Ion Copoeru
Universite Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
copoeru@hotmail.com
La voix et la honte. De la narration impossible à la possibilité narrative/
The Voice and the Shame. From Impossible Narration to Narrative Possibility
Abstract: Seeing shame as the consciousness of a person who has been rejected by the group to which she belongs, this paper aims at clarifying the experience of shame and its reversal. The two stories being discussed here are setting the marks for a passage from destitution to restitution, from impossible narration to the narrative possibility. Their main idea is that the description of the experience of shame cannot be detached from either the power of self-expression of the persons concerned, or from that of the standing in for (the other) of their peers.
Keywords: Shame; Voice; Exclusion; Destitution; Standing in for (the other).
Les recherches contemporaines sur la honte ont construit cet affect principalement comme relevant de la conscience individuelle qui n’arrive pas à faire face à ses exigences et idéaux ou bien comme une conscience de soi exposée à l’autre. Le fait qu’on se situe inévitablement dans les cadres de la conscience ne doit pourtant pas détourner notre regard d’un autre aspect, qui est néanmoins important : la honte est une forme de conscience de quelqu’un qui a été rejeté ou dégradé par le groupe social dont il fait partie[1]. La honte doit être alors reconnue comme une souffrance, comme un comportement de défense par rapport à l’exclusion sociale et comme une manière de se rapporter aux valeurs du groupe[2]. Plus qu’une réaction émotionnelle, la honte est un affect complexe qui relève de la manière de se rapporter àux autres. À travers elle, l’individu reconnaît les comportements de ses semblables qui sont susceptibles de l’exclure du groupe.
Le point de départ de ma démarche consiste à montrer que la description de l’expérience de la honte demande une attention particulière portée aux agissements des personnes qui se retrouvent dans cette situation et qui « parviennent à s’en sortir », à la sagesse des gens et à leur capacité quotidienne de faire face à la souffrance du rejet et de l’exclusion.
I. Du côté de l’exclusion: la passivité honteuse
En mettant la honte du côté de l’exclusion, je n’ai pas l’intention d’en faire une vérité « objective », figée, mais de la placer à la frontière entre l’« objectif » et le « subjectif », dans une situation éminemment pragmatique dans laquelle la personne potentiellement exclue construit son identité dans l’échange à la fois permanent et guidé par des normes d’action et des sédimentations de sens des interactions passées. La honte fait partie alors d’un processus d’accommodation de l’individu à un environnement normatif qui est loin de lui être favorable. Le concept d’exclusion tel qu’il a été forgé par les sciences sociales a besoin d’un visage affectif, pour ainsi dire, qui puisse mettre en cause la manière dont nous nous rapportons à l’autre et l’autre à nous.
Du point de vue des groupes majoritaires et intégrés (normalisés), l’exclusion est envisagée comme une action de certaines personnes ou de certains groupes dirigée contre d’autres groupes ou personnes qui se retrouvent ainsi en situation d’exclus (démunis, marginalisés, privés de droits, etc.). Par contre, du point de vue des personnes exclues, elle se manifeste plutôt comme une forme d’inaction, une passivité, une « capacité » de subir une injonction ou comme une incapacité de réagir à une injonction. Ce dont on prive les exclus en dernière instance est justement leur pouvoir d’initier l’action et de changer le cours de celle-ci en fonction de leurs « intérêts »[3].
Cependant ce qu’il faut comprendre ici à l’égard des exclus, du fait du caractère impossible pour eux de toute action collective, c’est que l’action individuelle ne peut prendre que la forme de la passivité et du geste de survie, ce qui n’est pas à proprement parler une forme d’action au sens propre du terme, car il lui manque le « caractère public ». Ils sont en effet exclus de la place « publique » et on leur retire le droit de parole « publique ». Leurs vies sont condamnées à se dérouler dans un cadre complètement privé, visent simplement l’aménagement nécessaire de la survie naturelle. Hannah Arendt, dans l’un de ses essais sur la morale et l’éthique, a fait ressortir cette dimension passive de l’exclusion en tant que « situation de ne pas être voulu(e) » qui coûte énormément, en termes psychologiques et sociaux, à l’intégrité personnelle de l’exclu, à son sentiment spontané de l’identité propre[4]. Elle souligne que la réceptivité déstabilisatrice du sentiment social de ne pas être voulu(e) est de loin plus dure et difficile à supporter que la persécution déclarée, qui est un problème politique tout court. Forcé(e) par la société à une passivité démunie de ressources et à une marginalisation honteuse, l’exclu(e) est atteint(e) et blessé(e) dans son identité la plus intime, dans sa dignité d’être.
L’exclusion se révèle ainsi comme étant une injonction plutôt qu’un état de choses ou un donné. Elle se construit au niveau des relations interpersonnelles où interviennent des stratégies d’exclusion. Parmi celles-ci, le discours de culpabilisation a un rôle particulièrement important. Afin qu’ils soient effectifs, ces mécanismes interpersonnels de culpabilisation et, respectivement, de victimisation restent cachés, en estompant ainsi la dimension biographique de tout un chacun au profit d’une approche instrumentale. En d’autres termes, il est reproché aux exclus leur indigne penchant de simplement subir les situations d’exclusion, de ne pas se « défendre » contre les agissements des autres. On leur reproche leur passivité, c’est-à-dire la situation même dans laquelle ils sont poussés par les autres. Afin de contrecarrer les effets des agissements – au niveau matériel ou symbolique – que d’autres leur ont infligé, les personnes concernées doivent mobiliser leurs ressources. Il s’agira en effet de mobilisation des ressources en ce qui suit, mais la question est : de quelles ressources parlons-nous ?
Pour mieux comprendre l’expérience de la honte et de son renversement, il me semble nécessaire d’évoquer deux situations emblématiques qui, dans leur rapport d’opposition entre destitution et restitution, nous laissent entrevoir le passage d’une narration impossible à une possibilité narrative. En même temps, ces évocations me permettent de récupérer la dimension personnelle et biographique qui est intrinsèque au phénomène intégral de la honte et de son renversement.
II. La narration impossible : la destitution
Malgré ses nombreux questionnements, qui prenaient en général la forme de l’auto-interrogation, l’enseignante K. ne parvenait pas à comprendre les raisons pour lesquelles elle n’avait pas obtenu la promotion tellement voulue. Elle a décidé alors de quitter l’enseignement en tant que fonctionnaire de l’Etat roumain afin de trouver un emploi qui lui permettait de s’occuper de plus près tant des membres de sa famille que de ceux de sa communauté rom[5].
De par son contenu et ses agencements dramatiques, une histoire personnelle, surtout quand elle est racontée aux autres, devrait refaire une expérience qui est ressentie comme traumatisante et incomplète.
Je ne comprends pas, me répétait l’enseignante K. Pourtant, j’avais l’impression qu’elle savait très bien de quoi il s’agissait. Sa compréhension du monde des relations humaines était assez profonde pour qu’elle s’en rende compte. Ce qu’elle ne pouvait pas comprendre non plus était le fait que cela lui arrivait à elle, que son être, qu’elle pensait avoir rendu visible aux autres – je pensais que nous sommes des amies -, était nié d’une façon tellement manifeste.
J’étais en quelque sorte pris au piège, moi, enseignant d’une université roumaine. Je sentais que je devais faire le travail d’un thérapeute sans en être un. Un travail douloureux, pour lequel je n’avais ni la qualification, ni la vocation. Pourtant, c’était moi qui lui avais demandé de partager ses expériences, à moi et à ses collègues, afin que nous comprenions mieux les enjeux éthiques dans les organisations, thème de nos débats du moment respectif. J’avais des doutes qu’elle réussisse et j’étais prêt à accepter un autre type de contribution de sa part. En partageant son expérience, comme elle l’a fait ensuite, après une longue hésitation, elle n’avait pas le sentiment de contribuer à l’élargissement de l’expérience des autres. Ce qu’elle visait avec un certain acharnement – on aurait pu à tout moment abandonner cette discussion – était la réunification de son expérience, morcelée par une agression à laquelle elle ne parvenait pas à faire face. Mais les autres étaient là et on ne pouvait pas les éliminer. Je vais vous en parler, mais à vous seul, lançait-elle. Pourtant c’était justement le témoignage public qu’elle voulait.
Car une audience, un public est toujours requis pour que nous puissions nous parler à nous-mêmes.
