Renato Boccali
Libera Università di Lingue e Comunicazione IULM, Milano, Italia
renato.boccali@iulm.it
« La faune est l’enfer du psychisme » Bachelard lecteur de Lautréamont
“Fauna is the hell of the psyche” Bachelard’s reading of Lautréamont
Abstract: The aim of this paper is to show Lautréamont’s The Songs of Maldoror as an infernal dystopia. In Bachelard’s lecture, we will stress the metamorphic schemes of aggression and violence pictured by the rapid and perpetual transformations of animal forms. In fact, Lautréamont’s poetry is aggressive and nervous. Bachelard speaks of a “projective poetry” as a psychic explosion of an over excited mind. This poetry is therefore dynamic and primitive, because it is the expression of an original “will to live” that is a “will to attack”. It follows that the lecture of The Songs of Maldoror teaches us how to descend to our psychic hell and to live its tensions thanks to the animal metaphors it displays.
Keywords: Lautréamont; Gaston Bachelard; Projective poetry; Bestiary; Metamorphosis; Aggression; Infernal dystopia.
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau la sucre[1].
Ainsi commencent Les chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, Le Comte de Lautréamont. Dès le début, nous sommes plongés dans une atmosphère infernale et sulfureuse, avec une invitation au voyage qui n’est rien d’autre que l’annonce d’une véritable descente aux enfers. L’auteur mets donc en garde son lecteur : il ne trouvera dans les pages des Chants que malheur et perversion, sauvageries et dépravations, tourment et extase. Il faut laisser de côté toute rationalité et toute « logique rigoureuse » pour accéder à la topologie infernale du Livre. Ses « émanations mortelles » corrompent les âmes, les contaminent et les rongent de l’intérieur, en les transformant en ombres qui traversent « les marécages désolés » de l’espace livresque. Ducasse, comme d’ailleurs l’avait déjà fait Baudelaire, invite le lecteur aux plaisirs clandestins et à la jouissance démoniaque, en préparant, de cette manière, son lecteur idéal. C’est-à-dire un lecteur prêt à se laisser emporter par la haine[2] et « les délices de la cruauté »[3], par une puissante volonté du mal qui libère les énergies cachées dans la chair, énergies musculaires et nerveuses, qui opèrent enfin comme de dynamomètres de l’imaginaire.
Tous ne peuvent pas, cependant, aborder cette descente aux enfers, et Ducasse nous préviens : « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger »[4]. Il faut donc adopter une attitude spéciale pour accéder au Livre et en savourer le fruit amer. À mon avis, Gaston Bachelard fut ce lecteur idéal envisagé par Ducasse. Un lecteur capable de pénétrer les mystères orphiques de l’écriture ducassienne et d’en savourer le fruit amer et dangereux. Contrairement, donc, à une image stéréotypée qui fait de Bachelard un campagnard champenois perdu dans une Arcadie d’autrefois, tout replié sur lui-même, voué à la solitude mélancolique et songeuse du repos, je voudrais proposer un Bachelard violent et agressif, capable de jouir d’images brutales et farouches, de se laisser emporter par les énergies offensives qui naissent dans la chair par les secousses nerveuses provoquées par une catabase infernale qui, au fil des pages, fait vivre au philosophe-lecteur le même rire satanique de Maldoror.
Bachelard reconnaît dans l’œuvre de Lautréamont l’expression d’une poésie agressive et nerveuse, traversée par une violence inouïe. « Chez Lautréamont, nous dit Bachelard, le mot trouve l’action, tout de suite »[5]. La tension psychique ducassienne se métamorphose en parole vivante, dynamique, qui ne reste pas dans la page morte mais acquiert le statut de « parole-force ». Parole qui mobilise les forces du sujet-lecteur, ses énergies vitales qui se transforment en action ou, à vrai dire, en image-action. L’instantanéité atomique de la parole en action et en mouvement n’est pas, toutefois, sans lien avec la totalité du Livre qui l’abrite. Mais il n’y a pas de linéarité narrative car le Livre est seulement le garant d’une totalité ouverte et dynamique. L’instant de la parole-force est donc en lui-même producteur d’action, d’une action agressive qui s’affirme dans la discontinuité d’images changeantes emportées par la variété des impulsions agressives qui s’y expriment. Cependant, il faut encore le souligner, il ne s’agit pas d’une accumulation d’images figées et fixes, mais plutôt d’impulsions actives qui expriment leur mobilité et leur impétuosité dans la tension de certaines paroles-forces structurant, nous dit Bachelard, « une poésie de l’excitation, de l’impulsion musculaire, et […] [qui] n’est en rien une poésie visuelle des formes et des couleurs »[6].
