire devient rite. Le jeu cultuel n’est pas gratuit ni libre : son déroulement est motivé par le mythe, réglé par les traditions communes à un groupe, qui permettent précisément sa représentation semblable en d’autres lieux et à d’autres moments. La répétition rituelle n’exprime pas seulement le passage de l’expérience à l’institution, mais elle correspond aussi à de profondes motivations psychiques ; répéter une action ne permet pas seulement de rendre l’esprit disponible en lui évitant de choisir l’enchaînement des gestes et paroles, mais sert surtout à exorciser l’angoisse latente, qu’elle soit celle, décrite par S. Freud, de l’enfant en proie à l’angoisse de la séparation d’avec sa mère, ou celle de l’adulte placé devant la puissance sacrée.
Cette répétition rituelle de gestes et paroles sacrées ne doit cependant pas être assimilée à un simple déroulement d’automatismes. Le jeu sacré s’apparente plutôt eu jeu théâtral : il requiert toujours une intelligence créatrice des rôles, un don de soi, qui expliquent que deux jeux mimétiques ne soient jamais identiques. Historiquement d’ailleurs, la fidélité à la tradition dans l’accomplissement des rites sacrés n’a jamais été antinomique avec une marge d’indétermination, une part même de re-création, apparentant ainsi tout rite religieux à une sorte de réalisation esthétique, d’œuvre d’art même, comme en témoignerait la danse sacrée, dans laquelle se mêlent étroitement répétition et innovation. Mais ce jeu cultuel, comme toute théâtralisation, suppose une conscience éveillée et non hallucinée, autrement dit implique que le joueur sache que ce n’est qu’un jeu maintenu dans des limites spatio-temporelles. L’intensité du jeu, qui repose sur une croyance (la foi) n’est cependant pas incompatible avec une certaine duplicité, qui permet précisément de ne pas confondre action utilitaire profane et action symbolique. Le jeu liturgique consiste donc en une sorte de simulation hiérophanique, qui doit être suffisamment animée pour permettre une identification ou une projection, mais sans tomber dans une sorte d’hypnose ou de régression psychique.
La typologie des jeux obéit à une panoplie assez invariable d’une culture à l’autre, dans la mesure où la dramaturgie est subordonnée à des règles non arbitraires. On peut ainsi inventorier un ensemble de types ludiques, soit d’après des catégories formelles, comme le fait R. Caillois, qui distingue les jeux d’imitation (« mimicry »), de combat (« agon »), de vertige (« ilinx »), de hasard (« alea »), soit d’après des critères fonctionnels, c’est-à-dire selon le rôle qu’ils jouent dans la liturgie sacrée :
– on peut d’abord isoler les actions qui ont pour fonction de marquer la coupure entre les activités prosaïques et les actions religieuses. Différents rites de passage permettent ainsi d’inaugurer le temps sacré ou de délimiter l’espace de manifestation du divin (purification, épreuve initiatique, répétition de gestes archétypiques). La plupart de ces comportements ne mettent en jeu qu’une partie du corps, qu’une affectivité limitée ;
– la plus grande partie des jeux sacrés a comme fonction de dramatiser le contenu des hiéro-histoires, de réactualiser la vie des dieux. On a recours aussi bien à des jeux mimétiques (mime du chaos à l’origine du monde, d’épisodes de la vie des entités surnaturelles, etc.), ou à des rites agonistiques où l’on ravive par des luttes entre hommes ou animaux les conflits primordiaux, la violence cosmogonique ;
– enfin on distingue des formes ludiques qui permettent surtout de recréer la tension émotionnelle, le potentiel énergétique nécessaires pour entrer en relation avec les puissances divines. Transe ou possession, jeux de vertige ou de hasard deviennent alors des techniques corporelles de circulation et d’activation du sacré.
Ces différents types de jeux sacrés permettent donc d’accéder à d’autres niveaux d’être et de réalité et de mettre fin à la coupure entre les hommes et les dieux, de participer au « tout autre ». Le jeu atteint alors une dimension métaphysique.
Le paroxysme festif
La plupart du temps, les rites sacrés relèvent de spécialistes du sacré, groupés en classe sacerdotale (qui s’étend parfois aussi aux sorciers, shamans, guérisseurs, etc.) Ceux-ci accomplissent les rites par procuration. Les cérémonies religieuses sont avant tout des spectacles au cours desquels se maintient la séparation entre les acteurs du rite et les assistants et les fidèles ; mais, à certains moments, une société autorise une participation collective et unanime au sacré, au pris d’une rupture brutale avec l’existence quotidienne, c’est la fête.