Cherchait-elle la compassion des autres ? Peut-être. Voulait-elle qu’on l’approuve, qu’on lui dise qu’elle a eu raison de quitter l’enseignement, même si elle était parmi les peu nombreux membres de sa communauté rom qui avaient une éducation supérieure ? Ou bien essayait-elle de parler, de faire entendre sa voix ou de se faire entendre tout simplement?
C’est le besoin de communication qui est, à vrai dire, le premier fait que le témoin, soit-il chercheur ou simple participant, remarque. Il est vrai qu’il s’agit d’un manque, d’une absence (de communication ou, plus précisément, de pouvoir de communication), mais cette absence nous met en situation, nous interpelle et nous lie aux autres participants.
Jacques Derrida s’étonnait dans La Voix et le phénomène que le Husserl de la première Recherche logique pensât qu’il y a une situation – le discours intérieur – où nous ne faisons usage d’aucun langage, nous situant dans l’espace de l’expression pure, de la pleine présence du signifié. Si je ne m’indique rien à moi-même, il n’y a alors nul besoin de communication, argumentait-il. L’inutilité de la communication intérieure proviendrait alors opinait le philosophe français, de « la non-altérité, la non-différence dans l’identité de la présence comme présence à soi »[6].
Ce que Derrida voulait dire était que cette identité à soi, complète et non-différenciée, est intenable.
L’enseignante K. expérimentait de fait ce mode de l’identité et il lui était, à proprement parler, intenable. Sa souffrance était visible, mais elle n’était pas audible. Son corps était secoué par le drame qu’elle avait vécu, mais sa voix restait bloquée dans sa gorge.
Dans son excellente analyse de La Voix et le phénomène, Françoise Dastur attire l’attention que, chez Husserl, l’idée d’une simple identité à soi est pratiquement inconcevable.
Cela signifie – insiste-t-elle – <…> qu’il y a bien une altérité dans la présence à soi du sujet, altérité qui est la condition même de la présence et de la présentation, dans la mesure où seule une conscience non instantanée peut être conscience de quelque chose d’autre qu’elle-même[7].
Il y a donc, tant chez Husserl que chez son successeur hétérodoxe, une relation à la non-présence dans le présent vivant qui constitue toute possibilité d’identité à soi[8]. Dans sa lecture de Husserl, Derrida met l’accent sur le fait que
quand je parle, il appartient à l’essence phénoménologique de cette opération que je m’entende dans le temps que je parle[9].
Derrida avait raison sur ce point que l’expérience de la passivité honteuse nous révèle d’une manière claire qu’il est toujours besoin d’une voix. Le discours intérieur – l’expression pure – ne nous aide pas. Le règne des significations n’est guerre autosuffisant, car elles cherchent à se faire écouter, étant en fait des blessures.
La manière par laquelle l’enseignante K. insistait sur la réalité de ses vécus m’a fait penser à l’un des personnages de J. M. Coetzee – Susan Barton, l’héroïne du roman Foe[10] – qui, d’un côté, cherchait à faire connaître son expérience en tant que naufragée sur l’île de Robinson Crusoé, mais qui, en même temps n’acceptait aucunement le fait que cette expérience puisse être transcrite dans les cadres d’un genre littéraire. D’une façon semblable, l’enseignante K. ressentait que son expérience (celle de l’amitié trahie et de l’humiliation) ne pouvait pas être transcrite en termes de « discrimination ». Si elle l’avait été, cette expérience n’aurait plus été la sienne. Serait-elle devenue ainsi l’expérience de quelqu’un d’autre, celle d’un membre d’un parti politique, d’un mouvement civique ? L’enseignante K. aurait-elle refuse d’être « enrégimentée » ? Une telle expérience, comme celle racontée par l’enseignante, aurait pu aisément être transcrite en termes de combat politique et ensuite intégrée et en quelque sorte « contenue » par une autre histoire, plus large : l’histoire commune du combat de son peuple. Mais c’est exactement dans ce point que le blocage intervient : le passage de l’expérience personnelle vers cette histoire collective d’exclusion n’était pas possible pour K[11].
À travers la honte, l’on peut comprendre que l’exclusion aboutit en fin de compte à une rupture immanente d’identité. L’exclusion se fait rarement d’une manière physique ou objective. Elle est plutôt une donnée (immanente) enchevêtrée nécessairement dans le rapport global de compréhension qu’entretien la personne avec le monde. L’exclusion apparaît ainsi comme une trahison. C’est l’altérité qui est trahie au plus beau moment de sa construction et même à l’insu de celui ou de ceux qui la construisent. L’autre se montre ainsi comme autre et comme rejeté ou à rejeter. Cette logique de l’exclusion explique le travail destituant de la honte. Celui qui subit le trauma du rejet n’est plus exactement le même que celui qui a intégré cet événement dans une narration plus large, qui lui a donné un sens et qui l’a communiqué aux autres, en le faisant ainsi, d’une manière paradoxale, sien.
III. La narration restituée : la suppléance
S’il y est question de destitution, il en est aussi de restitution. Se mettre à sa place ou souffrir avec l’autre, à côté de lui, ne font que préparer le terrain pour un autre geste. On a pu voir dans la première section, quand on a introduit le concept de passivité honteuse, que ce que l’exclusion retire à la personne concernée est sa voix, son pouvoir de communiquer aux autres, tout en la forçant de rester accolée à son identité non-différenciée, destituée et intenable. Mais, témoigner la souffrance de l’autre ne peut pas nous laisser impassibles. Témoigner suppose un faire-l’expérience-de, mais il est en premier lieu un acte de langage, un dire. Plus encore, le témoin de la souffrance non seulement dit ce qu’il a vu et ce qu’il a ressenti, mais il est sujet d’une transformation. Du spectateur il devient alors acteur, se faisant la porte-parole de l’autre, tout en restant lui-même. L’absence de pouvoir qu’il constate chez la personne souffrante suscite en lui le redoublement de son pouvoir. Il prête alors sa voix à l’autre, qui en manque. Ou bien, il se laisse habiter par l’autre, l’autre devient sa voix.
Cette structure de renvoi du souffrant au témoin est ouverte et, par principe, réitérable. Il peut y avoir alors un témoin du témoin et, en fait, c’est celui-ci qui est dans la meilleure position pour nous livrer un discours sur le drame du souffrant. Le témoignage du témoignage nous montre que la réponse au trauma du rejet peut s’enchaîner à l’infini et que, en devenant discours, ses répercussions ne s’estompent pas, mais elles sont reconfigurées et augmentées.
Le roman récent de Laura T. Ilea[12] nous donne une idée de cette structure de renvoi et me permet ensuite de placer le phénomène de la honte dans la dynamique subjective de l’intersubjectivité. En empruntant les mots de Catherine Mavrikakis sur la page Facebook du livre:
C’est à Laura qu’un jour R. raconte son histoire. Celle d’une femme qui aime.
C’est à Laura que R. dit sa douleur. Celle de la perte de son amant.
C’est avec Laura que R. trouve les mots pour «le» dire, lui et pour dire aussi sa honte (je souligne – IC). Oui, R. a aimé un homme promis à une autre, une vierge de son pays et cet homme a choisi celle que ses coutumes ancestrales lui désignaient. De cette histoire, Laura aura fait un livre. Elle se sera mise à la place de R., aura épousé son désespoir et aura tenté de comprendre ce qui s’est noué dans cette passion vouée dès le départ à l’échec[13].
Le roman raconte l’histoire d’amour d’une femme occidentale et d’un homme kabyle. Il s’agit d’une histoire réelle, celle d’une amie de l’écrivaine, mais il s’agit en même temps de la rencontre entre l’écrivaine et une autre femme, une rencontre parlante, pour ainsi dire, car elle a au centre une histoire qui obsédait son amie et qui l’a tellement bouleversée – elle, qui en était l’auditeur, le récepteur – qu’il lui a fallu se substituer à la personne qui l’avait effectivement vécue afin que l’histoire (nous) soit racontée. Dire que Laura T. Ilea s’est mise à la place de R., en faisant siens les vécus douloureux de celle-ci, n’épuise en aucune façon le « sujet » du livre, car celui-ci nous fait voir ses conditions même de possibilité. D’un côté, il s’agit des conditions de possibilité du roman, en faisant signe vers un degré limite du discours romanesque, celui de l’auteur qui se fait simplement porte-parole du personnage, restitué ainsi à soi, dans sa condition d’être parlant. De l’autre côté, il s’agit des conditions pragmatiques de l’impossibilité du discours de l’autre, de la mise en relief de la situation qui empêche l’autre à exercer sa voix. Les deux côtés s’enchevêtrent, car rendre possible le discours de l’autre suppose que celui-ci devienne public, qu’il soit communiqué aux autres, c’est-à-dire qu’il devienne une narration.
