Iulia Micu
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
juliamicu@gmail.com
La mort. L’opacité. La clôture.
La Métaphysique des ténèbres dans la ville moderne
Abstract: Our study aims to identify and analyse death in art by using some of the canonical texts of the beginning of the 20th century: Austrian writer Hugo von Hofmannsthal’s two plays in verse, Der Tod des Tizian and Der Tor und der Tod, Thomas Mann’s Der Tod in Venedig and Marcel Proust’s Á la recherche du temps perdu. Beyond its inevitable decadent heritage, one may observe the way these representations feed on images, situations, thoughts, in order to show, to bring into the light what escapes in the absence, to the shadows. We also suggest that this quest – which leads to the metamorphosis of the individual into artist – is reflected by the spatial organisation of an imaginary city.
Keywords: Hugo von Hofmannsthal; Thomas Mann; Marcel Proust; Art; Estheticism; Melancholy; Death; Artist; Imaginary city.
Questions préliminaires ou comment jouer la mélancolie d’une ville
Avant de passer à l’exposition théorétique, il nous semble utile de nous arrêter sur l’analyse d’une image – Une ville abandonnée (1904) de Fernand Khnopff. Symbole de la mélancolie d’une cité aquatique, la toile contenant à la fois le danger et la limite de l’art à l’aube de l’âge moderne : rester figé dans l’opacité et dans la clôture. Le peintre rend une version très personnelle de la place Memling de Bruges – Venise du Nord – qui ressemble à une autre image, littéraire cette fois-ci, construite par un des contemporains de Khnopff: l’écrivain symboliste Georges Rodenbach. Dans Bruges-la-Morte, Rodenbach nous signale que le premier but de son écriture est celui d’évoquer une ville construite comme un personnage essentiel, une ville associée aux états d’âme, qui conseille, dissuade et détermine à agir. Écoutons toutefois ce que l’auteur affirme dans l’Avertissement:
Voilà ce que nous avons souhaité de suggérer: la Ville orientant une action ; ses paysages urbains, non plus seulement comme des toiles de fond, comme des thèmes descriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liés à l’événement même du livre. C’est pourquoi il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici, intercalés entre les pages: quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la présence et l’influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l’ombre des hautes tours allongée sur le texte[1].
À l’instar de Rodenbach, Khnopff imagine une ville qui semble abandonnée, mais dont l’architecture n’est pas dégradée. Nous serions tentés de parler d’une « esthétique de la ruine » malgré l’impossibilité de réduire ce tableau à ce type de sensibilité romantique. Les maisons brugeoises restent les témoins d’une existence désormais disparue ou cachée. Les pavés, les façades – avec leurs fenêtres – sont représentés de façon très minutieuse. Cette minutie traduit également la lenteur de l’inscription qui ne s’achève que par une cristallisation graphique qui fige les choses, les façades des architectures d’abord mortes. Ainsi, un double mouvement se met en place : un mouvement vers l’horizon qui se mélange au ciel et un autre mouvement vers la profondeur de l’image. Il est possible que Khnopff ait repris l’image d’une Bruges autrefois riche – financièrement et artistiquement – conduite à la décadence après le retrait de la mer. Cette cité figée serait ainsi l’expression synthétique d’un désir de voir l’espace comme souvenir érigé en mythe. Mais la lecture peut être inversée: le tableau pourrait également devenir l’expression d’une ville qui se meurt, dans un mouvement qui fait ressortir conjointement le retrait de l’idéal et de la réalité.
Dessiner le contexte. Les indices et les objectifs d’un parcours esthétique
Le XIXe siècle finissant, tout comme l’aube du XXe siècle sont riches de nouvelles perspectives, d’interrogations en ce qui concerne la littérature. Le déclin du Naturalisme ouvre la voie vers un Symbolisme qui apporte des visions nouvelles, des thèmes nouveaux autant que de nouvelles questions. Dans un monde et dans une époque des mutations, le statut de l’Art et des artistes, leur image et leur fonction se métamorphose. Leur univers imaginaire semble devenir celui d’une apocalypse et aussi celui d’une révélation.
La mort, image rayonnante, s’installe dans chaque œuvre d’art, au cœur même de la Beauté et sa force destructrice se révèle en quelque sorte complémentaire à la puissance créatrice de l’artiste. Ainsi, chaque écriture mêle son propre destin au destin de celui qui l’a créée et amorce la recherche profondément trouble et ambigüe d’une illumination.
Par conséquent, la mort de l’artiste nous apparaît comme un thème récurrent, enraciné certes à l’intérieur d’un espace culturel, d’une époque et d’un monde dont il nous offre l’image concentrée, avec tous les éléments historiques, thématiques, esthétiques qui s’y rattachent. Tout cela nous permet de découvrir un ensemble de visions analogues dans les œuvres de trois auteurs que nous avons choisis comme guides pour traverser la mort et surtout pour accomplir la quête. Nous analyserons deux textes du jeune écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal Der Tod des Tizian –1892 (La Mort du Titien) et Der Tor und der Tod -1893 (Le Fou et la Mort), la nouvelle de Thomas Mann: Der Tod in Venedig– 1912 (La Mort à Venise) et quelques pages proustiennes de Á la recherche du temps perdu. Les trois auteurs proposent une approche de la mort esthétisée, la mort dans l’Art, avec son héritage décadent. Cette représentation qui se nourrit d’images, de situations et de réflexions, a pour but de rendre présent ce qui s’échappe dans l’absence, dans l’indicible.
Nous chercherons dans les images des villes ce qu’on cherche à l’intérieur même du langage, dans la transposition d’une pensée qui se fait ou se déchire comme les mots de Chandos-Brief -1902 (La Lettre de Lord Chandos) un autre texte célèbre d’Hofmannsthal, dans le passage qui place l’écriture dans la proximité du mystère. C’est dans le monde même, dans un monde vu par les yeux de l’artiste ou de l’esthète que nous tenterons d’apercevoir les indices, les annonces du dernier passage. Aussi nous intéresse-t-il la manière dans laquelle la quête ayant pour but la métamorphose de l’individu en artiste se reflète dans l’organisation spatiale d’une ville imaginaire.
Par-delà les frontières d’un monde où règnent l’ordre et la culture, la « santé » et l’exigence du travail, le « soleil noir » de la mélancolie et de la mort éclaire, pour l’artiste, le domaine du « dehors » : celui du chaos, de la maladie et de l’interdit.