La fête traditionnelle se présente d’abord comme un double phénomène de régénération ; elle assure une sorte de réactivation existentielle de toutes les croyances mythiques d’un groupe, pour inverser la pente de l’oubli. La fête constitue ainsi un moment essentiel de la mémoire collective en tant qu’elle obéit à une nostalgie des origines. En revivant ensemble les grands moments de la vie du monde et des dieux, les hommes en fête opèrent aussi une sorte de recréation du monde, de régénération des forces physiques et psychiques universelles
C’est pourquoi la fête provoque une exaspération de tous les comportements et porte tout à l’excès. La rupture de la fête marque l’entrée dans un temps différent par la libération ou l’inversion des interdits profanes. Le jeu festif est traversé par du désordre et de la violence afin de mimer les gestes fondateurs ou les événements décisifs de la vie des puissances sacrées. En même temps, les jeux de vertige, de hasard ou de combat provoquent des situations frénétiques ou extatiques, qui sont autant de témoignages de la participation des dieux à leur célébration par les hommes (orgie, beuverie, cris, festins, etc.)
Le scénario festif s’articule généralement autour de deux rites privilégiés, la danse masquée et le sacrifice. Dans les danses masquées, hiératiques ou extatiques, le danseur s’identifie à la puissance invisible par son masque et atteint des états de tension physique et psychique, qui rendent possibles la dépossession de soi et la possession par l’image du dieu. Dans le sacrifice, la communauté fait don à la divinité d’un de ses membres (remplacé la plupart du temps par un animal ou un aliment) qui devient victime consacrée, et dont l’incorporation au cours d’un repas rituel permet de s’approprier la puissance sacrée pour en retirer fécondité, force, succès, etc.
Néanmoins l’excès festif reste profondément réglé, de sorte que le désordre est contenu dans des limites instituées. D’une part, la violence demeure canalisée par le scénario des différents jeux ; c’est ainsi que le rituel comprend parfois n personnage incarnant le paroxysme d’inversion ou de dérision de l’ordre social (bouffon, trickster, clown, etc.) mais dont l’action provocatrice est d’autant plus efficace qu’elle est déléguée à lui seul. Par ailleurs, la fête obéit à des contraintes spatio-temporelles religieuses. Le jeu de la fête se déroule toujours en un lieu sacré, délimité et associé à un événement hiérophanique. Elle prend place aussi dans un calendrier religieux, qui permet de mettre le jour de fête en résonance avec d’autres événements cosmologiques (f^tes de solstice d’hiver ou d’été, nouvel an etc.), et qui d’autre part limite la durée même de l’explosion d’anomie, assurant ainsi le retour au quotidien.
La fête témoigne d’ailleurs de la fonction complexe du sacré, qui se mêle étroitement à toutes les institutions et sphères d’une société. C’est ainsi que la fête assure une sorte de régulation symbolique de la violence, de la production économique et de la cohésion sociale :
– l’agressivité , l’égoïsme, les rivalités concernant les biens ou le prestige suscitent en tout groupe des formes de violence, généralement prohibées ou inhibées par des interdits juridiques ou moraux. Comme en témoignent toutes les mythologies qui comportent des mythes fondateurs meurtriers (meurtre du père par le fils ou du frère par un jumeau), la pensée traditionnelle, plutôt que de vouloir rationaliser la violence, préfère la canaliser symboliquement. On peut ainsi soutenir, comme R. Girard, que le rite sacrificiel et la fête en général constituent des procédés d’expression de la violence intra-sociale, projetée hors du groupe sur la victime sacrificielle pendant un court laps de temps, pour lui donner satisfaction, avant que cette violence ne soit à nouveau tenue pour sacrilège, afin que chacun y renonce dans le quotidien. De manière générale, la fête semble bien jouer un rôle de libération de l’énergie corporelle et des désirs, qui déchargés de leur pression, s’accommodent plus aisément des privations et contraintes quotidiennes.