Je ne crois pas que l’action des personnages doit être regardée comme « vouée à l’échec », car cela aurait contredit les prémisses de l’action elle-même : qu’elle soit libre et qu’elle vise un horizon de possibilités. L’action est toujours animée par l’idée qu’elle aboutira à quelque chose, même quand l’actant estime que les chances sont réduites ou presque nulles. Ainsi, ce qui traverse cette complexité presque immaîtrisable des significations et des renvois et révèle son essence n’est autre que le geste même, celui de se substituer à l’autre – son amie R. – dans ce sens précis de suppléer l’absence de pouvoir de communication.
À la lumière des sections précédentes, l’on pourrait suspecter que la passivité de R. a un rapport à la honte. En effet, il est plusieurs fois question de cet affect qui, de par sa structure, met en cause la relation avec l’autre. Pour s’habituer à la condition d’amante d’un homme marié, la femme occidentale essaie d’attirer d’autres femmes dans le couple. Il s’agit ici d’une altérité auto-imposée, que la femme se donne la peine d’inventer afin de l’accepter, de la maîtriser. Mais aucun des deux ne peut changer le cours des choses. Cette esquive n’était pas d’ailleurs censée changer quelque chose, mais simplement rendre la réalité supportable. L’échec vient du fait qu’au manque d’action en plan objectif (l’incapacité des deux de changer le cours des choses) correspond rigoureusement une incapacité d’action en plan subjectif. Mais cette incapacité ne lui est qu’en partie propre. La femme a repris de l’homme tant l’incapacité de se soustraire à un cours prédéterminé des événements (au mariage forcé), que son incapacité de parler (il aurait aimé écrire l’histoire de leur passion, mais il ne l’écrira jamais[14]). Elle est éprise de cet homme et de sa passion pour lui, mais sa bouche est fermée. Deux interdits colossaux pèsent sur elle : celui de partager sa vie avec l’homme qu’elle aime et celui d’en parler – ce qui revient en fin de compte à une seule et même chose : l’interdit de vivre.[15]
C’est à ce point que Laura intervient, justement en tant qu’écrivaine[16]. Dans l’histoire que Laura nous raconte, loin d’être inessentielle pour le discours, la voix, le fait de pouvoir prononcer effectivement, apparaît comme le fait fondamental de l’existence. Il n’y a aucune présence à soi immédiate. Le soi rejeté dans la passivité honteuse n’a pas de voix qui puisse matérialiser son appel. Le manque de voix fait en sorte que le soi écrasé par la honte n’ait plus de différence et différenciation par rapport à soi, son pouvoir-être le plus propre lui étant ainsi retiré.
Ecrasée par le rejet des autres plus que par ses exigences et ses idéaux, la subjectivité honteuse exhibe une variété de formes d’impuissance, doublée par une variété de tentatives de la dépasser. Le regard des autres, par exemple, est ressenti comme une agression et, à son tour, la femme s’exerce à poser sur les femmes qui pourraient intéresser son amant « le même regard sans pudeur et imbu d’insolence »[17]. L’ambivalence qui entoure ses gestes est le signe d’une impuissance qu’elle veut dépasser, sans y arriver vraiment :
J’ai tout de suite regretté de lui avoir parlé. Mais il était trop tard. Je ne pouvais plus reculer. C’est elle qui passa à l’attaque. C’est elle qui me dévisagea sans honte. C’est elle qui voulait séduire Amran. Devant moi. Elle n’avait peur de rien. Où diable avait-elle pu apprendre cette insolence ? <…> J’étais irrémédiablement sous son charme. Je me sentais sans défense, humiliée, déconcertée, piégée par cette femelle aux cheveux sombres. Son regard me clouait[18].
Son impuissance va si loin, qu’elle se reconnait « novice » et attend le secours de la part de son aimé, qui est, dans cette situation, au moins en partie, un ennemi.
Son sourire imperceptible me donnait envie de l’embrasser sur place, devant le regard décontenancé d’Amran. Le seul secours que j’attendais pouvait me venir de sa part. Il connaissait les femmes. Moi, j’étais une novice. Je n’avais aucune expérience dans le domaine. Je me sentais perdue. Mais j’essayais de me maîtriser, de peur que mon amant ne se rende compte de ma faiblesse et qu’il me trahisse. Je devais à tout prix jouer mon rôle de femme fatale jusqu’au bout. Sinon, j’allais le perdre.[19]
Le fait de dire qu’elle ne connaît pas les femmes est un fort indice qu’elle ne se connaît elle-même non plus. Elle ne se connaît pas elle-même parce qu’elle n’a jamais agi contre elle, comme le fait un homme. Connaître, c’est l’action, paraît-elle dire. Mais elle n’a jamais occupé cet extérieur d’où elle pourrait agir sur elle et se connaître par la suite. C’est peut-être la raison principale qui la pousse à se lancer dans cette aventure apparemment homosexuelle.
Aussi profonde qu’elle soit, l’impuissance de la femme n’est pas totale. Tout comme elle a le courage de se lancer dans une entreprise sentimentalement dangereuse, comme celle d’une relation à trois, elle peut jouer avec les affects, étant en mesure de les dissimuler.
J’ai remporté alors ma petite, première, victoire. J’ai laissé échapper un cri de surprise quand le coin chiffonné d’une vieille photo du père de mon fils s’est coincé dans le zip de mon sac à main. J’ai joué le flagrant délit; j’ai joué la honte et la surprise. Le lendemain, la photo du mariage n’était plus là. La photo de sa femme et de sa mère, qui s’étaient embrassées dans une union infranchissable, n’était plus sur son iPad, non plus[20].
Pourtant, nos attentes en ce qui concerne le dépassement de l’impuissance ne doivent pas aller trop loin. Au fond, R acquiesce au modèle de pensée de l’homme : « défonce et dégage ». Qu’est-ce qui la pousse à intégrer une vision qui lui est manifestement défavorable ? C’est, encore une fois, la honte, qu’elle cherche à dépasser en l’éprouvant encore une fois. Echapperait-elle à la répétition ?
Je voulais tout accepter, afin de comprendre ce qui, pour une fois, pourrait empêcher un homme de plier bagage et de s’en aller. Je voulais être à l’écoute de ses prémonitions. De ses hontes. De ses peurs. Je voulais lui faire un enfant[21].
Elle veut écouter la honte de l’homme. C’est ainsi – espère-t-elle inconsciemment – qu’elle arrivera à gérer sa honte à elle, la honte qui a été semée profondément dans son identité de femme et dont elle ne peut pas parler.
Je ne lui ai pas dit que ma première et seule grossesse avait failli me coûter la vie. Une femme qui a une grossesse à problèmes est une honte[22].
Nous sommes ici bien loin de la simple émotion, de l’affect de contact, de la prise de position spontanée. Cette honte semble caractériser le soi dans ses rapports à lui et aux autres sur une multitude d’aspects.
Une grossesse à problèmes doit être tenue cachée. Une femme qui a des ovaires tordus est une honte. Une femme qui accepte la péridurale pour l’accouchement est une honte. Une femme qui croise le regard d’un étranger dans la rue est une honte. Une femme qui a des hanches plantureuses est une menace et une honte. Une femme qui oublie sa serviette menstruelle enroulée dans du papier hygiénique dans la salle de bain est une honte. Une femme qui a des désirs est une honte. Une femme qui satisfait son désir est une pute ou une vierge. Entre les deux, il n’y a que la mère ; et la mère de ses enfants[23].
La seule voie d’échapper à la honte serait pour elle le statut sanctifié de la mère, la mère de ses enfants, ce qui lui est refusé.
L’appel et l’écoute, auraient-ils du succès, au moins en principe? La voix de la subjectivité honteuse, relayée par l’ami(e), pourrait-elle faire place de nouveau à la possibilité et à la liberté, serait-elle en mesure d’instaurer la différence dans le soi, le rendant ainsi capable de discours ? Pour que la réponse à ces questions soit affirmative, nous devrions imaginer une voix qui, dans sa réverbération, suscite une mutation d’identité.
