Hugo Francisco Bauzá
Academia de Ciencias de Buenos Aires, Argentina
hfbauza@yahoo.com.ar
Hugo Francisco Bauzá
La transdisciplinarité
Abstract: The crisis of rational thought makes it necessary to consider other forms of thought. This paper propounds a transdisciplinary outlook that will initiate a dialogue among sciences, namely, between the two branches of knowledge: social and human sciences, on the one hand, and hardcore and natural sciences, on the other.
Keywords: Complexity; Transdisciplinarity; Episteme, Crisis; Dialogue; Basarab Nicolescu.
Le réel se trouve transcendé en soi-même
(Theodor Haecker).
Le concept de complexité1 vient s’imposer durant les dernières décennies, principalement grâce aux contributions du structuralisme, de la psychanalyse, de la théorie des systèmes complexes de la physique, de l’informatique et grâce à la prise de conscience de l’accélération enregistrée durant le dernier siècle. Pour éclairer la signification du terme nous poursuivons une approche étymologique du concept – cette fois-ci un dérivé de complexus, dont la traduction serait « ce qui est tissé ensemble ».
Dans cette perspective, il faut bien garder à l’esprit le fait que le défi de la théorie de la complexité2 relève non pas d’une vision qui vise à étudier les entités d’une façon indépendante, mais de l’esprit ouvert sur une relation d’interdépendance des entités, voire d’une vision « dans l’ensemble ». De cette façon, J. Thomas pense que dans le monde qui nous entoure, les bipolarités apparentes (masculin/féminin, noir/ blanc, froid/chaud) « ne s’opposent pas que dans le but de surmonter cette opposition initiale et nécessaire à leur différenciation3 ». Ces bipolarités, une fois surmontée l’opposition initiale, s’organisent en créant une nouvelle dimension, différente de celle qui la précède; ainsi, du mélange entre le jaune et le bleu résulte le vert, une couleur certes différente aux deux couleurs mentionnées, du fait qu’il tient à « un tiers inclus », qui s’oppose nettement au principe aristotélicien du « tiers exclu ».
Ces bipolarités apparentes s’entremêlent en un tissu de relations encore plus complexes, vu que, par exemple, entre le blanc et le noir il existe une succession ininterrompue de nuances grises, de la même façon qu’une échelle de températures intermédiaires décrit le passage du refroidissement au réchauffement sans obéir à aucune règle de continuité.
De même qu’une approche unilatérale empêche l’étude du vaste tissu créé, la même chose se produit quand la réalité est appréhendée seulement par l’approche singulière d’une même science – le solipsisme, dans toutes ses formes, n’aboutit à rien d’autre qu’à la stérilité –. Tout en gardant à l’esprit une complexité du monde qui devient à chaque fois plus évidente, il faut s’approprier une vision d’ensemble, fondée sur la pluralité des sciences et des savoirs dont le seul principe recteur devrait être l’interdisciplinarité; voilà pourquoi, de nos jours, dans le domaine des sciences, la façon privilégiée d’entamer les études est celle qui rend compte de plusieurs domaines du savoir, déployés « en réseaux ». Bien plus encore, le regard de l’observateur sur cette structure dynamique, toujours envisagée en interaction, doit rester à tout moment ouvert et vigilant face à la multitude de possibles approches simultanées4 ; dans ce sens, J. Thomas – citant W. Otto – pense que le polythéisme gréco-latin est une preuve du même concept de complexité et d’inter-connectivité. Il souligne le fait que les Anciens avaient déjà entrevu le tissu complexe du créé, non pas par des méthodes scientifiques, dont ils n’étaient pas encore munis, mais par le biais de l’intuition. Ce tissu complexe avançait simultanément dans toutes les directions de l’espace et du temps, tout en concevant dans la virtualité cette figure inquiétante que l’on désigne par l’intraduisible et troublante métaphore de la mise en abîme5.
La contribution du structuralisme
En contemplant le réel dans cette perspective, nous prenons conscience du fait que l’organisation des éléments n’est pas un simple ajout, un plus sans importance, mais il est l’articulation géométrique d’une structure déployée à partir d’un noyau ; la même chose arrive en enlevant les couches d’un oignon ; ou quand une pierre est jetée à l’eau, elle fait apparaître des cercles concentriques qui deviennent de plus en plus grands à mesure qu’ils s’éloignent du point central. Ainsi, il faut remarquer la présence d’une sorte d’image holistique où chaque élément faisant partie d’une totalité permet, à son tour, de projeter l’image de cette totalité intégrante : une structure où résident toutes les structures latentes, déployées dans toutes les structures sous-jacentes.
Afin d’éclairer cette affirmation, voici un exemple tiré de la littérature, attentivement illustré par Vittore Branca6. Lorsque cet érudit s’était penché sur l’étude de la relation entre la structure et le contenu du Décaméron de Boccace, il s’est rendu compte du fait que ce recueil de contes ne représente pas une compilation subjective de contes, mais le résultat d’un travail d’organisation, envisagé selon un principe sémantique recteur. Dans cette compilation, les histoires s’enchaînent tout en respectant une séquence formelle – qui va progressivement de la plus simple à la plus complexe –, elles donnent une forme précise à l’ensemble de sorte que, si l’on enlève une de ces histoires, la structure composite en son ensemble va être déformée. Dans cette structure, chaque élément, en tant que partie d’un ensemble, met dans l’esprit ce qui était avant et ce qui vient après, de manière qu’elles rendent compte de l’image d’ensemble. Chaque séquence peut être projetée à une dimension supérieure où le microcosme est l’image qui résume le macrocosme (image reliant une double approche : celle de la cosmologie, qui intègre l’univers dans son infinité et celle de la physique quantique, qui prend en considération la description du monde microscopique). V. Branca avait utilisé le mot contario – un terme initialement employé dans le domaine de la joaillerie – pour désigner une collection de récits où chacun était structurellement et sémantiquement relié à ce qui précédait et à ce qui suivait, pour aboutir à une structure complexe, de la même façon que les perles s’enfilent pour former un collier.
Le mérite des structuralistes, surtout de Nicolás Troubetzkoy7 et de ses études en phonologie, réside dans l’importance accordée à la notion d’appartenance des parties à une totalité et l’idée que le tout précède l’enchaînement organique des parties. Concernant la méthodologie de ce linguiste, il convient de prendre en compte la contribution et la vision de l’anthropologue belge Claude Lévi-Strauss à l’étude des sciences humaines.
En ce qui concerne l’idée d’organique, je voudrais souligner que, dans la littérature, les auteurs que nous considérons comme des classiques sont conscients du fait que, dans l’idéation d’une œuvre, une infinité de choses peuvent être omise, sauf une: le sens de la totalité. C’est Aristote qui avait mis en évidence cela, lorsqu’il illustrait le concept de mimétisme, en faisant référence, non à la natura naturata, mais à la natura naturans. Le philosophe constate que la nature, en perpétuelle croissance, n’ignore jamais son intégration à tout ce dont elle fait partie. Dans le même ordre d’idées, lorsque Theodor Haecker expliquait l’œuvre de Virgile, il précisait : « Dans une même pierre existe la totalité de la matière inanimée; dans une même feuille, l’ensemble de la plante; dans un même rat, l’ensemble du monde animal; dans un seul homme, la création dans son ensemble »8, de même que dans un seul vers de l’auteur de l’Énéide il y a tout l’œuvre de Virgile, vu que le crée se trouve transcendé en soi-même.
Le principe de la complexité, en opposition avec le tiers exclu déjà mentionné d’Aristote, offre la possibilité d’inclusion d’un tiers. Par conséquent, par rapport à la disjonction vrai ou faux, il prend aussi en considération la possibilité du vrai et faux en même temps. C’est pour cela que, depuis le dernier siècle et dans le domaine des sciences humaines, la psychanalyse a mis en œuvre un quota de labilité qui vient se répandre en tous lieux, contrairement à l’absolutisme rigide du philosophe de Stagire.