– de même, la fête apparaît comme un moment culminant du processus économique traditionnel. Alors que la disparition des fêtes sacrées s’accompagne aujourd’hui de la valorisation des seules taches de production, auxquelles s’opposent des conduites exacerbées de consommation, l’institution traditionnelle de la fête repose sur une organisation économique où la valeur d’échange comme la productivité n’ont pas le même caractère dominant. La fête incite ainsi un groupe à produire un grand nombre de biens non marchands (nourriture, objets rituels) qui sont dépensés, gaspillés, détruits même d’un seul coup, sans réciprocité, dans l’excès festif. Le travail engendre donc une « consumation » (G. Bataille) des biens et favorise des conduites de don gratuit, de valeur improductive. Par là même, une société qui a communié dans l’ivresse de la dilapidation instantanée se trouve à nouveau reconduite vers l’effort du travail, sans contrainte excessive. Ainsi la sphère économique se voit-elle prise en charge par une sphère symbolique et l’univers des dieux vient modeler les genres de vie ;
– enfin, la fête permet une restructuration de la coexistence sociale. Les fêtes sont les seuls moments où tous les membres d’une société se trouvent en réelle synchronisation de pensée et d’action. En Chine comme chez les Esquimaux, les fêtes saisonnières constituent de grandes périodes de vie communautaire (rassemblement de populations dispersées, intensification des échanges ou de la vie sexuelle, etc.). La fête met fin aux relations codifiées par la division des taches et les hiérarchies et fond tout le monde dans le même élan communiel au service des dieux. Elle favorise également, après cet intervalle d’ »illusion groupale » le retour à l’organisation sécurisante de la vie réglée par les statuts et les rôles.
Déclin ou métamorphose du jeu sacré ?
Cette description des comportements sacrés, visibles encore dans beaucoup de contrées extra-européennes, paraît, par contre, surprenante, comparée aux formes religieuses modernes, inspirées surtout par les grandes religions monothéistes du Livre. Faut-il en conclure que le sacré a régressé ou qu’il a connu des métamorphoses ?
Il importe d’abord de ne pas confondre l’absence de jeux d’excès avec la disparition du sacré. Une certaine anthropologie a souvent hypertrophié le rôle de l’excès dans les phénomènes religieux, à partir de l’observation de certaines sociétés non occidentales où la dynamique des interdits et transgressions est forte. Or le sacré, en tant que médiateur entre le monde visible et l’invisible peut revêtir d’autres formes moins violentes, plus intériorisées. Le sacré de respect ne se confond pas avec le sacré de transgression.
Néanmoins, les trois religions du Livre révélé (judaïsme, christianisme et islam) ont bien opéré un infléchissement du sacré vers la sainteté. On y trouve d’abord un certain nombre de tendances iconoclastes, ramenant toute représentation figurée de Dieu à une idolâtrie païenne. De manière générale, ces religions favorisent un recul de la religiosité émotionnelle, du geste et de la mimique, au profit de la parole et du texte. On y assiste à une certaine épuration de l’imagination symbolique au profit de la pensée directe, de l’herméneutique ou même de la morale, entendue comme soumission de l’homme à la Loi divine. La vie cultuelle ou rituelle change alors de sens : elle consiste de moins en moins en une réactualisation de mythes cosmologiques et de plus en plus en une remémoration d’événements uniques qui ont marqué l’histoire de l’alliance de Dieu et de l’humanité depuis Abraham. La fête n’est plus dramatisation du « Grand temps » des hiérohistoires, mais commémoration de l’histoire sainte. La vie religieuse s’intellectualise, s’intériorise et repose de plus en plus sur le lien personnel du croyant avec son Dieu.
Pourtant le développement théologique de la sainteté n’a pas mis fin aux médiations sacrées. Le christianisme surtout a laissé se développer au long des siècles, une vivante religion populaire qui a intégré en un syncrétisme souvent audacieux, les formes rituelles antérieures (Europe centrale, Amérique latine, etc.). Beaucoup de rites chrétiens (baptême, sainte cène, etc.) se superposent aux structures symboliques d’universels rites sacrés et leur calendrier transcrit l’histoire sainte du Christ dans un registre proche du calendrier païen. Et si les Eglises chrétiennes ont souvent dénoncé le goût pour les spectacles et pour le théâtre, elles ont aussi suscité le merveilleux médiéval des Mystères et intégré des fêtes aux origines et aux formes étrangères (Carnaval, fête de l’arbre de mai, culte des saints, etc.). Les expériences d’acculturation religieuse, en Amérique latine et en Afrique surtout, témoignent également de cette perméabilité du christianisme au sacré traditionnel.
Il reste qu’en l’espace de deux siècles nos sociétés industrielles ont connu des modifications culturelles profondes, se répercutant sur l’expression rituelle du sacré. La société occidentale a d’abord connu une laïcisation croissante de son espace public. Les Eglises ont perdu progressivement le contrôle d’un certain nombre d’institutions (politiques, éducatives, d’assistance sociale), de sorte que les grands moments de la vie sociale (naissance, mariage, mort) se passent en dehors d’une légitimation sacrée. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, se sont développées aussi des mouvements théologiques de démythologisation du religieux, de sécularisation de la foi, préoccupés essentiellement par l’émancipation du religieux à l’égard de toute symbolique sacrée et qui n’ont pas manqué d’entraîner une récession brutale de la vie cléricale et de la célébration liturgique.