En guise de conclusion : la possibilité narrative
Dans le passage de la destitution à la restitution, la honte ouvre l’accès au renversement d’une expérience. Ainsi, l’expérience d’une exposition à un regard qui destitue se transforme en appel et écoute amicale, en impuissance et suppléance restauratrice. On peut identifier, dans cette expérience originale, une tendance à céder au mouvement de pudeur, à la valider en quelque sorte, mais aussi une tendance de la réprimer, de lui répondre, de lui résister et, en fin de compte, de la reconvertir par ré-polarisation de l’affect.
La narration n’est pas seulement un moyen d’accéder à une histoire individuelle, mais aussi de faire ressortir les pouvoirs du sujet, sa capacité de reconstruire son identité effondrée. La narration a cette capacité de faire et défaire des liaisons symboliques et de réactiver la « réalité » subjective immanente du sujet. En thématisant les connexions symboliques et les normes imposées par les autres, la narration crée un espace de la substitution[24], la possibilité et l’effectivité de la suppléance.
La narration de la femme à travers la voix de Laura T. Ilea n’est pas la narration d’une expérience honteuse, mais la narration de la honte elle-même, du phénomène de la honte, ainsi que du refus de ce blocage, tant de la part des « personnages » (l’homme, la femme), que de la part du narrateur et du lecteur potentiel. Nous nous retrouvons tous pris dans cette histoire, unis par le malaise que nous ressentons face à ces tentatives avortées de communication. Faire parler l’autre n’est qu’en apparence un problème insurmontable, car, au fait, il ne s’agit pas alors de le faire parler, mais de tout simplement lui « donner la voix », de ne pas lui refuser son tour à la parole, de faire de la sorte que ses mots soient entendus.
Après les avoir écoutées et racontées, les histoires de K., de R., de son amant kabyle, de son amie Laura et de chacune et chacun d’entre nous, témoins plus ou moins par notre volonté, mais forcément obligé(e)s, nous arrivons à comprendre d’une manière plus profonde les agissements des personnes rejetées et qui « parviennent à s’en sortir » – ou pas. À travers la discussion sur le rôle de la voix dans l’expérience et le renversement de la honte, la relation intersubjective nous apparaît en premier lieu comme une série infinie de renvois mise en mouvement et coordonnée par le geste de se substituer à l’autre afin de suppléer l’absence de son pouvoir. Par l’appel et l’écoute, la voix de la subjectivité honteuse fait place à la possibilité et à la liberté en sauvegardant la différence dans le soi pour le rendant ainsi capable de discours.
Bibliographie
Hannah Arendt, «Réflexions sur Little Rock», dans Responsabilité et jugement, traduit de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 249-272.
J. M. Coetzee, Foe, Penguin Books, 1987.
Ion Copoeru, « Honte, exclusion et vie immanente », in: André Lacroix et de Jean-Jacques Sarfati (dir.), La honte. Philosophie, éthique et psychanalyse, Le Cercle Herméneutique Éditeur, 2014.
Ion Copoeru, « Sens de l’exclusion et renversement catégorial. L’identité ‘tzigane’ et les pratiques professionnelles responsables », dans Divinatio. Studia Culturologica Series, Vol. 34, 2011, Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, Sofia, p. 93-109
Françoise Dastur, « Derrida et la question de la présence : une relecture de La Voix et le phénomène », dans Revue de métaphysique et de morale, 2007/1 (n° 53), p. 5-20.
Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967.
Laura T. Ilea, Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015 (page Facebook “Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur”, créée le 16 octobre 2015, retrouvable à https://www.facebook.com/events/445912532281130/permalink/445912545614462/)
Lucy O’Brien, Shameful Self-Consciousness, 23rd Annual Meeting of the European Society for Philosophy and Psychology. Book of abstracts, 14-17 July 2015, University of Tartu, p. 9. Retrouvé à http://www.uttv.ee/naita?id=22335&keel=eng.
Alfred Schutz, “Equality and the Meaning Structure of the Social World”, in Alfred Schutz, Collected Papers, vol. II. Studies in Social Theory, Martinus Nijhoff, The Hague, 1964, p. 226-273
Notes
[1] Lucy O’Brien, Shameful Self-Consciousness, 23rd Annual Meeting of the European Society for Philosophy and Psychology. Book of abstracts, 14-17 July 2015, University of Tartu, p. 9. Retrouvé à http://www.uttv.ee/naita?id=22335&keel=eng (27 janvier 2016)
[2] Voir ainsi, entre autres, Geoff MacDonald, Mark R. Leary Why, Does Social Exclusion Hurt? The Relationship Between Social and Physical Pain, Psychological Bulletin, 2005, Vol. 131, No. 2, p. 202-223; Vincent de Gaulejac, Honte et pauvreté, Santé mentale au Québec, Volume 14, numéro 2, novembre 1989, p. 128-137 ; Laura Smart Richman and Mark R. Leary, Reactions to Discrimination, Stigmatization, Ostracism, and Other Forms of Interpersonal Rejection. A Multimotive Model, Psychological Review, Vol. 116, No. 2, 2009, p. 365–383.
[3] En prenant les écrits d’Alfred Schutz comme cadre de référence, j’ai décrit ce processus comme un « blocage du processus d’auto-typification » (Ion Copoeru, « Sens de l’exclusion et renversement catégorial. L’identité ‘tzigane’ et les pratiques professionnelles responsables », in Divinatio. Studia Culturologica Series, vol. 34, 2011, Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, Sofia, p. 93-109). En ce qui concerne la théorie de Schutz, qui reste toujours pour moi une référence fondamentale pour une approche phénoménologique des phénomènes liés à l’inégalité, voir Alfred Schutz, « Equality and the Meaning Structure of the Social World », in Alfred Schutz, Collected Papers, vol. II. Studies in Social Theory, Martinus Nijhoff, The Hague, 1964, p. 226-273.
[4] Voir Hannah Arendt, « Réflexions sur Little Rock », in Responsabilité et jugement, trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 249-272.
[5] J’ai décrit ce cas d’une manière plus détaillée dans Ion Copoeru, « Honte, exclusion et vie immanente », in: André Lacroix et de Jean-Jacques Sarfati (dir.), La honte. Philosophie, éthique et psychanalyse, Le Cercle Herméneutique Éditeur, 2014.
[6] Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, p. 65.
[7] Françoise Dastur, « Derrida et la question de la présence : une relecture de La Voix et le phénomène », in Revue de métaphysique et de morale, 2007/1 (n° 53), p. 8.
[8] Se rapporter à La Voix et le phénomène, loc. cit., p. 73. J’ai laissé de côté la discussion sur la temporalité, qui aurait énormément compliqué ma démarche. Non qu’elle ne soit pas importante, tout au contraire, elle est décisive quand il s’agit de re-catégorialiser et de renverser les affects. Pourtant, dans cet article la perspective intersubjective doit prévaler, car il s’agit de mettre en relief la part de l’autre dans la possibilisation à travers la narration de la honte.
[9] Derrida, La Voix…, p. 87.
[10] J. M. Coetzee, Foe, Penguin Books, 1987.
[11] Le fait d’être gitane est une marque que l’on peut voir sur sa peau. Elle demeure gravée dans l’âme de celui qui démontre son incapacité de se construire une identité.
[12] Laura T. Ilea, Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015.
[13]« Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur », page Facebook, créée le 16 octobre 2015, retrouvable à
https://www.facebook.com/events/445912532281130/permalink/445912545614462/ (accédé le 27 janvier 2016).
[14] « Écrire un tel livre me discréditerait aux yeux de tous. Je ne pourrais plus jamais y retourner. Je serais la honte de ma famille». (Ilea, Les femmes…, p. 20)
[15] Qui est celui qui lui interdit de vivre, le roman ne nous le dit pas, car les personnages ne s’en rendent pas compte. Ceci encore fait partie de la structure de la situation honteuse.
[16] En dévoilant cette motivation intime de l’acte d’écrire, elle pointe vers le degré zéro de l’écriture, vers ce niveau quand écrire est plus un geste de la vie pratique qu’un acte situé dans la région des significations.
[17] Ilea, Les femmes…, p. 172.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ilea, Les femmes…, p. 141.
[21] Ilea, Les femmes…, p. 87.
[22] Ibid,
[23] Ilea, Les femmes…, p. 20.
[24] Il y a une ambivalence du terme «substitution» : se substituer à l’autre pour l’annihiler, le contrôler, le dominer ou bien pour l’aider, lui prêter ta force.