Dans Der Tod des Tizian, Hofmannsthal dessine le jardin du Maître – vu comme un être séparé de l’univers-, un lieu symbolique et en même temps une construction artificielle qui se démarque d’un « dehors » inquiétant. (Nous pouvons signaler ici les similarités entre l’intérieur viennois de Claudio, espace claustrant, excessivement esthétisé dans Der Tor und der Tod). Ce « dehors » éveille l’expérience de l’angoisse, surtout pour Gianino, un des disciples du Titien:
Ich war in halbem Traum bis dort gegangen,
Wo man die Stadt sieht, wie sie drunten ruht,
Sich flüsternd schmieget in das Kleid von Prangen,
Das Mond um ihren Schlaf gemacht und Flut.
Ihr Lispeln weht manchmal der Nachtwind her,
So geisterhaft, verlöschend leisen Klang,
Beklemmend seltsam und verlockend bang.
Ich hört es oft, doch niemals dacht ich mehr …
Da aber hab ich plötzlich viel gefühlt:
Ich ahnt in ihrem steinern stillen Schweigen,
Vom blauen Strom der Nacht emporgespült,
Des roten Bluts bacchantisch wilden Reigen,
Um ihre Dächer sah ich Phosphor glimmen,
Den Widerschein geheimer Dinge schwimmen.
Und schwindelnd überkams mich auf einmal:
Wohl schlief die Stadt: es wacht der Rausch, die Qual,
Der Haß, der Geist, das Blut: das Leben wacht.
Das Leben, das lebendige, allmächtge –
Man kann es haben und doch sein’ vergessen! …[2].
Et dans le vertige de la découverte, ses compagnons détournent l’image d’une Vénice ensoleillée, d’une cité en or et marbre qui se profile à l’horizon, un monde « lugubre, insipide » et plein d’horreur maintenant, peuplé par des êtres incapables de reconnaître la Beauté. Dans ces deux drames lyriques de Hofmannsthal, l’espace extérieur est extrêmement hostile, un horizon de fuite, le seuil à partir duquel l’ensemble pourra être reconstitué et réinterprété. Ainsi, comme le professeur Peter Szondi[3] l’avait très bien souligné, l’univers esthétique représenté dans Der Tod des Tizian prend en charge une double figuration à partir d’une image centrale : la mort du Maître. Nous retrouverons, alors, d’un côté, la frénésie de peindre le Maître à sa dernière heure : il montre la voie d’un art triomphant, le Schöner Leben – l’appréhension de la vie comme source de la Beauté – et qui tente d’exprimer la vie elle-même et le désarroi et les errances de l’esprit représenté par ses jeunes disciples, d’un autre côté.
Il est possible d’y voir la quête de l’art à l’aube de l’âge moderne. La beauté classique, l’harmonie, la métamorphose totale de l’âme en art vont s’éteindre avec la mort du Titien. Tous ces traits sont refusés aux disciples (avec lesquels le jeune Hofmannsthal semble s’identifier) les obligeant de se contenter avec une « beauté relative ». La mort du Titien ne signifie pas une libération, elle n’ouvre pas la voie vers un champ d’autonomie, mais elle projette encore une liberté, la liberté de la quête d’une seconde mort, la mort qui va venir, la mort (dans l’art), selon Peter Szondi, des disciples eux-mêmes.
Comme nous pouvons l’observer dans une note très subtile appartenant à Roger Bauer, dans la Modernité de Hofmannsthal[4], parmi les disciples que la mort du Titien, leur Maître, a laissé désemparés, deux sortent du rang des « dilettantes» et occupent dès le début du poème une place privilégiée. Le premier, Desiderio (figure construite probablement à partir de l’image de l’écrivain Stefan George, poète allemand contemporain et une référence importante à la fois pour Hofmannsthal et Thomas Mann) refuse de descendre dans la ville d’en bas, à Venise, où sévit la peste, siège de la laideur et de la vulgarité. Le deuxième, Gianino (probablement le porte-parole d’Hofmannsthal) est prêt à accepter cette réalité dangereuse où est présente une vie vivante et toute-puissante (« Das Leben, das lebendige, allmächtge ») et où règnent l’ivresse, la souffrance, la haine, l’esprit, le sang (« der Rausch, die Qual, / Der Haß, der Geist, das Blut»)[5]. Cette conception d’un univers-totalité où les troubles trouvent leur place peut être considérée comme un legs autrichien et catholique. Cette ambivalence – les deux facettes de Venise – opposant à l’image d’une Ville céleste, espace des élus et de la lumière, un monde infernal, de pauvreté et de péchés, nous rappelle, en miroir, la peinture Campo S. Vidal and Santa Maria della Carità- 1725 de Canaletto où le mauvais état des bâtiments délabrés situés dans le premier plan est mis en rapport avec la lumière du soleil levant (à gauche du spectateur), avec les palais, le clocher et les toits dorés de La Sérénissime, en arrière-plan.
Nous pouvons observer ce mouvement d’interrogations inquiétantes dans l’autre drame hofmannsthalien : Der Tor und der Tod. Ici, l’épreuve de la mémoire apparaît pour le jeune esthète Claudio comme un Totendanz enregistrant les changements de l’époque. Les formes, les décors, les idées et les formules littéraires sont chaque fois remplacés par les plus récentes. Bien différent de ces confessions neurasthéniques de la décadence, cette œuvre brise la ronde stérile de la réflexion sur soi-même. Dans l’étude Hofmannsthal et son temps, Hermann Broch met à son tour l’accent sur cette caractéristique de l’œuvre de l’écrivain autrichien. L’aventure de Claudio et son échec esthétique anticipent l’abandon ultérieur de la poésie lyrique – un geste de désespoir accompli par Hofmannsthal afin d’empêcher et d’éliminer toutes les traces de la subjectivité de ses écrits[6]. L’horizon existentiel des personnages du théâtre hofmannstalien est profondément marqué par un sentiment de sécheresse, d’impuissance, d’anéantissement. Écoutons donc, Claudio :
Es scheint mein ganzes so versäumtes Leben
Verlorne Lust und nie geweinte Tränen
Um diese Gassen, dieses Haus zu weben
Und ewig sinnlos Suchen, wirres Sehnen[7].
C’est le premier moment de la remise en cause de cet esthète solitaire qui s’ouvre au lecteur par l’entremise de ses monologues – le premier moment de son examen de conscience, premier moment de la triade fatidique de sa quête, de son parcours: l’introspection (cathabasis) suivie immédiatement par une rétrospection (l’anamnèse) et par la réévaluation (la crise).