Parallèlement, le sacré s’est vu confronté au développement de la rationalité scientifique et technique. La science a progressivement vidé la nature d’un certain mystère, la technique a favorisé le goût d’une domination sur le monde, rendant de plus en plus anachronique le sens du symbolique. L’espace, support des hiérophanies s’est vu soumis au « règne de la quantité », le triomphe de la perspective dans l’art, de la géométrie dans l’urbanisme, du raccourcissement des distances vécues par les modes de transports ont abouti à une uniformisation de l’espace et à un désenchantement du monde. Le temps perd simultanément son enracinement rythmique naturel et devient abstrait et standardisé. Il n’existe plus vraiment de place pour des mythes cosmologiques, plus de temps pour des rites improductifs.
Pourtant cette désacralisation du monde a cédé sa place à de nouvelles formes de resacralisations para-religieuses. Aux hiérophanies cosmiques l’homme moderne a substitué des sacralisations de l’histoire vivante. A la vision cyclique et répétitive, qui se fondait sur le prestige des origines, s’oppose aujourd’hui l’exaltation de l’avenir conçu comme dimension de l’espérance, d’un progrès, voire comme fin de l’histoire par l’avènement d’un monde idéal. Dès lors redevient sacré tout ce qui est porteur de changement, tout ce qui prétend incarner une puissance de progrès : tour à tour le parti ou l’Etat révolutionnaire, la race supérieure, la nation décolonisée, .tel ou tel groupe de minorités ou tel personnage charismatique ont été chargés, au vingtième siècle, d’une toute- puissance numineuse, éveillant des réactions de fascination et de terreur et surtout de véritables cultes idolâtres, donnant forme, selon l’expression de R. Aron à des « religions séculières »
Dans ce contexte, on assiste à une sorte de transfert de l’expérience du sacré et de la fête vers d’autres objectifs. Certes, depuis longtemps, la fête a connu un double déplacement de sa fonction archaïque. D’un côté, elle s’est esthétisée, formalisée, aussi bien dans le spectacle théâtral que dans des rituels civiques (fêtes de cour princières, parades militaires, fêtes révolutionnaires, etc.) ; d’un autre côté, elle s’est confondue avec des expériences de « sacré sauvage » (R. Bastide), de recherche de la déstructuration psychique par les moyens les plus extrêmes (transe musicale, happening, violence armée, etc.).
Par contre, sur la lancée des resacralisations politiques et idéologiques, la fête est apparue comme un instrument de bouleversement social. L’organisation d’une fête, avec ses rassemblements fusionnels et ses rites frénétiques, peut devenir une forme d’activisme socio-politique ; l’atmosphère festive devient une occasion pour constituer de larges convergences d’opinion, plus efficaces que des discours théoriques, en même temps qu’elle permet d’instaurer un désordre provocateur, pour mettre en scène des contre-pouvoirs, pour essayer, pendant un temps, un modèle d’utopie sociale. La contestation sociale (pacifiste, féministe ou homosexuelle, écologique, etc.) se plaît ainsi à multiplier et à réinventer des scénarios festifs. Dans d’autres cas, le jeu festif devient véritablement un modèle de socialité permanente. La convivialité exceptionnelle de la fête, la haute tension imaginaire qui la parcourt, apparaissent comme des styles de vie désirables. Dès lors naissent des micro-communautés laïques ou mystiques, des groupes d’expériences artistiques, qui tous tentent de vivre intensément une vie autre.
Ce tableau de la nature et de l’histoire du jeu sacré témoigne, en fin de compte, de ce que l’homme ne peut jamais organiser son existence uniquement autour de réalités visibles. Le sacré représente précisément une dimension de dépassement de la prose du quotidien, une quête d’un absolu et d‘un invisible. Mais loin de demeurer simple intuition subjective ou une attitude spéculative, le sacré nourrit toutes sortes de comportements spécifiques, concrets et réglés.
Inversement, il apparaît que le sacré est l’objet de défigurations notables chaque fois que se défait l’alliance entre le jeu et le divin. Tantôt la relation à l’invisible s’épure jusqu’à éliminer toute médiation du corps, du geste, de l’émotionnel et devient intériorité indicible et secrète ; tantôt, au contraire, l’exaltation physique s’amplifie au point de faire oublier ce qui la motive, et ce qui lui donne forme. Dans les deux cas, se brise une harmonie immémoriale de l’homme et du cosmos, dont la nostalgie hante toujours pourtant notre monde contemporain.
Ce texte inédit avait été rédigé en 1980 pour une Encyclopédie française sur les religions, mais qui n’a jamais été publiée.