Ion Copoeru
Universite Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
copoeru@hotmail.com
La voix et la honte. De la narration impossible à la possibilité narrative/
The Voice and the Shame. From Impossible Narration to Narrative Possibility
Abstract: Seeing shame as the consciousness of a person who has been rejected by the group to which she belongs, this paper aims at clarifying the experience of shame and its reversal. The two stories being discussed here are setting the marks for a passage from destitution to restitution, from impossible narration to the narrative possibility. Their main idea is that the description of the experience of shame cannot be detached from either the power of self-expression of the persons concerned, or from that of the standing in for (the other) of their peers.
Keywords: Shame; Voice; Exclusion; Destitution; Standing in for (the other).
Les recherches contemporaines sur la honte ont construit cet affect principalement comme relevant de la conscience individuelle qui n’arrive pas à faire face à ses exigences et idéaux ou bien comme une conscience de soi exposée à l’autre. Le fait qu’on se situe inévitablement dans les cadres de la conscience ne doit pourtant pas détourner notre regard d’un autre aspect, qui est néanmoins important : la honte est une forme de conscience de quelqu’un qui a été rejeté ou dégradé par le groupe social dont il fait partie[1]. La honte doit être alors reconnue comme une souffrance, comme un comportement de défense par rapport à l’exclusion sociale et comme une manière de se rapporter aux valeurs du groupe[2]. Plus qu’une réaction émotionnelle, la honte est un affect complexe qui relève de la manière de se rapporter àux autres. À travers elle, l’individu reconnaît les comportements de ses semblables qui sont susceptibles de l’exclure du groupe.
Le point de départ de ma démarche consiste à montrer que la description de l’expérience de la honte demande une attention particulière portée aux agissements des personnes qui se retrouvent dans cette situation et qui « parviennent à s’en sortir », à la sagesse des gens et à leur capacité quotidienne de faire face à la souffrance du rejet et de l’exclusion.
I. Du côté de l’exclusion: la passivité honteuse
En mettant la honte du côté de l’exclusion, je n’ai pas l’intention d’en faire une vérité « objective », figée, mais de la placer à la frontière entre l’« objectif » et le « subjectif », dans une situation éminemment pragmatique dans laquelle la personne potentiellement exclue construit son identité dans l’échange à la fois permanent et guidé par des normes d’action et des sédimentations de sens des interactions passées. La honte fait partie alors d’un processus d’accommodation de l’individu à un environnement normatif qui est loin de lui être favorable. Le concept d’exclusion tel qu’il a été forgé par les sciences sociales a besoin d’un visage affectif, pour ainsi dire, qui puisse mettre en cause la manière dont nous nous rapportons à l’autre et l’autre à nous.
Du point de vue des groupes majoritaires et intégrés (normalisés), l’exclusion est envisagée comme une action de certaines personnes ou de certains groupes dirigée contre d’autres groupes ou personnes qui se retrouvent ainsi en situation d’exclus (démunis, marginalisés, privés de droits, etc.). Par contre, du point de vue des personnes exclues, elle se manifeste plutôt comme une forme d’inaction, une passivité, une « capacité » de subir une injonction ou comme une incapacité de réagir à une injonction. Ce dont on prive les exclus en dernière instance est justement leur pouvoir d’initier l’action et de changer le cours de celle-ci en fonction de leurs « intérêts »[3].
Cependant ce qu’il faut comprendre ici à l’égard des exclus, du fait du caractère impossible pour eux de toute action collective, c’est que l’action individuelle ne peut prendre que la forme de la passivité et du geste de survie, ce qui n’est pas à proprement parler une forme d’action au sens propre du terme, car il lui manque le « caractère public ». Ils sont en effet exclus de la place « publique » et on leur retire le droit de parole « publique ». Leurs vies sont condamnées à se dérouler dans un cadre complètement privé, visent simplement l’aménagement nécessaire de la survie naturelle. Hannah Arendt, dans l’un de ses essais sur la morale et l’éthique, a fait ressortir cette dimension passive de l’exclusion en tant que « situation de ne pas être voulu(e) » qui coûte énormément, en termes psychologiques et sociaux, à l’intégrité personnelle de l’exclu, à son sentiment spontané de l’identité propre[4]. Elle souligne que la réceptivité déstabilisatrice du sentiment social de ne pas être voulu(e) est de loin plus dure et difficile à supporter que la persécution déclarée, qui est un problème politique tout court. Forcé(e) par la société à une passivité démunie de ressources et à une marginalisation honteuse, l’exclu(e) est atteint(e) et blessé(e) dans son identité la plus intime, dans sa dignité d’être.
L’exclusion se révèle ainsi comme étant une injonction plutôt qu’un état de choses ou un donné. Elle se construit au niveau des relations interpersonnelles où interviennent des stratégies d’exclusion. Parmi celles-ci, le discours de culpabilisation a un rôle particulièrement important. Afin qu’ils soient effectifs, ces mécanismes interpersonnels de culpabilisation et, respectivement, de victimisation restent cachés, en estompant ainsi la dimension biographique de tout un chacun au profit d’une approche instrumentale. En d’autres termes, il est reproché aux exclus leur indigne penchant de simplement subir les situations d’exclusion, de ne pas se « défendre » contre les agissements des autres. On leur reproche leur passivité, c’est-à-dire la situation même dans laquelle ils sont poussés par les autres. Afin de contrecarrer les effets des agissements – au niveau matériel ou symbolique – que d’autres leur ont infligé, les personnes concernées doivent mobiliser leurs ressources. Il s’agira en effet de mobilisation des ressources en ce qui suit, mais la question est : de quelles ressources parlons-nous ?
Pour mieux comprendre l’expérience de la honte et de son renversement, il me semble nécessaire d’évoquer deux situations emblématiques qui, dans leur rapport d’opposition entre destitution et restitution, nous laissent entrevoir le passage d’une narration impossible à une possibilité narrative. En même temps, ces évocations me permettent de récupérer la dimension personnelle et biographique qui est intrinsèque au phénomène intégral de la honte et de son renversement.
II. La narration impossible : la destitution
Malgré ses nombreux questionnements, qui prenaient en général la forme de l’auto-interrogation, l’enseignante K. ne parvenait pas à comprendre les raisons pour lesquelles elle n’avait pas obtenu la promotion tellement voulue. Elle a décidé alors de quitter l’enseignement en tant que fonctionnaire de l’Etat roumain afin de trouver un emploi qui lui permettait de s’occuper de plus près tant des membres de sa famille que de ceux de sa communauté rom[5].
De par son contenu et ses agencements dramatiques, une histoire personnelle, surtout quand elle est racontée aux autres, devrait refaire une expérience qui est ressentie comme traumatisante et incomplète.
Je ne comprends pas, me répétait l’enseignante K. Pourtant, j’avais l’impression qu’elle savait très bien de quoi il s’agissait. Sa compréhension du monde des relations humaines était assez profonde pour qu’elle s’en rende compte. Ce qu’elle ne pouvait pas comprendre non plus était le fait que cela lui arrivait à elle, que son être, qu’elle pensait avoir rendu visible aux autres – je pensais que nous sommes des amies -, était nié d’une façon tellement manifeste.
J’étais en quelque sorte pris au piège, moi, enseignant d’une université roumaine. Je sentais que je devais faire le travail d’un thérapeute sans en être un. Un travail douloureux, pour lequel je n’avais ni la qualification, ni la vocation. Pourtant, c’était moi qui lui avais demandé de partager ses expériences, à moi et à ses collègues, afin que nous comprenions mieux les enjeux éthiques dans les organisations, thème de nos débats du moment respectif. J’avais des doutes qu’elle réussisse et j’étais prêt à accepter un autre type de contribution de sa part. En partageant son expérience, comme elle l’a fait ensuite, après une longue hésitation, elle n’avait pas le sentiment de contribuer à l’élargissement de l’expérience des autres. Ce qu’elle visait avec un certain acharnement – on aurait pu à tout moment abandonner cette discussion – était la réunification de son expérience, morcelée par une agression à laquelle elle ne parvenait pas à faire face. Mais les autres étaient là et on ne pouvait pas les éliminer. Je vais vous en parler, mais à vous seul, lançait-elle. Pourtant c’était justement le témoignage public qu’elle voulait.
Car une audience, un public est toujours requis pour que nous puissions nous parler à nous-mêmes.