La quête d’Aschenbach (Der Tod in Venedig) relatée ironiquement par Thomas Mann, se consume dans l’exaltation d’une ferveur enfin retrouvée, la ferveur d’échapper à l’âge par la routine, par le travail quotidien. Pour l’artiste bourgeois, la ville qui se profile dehors comme une destination de repos, n’a pas d’abord les traits d’un espace imaginaire où « habitent la laideur et la vulgarité » (comme s’exprime un des jeunes disciples du Titien) et il s’égare volontairement dans les méandres d’une Venise devenue le symbole morbide de la passion.
C’était une envie de voyager, rien de plus; mais à vrai dire une envie passionnée, le prenant en coup de foudre, et s’exaltant jusqu’à l’hallucination.[8]
C’est ainsi que se révèle pour Aschenbach la vision d’une terre lointaine et attirante, appel premier vers un horizon nouveau et inconnu. Cette image troublante rappelle l’exotisme d’une terre inconnue et sauvage, semblable à la toile Tigre dans une tempête tropicale ou à Surpris! d’Henri Rousseau (le Douanier),
Son désir se faisait visionnaire, son imagination, qui n’avait point encore reposé depuis le travail du matin, inventait une illustration à chacune des mille merveilles, des milles horreurs de la terre, que d’un coup elle tâchait de se représenter : il voyait- il le voyait- un paysage, un marais des tropiques, sous un ciel lourd de vapeurs, moite, exubérant et monstrueux, un sort de chaos primitif fait d’îles, de lagunes et de bras de rivière charriant du limon; d’une profusion de fougères luxuriantes, d’un abîme végétal de plantes grasses, gonflées, épanouies et fantastiques floraisons, il y voyait d’un bout à l’autre de l’horizon surgir des palmiers aux troncs velus; il voyait des arbres aux difformités bizarres jeter en l’air des racines qui revenaient ensuite prendre terre, plonger dans l’ombre et l’éclat d’un océan aux flots glauques et figés, où, entre des fleurs flottant à la surface, blanches comme du lait et larges comme des jattes, sur les bas-fonds, le cou rentré dans les ailles, l’œil de coté et le regard immobile; il voyait étinceler les prunelles d’un tigre tapi entre les cannes noueuses d’un fourré de bambous- et il sentit son cœur battre plus fort, d’horreur et d’énigmatique désir. Puis la vision s’évanouit; et secouant la tête, Aschenbach reprit sa promenade au long de la palissade et des monuments funéraires.[9]
Cette image annonce la grande aventure à venir, la quête de l’inspiration et en même temps, l’irrésistible appel d’un pays sauvage et troublant, de l’eau fétide d’une cité à ruelles malpropres, d’un secret lugubre de la ville « qui se confondait avec le secret de son propre cœur ». Menant à la dissolution totale de l’ego, la passion amoureuse pour le jeune Tadzio ainsi que l’épidémie de cholera qui hante le lagon se consument à des températures élevées.
Il était pris dans une aventure si inadmissible, engagé dans un si exotique dévergondage du cœur.[10]
C’est la même pulsion qui pousse probablement Bergotte, le précurseur littéraire du Narrateur proustien, qui « ne sortait plus de chez lui », après beaucoup d’années de maladie et de réclusion, en pleine crise d’urémie, malgré le repos prescrit, à faire la célèbre visite à l’exposition et non seulement l’article critique sur la peinture de Vermeer, mais l’oubli et le besoin d’une expérience de la rencontre. Pourtant, on sait bien que Bergotte n’a jamais aimé le monde, que sa vieillesse avait amplifié la solitude, transformée en réclusion, incessant enveloppement….
Et quand il se levait une heure dans sa chambre, c’était tout enveloppé de châles, des plaids, de tout ce dont on se couvre au moment de s’exposer à un grand froid…[11]
…comme une tentative désespérée de trouver refuge en soi-même, hors du monde.
Au contraire, Aschenbach, ennobli pour son cinquantième anniversaire et honoré par l’adoption de certaines de ses pages dans les manuels scolaires, met en question son œuvre, d’où l’angoisse et l’inachèvement qui s’installent. On pourrait dire que Mann désigne ici le portrait d’un artiste dans l’instant même de la crise de la création, du doute, de l’angoisse devant la non-création. Voilà donc le seuil, lieu symbolique de passage vers l’instant dernier, qu’il soit création ou destruction. La mort aussi trouve la source de sa signification au cœur même de cette crise de Titien, de Claudio, d’Aschenbach ou de Bergotte. L’approche d’un tel instant final où l’artiste sera englouti par le néant, s’écrit chez Hofmannsthal, Mann ou chez Proust à travers l’expérience de la quête, la quête d’une illumination intérieure, de l’inspiration. Atteint par la maladie moderne, la solitude, (d’après les termes de Jacques le Rider[12]) les artistes sont prêts pour le voyage vers le royaume hypothétique de l’inspiration. Leur chemin est jalonné maintenant par une suite terrifiante d’apparitions (comme les figures des Autres étranges, incarnation des doubles inquiétants qui jalonnent la route d’Aschenbach de Munich jusqu’au Venise), ou par des figures d’une beauté étrange, presque immatérielle (des figures majeures qui dominent le récit, comme celle de Tadzio le jeune polonais à allure de dieu grec, ou comme « le petit pan de mur jaune » du tableau de Vermeer qui hante l’imagination de Bergotte). Ces dernières figures, placées irrémédiablement sous les auspices de la Beauté, symboles de la rencontre absolue, viennent accomplir la quête manquée de l’écriture et de la vie orientée inévitablement vers l’esthétisation des formes.
