Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Jean Libis
Le bois de laurier ou la dissimulation du sacré
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger has writen a vast work. Its vastness yields to one essential enquiry best encapsulated in the title of one of his books: Philosophie des images. In spite of this, the complexity of the notion of the image itself prompts us to ask ourselves whether Wunenburger’s work privileges a certain type of imaginary. In this respect, the notion of the “sacred” holds a recurrent and hence problematical position. Whereas dominant in his first three books, it features less prominently in later works, somewhat disseminating itself, and taking a back seat. This enquiry sets out to demonstrate that the epiphany of the sacred gravitates around the symbolical image. The hermeneutic of the symbol engenders a logic of the interpretive desire that can be conjugated ad infinitum. At the same time, the author never ceases to denounce all contemporary hysterias which defile sacredness, especially by way of the horizontal projection of utopias or of the invasion of the televisual. As to the exact articulations of the sacred and the religious, they form the object of future enquiry.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Image; Symbol; Hermeneutics; Utopia; Profanation.
Tant par les ouvrages publiés que par la profusion de ses articles, l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger occupe une vaste surface. Dans la mesure où celle-ci constitue un véritable engagement en faveur de l’imagination et de l’imaginaire, on peut dire qu’elle présente une indiscutable homogénéité. Même dans les études qui semblent s’éloigner de son centre de gravité, comme dans les ouvrages sur Freud ou sur la télévision, la relation à l’image reste prégnante : elle sous-tend et structure la distribution du savoir. Seul l’ouvrage intitulé Questions d’éthique peut sembler quelque peu périphérique et pourrait relever d’une occurrence particulière.
La particularité des études wunenburgeriennes est qu’elles déploient une vaste culture anthropologique. De telle sorte que le matériau de référence est omniprésent, et que le travail de l’auteur est souvent et d’abord un travail de classification, de mise en ordre et d’organisation. Cela est patent notamment dans les livres directement consacrés à l’image et plus particulièrement dans ce livre central qui s’intitule Philosophie des images. Ce travail organisateur est d’autant plus nécessaire que la notion d’image est a priori d’une redoutable complexité.
Une question se pose alors. Dans ce vaste réseau pas toujours homogène qu’est le tissu de l’imaginaire, l’auteur entretient-t-il une relation privilégiée avec un certain type d’images, voire avec tel ou tel étage de l’imaginaire ? En d’autres termes : peut-on déceler dans son parcours une ontologie privilégiée de l’image ? À cet égard, il nous a semblé que la dimension du sacré pouvait constituer chez lui un fil conducteur cohérent. Toutefois une telle affirmation se doit de rester prudente : d’une part il y aurait chez l’auteur la possibilité de mettre en évidence d’autres émergences privilégies de l’image, l’image artistique notamment ; d’autre part le sacré semble parfois se dissimuler dans la substance même des textes, de sorte qu’il faut aller l’y chercher tout d’abord, afin de l’y décrypter ensuite.
Les trois ouvrages inauguraux
Dans une position initiale, l’ouvrage intitulé La fête, le jeu et le sacré nous invite, par son titre même, à entrer dans le débat. C’est en partant d’une interrogation sur le phénomène de la fête archaïque que l’auteur focalise d’emblée son attention sur le sacré qui est profondément consubstantiel à toute société. En effet toute collectivité primitive semble taraudée par une violence intime et une propension à l’excès. La littérature anthropologique est éloquente à cet égard ! La fête apparaît chez l’auteur comme un phénomène limite se situant à la jointure de l’institution sociale et de cette violence fondamentale. De celle-ci, dit Jean-Jacques Wunenburger, on peut avancer provisoirement qu’elle a partie liée avec le sacré. La fête serait donc tout à la fois une des manifestations privilégiées du sacré et sa tentative de socialisation. Tout l’axe de la démonstration va s’inscrire dans cette localisation d’une limite, dont l’évolution au cours du devenir historique montre par ailleurs le déplacement sournois et délétère. En termes clairs : la fête moderne s’étiole parce qu’elle a progressivement perdu le contact avec le sacré. Remarquons simplement que le terme de numineux, emprunté à Rudolf Otto, est souvent utilisé par l’auteur en une acception qui paraît équivalente à celle de sacré. Rarement utilisé dans la langue française, il n’en constitue pas moins un indice précieux lorsqu’il s’agit de comprendre et de saisir la conception wunenburgerienne du sacré. Otto lui-même tend à concevoir dans le numineux le moment originel de l’appréhension du sacré au sein d’une expérience irréductible de dépendance, d’effroi et de ravissement.
En vertu d’une dialectique presque percutante, le livre sur L’Utopie est le diagnostic d’une crise qui infléchit à la fois le sens de l’imaginaire et celui du sacré. Qu’est-ce au fond que l’utopie sinon la volonté de projeter et d’inclure dans le réel le fantasme d’une sacralité entièrement laïcisée ? Les utopistes rêvent à leur insu que les dieux viennent habiter la cité et lui accordent une radieuse protection. Wunenburger se montre d’une grande sévérité envers ces utopies politiques dont l’Histoire positive a montré empiriquement le caractère catastrophique. Pour aller à l’essentiel : « L’utopie est peut-être la plus subtile et malfaisante confiscation de l’imagination, en ce qu’elle l’aplatit dans un régime hybride, en ce qu’elle l’asservit à une domestication de l’histoire »[1]. L’utopie sera encore qualifiée de poison funeste, de tyrannie mentale, de vecteur du totalitarisme. Dans la mesure où elle confond imprudemment la verticalité de l’imaginaire et l’horizontalité de l’histoire, l’utopie soumet la cité à des rêves de sempiternité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réduction, voire d’une mutilation, de l’imaginaire : l’œuvre de Wunenburger reviendra très souvent sur ces processus de l’appauvrissement. Il s’agit aussi d’une confiscation sournoise de la sacralité, comme le montre bien le rapprochement opéré par l’auteur entre l’utopie et la gnose. Tout ce passage est à lire avec attention. À l’instar de la pensée gnostique, prise dans sa plus large généralité, l’utopie se présente comme une foi éclairée par un savoir total. L’histoire du marxisme politique offre d’innombrables aperçus de ce mélange extrêmement dangereux entre l’idée d’une scientificité appliquée au devenir des sociétés et l’idée d’une confiance inébranlable en un avenir assurément radieux. Wunenburger cite à juste titre l’analyse impitoyable que Alain Besançon déploie dans son livre intitulé Les origines intellectuelles du léninisme[2].