Cherchait-elle la compassion des autres ? Peut-être. Voulait-elle qu’on l’approuve, qu’on lui dise qu’elle a eu raison de quitter l’enseignement, même si elle était parmi les peu nombreux membres de sa communauté rom qui avaient une éducation supérieure ? Ou bien essayait-elle de parler, de faire entendre sa voix ou de se faire entendre tout simplement?
C’est le besoin de communication qui est, à vrai dire, le premier fait que le témoin, soit-il chercheur ou simple participant, remarque. Il est vrai qu’il s’agit d’un manque, d’une absence (de communication ou, plus précisément, de pouvoir de communication), mais cette absence nous met en situation, nous interpelle et nous lie aux autres participants.
Jacques Derrida s’étonnait dans La Voix et le phénomène que le Husserl de la première Recherche logique pensât qu’il y a une situation – le discours intérieur – où nous ne faisons usage d’aucun langage, nous situant dans l’espace de l’expression pure, de la pleine présence du signifié. Si je ne m’indique rien à moi-même, il n’y a alors nul besoin de communication, argumentait-il. L’inutilité de la communication intérieure proviendrait alors opinait le philosophe français, de « la non-altérité, la non-différence dans l’identité de la présence comme présence à soi »[6].
Ce que Derrida voulait dire était que cette identité à soi, complète et non-différenciée, est intenable.
L’enseignante K. expérimentait de fait ce mode de l’identité et il lui était, à proprement parler, intenable. Sa souffrance était visible, mais elle n’était pas audible. Son corps était secoué par le drame qu’elle avait vécu, mais sa voix restait bloquée dans sa gorge.
Dans son excellente analyse de La Voix et le phénomène, Françoise Dastur attire l’attention que, chez Husserl, l’idée d’une simple identité à soi est pratiquement inconcevable.
Cela signifie – insiste-t-elle – <…> qu’il y a bien une altérité dans la présence à soi du sujet, altérité qui est la condition même de la présence et de la présentation, dans la mesure où seule une conscience non instantanée peut être conscience de quelque chose d’autre qu’elle-même[7].
Il y a donc, tant chez Husserl que chez son successeur hétérodoxe, une relation à la non-présence dans le présent vivant qui constitue toute possibilité d’identité à soi[8]. Dans sa lecture de Husserl, Derrida met l’accent sur le fait que
quand je parle, il appartient à l’essence phénoménologique de cette opération que je m’entende dans le temps que je parle[9].
Derrida avait raison sur ce point que l’expérience de la passivité honteuse nous révèle d’une manière claire qu’il est toujours besoin d’une voix. Le discours intérieur – l’expression pure – ne nous aide pas. Le règne des significations n’est guerre autosuffisant, car elles cherchent à se faire écouter, étant en fait des blessures.
La manière par laquelle l’enseignante K. insistait sur la réalité de ses vécus m’a fait penser à l’un des personnages de J. M. Coetzee – Susan Barton, l’héroïne du roman Foe[10] – qui, d’un côté, cherchait à faire connaître son expérience en tant que naufragée sur l’île de Robinson Crusoé, mais qui, en même temps n’acceptait aucunement le fait que cette expérience puisse être transcrite dans les cadres d’un genre littéraire. D’une façon semblable, l’enseignante K. ressentait que son expérience (celle de l’amitié trahie et de l’humiliation) ne pouvait pas être transcrite en termes de « discrimination ». Si elle l’avait été, cette expérience n’aurait plus été la sienne. Serait-elle devenue ainsi l’expérience de quelqu’un d’autre, celle d’un membre d’un parti politique, d’un mouvement civique ? L’enseignante K. aurait-elle refuse d’être « enrégimentée » ? Une telle expérience, comme celle racontée par l’enseignante, aurait pu aisément être transcrite en termes de combat politique et ensuite intégrée et en quelque sorte « contenue » par une autre histoire, plus large : l’histoire commune du combat de son peuple. Mais c’est exactement dans ce point que le blocage intervient : le passage de l’expérience personnelle vers cette histoire collective d’exclusion n’était pas possible pour K[11].
À travers la honte, l’on peut comprendre que l’exclusion aboutit en fin de compte à une rupture immanente d’identité. L’exclusion se fait rarement d’une manière physique ou objective. Elle est plutôt une donnée (immanente) enchevêtrée nécessairement dans le rapport global de compréhension qu’entretien la personne avec le monde. L’exclusion apparaît ainsi comme une trahison. C’est l’altérité qui est trahie au plus beau moment de sa construction et même à l’insu de celui ou de ceux qui la construisent. L’autre se montre ainsi comme autre et comme rejeté ou à rejeter. Cette logique de l’exclusion explique le travail destituant de la honte. Celui qui subit le trauma du rejet n’est plus exactement le même que celui qui a intégré cet événement dans une narration plus large, qui lui a donné un sens et qui l’a communiqué aux autres, en le faisant ainsi, d’une manière paradoxale, sien.
III. La narration restituée : la suppléance
S’il y est question de destitution, il en est aussi de restitution. Se mettre à sa place ou souffrir avec l’autre, à côté de lui, ne font que préparer le terrain pour un autre geste. On a pu voir dans la première section, quand on a introduit le concept de passivité honteuse, que ce que l’exclusion retire à la personne concernée est sa voix, son pouvoir de communiquer aux autres, tout en la forçant de rester accolée à son identité non-différenciée, destituée et intenable. Mais, témoigner la souffrance de l’autre ne peut pas nous laisser impassibles. Témoigner suppose un faire-l’expérience-de, mais il est en premier lieu un acte de langage, un dire. Plus encore, le témoin de la souffrance non seulement dit ce qu’il a vu et ce qu’il a ressenti, mais il est sujet d’une transformation. Du spectateur il devient alors acteur, se faisant la porte-parole de l’autre, tout en restant lui-même. L’absence de pouvoir qu’il constate chez la personne souffrante suscite en lui le redoublement de son pouvoir. Il prête alors sa voix à l’autre, qui en manque. Ou bien, il se laisse habiter par l’autre, l’autre devient sa voix.
Cette structure de renvoi du souffrant au témoin est ouverte et, par principe, réitérable. Il peut y avoir alors un témoin du témoin et, en fait, c’est celui-ci qui est dans la meilleure position pour nous livrer un discours sur le drame du souffrant. Le témoignage du témoignage nous montre que la réponse au trauma du rejet peut s’enchaîner à l’infini et que, en devenant discours, ses répercussions ne s’estompent pas, mais elles sont reconfigurées et augmentées.
Le roman récent de Laura T. Ilea[12] nous donne une idée de cette structure de renvoi et me permet ensuite de placer le phénomène de la honte dans la dynamique subjective de l’intersubjectivité. En empruntant les mots de Catherine Mavrikakis sur la page Facebook du livre:
C’est à Laura qu’un jour R. raconte son histoire. Celle d’une femme qui aime.
C’est à Laura que R. dit sa douleur. Celle de la perte de son amant.
C’est avec Laura que R. trouve les mots pour «le» dire, lui et pour dire aussi sa honte (je souligne – IC). Oui, R. a aimé un homme promis à une autre, une vierge de son pays et cet homme a choisi celle que ses coutumes ancestrales lui désignaient. De cette histoire, Laura aura fait un livre. Elle se sera mise à la place de R., aura épousé son désespoir et aura tenté de comprendre ce qui s’est noué dans cette passion vouée dès le départ à l’échec[13].
Le roman raconte l’histoire d’amour d’une femme occidentale et d’un homme kabyle. Il s’agit d’une histoire réelle, celle d’une amie de l’écrivaine, mais il s’agit en même temps de la rencontre entre l’écrivaine et une autre femme, une rencontre parlante, pour ainsi dire, car elle a au centre une histoire qui obsédait son amie et qui l’a tellement bouleversée – elle, qui en était l’auditeur, le récepteur – qu’il lui a fallu se substituer à la personne qui l’avait effectivement vécue afin que l’histoire (nous) soit racontée. Dire que Laura T. Ilea s’est mise à la place de R., en faisant siens les vécus douloureux de celle-ci, n’épuise en aucune façon le « sujet » du livre, car celui-ci nous fait voir ses conditions même de possibilité. D’un côté, il s’agit des conditions de possibilité du roman, en faisant signe vers un degré limite du discours romanesque, celui de l’auteur qui se fait simplement porte-parole du personnage, restitué ainsi à soi, dans sa condition d’être parlant. De l’autre côté, il s’agit des conditions pragmatiques de l’impossibilité du discours de l’autre, de la mise en relief de la situation qui empêche l’autre à exercer sa voix. Les deux côtés s’enchevêtrent, car rendre possible le discours de l’autre suppose que celui-ci devienne public, qu’il soit communiqué aux autres, c’est-à-dire qu’il devienne une narration.