On doit rappeler que, analysant l’œuvre de Hofmannsthal, Jacques Le Rider observe l’omniprésence du jaune – couleur indescriptible et absolue qui enchante le spectateur de la même manière que la Méduse de Freud, effigie de la féminité et de la castration – et incarne par ailleurs le pouvoir masculin de la figure du patriarche et du père oppressif. Le Rider note: « Le jaune est une des couleurs qui obsèdent Hofmannsthal à l’époque de Les Chemins et les rencontres. Elle a tantôt la valeur d’un signe de déchéance et de mort, tantôt celle d’un signe de puissance mâle et de fécondité ».[13] De la même façon, l’interprétation de Le Rider suit les ambivalences de la couleur jaune telles qu’elles furent décrites par Goethe dans la Théorie des couleurs (1810) : la nuance la plus proche de la lumière, qui rappelle la belle impression du feu et de l’or dans la joie et, au même temps, le symbole de la haine, de l’adultère et du dégoût, la couleur de l’impureté et de la maladie. Symbole très proche de celui de la passion sauvage et de l’exotisme, le jaune transpose l’impossibilité de tout avènement, de tout salut, du deuil et de toute rédemption. On mentionne ici, comme une ultime ironie de l’image, le jeu de mots jaune-jeune qui nous permet de trouver des connexions subtiles entre le texte de Thomas Mann et l’épisode proustien de Bergotte devant la toile de Vermeer, qui peut s’interpréter comme une découverte de la profondeur et qui s’ouvre sur des interprétations futures. [14]
Conclusion. Des écritures imaginaires ou à la recherche d’une transcendance disparue
Nous pouvons affirmer que les personnages de Hofmannsthal, de Thomas Mann et de Proust découvrent à travers le regard qu’ils portent sur l’univers, uniquement la surface d’une image et non pas la profondeur à laquelle celle-ci pourrait donner accès. Ainsi, pour rompre le charme mortel de cette fixité de la surface, vue comme une « fausse promesse », et afin de ne plus sombrer dans la contemplation de cette forme fixe, de ces plaisirs en quelque sorte « impures », il faut s’extraire des images, il faut les briser, il faut être iconoclaste.
D’un autre point de vue, la tentation d‘inscrire l’écriture dans l’espace donne lieu à des questions similaire. Ces récits nous parlent toujours d’une attente désormais sans raison, à laquelle l’art, avant de disparaître complètement, aurait apporte son concours illusoire. On assiste dans ces écrits à une logique exclusive de désenchantement. Plus puissant que le deuil, celui-ci va bien plus loin que la complaisance au désespoir où frise l’absurde. Ici s’affirme avec insistance un motif qu’on pourrait penser être celui de la fin de l’art.
La solution résidera, donc, dans une soumission totale de la vie à l’art grâce à une action de l’esprit qui rend présents tous les êtres et toutes les choses pour appréhender les autres instances qui tirent leur vérité de l’absence même. Nous sommes tentée de lire dans les indications diverses et pourtant similaires que ces trois œuvres littéraires nous offrent, les expressions de la nécessité et du commencement. Aussi paradoxal qu’elle puisse paraître, la conjonction d’une mort et d’une fin indique la possibilité d’une ouverture, voire d’une origine. C’est ce à quoi nous invitent les œuvres que nous avons prises en compte dans cette analyse. Et ce qui réunit tous ces artistes et esthètes, c’est la quête d’une Beauté qui transcende la vie et en même temps la recherche d’une Beauté qui s’oppose à celle-ci. Mais ce décalage entre l’art et la vie restera, chez Hofmannsthal comme chez Proust et Thomas Mann une préoccupation constante.
Bibliographie
- A. Œuvres:
Hofmannsthal, Hugo von, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, vol. I, Gedichte, Dramen I, Bernel Schoeller in Betraung mit Rudolf Hirsch, Frankfurt am Main, Fischer, 1979.
Mann, Thomas, « La mort à Venise » suivi de « Tristan », Introduction de Geneviève Bianquis, traduit de l’Allemand par Félix Bertaux et Charles Sigwalt, Paris, Fayard, Livre de Poche, 1971.
Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu, La prisonnière (Sodome et Gomorrhe, III). Tome 6, Éditeurs scientifiques Robert Proust et Jacques Rivière, Paris, Nouvelle revue française, 1923.
Rodenbach, Georges, Bruges-la-Morte, Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski (ed.), Paris, Garnier- Flammarion, 1998.
- B. Critiques:
Berg, Christian, Frank Durieux et Geert Lernout (ed.), Modernisme and Modernité dans la littérature et les arts, « European cultures », v. 3, Berlin-New York, Walter de Gruyter & CO, 1995.
Brion, Marcel, L’Allemagne romantique, tome 3, « Le voyage initiatique », Paris, Les Éditions Albin Michel, 1976.
Broch, Hermann, « Hofmannsthal et son temps », dans Création littéraire et connaissance, traduction d’Albert Koch, Paris, Éd. Gallimard, « Tel », 1966.
Fraisse Luc, La Petite Musique du style. Proust et ses sources littéraires, « Biblioteque Proustienne 3 » Paris, Classiques Garnier, 2011.
Le Rider, Jacques, « Hugo von Hofmannsthal: rêve d’une rencontre avec le Booz de Victor Hugo », Romantisme, no. 73 (troisième semestre), 1991.
Le Rider, Jacques, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, PUF, 1990. (Éd. Rom. Modernitatea vieneză şi crizele itentităţii, tr. Magda Jeanrenaud Iaşi, Ed. Universităţii “A. I. Cuza”, 1995).
Levenson, Michael (ed.), The Cambridge Companion to Modernism,Cambridge-New York,CambridgeUniversity Press, 1999.
Payot Daniel (ed.), Mort de Dieu. Fin de l’art, Strasbourg, Les Éditions du Cerf, 1991.
Pro şi contra Marcel Proust 1921-2000, Antologie, prefaţă, notă asupra ediţiei de Viola Vancea, Bucureşti, Institutul Cultural Român, 2006.
Roudaut, Jean, Les Villes imaginaires dans la littérature française, Paris, Hatier, 1990.
Renzi Lorenzo, Proust şi Vermeer. Apologia impreciziei, Traducere din italiană de Gabriela Lungu, Cluj-Napoca, Editura Clusium, 2006.
Szondi, Peter, Théorie du drame moderne: 1880-1950, trad. P. Pavis, M. et J. Bollack, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983.
Volke, Werner, Hugo von Hofmannsthal, (Monographie), traduit par Jean-Yves Masson, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1996.
Images:
Une ville abandonnée -1904 de Fernand Khnopff, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. |
Vue de Delft (Gezicht op Delft) – 1660 de Johannes Vermeer, Musée Mauritshuis de La Haye. |
Campo S. Vidal and Santa Maria della Carità- 1725, Giovanni Antonio Canal (Canaletto), The National Gallery, Londres. |
Tigre dans une tempête tropicale ou Surpris! -1891, Henri Rousseau (Le Douanier), Musée d’Orsay, Paris. |
Notes
[1] Cf. Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski (éd.), Paris, Garnier- Flammarion, 1998, p. 46.
[2] Hugo von Hofmannsthal, Der Tod des Tizian, Gedichte, Dramen I, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, vol. I, Bernel Schoeller in Betraung mit Rudolf Hirsch, Frankfurt am Main, Fischer, 1979, p. 248.