Toutefois on ne saurait affirmer que l’étude wunenburgienne de l’utopie nous conduise au cœur du sacré, fût-ce au prix d’un retournement dialectique. Tout au plus y saisit-on la relation intime que l’auteur établit entre une foi politique (qu’il rejette résolument !) et une foi religieuse dépossédée de sa propre conscience de soi (jamais un militant marxiste ne reconnaîtra qu’il est possédé par un sentiment religieux). Et de toute façon la question de la foi religieuse ne se confond nullement avec la nature du sacré. On peut seulement dire ici que le travail de Wunenburger sur l’utopie constitue le moment, négatif, de son exposé sur la fête et le sacré.
L’ouvrage suivant arpente précisément le territoire du Sacré – c’est le titre même de cette publication. S’y déploie d’abord une analyse lexicologique, ainsi que la distinction entre le sacré et le religieux, que nous venons à l’instant de signaler. Puis viennent une phénoménologie des pratiques suivie d’une recension des théories du sacré. C’est seulement vers la fin de l’ouvrage que l’auteur esquisse une orientation philosophique spécifique de la notion du « sacré ». Ayant noté que le retour du sacré est dans l’air du temps, il congédie une nouvelle fois la dimension usurpatrice des religions politiques. Et, plus précisément, il profère cette affirmation tout à la fois troublante et symptomatique : « Dans tous les cas l’avenir du sacré dépendra de la capacité de l’homme à se réorienter vers une métahistoire, à re-dimensionner son existence […] »[3].
Cette prise de position doit être pensée comme centrale dans la question qui nous occupe. Il s’agit bien pour Wunenburger de briser les contraintes historicistes et de trouer l’horizontalité temporelle par une dimension de verticalité. Il y a bien ouverture à une transcendance mais pour autant que celle-ci s’enracine d’abord, et nous le verrons plus clairement ensuite, dans une dimension d’immanence. C’est ce que pourrait laisser entendre une curieuse affirmation qui suit immédiatement l’affirmation précédente : « Quoi qu’il en soit, l’avenir du sacré appartient à l’homme seul […] ». Si l’on prend en considération cette prise de position philosophique, et il n’y a pas de raison de ne pas le faire, c’est dans la disposition humaine, dans sa constitution transcendantale, qu’il faut chercher les racines mêmes du sacré.
La prééminence de la fonction symbolique
Le principe énoncé précédemment va se vérifier abondamment dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger, et tout particulièrement dans la place, essentielle et récurrente, que l’auteur accorde à la fonction symbolique. Dans son traité de La philosophie des images, que l’on peut dire central, et qui se livre à un rigoureux travail de définition et de classification, l’auteur note in fine que l’image à caractère symbolique occupe dans son espace mental une situation privilégiée : « Nous avons, par petites touches, mais délibérément, donné l’avantage à l’image symbolique, visuelle ou verbale, parce qu’elle ne s’achève jamais »[4]. Pour lui, l’homme est moins un animal raisonnable qu’un carrefour générateur et porteur de symboles.
Cela dit, et avouons-le sans détours, la notion de symbole nous paraît redoutable, d’autant plus qu’elle est elle aussi dans l’air du temps et qu’elle est souvent suremployée sans beaucoup de souci terminologique. Cependant, c’est clairement dans une épistémé dessinée par Carl-Gustav Jung, Gilbert Durand, et Paul Ricœur que Wunenburger utilise la notion de symbole. Au sein du vaste corpus[5] que constitue l’étude du symbolisme on retiendra cette définition de Gilbert Durand, personnalité à laquelle notre auteur reconnaît une dette toute particulière : « (Le symbole apparaît) en tant que signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation »[6]. Approche à laquelle on peut adjoindre cette formule de Paul Ricœur : « Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique »[7].
Cette idée d’une inadéquation fascine visiblement Wunenburger. Elle recouvre son affirmation selon laquelle l’image symbolique ne s’achève jamais. Elle implique qu’entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses représentations du monde, subsiste toujours un écart. Toutefois, dans la perspective qui lui est propre, cet écart ne doit pas être considéré comme une défection mais comme la possibilité d’un trop-plein de sens. Ce n’est pas par hasard que les termes de riche et de richesse reviennent volontiers sous la plume de l’auteur dès lors qu’il aborde la question de l’imagination symbolique. S’annonce ici la possibilité d’une ontologie de la densité, par opposition aux ontologies de la défection. On peut alors pressentir que la question du sacré vient s’articuler sur cet inépuisable emboîtement de significations. Le symbole est toujours au-delà de lui-même et, comme tel, il est une invitation à une interprétation toujours renouvelée. De ce point de vue il est parfaitement l’analogon d’un objet ou d’un rite sacré. Il autorise et requiert, comme le dit la conclusion de la Philosophie des images, « une approche sans fin »[8]. Il contient quelque part en lui-même le lien d’une infinitude, qui est d’abord et avant tout la négation renouvelée de toute finitude. C’est pourquoi, et sans jeu de mots abusif, il mérite d’être pensé comme une in-finitude. Cela ne sera pas sans conséquence.