Je ne crois pas que l’action des personnages doit être regardée comme « vouée à l’échec », car cela aurait contredit les prémisses de l’action elle-même : qu’elle soit libre et qu’elle vise un horizon de possibilités. L’action est toujours animée par l’idée qu’elle aboutira à quelque chose, même quand l’actant estime que les chances sont réduites ou presque nulles. Ainsi, ce qui traverse cette complexité presque immaîtrisable des significations et des renvois et révèle son essence n’est autre que le geste même, celui de se substituer à l’autre – son amie R. – dans ce sens précis de suppléer l’absence de pouvoir de communication.
À la lumière des sections précédentes, l’on pourrait suspecter que la passivité de R. a un rapport à la honte. En effet, il est plusieurs fois question de cet affect qui, de par sa structure, met en cause la relation avec l’autre. Pour s’habituer à la condition d’amante d’un homme marié, la femme occidentale essaie d’attirer d’autres femmes dans le couple. Il s’agit ici d’une altérité auto-imposée, que la femme se donne la peine d’inventer afin de l’accepter, de la maîtriser. Mais aucun des deux ne peut changer le cours des choses. Cette esquive n’était pas d’ailleurs censée changer quelque chose, mais simplement rendre la réalité supportable. L’échec vient du fait qu’au manque d’action en plan objectif (l’incapacité des deux de changer le cours des choses) correspond rigoureusement une incapacité d’action en plan subjectif. Mais cette incapacité ne lui est qu’en partie propre. La femme a repris de l’homme tant l’incapacité de se soustraire à un cours prédéterminé des événements (au mariage forcé), que son incapacité de parler (il aurait aimé écrire l’histoire de leur passion, mais il ne l’écrira jamais[14]). Elle est éprise de cet homme et de sa passion pour lui, mais sa bouche est fermée. Deux interdits colossaux pèsent sur elle : celui de partager sa vie avec l’homme qu’elle aime et celui d’en parler – ce qui revient en fin de compte à une seule et même chose : l’interdit de vivre.[15]
C’est à ce point que Laura intervient, justement en tant qu’écrivaine[16]. Dans l’histoire que Laura nous raconte, loin d’être inessentielle pour le discours, la voix, le fait de pouvoir prononcer effectivement, apparaît comme le fait fondamental de l’existence. Il n’y a aucune présence à soi immédiate. Le soi rejeté dans la passivité honteuse n’a pas de voix qui puisse matérialiser son appel. Le manque de voix fait en sorte que le soi écrasé par la honte n’ait plus de différence et différenciation par rapport à soi, son pouvoir-être le plus propre lui étant ainsi retiré.
Ecrasée par le rejet des autres plus que par ses exigences et ses idéaux, la subjectivité honteuse exhibe une variété de formes d’impuissance, doublée par une variété de tentatives de la dépasser. Le regard des autres, par exemple, est ressenti comme une agression et, à son tour, la femme s’exerce à poser sur les femmes qui pourraient intéresser son amant « le même regard sans pudeur et imbu d’insolence »[17]. L’ambivalence qui entoure ses gestes est le signe d’une impuissance qu’elle veut dépasser, sans y arriver vraiment :
J’ai tout de suite regretté de lui avoir parlé. Mais il était trop tard. Je ne pouvais plus reculer. C’est elle qui passa à l’attaque. C’est elle qui me dévisagea sans honte. C’est elle qui voulait séduire Amran. Devant moi. Elle n’avait peur de rien. Où diable avait-elle pu apprendre cette insolence ? <…> J’étais irrémédiablement sous son charme. Je me sentais sans défense, humiliée, déconcertée, piégée par cette femelle aux cheveux sombres. Son regard me clouait[18].
Son impuissance va si loin, qu’elle se reconnait « novice » et attend le secours de la part de son aimé, qui est, dans cette situation, au moins en partie, un ennemi.
Son sourire imperceptible me donnait envie de l’embrasser sur place, devant le regard décontenancé d’Amran. Le seul secours que j’attendais pouvait me venir de sa part. Il connaissait les femmes. Moi, j’étais une novice. Je n’avais aucune expérience dans le domaine. Je me sentais perdue. Mais j’essayais de me maîtriser, de peur que mon amant ne se rende compte de ma faiblesse et qu’il me trahisse. Je devais à tout prix jouer mon rôle de femme fatale jusqu’au bout. Sinon, j’allais le perdre.[19]
Le fait de dire qu’elle ne connaît pas les femmes est un fort indice qu’elle ne se connaît elle-même non plus. Elle ne se connaît pas elle-même parce qu’elle n’a jamais agi contre elle, comme le fait un homme. Connaître, c’est l’action, paraît-elle dire. Mais elle n’a jamais occupé cet extérieur d’où elle pourrait agir sur elle et se connaître par la suite. C’est peut-être la raison principale qui la pousse à se lancer dans cette aventure apparemment homosexuelle.
Aussi profonde qu’elle soit, l’impuissance de la femme n’est pas totale. Tout comme elle a le courage de se lancer dans une entreprise sentimentalement dangereuse, comme celle d’une relation à trois, elle peut jouer avec les affects, étant en mesure de les dissimuler.
J’ai remporté alors ma petite, première, victoire. J’ai laissé échapper un cri de surprise quand le coin chiffonné d’une vieille photo du père de mon fils s’est coincé dans le zip de mon sac à main. J’ai joué le flagrant délit; j’ai joué la honte et la surprise. Le lendemain, la photo du mariage n’était plus là. La photo de sa femme et de sa mère, qui s’étaient embrassées dans une union infranchissable, n’était plus sur son iPad, non plus[20].
Pourtant, nos attentes en ce qui concerne le dépassement de l’impuissance ne doivent pas aller trop loin. Au fond, R acquiesce au modèle de pensée de l’homme : « défonce et dégage ». Qu’est-ce qui la pousse à intégrer une vision qui lui est manifestement défavorable ? C’est, encore une fois, la honte, qu’elle cherche à dépasser en l’éprouvant encore une fois. Echapperait-elle à la répétition ?
Je voulais tout accepter, afin de comprendre ce qui, pour une fois, pourrait empêcher un homme de plier bagage et de s’en aller. Je voulais être à l’écoute de ses prémonitions. De ses hontes. De ses peurs. Je voulais lui faire un enfant[21].
Elle veut écouter la honte de l’homme. C’est ainsi – espère-t-elle inconsciemment – qu’elle arrivera à gérer sa honte à elle, la honte qui a été semée profondément dans son identité de femme et dont elle ne peut pas parler.
Je ne lui ai pas dit que ma première et seule grossesse avait failli me coûter la vie. Une femme qui a une grossesse à problèmes est une honte[22].
Nous sommes ici bien loin de la simple émotion, de l’affect de contact, de la prise de position spontanée. Cette honte semble caractériser le soi dans ses rapports à lui et aux autres sur une multitude d’aspects.
Une grossesse à problèmes doit être tenue cachée. Une femme qui a des ovaires tordus est une honte. Une femme qui accepte la péridurale pour l’accouchement est une honte. Une femme qui croise le regard d’un étranger dans la rue est une honte. Une femme qui a des hanches plantureuses est une menace et une honte. Une femme qui oublie sa serviette menstruelle enroulée dans du papier hygiénique dans la salle de bain est une honte. Une femme qui a des désirs est une honte. Une femme qui satisfait son désir est une pute ou une vierge. Entre les deux, il n’y a que la mère ; et la mère de ses enfants[23].
La seule voie d’échapper à la honte serait pour elle le statut sanctifié de la mère, la mère de ses enfants, ce qui lui est refusé.
L’appel et l’écoute, auraient-ils du succès, au moins en principe? La voix de la subjectivité honteuse, relayée par l’ami(e), pourrait-elle faire place de nouveau à la possibilité et à la liberté, serait-elle en mesure d’instaurer la différence dans le soi, le rendant ainsi capable de discours ? Pour que la réponse à ces questions soit affirmative, nous devrions imaginer une voix qui, dans sa réverbération, suscite une mutation d’identité.