Une telle circonstance apparaît dans les sciences humaines où le relativisme des jugements fait obstacle quotidiennement. Ce relativisme permet une certaine marge de labilité dans la construction des appréciations et des points de vue qui, à part d’éviter les rigidités et les dogmatismes, rend possible un degré supérieur de compréhension et de tolérance. Les nouveaux courants de la psychanalyse, suivis par M. Foucault, insistent sur ce relativisme. C’est dans cet ordre d’idées que je reprends les propos d’un ouvrier qui me fait sortir l’autre jour une vérité digne de Pergullo, une vérité qui, vu son caractère évident, passa inaperçue: « l’enfant vivant dans une maison délabrée regarde le monde avec d’autres yeux qu’un enfant d’un foyer nanti. » Dans le champ des sciences exactes, le principe d’incertitude élaboré par Werner Heisenberg a permis d’ouvrir la voie à une vision inconcevable jusqu’à cette époque-là, qui ne rejette pas les effets issus de l’aléatoire. Par cette double lecture, les physiciens et les philosophes actualisaient la vieille disjonctive entre le déterminé et l’aléatoire, fait qui, dans le champ des sciences humaines, ranime la dispute entre le déterminisme et le libre arbitre, autrefois, motif de controverse entre les épicuriens, les stoïciens et d’autres partisans des diverses écoles philosophiques de l’Antiquité classique. C’est dans cette perspective alternative que prend contour la figure d’homo viator, puisque nous sommes des pèlerins sur une route semée d’incertitudes mais, à la fois, nous nous érigeons aussi en créateurs de cette route où la libre détermination, d’une part, et le conditionnement avec ses divers aspects – biologique, historique, culturel –, d’autre part, semblent se conjuguer dans un syncrétisme que nous n’avons pas pu entrevoir jusqu’à présent.
Une fois rejetée l’idée d’un univers statique, c’est la notion de monde ouvert qui se détache, où l’activité crée la nouveauté et où l’évolution se présente en même temps comme une innovation, naissance et mort, création et destruction9, sans avoir les preuves qui puissent nous permettre d’affirmer que ces processus sont périodiques ou simplement aléatoires (j’assume le risque d’être d’accord avec la deuxième affirmation). Cette nouvelle vision remet en question tous les concepts qui jusqu’à cette époque-là étaient censé être immuables; de cette façon, il nous revient à l’esprit l’idée que les résultats de la science sont toujours provisoires, puisque leur validité ne dure que jusque l’on démontre le contraire; pour tout le reste, la science ayant comme but d’aboutir à certains résultats se lance à partir de certaines hypothèses, ainsi, d’une façon transitoire, elle laisse de côté d’autres hypothèses qui pourraient être également valables. Cette façon de repenser les hypothèses et les résultats suscita les débats sur les notions de chaos, de probabilité, de symétrie, de complexité, une fois que, par exemple, même les sciences exactes, dans des circonstances déterminées et à partir du principe d’incertitude, doivent se limiter à prédire des probabilités –; dans le champ des sciences humaines, ce même principe se traduit par une diversité des points de vue.
Le principe de la complexité suggère que le tout, interconnecté de façon ontologique, décrit une circulation perpétuelle et que, en conséquence, tous les niveaux de lecture doivent exister en même temps – comme le suggère Borges dans « La bibliothèque de Babel » –, vu que la vie est unique mais incarne divers visages.
Le principe mentionné met fin à la vision déterministe de Laplace basée sur la possibilité de connaître à un moment précis les positions et les vitesses des particules dans l’univers.
À cette troublante interrogation Stephen Hawking – à l’occasion d’une conférence qui lui a apporté la célébrité – répondit que même s’il était possible de prédire une combinaison déterminée de position et de vitesse, cette certitude apparente s’était écroulée lorsque l’on a constaté que dans les « trous noirs » se produit une perte d’information et de particules, vu que les particules ayant réussi à échapper au tourbillon étaient des particules aléatoires. C’est avec cette réflexion que le remarquable physicien nous a fait comprendre que l’avenir de la science ne pourrait plus se soumettre à un assemblage déterminé de lois, alors qu’il existe l’imprévu – par exemple, les trous noirs – dont certains phénomènes laissent place au hasard10.
Les Grecs, malgré leur rationalisme progressif en ce qui concerne l’interprétation de la physis qui s’est développée entre le Ve et le IVe siècle, n’avaient jamais rejeté l’existence d’un imprévu troublant : la présence dissimulée et menaçante de la Tyché, le hasard, à laquelle ils avaient dédié un culte, devant la crainte de l’inconnu.
En ce qui concerne la contribution de la méthode structurelle à une nouvelle vision du monde, je souligne le fait que pour cette méthode la réalité existe seulement par rapport aux constructions spirituelles, sociales et linguistiques du sujet pensant. Dans ce sens, Charles Segal met en évidence que « l’objet du structuralisme n’est pas l’homme muni de sens, mais c’est lui qui crée ces sens11 », c’est à dire, un homo significans, selon la terminologie de Roland Barthes. Alors que le structuralisme, avant de se pencher sur les valeurs « idéales » qui recouvrent une culture, s’intéresse d’abord aux tensions qui gisent à l’intérieur du système et auxquelles il s’oppose comme dans une sorte d’agôn sans continuité ; cette méthode repose sur le dynamisme vital qui ne fait qu’alimenter en énergie ces tensions. Par exemple, la tragédie grecque a porté son regard non sur l’apparente harmonie contournant la polis, mais sur les liens complémentaires et opposés qui existaient entre les diverses conduites s’entremêlant; la société n’est pas quelque chose de figé, conçu comme un ktêma es aeí « une acquisition pour toujours » – Thucydide y avait fait référence à propos de l’histoire (I. 22) –, mais un processus complexe et polyvalent qui détruit et construit sans cesse les normes qui donnent lieu à la trame sociale, manifestement dynamique par sa nature.
L’aspect original – et « valide pour toujours »” – de ce genre dramatique est celui d’avoir révélé « le revers sombre de sa propre identité et d’avoir dévoilé cette présence inquiétante au-dessous de la surface des traits culturels, séculaires et hypertechniques qui la caractérisent12 ». C’est ce que la tragédie grecque cherche à découvrir, au-dessous de l’apparente harmonie du sujet et de la polis, les aspects ténébreux et irrationnels de la nature humaine13; et c’est sur ces aspects que Friedrich Nietzsche met l’accent dans son essai polémique Die Geburt des Tragödie (1872), en s’opposant nettement à la modération sereine que Johann J. Winckelmann croit mettre en évidence dans le classicisme grec14.
L’ambivalence de la tragédie grecque repose sur le fait qu’au moment où elle rend compte des dangers de l’hybris « la démesure », lorsque le rituel voué à Dionysos est officiellement instauré, elle réforme l’ordre social de la polis; les actions violentes perpétrées au moment du spectacle et de la remise en question du sens de la justice – divine et aussi humaine– semblent semer le chaos, la désharmonie…, bref, l’épouvantable démesure.
La contribution de la psychanalyse et du symbolisme
Depuis les années 70 les sciences humaines ont été enrichies grâce à l’apport de la théorie de la complexité – c’est ce que nous avons déjà mentionné -, mais aussi aux réflexions sur « l’interaction symbolique » -, dans cet ordre d’idées, cette interaction a trouvé son rôle décisif dans les travaux de « l’École de Palo Alto15 » et dans la contribution d’Edgar Morin16.
Quand ce spécialiste analysait les limites et la portée de la pensée, il soulignait les avantages d’une approche multilatérale, telle qu’elle a été proposée par la théorie de la complexité, dirigée vers une pensée de la pluralité, ouverte et en rénovation perpétuelle, un chemin valide pour accéder à un savoir qui embrasse le plus de notre nature et de notre milieu.
C’est grâce à la psychologie profonde que des phénomènes psychiques comme la fantaisie, les rêves, l’imagination – des éléments qui avaient été qualifiées d’irrationnels, jusqu’alors –, ont gagné du terrain en tant qu’objets d’étude de l’humain. Le mérite revient aux anthropologues anglais et français – à lire J. Frazer et R. Caillois, entre les plus remarquables –, pour avoir insisté dans leurs recherches sur ce monde « nocturne » découvert par la psychanalyse. D’une manière qui n’avait pas été soupçonnée, ce savoir donna lieu à l’étude de la psyché. S. Freud, par exemple, tira le signal d’alarme quant au poids décisif qu’auront les actes du passé sur nos conduites, c’est à dire le poids que l’activité nocturne de la psyché – révélée dans les rêves –, apporte de façon inconsciente à l’analyse et à la compréhension de l’activité diurne. Dans sa vision, les rêves sont « un moment de soulagement qui permet à la psyché de retrouver son équilibre bouleversé par l’activité diurne. » (J. Thomas, ibid.); par contre, C. Jung pense que l’activité nocturne renferme autant d’importance et d’indépendance que celle diurne.
Au vu de cette dernière perspective, en équivalents métaphoriques, un Dionysos nocturne s’accompagne d’un Apollon lumineux, une relation que Nietzsche avait déjà discernée dans une œuvre archi-célèbre17. Pour ce philosophe, ces deux instances – c’est à dire Dionysos et Apollon, au lieu d’être perçues comme deux forces en opposition, elles doivent être envisagées dans leur complémentarité (dans ce sens, ce serait utile de rappeler le fait que, dans la mythologie grecque, ces divinités étaient étroitement liées puisque les deux étaient filles de Zeus).