[3] Cf. Peter Szondi, Théorie du drame moderne: 1880-1950, trad. P. Pavis, M. et J. Bollack, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983.
[4] Cf. Roger Bauer, «Modernité de Hofmannsthal», dans: Modernisme and Modernité dans la littérature et les arts, Christian Berg, Frank Durieux et Geert Lernout (éd.), « European cultures », v. 3, Berlin-New York, Walter de Gruyter & CO, 1995.
[6] Cf. Hermann Broch, « Hofmannsthal et son temps », dans Création littéraire et connaissance, traduction d’Albert Koch, Paris, Éd. Gallimard, « Tel », 1966.
[7] Hugo von Hofmannsthal, Der Tor und der Tod; Gedichte, Dramen I, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, vol. I, Bernel Schoeller in Betraung mit Rudolf Hirsch, Frankfurt am Main, Fischer, 1979, p. 282.
[8] Thomas Mann, « La mort à Venise » suivi de « Tristan », Introduction de Geneviève Bianquis, traduit de l’Allemand par Félix Bertaux et Charles Sigwalt, Paris, Fayard, Livre de Poche, p. 38.
[11] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, La prisonnière (Sodome et Gomorrhe, III). Tome 6, Éditeurs scientifiques Robert Proust et Jacques Rivière, Paris, Nouvelle revue française, 1923, p. 250.
Iulia Micu
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
juliamicu@gmail.com
Death. Obscurity. Closure
The Metaphysics of Darkness in Modern Cities
Abstract: Our study aims to identify and analyse death in art by using some of the canonical texts of the beginning of the 20th century: Austrian writer Hugo von Hofmannsthal’s two plays in verse, Der Tod des Tizian and Der Tor und der Tod, Thomas Mann’s Der Tod in Venedig and Marcel Proust’s Á la recherche du temps perdu. Beyond its inevitable decadent heritage, one may observe the way these representations feed on images, situations, thoughts, in order to show, to bring into the light what escapes in the absence, to the shadows. We also suggest that this quest – which leads to the metamorphosis of the individual into artist – is reflected by the spatial organisation of an imaginary city.
Keywords: Hugo von Hofmannsthal; Thomas Mann; Marcel Proust; Art; Estheticism; Melancholy; Death; Artist; Imaginary city.
Questions préliminaires ou comment jouer la mélancolie d’une ville
Avant de passer à l’exposition théorétique, il nous semble utile de nous arrêter sur l’analyse d’une image – Une ville abandonnée (1904) de Fernand Khnopff. Symbole de la mélancolie d’une cité aquatique, la toile contenant à la fois le danger et la limite de l’art à l’aube de l’âge moderne : rester figé dans l’opacité et dans la clôture. Le peintre rend une version très personnelle de la place Memling de Bruges – Venise du Nord – qui ressemble à une autre image, littéraire cette fois-ci, construite par un des contemporains de Khnopff: l’écrivain symboliste Georges Rodenbach. Dans Bruges-la-Morte, Rodenbach nous signale que le premier but de son écriture est celui d’évoquer une ville construite comme un personnage essentiel, une ville associée aux états d’âme, qui conseille, dissuade et détermine à agir. Écoutons toutefois ce que l’auteur affirme dans l’Avertissement:
Voilà ce que nous avons souhaité de suggérer: la Ville orientant une action ; ses paysages urbains, non plus seulement comme des toiles de fond, comme des thèmes descriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liés à l’événement même du livre. C’est pourquoi il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici, intercalés entre les pages: quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la présence et l’influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l’ombre des hautes tours allongée sur le texte[1].
À l’instar de Rodenbach, Khnopff imagine une ville qui semble abandonnée, mais dont l’architecture n’est pas dégradée. Nous serions tentés de parler d’une « esthétique de la ruine » malgré l’impossibilité de réduire ce tableau à ce type de sensibilité romantique. Les maisons brugeoises restent les témoins d’une existence désormais disparue ou cachée. Les pavés, les façades – avec leurs fenêtres – sont représentés de façon très minutieuse. Cette minutie traduit également la lenteur de l’inscription qui ne s’achève que par une cristallisation graphique qui fige les choses, les façades des architectures d’abord mortes. Ainsi, un double mouvement se met en place : un mouvement vers l’horizon qui se mélange au ciel et un autre mouvement vers la profondeur de l’image. Il est possible que Khnopff ait repris l’image d’une Bruges autrefois riche – financièrement et artistiquement – conduite à la décadence après le retrait de la mer. Cette cité figée serait ainsi l’expression synthétique d’un désir de voir l’espace comme souvenir érigé en mythe. Mais la lecture peut être inversée: le tableau pourrait également devenir l’expression d’une ville qui se meurt, dans un mouvement qui fait ressortir conjointement le retrait de l’idéal et de la réalité.
Dessiner le contexte. Les indices et les objectifs d’un parcours esthétique
Le XIXe siècle finissant, tout comme l’aube du XXe siècle sont riches de nouvelles perspectives, d’interrogations en ce qui concerne la littérature. Le déclin du Naturalisme ouvre la voie vers un Symbolisme qui apporte des visions nouvelles, des thèmes nouveaux autant que de nouvelles questions. Dans un monde et dans une époque des mutations, le statut de l’Art et des artistes, leur image et leur fonction se métamorphose. Leur univers imaginaire semble devenir celui d’une apocalypse et aussi celui d’une révélation.
La mort, image rayonnante, s’installe dans chaque œuvre d’art, au cœur même de la Beauté et sa force destructrice se révèle en quelque sorte complémentaire à la puissance créatrice de l’artiste. Ainsi, chaque écriture mêle son propre destin au destin de celui qui l’a créée et amorce la recherche profondément trouble et ambigüe d’une illumination.
Par conséquent, la mort de l’artiste nous apparaît comme un thème récurrent, enraciné certes à l’intérieur d’un espace culturel, d’une époque et d’un monde dont il nous offre l’image concentrée, avec tous les éléments historiques, thématiques, esthétiques qui s’y rattachent. Tout cela nous permet de découvrir un ensemble de visions analogues dans les œuvres de trois auteurs que nous avons choisis comme guides pour traverser la mort et surtout pour accomplir la quête. Nous analyserons deux textes du jeune écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal Der Tod des Tizian –1892 (La Mort du Titien) et Der Tor und der Tod -1893 (Le Fou et la Mort), la nouvelle de Thomas Mann: Der Tod in Venedig– 1912 (La Mort à Venise) et quelques pages proustiennes de Á la recherche du temps perdu. Les trois auteurs proposent une approche de la mort esthétisée, la mort dans l’Art, avec son héritage décadent. Cette représentation qui se nourrit d’images, de situations et de réflexions, a pour but de rendre présent ce qui s’échappe dans l’absence, dans l’indicible.