De plus il est remarquable que le sacré ne peut se penser qu’en tant qu’il émerge d’un fond indifférencié qu’on peut appeler le profane, comme l’ont expressément souligné un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. Dès lors que le sacré n’est plus saisi sur le mode d’une in-finitude, il est désaisi de lui-même et s’abîme dans le profane. Or il est remarquable que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger soient hantés par le spectre de la profanation bien que le terme ne semble pas fréquent dans son lexique fondamental. Ce qui précisément l’obsède, c’est le mauvais usage de l’imagination et de sa fonction symbolique : très souvent il rappelle qu’il existe une utilisation perverse de l’imagination, dont on a déjà vu l’actualisation dans l’univers des utopies politiques.
Un remarquable exemple de cette perversion nous est offert dans le livre consacré à la télévision. Certes la critique du phénomène télévisuel n’est pas inédite, mais Jean-Jacques Wunenburger lui donne une vigueur et une pertinence particulièrement décapantes. Sans prétendre nous substituer ici aux richesses de ses analyses, on peut en rappeler les grands traits. La boîte télévisuelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon, avec ses jeux d’ombres et ses simulacres. Elle ressemble aussi à un tabernacle, elle prétend rendre visible ce qui est ailleurs, au-delà. Son analogie avec un objet rituel et même religieux est patente : sans oublier les antennes dressées vers le ciel et qui semblent implorer l’attention des dieux ! Pléthore ininterrompue des images, démission des activités du corps, hantise des temps morts, voyeurisme fondamental, possibilité du zapping, éclatement de l’image, égalitarisme illusoire, intrusion du trucage et du canular, vedettariat éhonté : voici quelques-uns des paramètres qui caractérisent un phénomène à ce point envahissant qu’on finit par le croire naturel et que nombre d’intellectuels s’en accommodent bon gré mal gré au prix de sophismes embarrassés. L’auteur y voit « une des plus sournoises illusions de la société contemporaine […] »[9], un processus général d’infantilisation et de domestication. Nous sommes bien dans une sorte de profanation de l’image puisque la fonction symbolique de celle-ci est complètement estompée par sa fonction factuelle et transitoire. En résumé : elle asphyxie la fonction interprétative du sujet regardant. Le problème n’est pas de savoir si cette analyse pèche ou non par excès de pessimisme. Elle est surtout pour nous révélatrice d’une immersion dans le profane, qui dévoile aussi, par une sorte d’inversion des valeurs, ce que Wunenburger perçoit, ou plutôt pressent, de ce qui pourrait constituer la nature du sacré.
Le règne de l’imaginal et le désir de l’herméneutique
À plusieurs reprises, les travaux de Jean-Jacques Wunenburger rencontrent et croisent la notion d’imaginal, que Henry Corbin a forgée à partir de son imposant travail de traduction et de commentaire des corpus de littérature moyen-orientale. Dans un petit livre récent, il fournit une exposition condensée et limpide de cette notion, laquelle me paraît à bien des égards problématique[10]. L’imaginal désigne un mode de représentations imagées, autonomes, situées à mi-chemin du sensible et de l’intelligible. On mesure ce que cette conception doit très certainement au platonisme et au néo-platonisme. Et Wunenburger écrit : « Ces représentations désignent des images primordiales, à portée universelle, qui ne dépendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les perçoit, qui y adhère, mais qui s’imposent à son esprit comme des réalités mentales autonomes, des faits noétiques »[11]. L’intérêt d’une telle conception est qu’elle fournit aux images primordiales une véritable assise ontologique, un enracinement fondamental qui les soustrait à tout arbitraire du signe. Bien que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger ne paraissent pas intégrer délibérément l’imaginal dans leur arsenal conceptuel, on peut se risquer à dire que l’auteur semble fasciné par lui. Somme toute, l’imaginal incarnerait ce qui fait défaut au monde mouvant et impalpable du numineux : une strate objective et universelle de la sacralité. De même que Platon affirme que les Idées sont des essences divines, de même pourrait-on dire que les images primordiales dont Corbin se fait l’exégète sont des entités sacrées.
Toutefois ce n’est pas, sauf erreur de notre part, sur ce registre de l’imaginal que Wunenburger paraît concentrer toute son attention. C’est bien plutôt à la fonction symbolique de l’image en général qu’il revient de façon résolument récurrente. Ce qui le fascine dans la présence et la structure du symbole, c’est, outre sa richesse intrinsèque, le fait qu’il nous convie à un véritable désir, qu’on pourrait appeler le désir interprétatif et qu’une certaine tendance philosophique subsume sous le terme général d’herméneutique. Toutefois ce désir n’est pas déductible d’un quelconque principe de raison : il fonctionne à la manière d’un tropisme et met en jeu une émotion spécifique. C’est en ce sens qu’il s’apparente de quelque façon au sacré. Il est toujours déjà là, et nous confronte à la quête du sens, toujours différée et renvoyée au-delà d’elle-même. Le symbole fonctionne dans l’in-finitude et renvoie ipso facto à la « finitude humaine ». Il est donc désir d’accomplissement et perpétuelle réactualisation de celui-ci. À moins qu’on ne puisse parler de perpétuelle déception, mais l’auteur n’accepterait sûrement pas une telle manière d’appréhender les choses.
En tout cas le désir est fortement prégnant dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. Ce n’est pas par hasard que son mémoire de maîtrise porte sur les limites de la dialectique platonicienne et qu’un passage de ce travail s’intéresse aux relations de la dialectique et de l’érotique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si un livre majeur de l’auteur porte sur Sigmund Freud, dont la Traumdeutung, l’interprétation des rêves, constitue une voie royale dans le dispositif conceptuel du fondateur de la psychanalyse. On pourrait alors risquer – c’est un risque – un double rapprochement : le monde imaginal selon Henry Corbin pourrait apparaître comme une réinterprétation du platonisme. Et l’univers du freudisme pourrait apparaître comme la version moderne et laïcisée de la sacralité primitive telle qu’elle se dessine notamment dans l’interprétation des rêves et à travers le scénario audacieux mis en place dans Totem et tabou.
Ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques Wunenburger refuse tout réductionnisme qui prétendrait réaliser le désir dans la cité et liquider ainsi l’inquiétude fondamentale qui habite la conscience symbolique. À cet égard nous avons déjà souligné que les utopies politiques constituent pour lui une cible fondamentale. Mais aussi les utopies scientifiques, positivistes, techniques, psychologiques et médicales. C’est en sens qu’il y a une place pour le religieux dans son œuvre, quoique cette notion même soit assez discrète dans la mesure où elle est plutôt relayée par la double référence au domaine du sacré et à celui du symbolisme. Ce qui lui est insupportable, c‘est ce que nous avons appelé la profanation, c’est -à-dire la chute dans la prose béate d’une conscience imbue de son savoir apparent et grisée par ses fantasmes d’émancipation technologique. La conscience occidentale paye le prix d’un rêve faustien dont elle n’a pas encore suffisamment mesuré les effets pervers.
Dans un texte relativement récent, il fustige une fois de plus l’imagination anémiée et repère les dégâts jusque dans les émeutes des banlieues. Il suggère la mise en place d’une « écologie symbolique », ce qui n’est pas peu surprenant au premier abord mais s’inscrit pourtant dans la ligne de pensée de l’auteur. Son exigence, qui peut sembler à première vue un peu abstraite, signifie que le symbole peut et doit aussi se lire dans une relation à ce qu’il faut bien appeler la nature, faute d’un vocable plus adéquat et certainement insuffisant ici. L’attention grandissante que l’auteur témoigne à Gaston Bachelard[12] depuis les années 1995 s’inscrit certainement dans ce regard sans doute davantage tourné vers le monde-autour. Le symbole y reste éminemment présent, mais dans une perspective immanentiste et tellurique. Faut-il y lire l’équivalent d’une évolution possible et qui n’est pas encore achevée ? C’est un beau sujet de discussion possible. C’est en tout cas volontairement que nous n’avons pas abordé frontalement cette question dans la présente étude : elle pourrait faire l’objet d’un autre développement.
Conclusion
Le monde du symbole suscite et entretient un mystérieux désir dont se nourrit l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. La relation de celle-ci au sacré est complexe, à la fois subtilement prégnante et cependant, nous semble-t-il, quelque part incomplètement dévoilée. Elle pourrait évoquer le bois de laurier vénéré par les Anciens, qui montre et dissimule la présence des dieux, et l’entoure de zones d’ombre propres à exciter le goût de l’herméneutique. Dans le tout premier ouvrage de l’auteur, on trouve un passage très révélateur qui pourrait fonctionner comme un fil d’Ariane :
Nous osons maintenir, conforté par le passé des civilisations, confirmé par les aspirations troubles des esprits contemporains, que les hommes ne peuvent vivre sans relation avec un discours symbolique sur leur vécu quotidien, que les représentations religieuses constituent la condition de l’équilibre individuel et collectif de l’homme, qu’elles collaborent à l’auto-régulation de leurs actes et pensées ; mais qu’en même temps le sacré qui fonde aussi bien les intentions que l’institution de la fête n’est pas interchangeable et déformable à l’infini ; qu’il existe par conséquent des formes de faux sacré qui se profilent dans de nombreuses cultures et qui sont le signal d’une perturbation de l’espace mental de l’homme[13].
Texte essentiel en effet, qui nous autorise à esquisser des réponses tout en laissant ouvertes des questions. Si l’éminence du discours symbolique est le centre de gravité de la pensée de Wunenburger, au point qu’il connote avec lui toute la complexité de la notion de sacralité, en revanche on ne peut pas ignorer que l’idée même de religion instituée semble se raréfier au fur et à mesure que s’achemine cette œuvre. Ce qui invite à la penser davantage sous le signe de l’expérience du numineux plutôt que sous celui des institutions religieuses. On peut en même temps se demander si les animismes et les polythéismes n’y seraient pas implicitement privilégiés par rapport aux monothéismes : cela, toutefois, resterait à préciser. Enfin il est troublant et sans doute symptomatique que l’œuvre de Bachelard devienne toujours davantage ce en quoi Wunenburger donne satisfaction à la pulsion symbolique de l’homme et à son désir herméneutique. Est-ce à dire que l’immanence y prenne le pas sur la transcendance, malgré l’intérêt que l’auteur accorde à la notion d’ « imaginal », et malgré son point d’ancrage dans le platonisme ? Si nous avons risqué l’image du bois de laurier, c’est qu’elle se réfère aussi bien à une forme de la sacralité antique qu’à une préoccupation typiquement bachelardienne : celle de la sur-présence imaginaire et symbolique, d’un complexe végétal.
Enfin une bonne partie de cette œuvre s’emploie à dénoncer les tendances perverses de l’imagination et ses dégradations vers les effervescences du profane. Il reste à savoir si elle donne à ses lecteurs la possibilité de trouver une ligne de démarcation entre les manifestations vivantes du symbolisme et ses sous-emplois dégradés : cela n’est pas tout à fait sûr, sauf à penser que l’exercice assidu de la pensée herméneutique finit par devenir à lui-même son propre index. Quoi qu’il en soit, la vraie vie des images n’est pas la consécration des idoles.
Notes
[5] Une bonne synthèse, claire et nourrie, est proposée par Jean Chevalier dans son Introduction au Dictionnaire des Symboles, Editions Seghers.
Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Jean Libis
The Crown of Laurels or Hiding the Sacred
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger has writen a vast work. Its vastness yields to one essential enquiry best encapsulated in the title of one of his books: Philosophie des images. In spite of this, the complexity of the notion of the image itself prompts us to ask ourselves whether Wunenburger’s work privileges a certain type of imaginary. In this respect, the notion of the “sacred” holds a recurrent and hence problematical position. Whereas dominant in his first three books, it features less prominently in later works, somewhat disseminating itself, and taking a back seat. This enquiry sets out to demonstrate that the epiphany of the sacred gravitates around the symbolical image. The hermeneutic of the symbol engenders a logic of the interpretive desire that can be conjugated ad infinitum. At the same time, the author never ceases to denounce all contemporary hysterias which defile sacredness, especially by way of the horizontal projection of utopias or of the invasion of the televisual. As to the exact articulations of the sacred and the religious, they form the object of future enquiry.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Image; Symbol; Hermeneutics; Utopia; Profanation.
Tant par les ouvrages publiés que par la profusion de ses articles, l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger occupe une vaste surface. Dans la mesure où celle-ci constitue un véritable engagement en faveur de l’imagination et de l’imaginaire, on peut dire qu’elle présente une indiscutable homogénéité. Même dans les études qui semblent s’éloigner de son centre de gravité, comme dans les ouvrages sur Freud ou sur la télévision, la relation à l’image reste prégnante : elle sous-tend et structure la distribution du savoir. Seul l’ouvrage intitulé Questions d’éthique peut sembler quelque peu périphérique et pourrait relever d’une occurrence particulière.
La particularité des études wunenburgeriennes est qu’elles déploient une vaste culture anthropologique. De telle sorte que le matériau de référence est omniprésent, et que le travail de l’auteur est souvent et d’abord un travail de classification, de mise en ordre et d’organisation. Cela est patent notamment dans les livres directement consacrés à l’image et plus particulièrement dans ce livre central qui s’intitule Philosophie des images. Ce travail organisateur est d’autant plus nécessaire que la notion d’image est a priori d’une redoutable complexité.
Une question se pose alors. Dans ce vaste réseau pas toujours homogène qu’est le tissu de l’imaginaire, l’auteur entretient-t-il une relation privilégiée avec un certain type d’images, voire avec tel ou tel étage de l’imaginaire ? En d’autres termes : peut-on déceler dans son parcours une ontologie privilégiée de l’image ? À cet égard, il nous a semblé que la dimension du sacré pouvait constituer chez lui un fil conducteur cohérent. Toutefois une telle affirmation se doit de rester prudente : d’une part il y aurait chez l’auteur la possibilité de mettre en évidence d’autres émergences privilégies de l’image, l’image artistique notamment ; d’autre part le sacré semble parfois se dissimuler dans la substance même des textes, de sorte qu’il faut aller l’y chercher tout d’abord, afin de l’y décrypter ensuite.
Les trois ouvrages inauguraux
Dans une position initiale, l’ouvrage intitulé La fête, le jeu et le sacré nous invite, par son titre même, à entrer dans le débat. C’est en partant d’une interrogation sur le phénomène de la fête archaïque que l’auteur focalise d’emblée son attention sur le sacré qui est profondément consubstantiel à toute société. En effet toute collectivité primitive semble taraudée par une violence intime et une propension à l’excès. La littérature anthropologique est éloquente à cet égard ! La fête apparaît chez l’auteur comme un phénomène limite se situant à la jointure de l’institution sociale et de cette violence fondamentale. De celle-ci, dit Jean-Jacques Wunenburger, on peut avancer provisoirement qu’elle a partie liée avec le sacré. La fête serait donc tout à la fois une des manifestations privilégiées du sacré et sa tentative de socialisation. Tout l’axe de la démonstration va s’inscrire dans cette localisation d’une limite, dont l’évolution au cours du devenir historique montre par ailleurs le déplacement sournois et délétère. En termes clairs : la fête moderne s’étiole parce qu’elle a progressivement perdu le contact avec le sacré. Remarquons simplement que le terme de numineux, emprunté à Rudolf Otto, est souvent utilisé par l’auteur en une acception qui paraît équivalente à celle de sacré. Rarement utilisé dans la langue française, il n’en constitue pas moins un indice précieux lorsqu’il s’agit de comprendre et de saisir la conception wunenburgerienne du sacré. Otto lui-même tend à concevoir dans le numineux le moment originel de l’appréhension du sacré au sein d’une expérience irréductible de dépendance, d’effroi et de ravissement.
En vertu d’une dialectique presque percutante, le livre sur L’Utopie est le diagnostic d’une crise qui infléchit à la fois le sens de l’imaginaire et celui du sacré. Qu’est-ce au fond que l’utopie sinon la volonté de projeter et d’inclure dans le réel le fantasme d’une sacralité entièrement laïcisée ? Les utopistes rêvent à leur insu que les dieux viennent habiter la cité et lui accordent une radieuse protection. Wunenburger se montre d’une grande sévérité envers ces utopies politiques dont l’Histoire positive a montré empiriquement le caractère catastrophique. Pour aller à l’essentiel : « L’utopie est peut-être la plus subtile et malfaisante confiscation de l’imagination, en ce qu’elle l’aplatit dans un régime hybride, en ce qu’elle l’asservit à une domestication de l’histoire »[1]. L’utopie sera encore qualifiée de poison funeste, de tyrannie mentale, de vecteur du totalitarisme. Dans la mesure où elle confond imprudemment la verticalité de l’imaginaire et l’horizontalité de l’histoire, l’utopie soumet la cité à des rêves de sempiternité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réduction, voire d’une mutilation, de l’imaginaire : l’œuvre de Wunenburger reviendra très souvent sur ces processus de l’appauvrissement. Il s’agit aussi d’une confiscation sournoise de la sacralité, comme le montre bien le rapprochement opéré par l’auteur entre l’utopie et la gnose. Tout ce passage est à lire avec attention. À l’instar de la pensée gnostique, prise dans sa plus large généralité, l’utopie se présente comme une foi éclairée par un savoir total. L’histoire du marxisme politique offre d’innombrables aperçus de ce mélange extrêmement dangereux entre l’idée d’une scientificité appliquée au devenir des sociétés et l’idée d’une confiance inébranlable en un avenir assurément radieux. Wunenburger cite à juste titre l’analyse impitoyable que Alain Besançon déploie dans son livre intitulé Les origines intellectuelles du léninisme[2].