Ces réseaux d’images renferment leur sens dans l’interconnexion et non pas dans leur déploiement en éléments isolés. Dans cet ordre d’idées Henry Corbin parle de l’imaginaire compris par « les constructions symboliques que les personnes utilisent pour construire les sens du monde », une vision qui l’approche à l’inconscient collectif illustré par Jung. Ce sont ces constructions qui nous permettent de voir la réalité seulement à travers nos yeux, qui sont conçues de telle manière qu’elles nous font saisir seulement certaines réalités et pas d’autres: nous voyons uniquement ce que nous voulons voir – ou ce que nous pouvons voir-, mais jamais en franchissant les limites de notre propre imaginaire.
Il faut mentionner aussi les réflexions jungiennes concernant l’importance des archétypes et des images frontales, ultérieurement enrichies grâce aux contributions de G. Durand. Pour ce penseur, les conditions mentales de notre regard sur le monde tissent une sorte de réseau symbolique qui met en condition nos actes et notre perception sur le monde; autrement dit, elles fonctionnent comme des lentilles interposées entre nous et la réalité et ce sont elles qui nous font voir le monde sous une forme précise et non pas une autre.
Le tissu de symboles illustré par C. Jung est plus qu’une matière informe, il représente un vaste système de réflexion, même virtuel, si c’est le cas, selon une supposition de Borges. En somme, Jung pense que c’est ce monde peuplé de symboles qui crée le sens et jette les fondements de notre existence même.
Il convient de rappeler ici les réflexions de Gaston Bachelard sur l’importance et la force des symboles. C’est à ce penseur que nous devons les limites de la connaissance « scientifique », développées dans les premières années de ses recherches scientifiques. Il essaya de franchir ces limites à travers une technique d’analyse qu’il dénomma rationalisme appliqué18. Il expliqua ainsi que le monde de la raison s’affronte à l’univers complémentaire de l’imagination poétique et à ses symboles dont la psychanalyse19 essaya d’offrir une esquisse; dans ses recherches, il a tenu compte des éléments pré-naturels – l’eau, le feu, la terre, l’air –, sans ignorer dans ses observations les images et les symboles développés par l’imagination humaine le long de l’histoire de la culture.
Dans cette perspective de l’imaginaire nous comprenons aujourd’hui les significations des voyages initiatiques des divers héros de l’Antiquité classique; par exemple, celui d’Ulysse débarquant au pays des ombres, dans le Chant XI de l’épopée homérique, ou celui d’Énée dans le royaume des morts, évoqué dans le Chant VI de l’Iliade. L’accomplissement de ces prouesses implique une catabase ou descente initiatique de l’esprit et une anabase ou ascension révélatrice. Selon une vision moderne, ces pèlerinages “existentiels” ne seraient autre chose qu’une immersion dans la profondeur de l’âme où le psychanalyste invite son patient à embrasser ses souvenirs, même au prix de ressentir de la douleur, pour ressortir pourvu d’un savoir qui lui permette d’accepter sans conflits une certaine situation. La différence entre les deux consiste dans le fait que les voyages mythiques des héros de l’antiquité sont d’origine ontologique alors que les immersions psychanalytiques sont strictement personnelles.
La théorie de l’imaginaire a également été enrichie grâce aux contributions du psychologue américain – d’orientation jungienne – James Hillman20, représentant de l’école archétypique. Cette branche du savoir (Psychologie archétypique) examine diverses fantaisies (des dieux, des demi-dieux, des héros, des animaux, des être anthropomorphes…) créées par les êtres humains dans le but d’éclairer le mécanisme de la psyché.
Dans Re-Visioning Psychology (1975)21, qui lui a valu la célébrité à J. Hillman, l’auteur fait passer, avant tout, les images et la fantaisie pour avoir accès à ce qu’il appelle “le discours de l’âme”. Il choisit cette démarche interprétative vu que la base poétique de l’esprit place les activités psychologiques dans le royaume des images.
J. Hillman se situe fidèlement dans la perspective de la psychologie analytique et voit dans les rêves les guides les plus éloignés du fonctionnement psychique, comme il explique dans son exégèse, car ils ont la capacité de nous montrer tels que nous sommes22. Quant à l’univers onirique, il pense que c’est l’endroit psychique où l’on accède aux images du moi, avant que ces images n’arrivent à la conscience.
Ses idées transformèrent les bases de l’épistémologie traditionnelle puisque ce savant puise son savoir non dans le moi cartésien, mais dans un monde d’images renfermant le moi. Ainsi, dans son interprétation, l’image du moi n’est qu’une fantaisie psychologique à l’intérieur d’un ensemble de fantaisies; par rapport à l’approche psychologique de Jung, la démarche archétypique de J. Hillman relativise les fonctions du moi pour se concentrer sur le fonctionnement du ‘psychique’, où se produisent toutes les fantaisies significatives qui animent notre vie entière.
La théorie de l’imaginaire
Les études sur l’imaginaire – que l’on ne doit pas identifier à la fonction imaginative qui n’est que l’un de ses aspects23 – ont provoqué un renouvellement épistémologique dont la portée échappe à toute prévision. J. Thomas montre que « l’imagination avait été reléguée au rang de « folle du logis » par le positivisme triomphant. Mais cela ne satisfaisait personne. Car sans elle, la pensée reste inerte, inorganisée »24. L’imaginaire se projette comme un dynamisme organisateur des différentes instances de notre psyché – dixit J. Thomas. Ce dynamisme permet une articulation libre entre les sphères logique et affective, qui rend possible une vision plurielle et ouverte sur les êtres et le monde. À titre d’exemple, je prends le cas de la culture hellénique antique, où la pensée mythique coexistait avec la pensée logique ; dans cette conception, mythos et logos n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires.
Ce fut cette circonstance qui permit à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss de parler de « Grecs à deux têtes », l’une affective et l’autre rationnelle, qui cohabitaient sans conflit. Le terme « mythologie », par lequel on désigne la science ou la discipline qui s’occupe de ces récits légendaires, suggère, par son étymologie même, ce lien apparemment inconciliable entre la sphère imaginative et la sphère rationnelle, rattachées fondamentalement à travers le symbole25.
Ce que l’on appelle « monocultures » et l’hyperspécialisation démesurée dans le domaine des sciences particulières – sans parler de l’hypertechnicisme aux effets narcotiques26 – poussent les êtres humains à perdre le sens de la totalité ; face à cette difficulté, la méthode de l’imaginaire ouvre les chemins vers un savoir pluriel, qui puisse créer des ponts permettant la libre circulation des idées. En outre, cette théorie prétend aussi être au-dessus de la distinction de Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, tout en plaidant pour le concept de science au sens unitif ; les sciences exactes et humaines ont assurément des points communs, le quid de la question ne consiste pas à les ignorer, mais à essayer de les trouver.
C’est G. Durand – et, avec lui, l’école anthropologique de Grenoble – qui a le mérite d’avoir souligné que la fonction de l’imaginaire ne se trouve ni dans la sphère affective, ni dans la sphère intellectuelle, mais dans un espace intermédiaire doué d’une puissance de médiation. La mythologie classique a situé cette fonction imaginale, dans sa valeur symbolique, sous la sphère d’Hermès, le dieu médiateur, en tant que psychopompe, « conducteur des âmes » du monde des vivants à celui des morts, comme nous l’avons signalé à une autre occasion27. Les études sur l’imaginaire – orientées dans le sillage du dit Hermès – prétendent jeter des ponts entre les diverses sciences, disciplines, religions et toute autre manifestation de l’humain, afin de réduire des dualismes, arrondir des angles, obtenir des réconciliations et des accords. Exercer pleinement cette forme de comprendre le monde suppose un penchant pour la compréhension et donc pour la tolérance.
Comme on peut le remarquer, il y a autant d’études possibles construites de la perspective de l’imaginaire que de sciences et disciplines, mais l’on ne doit pas se laisser emporter par le tourbillon d’une pluralité aliénante. Dans notre cas particulier – et en raison de notre formation en philologie classique – nous prétendons centrer notre étude sur l’antiquité gréco-romaine de cette perspective pluridisciplinaire où, bien que notre point de départ soit la philologie gréco-latine, nous ne dédaignons pas l’apport de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire de l’art, de la psychologie ni de tout autre savoir qui puisse éclairer le domaine de la philologie et de la culture de l’antiquité classique.