Nous chercherons dans les images des villes ce qu’on cherche à l’intérieur même du langage, dans la transposition d’une pensée qui se fait ou se déchire comme les mots de Chandos-Brief -1902 (La Lettre de Lord Chandos) un autre texte célèbre d’Hofmannsthal, dans le passage qui place l’écriture dans la proximité du mystère. C’est dans le monde même, dans un monde vu par les yeux de l’artiste ou de l’esthète que nous tenterons d’apercevoir les indices, les annonces du dernier passage. Aussi nous intéresse-t-il la manière dans laquelle la quête ayant pour but la métamorphose de l’individu en artiste se reflète dans l’organisation spatiale d’une ville imaginaire.
Par-delà les frontières d’un monde où règnent l’ordre et la culture, la « santé » et l’exigence du travail, le « soleil noir » de la mélancolie et de la mort éclaire, pour l’artiste, le domaine du « dehors » : celui du chaos, de la maladie et de l’interdit.
Dans Der Tod des Tizian, Hofmannsthal dessine le jardin du Maître – vu comme un être séparé de l’univers-, un lieu symbolique et en même temps une construction artificielle qui se démarque d’un « dehors » inquiétant. (Nous pouvons signaler ici les similarités entre l’intérieur viennois de Claudio, espace claustrant, excessivement esthétisé dans Der Tor und der Tod). Ce « dehors » éveille l’expérience de l’angoisse, surtout pour Gianino, un des disciples du Titien:
Ich war in halbem Traum bis dort gegangen,
Wo man die Stadt sieht, wie sie drunten ruht,
Sich flüsternd schmieget in das Kleid von Prangen,
Das Mond um ihren Schlaf gemacht und Flut.
Ihr Lispeln weht manchmal der Nachtwind her,
So geisterhaft, verlöschend leisen Klang,
Beklemmend seltsam und verlockend bang.
Ich hört es oft, doch niemals dacht ich mehr …
Da aber hab ich plötzlich viel gefühlt:
Ich ahnt in ihrem steinern stillen Schweigen,
Vom blauen Strom der Nacht emporgespült,
Des roten Bluts bacchantisch wilden Reigen,
Um ihre Dächer sah ich Phosphor glimmen,
Den Widerschein geheimer Dinge schwimmen.
Und schwindelnd überkams mich auf einmal:
Wohl schlief die Stadt: es wacht der Rausch, die Qual,
Der Haß, der Geist, das Blut: das Leben wacht.
Das Leben, das lebendige, allmächtge –
Man kann es haben und doch sein’ vergessen! …[2].
Et dans le vertige de la découverte, ses compagnons détournent l’image d’une Vénice ensoleillée, d’une cité en or et marbre qui se profile à l’horizon, un monde « lugubre, insipide » et plein d’horreur maintenant, peuplé par des êtres incapables de reconnaître la Beauté. Dans ces deux drames lyriques de Hofmannsthal, l’espace extérieur est extrêmement hostile, un horizon de fuite, le seuil à partir duquel l’ensemble pourra être reconstitué et réinterprété. Ainsi, comme le professeur Peter Szondi[3] l’avait très bien souligné, l’univers esthétique représenté dans Der Tod des Tizian prend en charge une double figuration à partir d’une image centrale : la mort du Maître. Nous retrouverons, alors, d’un côté, la frénésie de peindre le Maître à sa dernière heure : il montre la voie d’un art triomphant, le Schöner Leben – l’appréhension de la vie comme source de la Beauté – et qui tente d’exprimer la vie elle-même et le désarroi et les errances de l’esprit représenté par ses jeunes disciples, d’un autre côté.
Il est possible d’y voir la quête de l’art à l’aube de l’âge moderne. La beauté classique, l’harmonie, la métamorphose totale de l’âme en art vont s’éteindre avec la mort du Titien. Tous ces traits sont refusés aux disciples (avec lesquels le jeune Hofmannsthal semble s’identifier) les obligeant de se contenter avec une « beauté relative ». La mort du Titien ne signifie pas une libération, elle n’ouvre pas la voie vers un champ d’autonomie, mais elle projette encore une liberté, la liberté de la quête d’une seconde mort, la mort qui va venir, la mort (dans l’art), selon Peter Szondi, des disciples eux-mêmes.
Comme nous pouvons l’observer dans une note très subtile appartenant à Roger Bauer, dans la Modernité de Hofmannsthal[4], parmi les disciples que la mort du Titien, leur Maître, a laissé désemparés, deux sortent du rang des « dilettantes» et occupent dès le début du poème une place privilégiée. Le premier, Desiderio (figure construite probablement à partir de l’image de l’écrivain Stefan George, poète allemand contemporain et une référence importante à la fois pour Hofmannsthal et Thomas Mann) refuse de descendre dans la ville d’en bas, à Venise, où sévit la peste, siège de la laideur et de la vulgarité. Le deuxième, Gianino (probablement le porte-parole d’Hofmannsthal) est prêt à accepter cette réalité dangereuse où est présente une vie vivante et toute-puissante (« Das Leben, das lebendige, allmächtge ») et où règnent l’ivresse, la souffrance, la haine, l’esprit, le sang (« der Rausch, die Qual, / Der Haß, der Geist, das Blut»)[5]. Cette conception d’un univers-totalité où les troubles trouvent leur place peut être considérée comme un legs autrichien et catholique. Cette ambivalence – les deux facettes de Venise – opposant à l’image d’une Ville céleste, espace des élus et de la lumière, un monde infernal, de pauvreté et de péchés, nous rappelle, en miroir, la peinture Campo S. Vidal and Santa Maria della Carità- 1725 de Canaletto où le mauvais état des bâtiments délabrés situés dans le premier plan est mis en rapport avec la lumière du soleil levant (à gauche du spectateur), avec les palais, le clocher et les toits dorés de La Sérénissime, en arrière-plan.