Toutefois on ne saurait affirmer que l’étude wunenburgienne de l’utopie nous conduise au cœur du sacré, fût-ce au prix d’un retournement dialectique. Tout au plus y saisit-on la relation intime que l’auteur établit entre une foi politique (qu’il rejette résolument !) et une foi religieuse dépossédée de sa propre conscience de soi (jamais un militant marxiste ne reconnaîtra qu’il est possédé par un sentiment religieux). Et de toute façon la question de la foi religieuse ne se confond nullement avec la nature du sacré. On peut seulement dire ici que le travail de Wunenburger sur l’utopie constitue le moment, négatif, de son exposé sur la fête et le sacré.
L’ouvrage suivant arpente précisément le territoire du Sacré – c’est le titre même de cette publication. S’y déploie d’abord une analyse lexicologique, ainsi que la distinction entre le sacré et le religieux, que nous venons à l’instant de signaler. Puis viennent une phénoménologie des pratiques suivie d’une recension des théories du sacré. C’est seulement vers la fin de l’ouvrage que l’auteur esquisse une orientation philosophique spécifique de la notion du « sacré ». Ayant noté que le retour du sacré est dans l’air du temps, il congédie une nouvelle fois la dimension usurpatrice des religions politiques. Et, plus précisément, il profère cette affirmation tout à la fois troublante et symptomatique : « Dans tous les cas l’avenir du sacré dépendra de la capacité de l’homme à se réorienter vers une métahistoire, à re-dimensionner son existence […] »[3].
Cette prise de position doit être pensée comme centrale dans la question qui nous occupe. Il s’agit bien pour Wunenburger de briser les contraintes historicistes et de trouer l’horizontalité temporelle par une dimension de verticalité. Il y a bien ouverture à une transcendance mais pour autant que celle-ci s’enracine d’abord, et nous le verrons plus clairement ensuite, dans une dimension d’immanence. C’est ce que pourrait laisser entendre une curieuse affirmation qui suit immédiatement l’affirmation précédente : « Quoi qu’il en soit, l’avenir du sacré appartient à l’homme seul […] ». Si l’on prend en considération cette prise de position philosophique, et il n’y a pas de raison de ne pas le faire, c’est dans la disposition humaine, dans sa constitution transcendantale, qu’il faut chercher les racines mêmes du sacré.
La prééminence de la fonction symbolique
Le principe énoncé précédemment va se vérifier abondamment dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger, et tout particulièrement dans la place, essentielle et récurrente, que l’auteur accorde à la fonction symbolique. Dans son traité de La philosophie des images, que l’on peut dire central, et qui se livre à un rigoureux travail de définition et de classification, l’auteur note in fine que l’image à caractère symbolique occupe dans son espace mental une situation privilégiée : « Nous avons, par petites touches, mais délibérément, donné l’avantage à l’image symbolique, visuelle ou verbale, parce qu’elle ne s’achève jamais »[4]. Pour lui, l’homme est moins un animal raisonnable qu’un carrefour générateur et porteur de symboles.
Cela dit, et avouons-le sans détours, la notion de symbole nous paraît redoutable, d’autant plus qu’elle est elle aussi dans l’air du temps et qu’elle est souvent suremployée sans beaucoup de souci terminologique. Cependant, c’est clairement dans une épistémé dessinée par Carl-Gustav Jung, Gilbert Durand, et Paul Ricœur que Wunenburger utilise la notion de symbole. Au sein du vaste corpus[5] que constitue l’étude du symbolisme on retiendra cette définition de Gilbert Durand, personnalité à laquelle notre auteur reconnaît une dette toute particulière : « (Le symbole apparaît) en tant que signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation »[6]. Approche à laquelle on peut adjoindre cette formule de Paul Ricœur : « Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique »[7].
Cette idée d’une inadéquation fascine visiblement Wunenburger. Elle recouvre son affirmation selon laquelle l’image symbolique ne s’achève jamais. Elle implique qu’entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses représentations du monde, subsiste toujours un écart. Toutefois, dans la perspective qui lui est propre, cet écart ne doit pas être considéré comme une défection mais comme la possibilité d’un trop-plein de sens. Ce n’est pas par hasard que les termes de riche et de richesse reviennent volontiers sous la plume de l’auteur dès lors qu’il aborde la question de l’imagination symbolique. S’annonce ici la possibilité d’une ontologie de la densité, par opposition aux ontologies de la défection. On peut alors pressentir que la question du sacré vient s’articuler sur cet inépuisable emboîtement de significations. Le symbole est toujours au-delà de lui-même et, comme tel, il est une invitation à une interprétation toujours renouvelée. De ce point de vue il est parfaitement l’analogon d’un objet ou d’un rite sacré. Il autorise et requiert, comme le dit la conclusion de la Philosophie des images, « une approche sans fin »[8]. Il contient quelque part en lui-même le lien d’une infinitude, qui est d’abord et avant tout la négation renouvelée de toute finitude. C’est pourquoi, et sans jeu de mots abusif, il mérite d’être pensé comme une in-finitude. Cela ne sera pas sans conséquence.