À cet égard je me fais l’écho de la proposition de la réputée helléniste britannique J. Harrison qui, dans les années 30, fut à la tête de « l’École de Cambridge », où un groupe choisi de classicistes – Cook, Cornford et après Murray, même si celui-ci appartenait à Oxford – éclaircirent le classicisme grec à la lumière des savoirs nouveaux tels que l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse, en herbe à ce moment-là. Il en résulta des ouvrages de valeur, qui non seulement nous instruisent à la pensée grecque antique, mais aussi nous permettent de mieux comprendre l’homme contemporain. De nos jours, une révision de l’hellénique s’est vue dynamiser grâce à la lecture anthropologique et sociologique promue, en France, par Louis Gernet et continuée après par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et, entre autres, Marcel Detienne28, et, en Espagne, par J.-C. Bermejo Barrera et, dans une certaine mesure, par C. García Gual.
Et pour porter le panorama jusqu’à nos jours, je dois marquer aussi l’apparition, dans les années 90, d’un courant de pensée qui conceptualise d’une manière programmatique la transdisciplinarité. En 1994, au Convento da Arrábida, au Portugal (place liée au nom de Colomb!), a été organisé le Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité. Conçue et signée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, la Charte de la Transdisciplinarité adoptée par le congrès constate que « la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir, ce qui rend impossible tout regard global de l’être humain » et que « la rupture contemporaine entre un savoir de plus en plus accumulatif et un être intérieur de plus en plus appauvri mène à une montée d’un nouvel obscurantisme, dont les conséquences sur le plan individuel et social sont incalculables ». Sur ces bases, elle proclame la nécessité d’accepter « l’existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes ». Pour approcher cette complexité, la transdisciplinarité propose « l’unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au-delà des disciplines ». L’éthique transdisciplinaire qui en découle « récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine – d’ordre idéologique, scientiste, religieux, économique, politique, philosophique. Le savoir partagé devrait mener à une compréhension partagée fondée sur le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre30 » Adaptée aux provocations de la globalisation à l’époque postmoderne, la transdisciplinarité a donné naissance à des programmes universitaires en France, États-Unis, Roumanie, Afrique du Sud, Russie, etc.
La pensée grecque de l’époque classique s’est imprimée dans l’homme européen avec une telle intensité et certitude que ses réflexions sont encore valables, puisque la nature humaine continue – et continuera – d’être la même. L’homme – comme le précise Sophocle dans la parodos de l’une de ses pièces les plus célèbres29 –, est un être merveilleux et terrible en même temps. C’est à nous, en tant qu’humains, de nous orienter dans une direction ou dans l’autre, et à cet égard la perspective transdisciplinaire que propose la théorie de l’imaginaire peut nous aider au moment des décisions.
Traduit en français par Aurelia Popescu et Ioana Dumitrescu
Notes
1 Ad hoc je renvoie à J. Thomas, « L’imaginaire gréco-latin et la science contemporaine: la pensée du complexe. État des lieux et prospectives », in Euphrosyne. Revista de filologia clássica, Lisbonne, XXV (1987) 371-381 ; l’auteur considère l’accélération ci-dessus comme « angoissante ».
2 Sur cette théorie, consulter : Jean-Jacques Wunenburger, La Raison contradictoire, science et philosophie modernes : la pensée du complexe, Paris, A. Michel, 1990.
3 Interview de J. Thomas par Marta Herrero Gil, 8.X.2008.
4 Cette simultanéité n’est rien d’autre que la notion de « synchronie » dont parle C. Jung.
5 Mise en abyme implique un regard en perspective, où se reproduit, infiniment, la même image, certes, de plus en plus petite (voir les réflexions d’André Gide sur cette métaphore). Je me souviens d’une boîte à biscuits de mon enfance, avec la figure d’une petite fille qui tenait à la main la même boîte, évidemment une image plus petite, et ainsi de suite, ad infinitum. Ce phénomène d’optique « virtuelle » suscitait en moi, au-delà de la curiosité, une perplexité incompréhensible ; des années plus tard, j’ai appris que J.L. Borges avait éprouvé une perplexité et un trouble identiques aux miens face au même phénomène, dont il rend témoignage dans un de ses textes.
6 Cf. Bocacio y su época, Madrid, Alianza, 1975.
7 N. Troubetzkoy et Roman Jacobson sont les fondateurs de la phonologie fonctionnelle. Ces linguistes ont défini por la première fois le terme phonème qui est l’unité minimale de langue, “support de toutes les oppositions différentiées”; sur cet aspect cf. les Principios de fonología de Troubetzkoy, paru à titre posthume, en 1939.
8 Virgilio, padre de Occidente, trad. par García Yebra, Madrid, Sol y Luna, 1949, p. 101.
9 Dans cet ordre d’idées, je ne peux pas passer sous silence le philosophe Empédocle d’Agrigente qui, il y a 3000 ans, postula que le monde est soumis à un processus continu de création et de destruction que le philosophe agrigentin illustra par la lutte continue entre deux principes inconciliables: philía “l’amour” et neîkos “la haine”.
10 La physique classique du XIXe siècle avait déjà envisagé les processus aléatoires et les probabilités.
11 Ch. Segal, “Tragedia y sociedad griega”, trad. J. Martínez de Aragón, dans Historia de la literatura, vol. I, Madrid, Akal, 1988, p. 191.
12 Ch. Segal, op. cit., p. 193.
13 Ad hoc consultez à votre profit, Eric R. Dodds, The Greek and the Irrational,Univ. ofCalifornia Press, 1951.
14 Cf. son Historia del arte en la antigüedad (1764).
15 Représentée principalement par Don D. Jackson, Stuart Sigman et Albert Scheflen, entre les plus remarquables.
Le nom de cette École vient du nom de la localité de Palo Alto – une petite ville au sud de San Francisco – où le psychiatre D.D. Jackson fonde, en 1959, le Mental Research Institute, rejoint plus tard par Paul Watzlawick. Lorsqu’ils faisaient des recherches sur la schizophrénie et d’autres pathologies liées à la communication, Jackson et Watzlawick élaborèrent la théorie de la communication interpersonnelle qui eut un rôle décisif dans les années 60 et 70.
16 Cf. Le Paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
17 Il est important de souligner qu’à l’époque classique, à Delphes, l’omphalos ou “ nombril du monde” en religion, les Grecs battirent un temple pour rendre hommage à Apollon, mais à seulement deux cents mètres – et sur un endroit plus élevé, ils battirent aussi un théâtre, c’est-à-dire un temple en l’honneur de Dionysos.
18 Cf. surtout Le Nouvel Esprit scientifique (1934), La Formation de l’esprit scientifique (1938) et, entre autres ouvrages, Le Rationalisme appliqué (1948).
19 Bachelard se lança avec La psychanalyse du feu, 1937, suivi de L’Eau et les Rêves, 1941, L’Air et les Songes, 1943, La Terre et les rêveries de la volonté: La terre et les rêveries du repos, 1948, La Poétique de l’espace¸ 1957, et La Poétique de la rêverie, 1960.
20 J. Hillman est l’éditeur de Spring Publications, une maison d’édition vouée à la diffusion des progrès de la psychopathologie archétypale qui, à part la publication de travaux de psychologie, fait paraître d’importants travaux de mythologie, de philosophie et d’arts.
21 Version espagnole éditée à Madrid, Ed. Siruela.
22 Ad hoc je renvoie à The Soul’s Code. On Character and Calling (1947) – version espagnole:Madrid, Ed. Martínez Roca- où il affirme que chaque individu est déjà muni de son propre potentiel, de la même façon qu’”un gland renferme déjà le modèle du chêne”.
23 E. Morin et d’autres érudits utilisent, par contre, l’adjetif imaginaire et le substantif l’imaginaire.
24L’imaginaire de l’espace et du temps chez les latins, Cahiers de l’Université de Perpignan, 5 (1988) 11.
25 Dans l’Antiquité grecque, le terme sýnbolon renvoyait à l’idée de reconnaissance. C’était à l’origine un objet à deux pièces (un morceau de tissu, un plateau ou pareil) que la hôte et l’amphitryon gardaient et transmettaient à leurs enfants pour que les possesseurs de ces deux moitiés, une fois reconnu le proche, puissent promouvoir les mêmes liens affectueux quant à l’hospitalité (cf. Eurípides, Medea, 613).
26 Sur ce point je rends hommage à la clairvoyance d’Aldous L. Huxley et de Charles Chaplin. Le premier, dans son inquiétant Brave New World (1932) et le deuxième, dans le film Modern Times (1935), ont tiré le signal d’alarme sur les effets nuisibles de l’hypertechnicité et de la machinisation de l’homme.
27Cf. El imaginario en el mito clásico, Academia Nacional de Ciencias de Buenos Aires, 2002, p. 13.
28 À cette lecture de type anthropologique s’associe de nos jours Florence Dupont, dont je fais remarquer un ouvrage-clé : L’invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, París, Éd. La Découverte, 1994.
29 Antígona.
30 Voir le site de CIRET – Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, Président Basarab Nicolescu, Paris, http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/chartfr.htm, consulté le 29.02.2012.