Nous pouvons observer ce mouvement d’interrogations inquiétantes dans l’autre drame hofmannsthalien : Der Tor und der Tod. Ici, l’épreuve de la mémoire apparaît pour le jeune esthète Claudio comme un Totendanz enregistrant les changements de l’époque. Les formes, les décors, les idées et les formules littéraires sont chaque fois remplacés par les plus récentes. Bien différent de ces confessions neurasthéniques de la décadence, cette œuvre brise la ronde stérile de la réflexion sur soi-même. Dans l’étude Hofmannsthal et son temps, Hermann Broch met à son tour l’accent sur cette caractéristique de l’œuvre de l’écrivain autrichien. L’aventure de Claudio et son échec esthétique anticipent l’abandon ultérieur de la poésie lyrique – un geste de désespoir accompli par Hofmannsthal afin d’empêcher et d’éliminer toutes les traces de la subjectivité de ses écrits[6]. L’horizon existentiel des personnages du théâtre hofmannstalien est profondément marqué par un sentiment de sécheresse, d’impuissance, d’anéantissement. Écoutons donc, Claudio :
Es scheint mein ganzes so versäumtes Leben
Verlorne Lust und nie geweinte Tränen
Um diese Gassen, dieses Haus zu weben
Und ewig sinnlos Suchen, wirres Sehnen[7].
C’est le premier moment de la remise en cause de cet esthète solitaire qui s’ouvre au lecteur par l’entremise de ses monologues – le premier moment de son examen de conscience, premier moment de la triade fatidique de sa quête, de son parcours: l’introspection (cathabasis) suivie immédiatement par une rétrospection (l’anamnèse) et par la réévaluation (la crise).
La quête d’Aschenbach (Der Tod in Venedig) relatée ironiquement par Thomas Mann, se consume dans l’exaltation d’une ferveur enfin retrouvée, la ferveur d’échapper à l’âge par la routine, par le travail quotidien. Pour l’artiste bourgeois, la ville qui se profile dehors comme une destination de repos, n’a pas d’abord les traits d’un espace imaginaire où « habitent la laideur et la vulgarité » (comme s’exprime un des jeunes disciples du Titien) et il s’égare volontairement dans les méandres d’une Venise devenue le symbole morbide de la passion.
C’était une envie de voyager, rien de plus; mais à vrai dire une envie passionnée, le prenant en coup de foudre, et s’exaltant jusqu’à l’hallucination.[8]
C’est ainsi que se révèle pour Aschenbach la vision d’une terre lointaine et attirante, appel premier vers un horizon nouveau et inconnu. Cette image troublante rappelle l’exotisme d’une terre inconnue et sauvage, semblable à la toile Tigre dans une tempête tropicale ou à Surpris! d’Henri Rousseau (le Douanier),
Son désir se faisait visionnaire, son imagination, qui n’avait point encore reposé depuis le travail du matin, inventait une illustration à chacune des mille merveilles, des milles horreurs de la terre, que d’un coup elle tâchait de se représenter : il voyait- il le voyait- un paysage, un marais des tropiques, sous un ciel lourd de vapeurs, moite, exubérant et monstrueux, un sort de chaos primitif fait d’îles, de lagunes et de bras de rivière charriant du limon; d’une profusion de fougères luxuriantes, d’un abîme végétal de plantes grasses, gonflées, épanouies et fantastiques floraisons, il y voyait d’un bout à l’autre de l’horizon surgir des palmiers aux troncs velus; il voyait des arbres aux difformités bizarres jeter en l’air des racines qui revenaient ensuite prendre terre, plonger dans l’ombre et l’éclat d’un océan aux flots glauques et figés, où, entre des fleurs flottant à la surface, blanches comme du lait et larges comme des jattes, sur les bas-fonds, le cou rentré dans les ailles, l’œil de coté et le regard immobile; il voyait étinceler les prunelles d’un tigre tapi entre les cannes noueuses d’un fourré de bambous- et il sentit son cœur battre plus fort, d’horreur et d’énigmatique désir. Puis la vision s’évanouit; et secouant la tête, Aschenbach reprit sa promenade au long de la palissade et des monuments funéraires.[9]
Cette image annonce la grande aventure à venir, la quête de l’inspiration et en même temps, l’irrésistible appel d’un pays sauvage et troublant, de l’eau fétide d’une cité à ruelles malpropres, d’un secret lugubre de la ville « qui se confondait avec le secret de son propre cœur ». Menant à la dissolution totale de l’ego, la passion amoureuse pour le jeune Tadzio ainsi que l’épidémie de cholera qui hante le lagon se consument à des températures élevées.
Il était pris dans une aventure si inadmissible, engagé dans un si exotique dévergondage du cœur.[10]
C’est la même pulsion qui pousse probablement Bergotte, le précurseur littéraire du Narrateur proustien, qui « ne sortait plus de chez lui », après beaucoup d’années de maladie et de réclusion, en pleine crise d’urémie, malgré le repos prescrit, à faire la célèbre visite à l’exposition et non seulement l’article critique sur la peinture de Vermeer, mais l’oubli et le besoin d’une expérience de la rencontre. Pourtant, on sait bien que Bergotte n’a jamais aimé le monde, que sa vieillesse avait amplifié la solitude, transformée en réclusion, incessant enveloppement….
Et quand il se levait une heure dans sa chambre, c’était tout enveloppé de châles, des plaids, de tout ce dont on se couvre au moment de s’exposer à un grand froid…[11]
…comme une tentative désespérée de trouver refuge en soi-même, hors du monde.
Au contraire, Aschenbach, ennobli pour son cinquantième anniversaire et honoré par l’adoption de certaines de ses pages dans les manuels scolaires, met en question son œuvre, d’où l’angoisse et l’inachèvement qui s’installent. On pourrait dire que Mann désigne ici le portrait d’un artiste dans l’instant même de la crise de la création, du doute, de l’angoisse devant la non-création. Voilà donc le seuil, lieu symbolique de passage vers l’instant dernier, qu’il soit création ou destruction. La mort aussi trouve la source de sa signification au cœur même de cette crise de Titien, de Claudio, d’Aschenbach ou de Bergotte. L’approche d’un tel instant final où l’artiste sera englouti par le néant, s’écrit chez Hofmannsthal, Mann ou chez Proust à travers l’expérience de la quête, la quête d’une illumination intérieure, de l’inspiration. Atteint par la maladie moderne, la solitude, (d’après les termes de Jacques le Rider[12]) les artistes sont prêts pour le voyage vers le royaume hypothétique de l’inspiration. Leur chemin est jalonné maintenant par une suite terrifiante d’apparitions (comme les figures des Autres étranges, incarnation des doubles inquiétants qui jalonnent la route d’Aschenbach de Munich jusqu’au Venise), ou par des figures d’une beauté étrange, presque immatérielle (des figures majeures qui dominent le récit, comme celle de Tadzio le jeune polonais à allure de dieu grec, ou comme « le petit pan de mur jaune » du tableau de Vermeer qui hante l’imagination de Bergotte). Ces dernières figures, placées irrémédiablement sous les auspices de la Beauté, symboles de la rencontre absolue, viennent accomplir la quête manquée de l’écriture et de la vie orientée inévitablement vers l’esthétisation des formes.