En guise de conclusion : la possibilité narrative
Dans le passage de la destitution à la restitution, la honte ouvre l’accès au renversement d’une expérience. Ainsi, l’expérience d’une exposition à un regard qui destitue se transforme en appel et écoute amicale, en impuissance et suppléance restauratrice. On peut identifier, dans cette expérience originale, une tendance à céder au mouvement de pudeur, à la valider en quelque sorte, mais aussi une tendance de la réprimer, de lui répondre, de lui résister et, en fin de compte, de la reconvertir par ré-polarisation de l’affect.
La narration n’est pas seulement un moyen d’accéder à une histoire individuelle, mais aussi de faire ressortir les pouvoirs du sujet, sa capacité de reconstruire son identité effondrée. La narration a cette capacité de faire et défaire des liaisons symboliques et de réactiver la « réalité » subjective immanente du sujet. En thématisant les connexions symboliques et les normes imposées par les autres, la narration crée un espace de la substitution[24], la possibilité et l’effectivité de la suppléance.
La narration de la femme à travers la voix de Laura T. Ilea n’est pas la narration d’une expérience honteuse, mais la narration de la honte elle-même, du phénomène de la honte, ainsi que du refus de ce blocage, tant de la part des « personnages » (l’homme, la femme), que de la part du narrateur et du lecteur potentiel. Nous nous retrouvons tous pris dans cette histoire, unis par le malaise que nous ressentons face à ces tentatives avortées de communication. Faire parler l’autre n’est qu’en apparence un problème insurmontable, car, au fait, il ne s’agit pas alors de le faire parler, mais de tout simplement lui « donner la voix », de ne pas lui refuser son tour à la parole, de faire de la sorte que ses mots soient entendus.
Après les avoir écoutées et racontées, les histoires de K., de R., de son amant kabyle, de son amie Laura et de chacune et chacun d’entre nous, témoins plus ou moins par notre volonté, mais forcément obligé(e)s, nous arrivons à comprendre d’une manière plus profonde les agissements des personnes rejetées et qui « parviennent à s’en sortir » – ou pas. À travers la discussion sur le rôle de la voix dans l’expérience et le renversement de la honte, la relation intersubjective nous apparaît en premier lieu comme une série infinie de renvois mise en mouvement et coordonnée par le geste de se substituer à l’autre afin de suppléer l’absence de son pouvoir. Par l’appel et l’écoute, la voix de la subjectivité honteuse fait place à la possibilité et à la liberté en sauvegardant la différence dans le soi pour le rendant ainsi capable de discours.
Bibliographie
Hannah Arendt, «Réflexions sur Little Rock», dans Responsabilité et jugement, traduit de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 249-272.
J. M. Coetzee, Foe, Penguin Books, 1987.
Ion Copoeru, « Honte, exclusion et vie immanente », in: André Lacroix et de Jean-Jacques Sarfati (dir.), La honte. Philosophie, éthique et psychanalyse, Le Cercle Herméneutique Éditeur, 2014.
Ion Copoeru, « Sens de l’exclusion et renversement catégorial. L’identité ‘tzigane’ et les pratiques professionnelles responsables », dans Divinatio. Studia Culturologica Series, Vol. 34, 2011, Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, Sofia, p. 93-109
Françoise Dastur, « Derrida et la question de la présence : une relecture de La Voix et le phénomène », dans Revue de métaphysique et de morale, 2007/1 (n° 53), p. 5-20.
Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967.
Laura T. Ilea, Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015 (page Facebook “Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur”, créée le 16 octobre 2015, retrouvable à https://www.facebook.com/events/445912532281130/permalink/445912545614462/)
Lucy O’Brien, Shameful Self-Consciousness, 23rd Annual Meeting of the European Society for Philosophy and Psychology. Book of abstracts, 14-17 July 2015, University of Tartu, p. 9. Retrouvé à http://www.uttv.ee/naita?id=22335&keel=eng.
Alfred Schutz, “Equality and the Meaning Structure of the Social World”, in Alfred Schutz, Collected Papers, vol. II. Studies in Social Theory, Martinus Nijhoff, The Hague, 1964, p. 226-273
Notes
[1] Lucy O’Brien, Shameful Self-Consciousness, 23rd Annual Meeting of the European Society for Philosophy and Psychology. Book of abstracts, 14-17 July 2015, University of Tartu, p. 9. Retrouvé à http://www.uttv.ee/naita?id=22335&keel=eng (27 janvier 2016)
[2] Voir ainsi, entre autres, Geoff MacDonald, Mark R. Leary Why, Does Social Exclusion Hurt? The Relationship Between Social and Physical Pain, Psychological Bulletin, 2005, Vol. 131, No. 2, p. 202-223; Vincent de Gaulejac, Honte et pauvreté, Santé mentale au Québec, Volume 14, numéro 2, novembre 1989, p. 128-137 ; Laura Smart Richman and Mark R. Leary, Reactions to Discrimination, Stigmatization, Ostracism, and Other Forms of Interpersonal Rejection. A Multimotive Model, Psychological Review, Vol. 116, No. 2, 2009, p. 365–383.
[3] En prenant les écrits d’Alfred Schutz comme cadre de référence, j’ai décrit ce processus comme un « blocage du processus d’auto-typification » (Ion Copoeru, « Sens de l’exclusion et renversement catégorial. L’identité ‘tzigane’ et les pratiques professionnelles responsables », in Divinatio. Studia Culturologica Series, vol. 34, 2011, Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, Sofia, p. 93-109). En ce qui concerne la théorie de Schutz, qui reste toujours pour moi une référence fondamentale pour une approche phénoménologique des phénomènes liés à l’inégalité, voir Alfred Schutz, « Equality and the Meaning Structure of the Social World », in Alfred Schutz, Collected Papers, vol. II. Studies in Social Theory, Martinus Nijhoff, The Hague, 1964, p. 226-273.
[4] Voir Hannah Arendt, « Réflexions sur Little Rock », in Responsabilité et jugement, trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 249-272.
[5] J’ai décrit ce cas d’une manière plus détaillée dans Ion Copoeru, « Honte, exclusion et vie immanente », in: André Lacroix et de Jean-Jacques Sarfati (dir.), La honte. Philosophie, éthique et psychanalyse, Le Cercle Herméneutique Éditeur, 2014.
[6] Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, p. 65.
[7] Françoise Dastur, « Derrida et la question de la présence : une relecture de La Voix et le phénomène », in Revue de métaphysique et de morale, 2007/1 (n° 53), p. 8.
[8] Se rapporter à La Voix et le phénomène, loc. cit., p. 73. J’ai laissé de côté la discussion sur la temporalité, qui aurait énormément compliqué ma démarche. Non qu’elle ne soit pas importante, tout au contraire, elle est décisive quand il s’agit de re-catégorialiser et de renverser les affects. Pourtant, dans cet article la perspective intersubjective doit prévaler, car il s’agit de mettre en relief la part de l’autre dans la possibilisation à travers la narration de la honte.
[9] Derrida, La Voix…, p. 87.
[10] J. M. Coetzee, Foe, Penguin Books, 1987.
[11] Le fait d’être gitane est une marque que l’on peut voir sur sa peau. Elle demeure gravée dans l’âme de celui qui démontre son incapacité de se construire une identité.
[12] Laura T. Ilea, Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015.
[13]« Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur », page Facebook, créée le 16 octobre 2015, retrouvable à
https://www.facebook.com/events/445912532281130/permalink/445912545614462/ (accédé le 27 janvier 2016).
[14] « Écrire un tel livre me discréditerait aux yeux de tous. Je ne pourrais plus jamais y retourner. Je serais la honte de ma famille». (Ilea, Les femmes…, p. 20)
[15] Qui est celui qui lui interdit de vivre, le roman ne nous le dit pas, car les personnages ne s’en rendent pas compte. Ceci encore fait partie de la structure de la situation honteuse.
[16] En dévoilant cette motivation intime de l’acte d’écrire, elle pointe vers le degré zéro de l’écriture, vers ce niveau quand écrire est plus un geste de la vie pratique qu’un acte situé dans la région des significations.
[17] Ilea, Les femmes…, p. 172.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ilea, Les femmes…, p. 141.
[21] Ilea, Les femmes…, p. 87.
[22] Ibid,
[23] Ilea, Les femmes…, p. 20.
[24] Il y a une ambivalence du terme «substitution» : se substituer à l’autre pour l’annihiler, le contrôler, le dominer ou bien pour l’aider, lui prêter ta force.