Hugo Francisco Bauzá
Academia de Ciencias de Buenos Aires, Argentina
hfbauza@yahoo.com.ar
Hugo Francisco Bauzá
Transdisciplinarity
Abstract: The crisis of rational thought makes it necessary to consider other forms of thought. This paper propounds a transdisciplinary outlook that will initiate a dialogue among sciences, namely, between the two branches of knowledge: social and human sciences, on the one hand, and hardcore and natural sciences, on the other.
Keywords: Complexity; Transdisciplinarity; Episteme, Crisis; Dialogue; Basarab Nicolescu.
Le réel se trouve transcendé en soi-même
(Theodor Haecker).
Le concept de complexité1 vient s’imposer durant les dernières décennies, principalement grâce aux contributions du structuralisme, de la psychanalyse, de la théorie des systèmes complexes de la physique, de l’informatique et grâce à la prise de conscience de l’accélération enregistrée durant le dernier siècle. Pour éclairer la signification du terme nous poursuivons une approche étymologique du concept – cette fois-ci un dérivé de complexus, dont la traduction serait « ce qui est tissé ensemble ».
Dans cette perspective, il faut bien garder à l’esprit le fait que le défi de la théorie de la complexité2 relève non pas d’une vision qui vise à étudier les entités d’une façon indépendante, mais de l’esprit ouvert sur une relation d’interdépendance des entités, voire d’une vision « dans l’ensemble ». De cette façon, J. Thomas pense que dans le monde qui nous entoure, les bipolarités apparentes (masculin/féminin, noir/ blanc, froid/chaud) « ne s’opposent pas que dans le but de surmonter cette opposition initiale et nécessaire à leur différenciation3 ». Ces bipolarités, une fois surmontée l’opposition initiale, s’organisent en créant une nouvelle dimension, différente de celle qui la précède; ainsi, du mélange entre le jaune et le bleu résulte le vert, une couleur certes différente aux deux couleurs mentionnées, du fait qu’il tient à « un tiers inclus », qui s’oppose nettement au principe aristotélicien du « tiers exclu ».
Ces bipolarités apparentes s’entremêlent en un tissu de relations encore plus complexes, vu que, par exemple, entre le blanc et le noir il existe une succession ininterrompue de nuances grises, de la même façon qu’une échelle de températures intermédiaires décrit le passage du refroidissement au réchauffement sans obéir à aucune règle de continuité.
De même qu’une approche unilatérale empêche l’étude du vaste tissu créé, la même chose se produit quand la réalité est appréhendée seulement par l’approche singulière d’une même science – le solipsisme, dans toutes ses formes, n’aboutit à rien d’autre qu’à la stérilité –. Tout en gardant à l’esprit une complexité du monde qui devient à chaque fois plus évidente, il faut s’approprier une vision d’ensemble, fondée sur la pluralité des sciences et des savoirs dont le seul principe recteur devrait être l’interdisciplinarité; voilà pourquoi, de nos jours, dans le domaine des sciences, la façon privilégiée d’entamer les études est celle qui rend compte de plusieurs domaines du savoir, déployés « en réseaux ». Bien plus encore, le regard de l’observateur sur cette structure dynamique, toujours envisagée en interaction, doit rester à tout moment ouvert et vigilant face à la multitude de possibles approches simultanées4 ; dans ce sens, J. Thomas – citant W. Otto – pense que le polythéisme gréco-latin est une preuve du même concept de complexité et d’inter-connectivité. Il souligne le fait que les Anciens avaient déjà entrevu le tissu complexe du créé, non pas par des méthodes scientifiques, dont ils n’étaient pas encore munis, mais par le biais de l’intuition. Ce tissu complexe avançait simultanément dans toutes les directions de l’espace et du temps, tout en concevant dans la virtualité cette figure inquiétante que l’on désigne par l’intraduisible et troublante métaphore de la mise en abîme5.
La contribution du structuralisme
En contemplant le réel dans cette perspective, nous prenons conscience du fait que l’organisation des éléments n’est pas un simple ajout, un plus sans importance, mais il est l’articulation géométrique d’une structure déployée à partir d’un noyau ; la même chose arrive en enlevant les couches d’un oignon ; ou quand une pierre est jetée à l’eau, elle fait apparaître des cercles concentriques qui deviennent de plus en plus grands à mesure qu’ils s’éloignent du point central. Ainsi, il faut remarquer la présence d’une sorte d’image holistique où chaque élément faisant partie d’une totalité permet, à son tour, de projeter l’image de cette totalité intégrante : une structure où résident toutes les structures latentes, déployées dans toutes les structures sous-jacentes.
Afin d’éclairer cette affirmation, voici un exemple tiré de la littérature, attentivement illustré par Vittore Branca6. Lorsque cet érudit s’était penché sur l’étude de la relation entre la structure et le contenu du Décaméron de Boccace, il s’est rendu compte du fait que ce recueil de contes ne représente pas une compilation subjective de contes, mais le résultat d’un travail d’organisation, envisagé selon un principe sémantique recteur. Dans cette compilation, les histoires s’enchaînent tout en respectant une séquence formelle – qui va progressivement de la plus simple à la plus complexe –, elles donnent une forme précise à l’ensemble de sorte que, si l’on enlève une de ces histoires, la structure composite en son ensemble va être déformée. Dans cette structure, chaque élément, en tant que partie d’un ensemble, met dans l’esprit ce qui était avant et ce qui vient après, de manière qu’elles rendent compte de l’image d’ensemble. Chaque séquence peut être projetée à une dimension supérieure où le microcosme est l’image qui résume le macrocosme (image reliant une double approche : celle de la cosmologie, qui intègre l’univers dans son infinité et celle de la physique quantique, qui prend en considération la description du monde microscopique). V. Branca avait utilisé le mot contario – un terme initialement employé dans le domaine de la joaillerie – pour désigner une collection de récits où chacun était structurellement et sémantiquement relié à ce qui précédait et à ce qui suivait, pour aboutir à une structure complexe, de la même façon que les perles s’enfilent pour former un collier.
Le mérite des structuralistes, surtout de Nicolás Troubetzkoy7 et de ses études en phonologie, réside dans l’importance accordée à la notion d’appartenance des parties à une totalité et l’idée que le tout précède l’enchaînement organique des parties. Concernant la méthodologie de ce linguiste, il convient de prendre en compte la contribution et la vision de l’anthropologue belge Claude Lévi-Strauss à l’étude des sciences humaines.
En ce qui concerne l’idée d’organique, je voudrais souligner que, dans la littérature, les auteurs que nous considérons comme des classiques sont conscients du fait que, dans l’idéation d’une œuvre, une infinité de choses peuvent être omise, sauf une: le sens de la totalité. C’est Aristote qui avait mis en évidence cela, lorsqu’il illustrait le concept de mimétisme, en faisant référence, non à la natura naturata, mais à la natura naturans. Le philosophe constate que la nature, en perpétuelle croissance, n’ignore jamais son intégration à tout ce dont elle fait partie. Dans le même ordre d’idées, lorsque Theodor Haecker expliquait l’œuvre de Virgile, il précisait : « Dans une même pierre existe la totalité de la matière inanimée; dans une même feuille, l’ensemble de la plante; dans un même rat, l’ensemble du monde animal; dans un seul homme, la création dans son ensemble »8, de même que dans un seul vers de l’auteur de l’Énéide il y a tout l’œuvre de Virgile, vu que le crée se trouve transcendé en soi-même.
Le principe de la complexité, en opposition avec le tiers exclu déjà mentionné d’Aristote, offre la possibilité d’inclusion d’un tiers. Par conséquent, par rapport à la disjonction vrai ou faux, il prend aussi en considération la possibilité du vrai et faux en même temps. C’est pour cela que, depuis le dernier siècle et dans le domaine des sciences humaines, la psychanalyse a mis en œuvre un quota de labilité qui vient se répandre en tous lieux, contrairement à l’absolutisme rigide du philosophe de Stagire.