On doit rappeler que, analysant l’œuvre de Hofmannsthal, Jacques Le Rider observe l’omniprésence du jaune – couleur indescriptible et absolue qui enchante le spectateur de la même manière que la Méduse de Freud, effigie de la féminité et de la castration – et incarne par ailleurs le pouvoir masculin de la figure du patriarche et du père oppressif. Le Rider note: « Le jaune est une des couleurs qui obsèdent Hofmannsthal à l’époque de Les Chemins et les rencontres. Elle a tantôt la valeur d’un signe de déchéance et de mort, tantôt celle d’un signe de puissance mâle et de fécondité ».[13] De la même façon, l’interprétation de Le Rider suit les ambivalences de la couleur jaune telles qu’elles furent décrites par Goethe dans la Théorie des couleurs (1810) : la nuance la plus proche de la lumière, qui rappelle la belle impression du feu et de l’or dans la joie et, au même temps, le symbole de la haine, de l’adultère et du dégoût, la couleur de l’impureté et de la maladie. Symbole très proche de celui de la passion sauvage et de l’exotisme, le jaune transpose l’impossibilité de tout avènement, de tout salut, du deuil et de toute rédemption. On mentionne ici, comme une ultime ironie de l’image, le jeu de mots jaune-jeune qui nous permet de trouver des connexions subtiles entre le texte de Thomas Mann et l’épisode proustien de Bergotte devant la toile de Vermeer, qui peut s’interpréter comme une découverte de la profondeur et qui s’ouvre sur des interprétations futures. [14]
Conclusion. Des écritures imaginaires ou à la recherche d’une transcendance disparue
Nous pouvons affirmer que les personnages de Hofmannsthal, de Thomas Mann et de Proust découvrent à travers le regard qu’ils portent sur l’univers, uniquement la surface d’une image et non pas la profondeur à laquelle celle-ci pourrait donner accès. Ainsi, pour rompre le charme mortel de cette fixité de la surface, vue comme une « fausse promesse », et afin de ne plus sombrer dans la contemplation de cette forme fixe, de ces plaisirs en quelque sorte « impures », il faut s’extraire des images, il faut les briser, il faut être iconoclaste.
D’un autre point de vue, la tentation d‘inscrire l’écriture dans l’espace donne lieu à des questions similaire. Ces récits nous parlent toujours d’une attente désormais sans raison, à laquelle l’art, avant de disparaître complètement, aurait apporte son concours illusoire. On assiste dans ces écrits à une logique exclusive de désenchantement. Plus puissant que le deuil, celui-ci va bien plus loin que la complaisance au désespoir où frise l’absurde. Ici s’affirme avec insistance un motif qu’on pourrait penser être celui de la fin de l’art.
La solution résidera, donc, dans une soumission totale de la vie à l’art grâce à une action de l’esprit qui rend présents tous les êtres et toutes les choses pour appréhender les autres instances qui tirent leur vérité de l’absence même. Nous sommes tentée de lire dans les indications diverses et pourtant similaires que ces trois œuvres littéraires nous offrent, les expressions de la nécessité et du commencement. Aussi paradoxal qu’elle puisse paraître, la conjonction d’une mort et d’une fin indique la possibilité d’une ouverture, voire d’une origine. C’est ce à quoi nous invitent les œuvres que nous avons prises en compte dans cette analyse. Et ce qui réunit tous ces artistes et esthètes, c’est la quête d’une Beauté qui transcende la vie et en même temps la recherche d’une Beauté qui s’oppose à celle-ci. Mais ce décalage entre l’art et la vie restera, chez Hofmannsthal comme chez Proust et Thomas Mann une préoccupation constante.
Bibliographie
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Rodenbach, Georges, Bruges-la-Morte, Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski (ed.), Paris, Garnier- Flammarion, 1998.
- B. Critiques:
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Volke, Werner, Hugo von Hofmannsthal, (Monographie), traduit par Jean-Yves Masson, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1996.
Images:
Une ville abandonnée -1904 de Fernand Khnopff, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. |
Vue de Delft (Gezicht op Delft) – 1660 de Johannes Vermeer, Musée Mauritshuis de La Haye. |
Campo S. Vidal and Santa Maria della Carità- 1725, Giovanni Antonio Canal (Canaletto), The National Gallery, Londres. |
Tigre dans une tempête tropicale ou Surpris! -1891, Henri Rousseau (Le Douanier), Musée d’Orsay, Paris. |
Notes
[1] Cf. Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski (éd.), Paris, Garnier- Flammarion, 1998, p. 46.
[2] Hugo von Hofmannsthal, Der Tod des Tizian, Gedichte, Dramen I, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, vol. I, Bernel Schoeller in Betraung mit Rudolf Hirsch, Frankfurt am Main, Fischer, 1979, p. 248.
[3] Cf. Peter Szondi, Théorie du drame moderne: 1880-1950, trad. P. Pavis, M. et J. Bollack, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983.
[4] Cf. Roger Bauer, «Modernité de Hofmannsthal», dans: Modernisme and Modernité dans la littérature et les arts, Christian Berg, Frank Durieux et Geert Lernout (éd.), « European cultures », v. 3, Berlin-New York, Walter de Gruyter & CO, 1995.
[6] Cf. Hermann Broch, « Hofmannsthal et son temps », dans Création littéraire et connaissance, traduction d’Albert Koch, Paris, Éd. Gallimard, « Tel », 1966.
[7] Hugo von Hofmannsthal, Der Tor und der Tod; Gedichte, Dramen I, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, vol. I, Bernel Schoeller in Betraung mit Rudolf Hirsch, Frankfurt am Main, Fischer, 1979, p. 282.
[8] Thomas Mann, « La mort à Venise » suivi de « Tristan », Introduction de Geneviève Bianquis, traduit de l’Allemand par Félix Bertaux et Charles Sigwalt, Paris, Fayard, Livre de Poche, p. 38.
[11] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, La prisonnière (Sodome et Gomorrhe, III). Tome 6, Éditeurs scientifiques Robert Proust et Jacques Rivière, Paris, Nouvelle revue française, 1923, p. 250.