De plus il est remarquable que le sacré ne peut se penser qu’en tant qu’il émerge d’un fond indifférencié qu’on peut appeler le profane, comme l’ont expressément souligné un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. Dès lors que le sacré n’est plus saisi sur le mode d’une in-finitude, il est désaisi de lui-même et s’abîme dans le profane. Or il est remarquable que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger soient hantés par le spectre de la profanation bien que le terme ne semble pas fréquent dans son lexique fondamental. Ce qui précisément l’obsède, c’est le mauvais usage de l’imagination et de sa fonction symbolique : très souvent il rappelle qu’il existe une utilisation perverse de l’imagination, dont on a déjà vu l’actualisation dans l’univers des utopies politiques.
Un remarquable exemple de cette perversion nous est offert dans le livre consacré à la télévision. Certes la critique du phénomène télévisuel n’est pas inédite, mais Jean-Jacques Wunenburger lui donne une vigueur et une pertinence particulièrement décapantes. Sans prétendre nous substituer ici aux richesses de ses analyses, on peut en rappeler les grands traits. La boîte télévisuelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon, avec ses jeux d’ombres et ses simulacres. Elle ressemble aussi à un tabernacle, elle prétend rendre visible ce qui est ailleurs, au-delà. Son analogie avec un objet rituel et même religieux est patente : sans oublier les antennes dressées vers le ciel et qui semblent implorer l’attention des dieux ! Pléthore ininterrompue des images, démission des activités du corps, hantise des temps morts, voyeurisme fondamental, possibilité du zapping, éclatement de l’image, égalitarisme illusoire, intrusion du trucage et du canular, vedettariat éhonté : voici quelques-uns des paramètres qui caractérisent un phénomène à ce point envahissant qu’on finit par le croire naturel et que nombre d’intellectuels s’en accommodent bon gré mal gré au prix de sophismes embarrassés. L’auteur y voit « une des plus sournoises illusions de la société contemporaine […] »[9], un processus général d’infantilisation et de domestication. Nous sommes bien dans une sorte de profanation de l’image puisque la fonction symbolique de celle-ci est complètement estompée par sa fonction factuelle et transitoire. En résumé : elle asphyxie la fonction interprétative du sujet regardant. Le problème n’est pas de savoir si cette analyse pèche ou non par excès de pessimisme. Elle est surtout pour nous révélatrice d’une immersion dans le profane, qui dévoile aussi, par une sorte d’inversion des valeurs, ce que Wunenburger perçoit, ou plutôt pressent, de ce qui pourrait constituer la nature du sacré.
Le règne de l’imaginal et le désir de l’herméneutique
À plusieurs reprises, les travaux de Jean-Jacques Wunenburger rencontrent et croisent la notion d’imaginal, que Henry Corbin a forgée à partir de son imposant travail de traduction et de commentaire des corpus de littérature moyen-orientale. Dans un petit livre récent, il fournit une exposition condensée et limpide de cette notion, laquelle me paraît à bien des égards problématique[10]. L’imaginal désigne un mode de représentations imagées, autonomes, situées à mi-chemin du sensible et de l’intelligible. On mesure ce que cette conception doit très certainement au platonisme et au néo-platonisme. Et Wunenburger écrit : « Ces représentations désignent des images primordiales, à portée universelle, qui ne dépendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les perçoit, qui y adhère, mais qui s’imposent à son esprit comme des réalités mentales autonomes, des faits noétiques »[11]. L’intérêt d’une telle conception est qu’elle fournit aux images primordiales une véritable assise ontologique, un enracinement fondamental qui les soustrait à tout arbitraire du signe. Bien que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger ne paraissent pas intégrer délibérément l’imaginal dans leur arsenal conceptuel, on peut se risquer à dire que l’auteur semble fasciné par lui. Somme toute, l’imaginal incarnerait ce qui fait défaut au monde mouvant et impalpable du numineux : une strate objective et universelle de la sacralité. De même que Platon affirme que les Idées sont des essences divines, de même pourrait-on dire que les images primordiales dont Corbin se fait l’exégète sont des entités sacrées.
Toutefois ce n’est pas, sauf erreur de notre part, sur ce registre de l’imaginal que Wunenburger paraît concentrer toute son attention. C’est bien plutôt à la fonction symbolique de l’image en général qu’il revient de façon résolument récurrente. Ce qui le fascine dans la présence et la structure du symbole, c’est, outre sa richesse intrinsèque, le fait qu’il nous convie à un véritable désir, qu’on pourrait appeler le désir interprétatif et qu’une certaine tendance philosophique subsume sous le terme général d’herméneutique. Toutefois ce désir n’est pas déductible d’un quelconque principe de raison : il fonctionne à la manière d’un tropisme et met en jeu une émotion spécifique. C’est en ce sens qu’il s’apparente de quelque façon au sacré. Il est toujours déjà là, et nous confronte à la quête du sens, toujours différée et renvoyée au-delà d’elle-même. Le symbole fonctionne dans l’in-finitude et renvoie ipso facto à la « finitude humaine ». Il est donc désir d’accomplissement et perpétuelle réactualisation de celui-ci. À moins qu’on ne puisse parler de perpétuelle déception, mais l’auteur n’accepterait sûrement pas une telle manière d’appréhender les choses.
En tout cas le désir est fortement prégnant dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. Ce n’est pas par hasard que son mémoire de maîtrise porte sur les limites de la dialectique platonicienne et qu’un passage de ce travail s’intéresse aux relations de la dialectique et de l’érotique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si un livre majeur de l’auteur porte sur Sigmund Freud, dont la Traumdeutung, l’interprétation des rêves, constitue une voie royale dans le dispositif conceptuel du fondateur de la psychanalyse. On pourrait alors risquer – c’est un risque – un double rapprochement : le monde imaginal selon Henry Corbin pourrait apparaître comme une réinterprétation du platonisme. Et l’univers du freudisme pourrait apparaître comme la version moderne et laïcisée de la sacralité primitive telle qu’elle se dessine notamment dans l’interprétation des rêves et à travers le scénario audacieux mis en place dans Totem et tabou.
Ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques Wunenburger refuse tout réductionnisme qui prétendrait réaliser le désir dans la cité et liquider ainsi l’inquiétude fondamentale qui habite la conscience symbolique. À cet égard nous avons déjà souligné que les utopies politiques constituent pour lui une cible fondamentale. Mais aussi les utopies scientifiques, positivistes, techniques, psychologiques et médicales. C’est en sens qu’il y a une place pour le religieux dans son œuvre, quoique cette notion même soit assez discrète dans la mesure où elle est plutôt relayée par la double référence au domaine du sacré et à celui du symbolisme. Ce qui lui est insupportable, c‘est ce que nous avons appelé la profanation, c’est -à-dire la chute dans la prose béate d’une conscience imbue de son savoir apparent et grisée par ses fantasmes d’émancipation technologique. La conscience occidentale paye le prix d’un rêve faustien dont elle n’a pas encore suffisamment mesuré les effets pervers.
Dans un texte relativement récent, il fustige une fois de plus l’imagination anémiée et repère les dégâts jusque dans les émeutes des banlieues. Il suggère la mise en place d’une « écologie symbolique », ce qui n’est pas peu surprenant au premier abord mais s’inscrit pourtant dans la ligne de pensée de l’auteur. Son exigence, qui peut sembler à première vue un peu abstraite, signifie que le symbole peut et doit aussi se lire dans une relation à ce qu’il faut bien appeler la nature, faute d’un vocable plus adéquat et certainement insuffisant ici. L’attention grandissante que l’auteur témoigne à Gaston Bachelard[12] depuis les années 1995 s’inscrit certainement dans ce regard sans doute davantage tourné vers le monde-autour. Le symbole y reste éminemment présent, mais dans une perspective immanentiste et tellurique. Faut-il y lire l’équivalent d’une évolution possible et qui n’est pas encore achevée ? C’est un beau sujet de discussion possible. C’est en tout cas volontairement que nous n’avons pas abordé frontalement cette question dans la présente étude : elle pourrait faire l’objet d’un autre développement.
Conclusion
Le monde du symbole suscite et entretient un mystérieux désir dont se nourrit l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. La relation de celle-ci au sacré est complexe, à la fois subtilement prégnante et cependant, nous semble-t-il, quelque part incomplètement dévoilée. Elle pourrait évoquer le bois de laurier vénéré par les Anciens, qui montre et dissimule la présence des dieux, et l’entoure de zones d’ombre propres à exciter le goût de l’herméneutique. Dans le tout premier ouvrage de l’auteur, on trouve un passage très révélateur qui pourrait fonctionner comme un fil d’Ariane :
Nous osons maintenir, conforté par le passé des civilisations, confirmé par les aspirations troubles des esprits contemporains, que les hommes ne peuvent vivre sans relation avec un discours symbolique sur leur vécu quotidien, que les représentations religieuses constituent la condition de l’équilibre individuel et collectif de l’homme, qu’elles collaborent à l’auto-régulation de leurs actes et pensées ; mais qu’en même temps le sacré qui fonde aussi bien les intentions que l’institution de la fête n’est pas interchangeable et déformable à l’infini ; qu’il existe par conséquent des formes de faux sacré qui se profilent dans de nombreuses cultures et qui sont le signal d’une perturbation de l’espace mental de l’homme[13].
Texte essentiel en effet, qui nous autorise à esquisser des réponses tout en laissant ouvertes des questions. Si l’éminence du discours symbolique est le centre de gravité de la pensée de Wunenburger, au point qu’il connote avec lui toute la complexité de la notion de sacralité, en revanche on ne peut pas ignorer que l’idée même de religion instituée semble se raréfier au fur et à mesure que s’achemine cette œuvre. Ce qui invite à la penser davantage sous le signe de l’expérience du numineux plutôt que sous celui des institutions religieuses. On peut en même temps se demander si les animismes et les polythéismes n’y seraient pas implicitement privilégiés par rapport aux monothéismes : cela, toutefois, resterait à préciser. Enfin il est troublant et sans doute symptomatique que l’œuvre de Bachelard devienne toujours davantage ce en quoi Wunenburger donne satisfaction à la pulsion symbolique de l’homme et à son désir herméneutique. Est-ce à dire que l’immanence y prenne le pas sur la transcendance, malgré l’intérêt que l’auteur accorde à la notion d’ « imaginal », et malgré son point d’ancrage dans le platonisme ? Si nous avons risqué l’image du bois de laurier, c’est qu’elle se réfère aussi bien à une forme de la sacralité antique qu’à une préoccupation typiquement bachelardienne : celle de la sur-présence imaginaire et symbolique, d’un complexe végétal.
Enfin une bonne partie de cette œuvre s’emploie à dénoncer les tendances perverses de l’imagination et ses dégradations vers les effervescences du profane. Il reste à savoir si elle donne à ses lecteurs la possibilité de trouver une ligne de démarcation entre les manifestations vivantes du symbolisme et ses sous-emplois dégradés : cela n’est pas tout à fait sûr, sauf à penser que l’exercice assidu de la pensée herméneutique finit par devenir à lui-même son propre index. Quoi qu’il en soit, la vraie vie des images n’est pas la consécration des idoles.
Notes
[5] Une bonne synthèse, claire et nourrie, est proposée par Jean Chevalier dans son Introduction au Dictionnaire des Symboles, Editions Seghers.