Une telle circonstance apparaît dans les sciences humaines où le relativisme des jugements fait obstacle quotidiennement. Ce relativisme permet une certaine marge de labilité dans la construction des appréciations et des points de vue qui, à part d’éviter les rigidités et les dogmatismes, rend possible un degré supérieur de compréhension et de tolérance. Les nouveaux courants de la psychanalyse, suivis par M. Foucault, insistent sur ce relativisme. C’est dans cet ordre d’idées que je reprends les propos d’un ouvrier qui me fait sortir l’autre jour une vérité digne de Pergullo, une vérité qui, vu son caractère évident, passa inaperçue: « l’enfant vivant dans une maison délabrée regarde le monde avec d’autres yeux qu’un enfant d’un foyer nanti. » Dans le champ des sciences exactes, le principe d’incertitude élaboré par Werner Heisenberg a permis d’ouvrir la voie à une vision inconcevable jusqu’à cette époque-là, qui ne rejette pas les effets issus de l’aléatoire. Par cette double lecture, les physiciens et les philosophes actualisaient la vieille disjonctive entre le déterminé et l’aléatoire, fait qui, dans le champ des sciences humaines, ranime la dispute entre le déterminisme et le libre arbitre, autrefois, motif de controverse entre les épicuriens, les stoïciens et d’autres partisans des diverses écoles philosophiques de l’Antiquité classique. C’est dans cette perspective alternative que prend contour la figure d’homo viator, puisque nous sommes des pèlerins sur une route semée d’incertitudes mais, à la fois, nous nous érigeons aussi en créateurs de cette route où la libre détermination, d’une part, et le conditionnement avec ses divers aspects – biologique, historique, culturel –, d’autre part, semblent se conjuguer dans un syncrétisme que nous n’avons pas pu entrevoir jusqu’à présent.
Une fois rejetée l’idée d’un univers statique, c’est la notion de monde ouvert qui se détache, où l’activité crée la nouveauté et où l’évolution se présente en même temps comme une innovation, naissance et mort, création et destruction9, sans avoir les preuves qui puissent nous permettre d’affirmer que ces processus sont périodiques ou simplement aléatoires (j’assume le risque d’être d’accord avec la deuxième affirmation). Cette nouvelle vision remet en question tous les concepts qui jusqu’à cette époque-là étaient censé être immuables; de cette façon, il nous revient à l’esprit l’idée que les résultats de la science sont toujours provisoires, puisque leur validité ne dure que jusque l’on démontre le contraire; pour tout le reste, la science ayant comme but d’aboutir à certains résultats se lance à partir de certaines hypothèses, ainsi, d’une façon transitoire, elle laisse de côté d’autres hypothèses qui pourraient être également valables. Cette façon de repenser les hypothèses et les résultats suscita les débats sur les notions de chaos, de probabilité, de symétrie, de complexité, une fois que, par exemple, même les sciences exactes, dans des circonstances déterminées et à partir du principe d’incertitude, doivent se limiter à prédire des probabilités –; dans le champ des sciences humaines, ce même principe se traduit par une diversité des points de vue.
Le principe de la complexité suggère que le tout, interconnecté de façon ontologique, décrit une circulation perpétuelle et que, en conséquence, tous les niveaux de lecture doivent exister en même temps – comme le suggère Borges dans « La bibliothèque de Babel » –, vu que la vie est unique mais incarne divers visages.
Le principe mentionné met fin à la vision déterministe de Laplace basée sur la possibilité de connaître à un moment précis les positions et les vitesses des particules dans l’univers.
À cette troublante interrogation Stephen Hawking – à l’occasion d’une conférence qui lui a apporté la célébrité – répondit que même s’il était possible de prédire une combinaison déterminée de position et de vitesse, cette certitude apparente s’était écroulée lorsque l’on a constaté que dans les « trous noirs » se produit une perte d’information et de particules, vu que les particules ayant réussi à échapper au tourbillon étaient des particules aléatoires. C’est avec cette réflexion que le remarquable physicien nous a fait comprendre que l’avenir de la science ne pourrait plus se soumettre à un assemblage déterminé de lois, alors qu’il existe l’imprévu – par exemple, les trous noirs – dont certains phénomènes laissent place au hasard10.
Les Grecs, malgré leur rationalisme progressif en ce qui concerne l’interprétation de la physis qui s’est développée entre le Ve et le IVe siècle, n’avaient jamais rejeté l’existence d’un imprévu troublant : la présence dissimulée et menaçante de la Tyché, le hasard, à laquelle ils avaient dédié un culte, devant la crainte de l’inconnu.
En ce qui concerne la contribution de la méthode structurelle à une nouvelle vision du monde, je souligne le fait que pour cette méthode la réalité existe seulement par rapport aux constructions spirituelles, sociales et linguistiques du sujet pensant. Dans ce sens, Charles Segal met en évidence que « l’objet du structuralisme n’est pas l’homme muni de sens, mais c’est lui qui crée ces sens11 », c’est à dire, un homo significans, selon la terminologie de Roland Barthes. Alors que le structuralisme, avant de se pencher sur les valeurs « idéales » qui recouvrent une culture, s’intéresse d’abord aux tensions qui gisent à l’intérieur du système et auxquelles il s’oppose comme dans une sorte d’agôn sans continuité ; cette méthode repose sur le dynamisme vital qui ne fait qu’alimenter en énergie ces tensions. Par exemple, la tragédie grecque a porté son regard non sur l’apparente harmonie contournant la polis, mais sur les liens complémentaires et opposés qui existaient entre les diverses conduites s’entremêlant; la société n’est pas quelque chose de figé, conçu comme un ktêma es aeí « une acquisition pour toujours » – Thucydide y avait fait référence à propos de l’histoire (I. 22) –, mais un processus complexe et polyvalent qui détruit et construit sans cesse les normes qui donnent lieu à la trame sociale, manifestement dynamique par sa nature.
L’aspect original – et « valide pour toujours »” – de ce genre dramatique est celui d’avoir révélé « le revers sombre de sa propre identité et d’avoir dévoilé cette présence inquiétante au-dessous de la surface des traits culturels, séculaires et hypertechniques qui la caractérisent12 ». C’est ce que la tragédie grecque cherche à découvrir, au-dessous de l’apparente harmonie du sujet et de la polis, les aspects ténébreux et irrationnels de la nature humaine13; et c’est sur ces aspects que Friedrich Nietzsche met l’accent dans son essai polémique Die Geburt des Tragödie (1872), en s’opposant nettement à la modération sereine que Johann J. Winckelmann croit mettre en évidence dans le classicisme grec14.
L’ambivalence de la tragédie grecque repose sur le fait qu’au moment où elle rend compte des dangers de l’hybris « la démesure », lorsque le rituel voué à Dionysos est officiellement instauré, elle réforme l’ordre social de la polis; les actions violentes perpétrées au moment du spectacle et de la remise en question du sens de la justice – divine et aussi humaine– semblent semer le chaos, la désharmonie…, bref, l’épouvantable démesure.
La contribution de la psychanalyse et du symbolisme
Depuis les années 70 les sciences humaines ont été enrichies grâce à l’apport de la théorie de la complexité – c’est ce que nous avons déjà mentionné -, mais aussi aux réflexions sur « l’interaction symbolique » -, dans cet ordre d’idées, cette interaction a trouvé son rôle décisif dans les travaux de « l’École de Palo Alto15 » et dans la contribution d’Edgar Morin16.
Quand ce spécialiste analysait les limites et la portée de la pensée, il soulignait les avantages d’une approche multilatérale, telle qu’elle a été proposée par la théorie de la complexité, dirigée vers une pensée de la pluralité, ouverte et en rénovation perpétuelle, un chemin valide pour accéder à un savoir qui embrasse le plus de notre nature et de notre milieu.
C’est grâce à la psychologie profonde que des phénomènes psychiques comme la fantaisie, les rêves, l’imagination – des éléments qui avaient été qualifiées d’irrationnels, jusqu’alors –, ont gagné du terrain en tant qu’objets d’étude de l’humain. Le mérite revient aux anthropologues anglais et français – à lire J. Frazer et R. Caillois, entre les plus remarquables –, pour avoir insisté dans leurs recherches sur ce monde « nocturne » découvert par la psychanalyse. D’une manière qui n’avait pas été soupçonnée, ce savoir donna lieu à l’étude de la psyché. S. Freud, par exemple, tira le signal d’alarme quant au poids décisif qu’auront les actes du passé sur nos conduites, c’est à dire le poids que l’activité nocturne de la psyché – révélée dans les rêves –, apporte de façon inconsciente à l’analyse et à la compréhension de l’activité diurne. Dans sa vision, les rêves sont « un moment de soulagement qui permet à la psyché de retrouver son équilibre bouleversé par l’activité diurne. » (J. Thomas, ibid.); par contre, C. Jung pense que l’activité nocturne renferme autant d’importance et d’indépendance que celle diurne.
Au vu de cette dernière perspective, en équivalents métaphoriques, un Dionysos nocturne s’accompagne d’un Apollon lumineux, une relation que Nietzsche avait déjà discernée dans une œuvre archi-célèbre17. Pour ce philosophe, ces deux instances – c’est à dire Dionysos et Apollon, au lieu d’être perçues comme deux forces en opposition, elles doivent être envisagées dans leur complémentarité (dans ce sens, ce serait utile de rappeler le fait que, dans la mythologie grecque, ces divinités étaient étroitement liées puisque les deux étaient filles de Zeus).
Ces réseaux d’images renferment leur sens dans l’interconnexion et non pas dans leur déploiement en éléments isolés. Dans cet ordre d’idées Henry Corbin parle de l’imaginaire compris par « les constructions symboliques que les personnes utilisent pour construire les sens du monde », une vision qui l’approche à l’inconscient collectif illustré par Jung. Ce sont ces constructions qui nous permettent de voir la réalité seulement à travers nos yeux, qui sont conçues de telle manière qu’elles nous font saisir seulement certaines réalités et pas d’autres: nous voyons uniquement ce que nous voulons voir – ou ce que nous pouvons voir-, mais jamais en franchissant les limites de notre propre imaginaire.
Il faut mentionner aussi les réflexions jungiennes concernant l’importance des archétypes et des images frontales, ultérieurement enrichies grâce aux contributions de G. Durand. Pour ce penseur, les conditions mentales de notre regard sur le monde tissent une sorte de réseau symbolique qui met en condition nos actes et notre perception sur le monde; autrement dit, elles fonctionnent comme des lentilles interposées entre nous et la réalité et ce sont elles qui nous font voir le monde sous une forme précise et non pas une autre.
Le tissu de symboles illustré par C. Jung est plus qu’une matière informe, il représente un vaste système de réflexion, même virtuel, si c’est le cas, selon une supposition de Borges. En somme, Jung pense que c’est ce monde peuplé de symboles qui crée le sens et jette les fondements de notre existence même.
Il convient de rappeler ici les réflexions de Gaston Bachelard sur l’importance et la force des symboles. C’est à ce penseur que nous devons les limites de la connaissance « scientifique », développées dans les premières années de ses recherches scientifiques. Il essaya de franchir ces limites à travers une technique d’analyse qu’il dénomma rationalisme appliqué18. Il expliqua ainsi que le monde de la raison s’affronte à l’univers complémentaire de l’imagination poétique et à ses symboles dont la psychanalyse19 essaya d’offrir une esquisse; dans ses recherches, il a tenu compte des éléments pré-naturels – l’eau, le feu, la terre, l’air –, sans ignorer dans ses observations les images et les symboles développés par l’imagination humaine le long de l’histoire de la culture.
Dans cette perspective de l’imaginaire nous comprenons aujourd’hui les significations des voyages initiatiques des divers héros de l’Antiquité classique; par exemple, celui d’Ulysse débarquant au pays des ombres, dans le Chant XI de l’épopée homérique, ou celui d’Énée dans le royaume des morts, évoqué dans le Chant VI de l’Iliade. L’accomplissement de ces prouesses implique une catabase ou descente initiatique de l’esprit et une anabase ou ascension révélatrice. Selon une vision moderne, ces pèlerinages “existentiels” ne seraient autre chose qu’une immersion dans la profondeur de l’âme où le psychanalyste invite son patient à embrasser ses souvenirs, même au prix de ressentir de la douleur, pour ressortir pourvu d’un savoir qui lui permette d’accepter sans conflits une certaine situation. La différence entre les deux consiste dans le fait que les voyages mythiques des héros de l’antiquité sont d’origine ontologique alors que les immersions psychanalytiques sont strictement personnelles.
La théorie de l’imaginaire a également été enrichie grâce aux contributions du psychologue américain – d’orientation jungienne – James Hillman20, représentant de l’école archétypique. Cette branche du savoir (Psychologie archétypique) examine diverses fantaisies (des dieux, des demi-dieux, des héros, des animaux, des être anthropomorphes…) créées par les êtres humains dans le but d’éclairer le mécanisme de la psyché.
Dans Re-Visioning Psychology (1975)21, qui lui a valu la célébrité à J. Hillman, l’auteur fait passer, avant tout, les images et la fantaisie pour avoir accès à ce qu’il appelle “le discours de l’âme”. Il choisit cette démarche interprétative vu que la base poétique de l’esprit place les activités psychologiques dans le royaume des images.
J. Hillman se situe fidèlement dans la perspective de la psychologie analytique et voit dans les rêves les guides les plus éloignés du fonctionnement psychique, comme il explique dans son exégèse, car ils ont la capacité de nous montrer tels que nous sommes22. Quant à l’univers onirique, il pense que c’est l’endroit psychique où l’on accède aux images du moi, avant que ces images n’arrivent à la conscience.
Ses idées transformèrent les bases de l’épistémologie traditionnelle puisque ce savant puise son savoir non dans le moi cartésien, mais dans un monde d’images renfermant le moi. Ainsi, dans son interprétation, l’image du moi n’est qu’une fantaisie psychologique à l’intérieur d’un ensemble de fantaisies; par rapport à l’approche psychologique de Jung, la démarche archétypique de J. Hillman relativise les fonctions du moi pour se concentrer sur le fonctionnement du ‘psychique’, où se produisent toutes les fantaisies significatives qui animent notre vie entière.
La théorie de l’imaginaire
Les études sur l’imaginaire – que l’on ne doit pas identifier à la fonction imaginative qui n’est que l’un de ses aspects23 – ont provoqué un renouvellement épistémologique dont la portée échappe à toute prévision. J. Thomas montre que « l’imagination avait été reléguée au rang de « folle du logis » par le positivisme triomphant. Mais cela ne satisfaisait personne. Car sans elle, la pensée reste inerte, inorganisée »24. L’imaginaire se projette comme un dynamisme organisateur des différentes instances de notre psyché – dixit J. Thomas. Ce dynamisme permet une articulation libre entre les sphères logique et affective, qui rend possible une vision plurielle et ouverte sur les êtres et le monde. À titre d’exemple, je prends le cas de la culture hellénique antique, où la pensée mythique coexistait avec la pensée logique ; dans cette conception, mythos et logos n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires.
Ce fut cette circonstance qui permit à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss de parler de « Grecs à deux têtes », l’une affective et l’autre rationnelle, qui cohabitaient sans conflit. Le terme « mythologie », par lequel on désigne la science ou la discipline qui s’occupe de ces récits légendaires, suggère, par son étymologie même, ce lien apparemment inconciliable entre la sphère imaginative et la sphère rationnelle, rattachées fondamentalement à travers le symbole25.
Ce que l’on appelle « monocultures » et l’hyperspécialisation démesurée dans le domaine des sciences particulières – sans parler de l’hypertechnicisme aux effets narcotiques26 – poussent les êtres humains à perdre le sens de la totalité ; face à cette difficulté, la méthode de l’imaginaire ouvre les chemins vers un savoir pluriel, qui puisse créer des ponts permettant la libre circulation des idées. En outre, cette théorie prétend aussi être au-dessus de la distinction de Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, tout en plaidant pour le concept de science au sens unitif ; les sciences exactes et humaines ont assurément des points communs, le quid de la question ne consiste pas à les ignorer, mais à essayer de les trouver.
C’est G. Durand – et, avec lui, l’école anthropologique de Grenoble – qui a le mérite d’avoir souligné que la fonction de l’imaginaire ne se trouve ni dans la sphère affective, ni dans la sphère intellectuelle, mais dans un espace intermédiaire doué d’une puissance de médiation. La mythologie classique a situé cette fonction imaginale, dans sa valeur symbolique, sous la sphère d’Hermès, le dieu médiateur, en tant que psychopompe, « conducteur des âmes » du monde des vivants à celui des morts, comme nous l’avons signalé à une autre occasion27. Les études sur l’imaginaire – orientées dans le sillage du dit Hermès – prétendent jeter des ponts entre les diverses sciences, disciplines, religions et toute autre manifestation de l’humain, afin de réduire des dualismes, arrondir des angles, obtenir des réconciliations et des accords. Exercer pleinement cette forme de comprendre le monde suppose un penchant pour la compréhension et donc pour la tolérance.
Comme on peut le remarquer, il y a autant d’études possibles construites de la perspective de l’imaginaire que de sciences et disciplines, mais l’on ne doit pas se laisser emporter par le tourbillon d’une pluralité aliénante. Dans notre cas particulier – et en raison de notre formation en philologie classique – nous prétendons centrer notre étude sur l’antiquité gréco-romaine de cette perspective pluridisciplinaire où, bien que notre point de départ soit la philologie gréco-latine, nous ne dédaignons pas l’apport de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire de l’art, de la psychologie ni de tout autre savoir qui puisse éclairer le domaine de la philologie et de la culture de l’antiquité classique.
À cet égard je me fais l’écho de la proposition de la réputée helléniste britannique J. Harrison qui, dans les années 30, fut à la tête de « l’École de Cambridge », où un groupe choisi de classicistes – Cook, Cornford et après Murray, même si celui-ci appartenait à Oxford – éclaircirent le classicisme grec à la lumière des savoirs nouveaux tels que l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse, en herbe à ce moment-là. Il en résulta des ouvrages de valeur, qui non seulement nous instruisent à la pensée grecque antique, mais aussi nous permettent de mieux comprendre l’homme contemporain. De nos jours, une révision de l’hellénique s’est vue dynamiser grâce à la lecture anthropologique et sociologique promue, en France, par Louis Gernet et continuée après par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et, entre autres, Marcel Detienne28, et, en Espagne, par J.-C. Bermejo Barrera et, dans une certaine mesure, par C. García Gual.
Et pour porter le panorama jusqu’à nos jours, je dois marquer aussi l’apparition, dans les années 90, d’un courant de pensée qui conceptualise d’une manière programmatique la transdisciplinarité. En 1994, au Convento da Arrábida, au Portugal (place liée au nom de Colomb!), a été organisé le Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité. Conçue et signée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, la Charte de la Transdisciplinarité adoptée par le congrès constate que « la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir, ce qui rend impossible tout regard global de l’être humain » et que « la rupture contemporaine entre un savoir de plus en plus accumulatif et un être intérieur de plus en plus appauvri mène à une montée d’un nouvel obscurantisme, dont les conséquences sur le plan individuel et social sont incalculables ». Sur ces bases, elle proclame la nécessité d’accepter « l’existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes ». Pour approcher cette complexité, la transdisciplinarité propose « l’unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au-delà des disciplines ». L’éthique transdisciplinaire qui en découle « récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine – d’ordre idéologique, scientiste, religieux, économique, politique, philosophique. Le savoir partagé devrait mener à une compréhension partagée fondée sur le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre30 » Adaptée aux provocations de la globalisation à l’époque postmoderne, la transdisciplinarité a donné naissance à des programmes universitaires en France, États-Unis, Roumanie, Afrique du Sud, Russie, etc.
La pensée grecque de l’époque classique s’est imprimée dans l’homme européen avec une telle intensité et certitude que ses réflexions sont encore valables, puisque la nature humaine continue – et continuera – d’être la même. L’homme – comme le précise Sophocle dans la parodos de l’une de ses pièces les plus célèbres29 –, est un être merveilleux et terrible en même temps. C’est à nous, en tant qu’humains, de nous orienter dans une direction ou dans l’autre, et à cet égard la perspective transdisciplinaire que propose la théorie de l’imaginaire peut nous aider au moment des décisions.
Traduit en français par Aurelia Popescu et Ioana Dumitrescu
Notes
1 Ad hoc je renvoie à J. Thomas, « L’imaginaire gréco-latin et la science contemporaine: la pensée du complexe. État des lieux et prospectives », in Euphrosyne. Revista de filologia clássica, Lisbonne, XXV (1987) 371-381 ; l’auteur considère l’accélération ci-dessus comme « angoissante ».
2 Sur cette théorie, consulter : Jean-Jacques Wunenburger, La Raison contradictoire, science et philosophie modernes : la pensée du complexe, Paris, A. Michel, 1990.
3 Interview de J. Thomas par Marta Herrero Gil, 8.X.2008.
4 Cette simultanéité n’est rien d’autre que la notion de « synchronie » dont parle C. Jung.
5 Mise en abyme implique un regard en perspective, où se reproduit, infiniment, la même image, certes, de plus en plus petite (voir les réflexions d’André Gide sur cette métaphore). Je me souviens d’une boîte à biscuits de mon enfance, avec la figure d’une petite fille qui tenait à la main la même boîte, évidemment une image plus petite, et ainsi de suite, ad infinitum. Ce phénomène d’optique « virtuelle » suscitait en moi, au-delà de la curiosité, une perplexité incompréhensible ; des années plus tard, j’ai appris que J.L. Borges avait éprouvé une perplexité et un trouble identiques aux miens face au même phénomène, dont il rend témoignage dans un de ses textes.
6 Cf. Bocacio y su época, Madrid, Alianza, 1975.
7 N. Troubetzkoy et Roman Jacobson sont les fondateurs de la phonologie fonctionnelle. Ces linguistes ont défini por la première fois le terme phonème qui est l’unité minimale de langue, “support de toutes les oppositions différentiées”; sur cet aspect cf. les Principios de fonología de Troubetzkoy, paru à titre posthume, en 1939.
8 Virgilio, padre de Occidente, trad. par García Yebra, Madrid, Sol y Luna, 1949, p. 101.
9 Dans cet ordre d’idées, je ne peux pas passer sous silence le philosophe Empédocle d’Agrigente qui, il y a 3000 ans, postula que le monde est soumis à un processus continu de création et de destruction que le philosophe agrigentin illustra par la lutte continue entre deux principes inconciliables: philía “l’amour” et neîkos “la haine”.
10 La physique classique du XIXe siècle avait déjà envisagé les processus aléatoires et les probabilités.
11 Ch. Segal, “Tragedia y sociedad griega”, trad. J. Martínez de Aragón, dans Historia de la literatura, vol. I, Madrid, Akal, 1988, p. 191.
12 Ch. Segal, op. cit., p. 193.
13 Ad hoc consultez à votre profit, Eric R. Dodds, The Greek and the Irrational,Univ. ofCalifornia Press, 1951.
14 Cf. son Historia del arte en la antigüedad (1764).
15 Représentée principalement par Don D. Jackson, Stuart Sigman et Albert Scheflen, entre les plus remarquables.
Le nom de cette École vient du nom de la localité de Palo Alto – une petite ville au sud de San Francisco – où le psychiatre D.D. Jackson fonde, en 1959, le Mental Research Institute, rejoint plus tard par Paul Watzlawick. Lorsqu’ils faisaient des recherches sur la schizophrénie et d’autres pathologies liées à la communication, Jackson et Watzlawick élaborèrent la théorie de la communication interpersonnelle qui eut un rôle décisif dans les années 60 et 70.
16 Cf. Le Paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
17 Il est important de souligner qu’à l’époque classique, à Delphes, l’omphalos ou “ nombril du monde” en religion, les Grecs battirent un temple pour rendre hommage à Apollon, mais à seulement deux cents mètres – et sur un endroit plus élevé, ils battirent aussi un théâtre, c’est-à-dire un temple en l’honneur de Dionysos.
18 Cf. surtout Le Nouvel Esprit scientifique (1934), La Formation de l’esprit scientifique (1938) et, entre autres ouvrages, Le Rationalisme appliqué (1948).
19 Bachelard se lança avec La psychanalyse du feu, 1937, suivi de L’Eau et les Rêves, 1941, L’Air et les Songes, 1943, La Terre et les rêveries de la volonté: La terre et les rêveries du repos, 1948, La Poétique de l’espace¸ 1957, et La Poétique de la rêverie, 1960.
20 J. Hillman est l’éditeur de Spring Publications, une maison d’édition vouée à la diffusion des progrès de la psychopathologie archétypale qui, à part la publication de travaux de psychologie, fait paraître d’importants travaux de mythologie, de philosophie et d’arts.
21 Version espagnole éditée à Madrid, Ed. Siruela.
22 Ad hoc je renvoie à The Soul’s Code. On Character and Calling (1947) – version espagnole:Madrid, Ed. Martínez Roca- où il affirme que chaque individu est déjà muni de son propre potentiel, de la même façon qu’”un gland renferme déjà le modèle du chêne”.
23 E. Morin et d’autres érudits utilisent, par contre, l’adjetif imaginaire et le substantif l’imaginaire.
24L’imaginaire de l’espace et du temps chez les latins, Cahiers de l’Université de Perpignan, 5 (1988) 11.
25 Dans l’Antiquité grecque, le terme sýnbolon renvoyait à l’idée de reconnaissance. C’était à l’origine un objet à deux pièces (un morceau de tissu, un plateau ou pareil) que la hôte et l’amphitryon gardaient et transmettaient à leurs enfants pour que les possesseurs de ces deux moitiés, une fois reconnu le proche, puissent promouvoir les mêmes liens affectueux quant à l’hospitalité (cf. Eurípides, Medea, 613).
26 Sur ce point je rends hommage à la clairvoyance d’Aldous L. Huxley et de Charles Chaplin. Le premier, dans son inquiétant Brave New World (1932) et le deuxième, dans le film Modern Times (1935), ont tiré le signal d’alarme sur les effets nuisibles de l’hypertechnicité et de la machinisation de l’homme.
27Cf. El imaginario en el mito clásico, Academia Nacional de Ciencias de Buenos Aires, 2002, p. 13.
28 À cette lecture de type anthropologique s’associe de nos jours Florence Dupont, dont je fais remarquer un ouvrage-clé : L’invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, París, Éd. La Découverte, 1994.
29 Antígona.
30 Voir le site de CIRET – Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, Président Basarab Nicolescu, Paris, http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/chartfr.htm, consulté le 29.02.2012.