Or il convient de rappeler, même de façon seulement cursive, que la lecture bachelardienne des Chants de Maldoror s’inscrit dans le cadre d’un cours de psychologie qu’il venait de donner, en 1938, à l’Université de Dijon, et se trouve imprégnée d’un évident intérêt pour la psychologie. Il est donc non seulement possible, mais aussi souhaitable, de rechercher dans le Lautréamont l’influence des théories psychophysiologiques et psychosomatiques de l’époque. Bergson et Freud avaient soulignés que les images sont des « figures » de l’instinct, la transcription des stimuli psycho-physiologiques. Déjà Ribot, et puis encore Baudouin, montraient l’importance des stimuli neurophysiologiques et, de manière plus générale, organiques, sur les formations perceptives et imaginatives[7]. De fait Bachelard, dans le Lautréamont, comme auparavant dans la Psychanalyse du feu, pense l’imagination en lien étroit avec l’instinct biologique, compris comme naturalité organique et perceptive, voire inconsciente. Encore dans L’eau et les rêves le philosophe peut affirmer : « C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières »[8].
Les forces et les énergies de la chair façonnent donc les images et il faut revenir à ce niveau d’analyse pour tracer ce diagramme que, dans la Conclusion de La psychanalyse du feu, Bachelard indiquait comme la finalité principale de toute analyse poétique. « Chaque poète devrait alors donner lieu à un diagramme qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphoriques, exactement comme le diagramme d’une fleur fixe le sens et les symétries de son action florale »[9].
Le Lautréamont semble la tentative de tracer ce diagramme en s’appuyant sur les coordinations métaphoriques d’une œuvre pour en dévoiler le sens. Il ne s’agit pas de faire remonter l’explication des Chants à la biographie de son auteur, en expliquant l’œuvre avec la vie ou la psychologie de son créateur. Ce réductionnisme psychologique ferait obstacle à la connaissance « objective » du texte, et d’ailleurs Bachelard le reconnaît très clairement, en soulignant que « la méditation d’une œuvre profonde conduit à poser des problèmes psychologiques qu’un examen minutieux de la vie ne saurait guère résoudre »[10] ; et en annonçant plus clairement que « [Lautréamont] échappe aux principes même d’une étude biographique »[11]. Il n’y aurait donc pas d’intérêt à s’appuyer sur des documents extérieurs au texte ; il vaut mieux focaliser l’attention sur la dynamique interne du texte. Cette dynamique pourra peut-être ainsi dévoiler un diagramme révélateur du sens de l’œuvre. Néanmoins, Bachelard souligne l’importance « des problèmes psychologiques » qui peuvent émerger à partir du texte. Il ne s’agit pas, alors, de travailler en direction d’une psychocritique, telle que sera développée quelque temps plus tard par Charles Mauron, mais en direction d’une causalité psychique génératrice des coordonnées métaphoriques de l’œuvre.
C’est pourquoi Bachelard peut définir l’œuvre de Lautréamont comme une « poésie nerveuse », car elle est le produit d’un « psychisme excité »[12], le fruit d’une « induction active, nerveuse »[13]. Selon le philosophe, cette poésie trouve son origine non pas dans l’« ennui des organes », qui est, selon Bachelard, à la base de la Métamorphose de Kafka, mais dans la tension des organes, car « Lautréamont place la poésie dans les centres nerveux. Il projette, sans intermédiaire, la poésie »[14]. Il s’agit donc d’une poésie projetée ou, comme le reconnaît Bachelard en homme des sciences, d’une « poésie projective », ce qualificatif devant s’entendre dans le même sens que dans la géométrie projective.
Le théorème fondamental de la géométrie projective est le suivant : quels sont les éléments d’une forme géométrique qui peuvent être impunément déformés dans une projection en laissant subsister une cohérence géométrique ? Le théorème fondamental de la poésie projective est le suivant : quels sont les éléments d’une forme poétique qui peuvent être impunément déformés par une métaphore en laissant subsister une cohérence poétique ? Autrement dit, quelles sont les limites de la causalité formelle ?[15]
La réponse que Bachelard nous donne prend appui sur la structure syntagmatique. Il souligne que l’organisation de la poésie projective de Lautréamont suit des « explosions psychiques »[16], qui relèvent davantage du domaine syntactique que phonétique et syllabique. Il s’agit donc de phrases qui suivent « un schème de mobiles coléreux »[17], où « c’est le sens qui saute, non le souffle »[18]. Les énergies nerveuses et colériques ne passent donc pas par la structuration métrique du poème, mais par les spécificités stylistiques du verbe, un « verbe brisant »[19] qui mobilise les images en direction de l’action. La poésie projective de Lautréamont induit alors chez le lecteur « un rythme nerveux, bien différents du rythme linguistique. Il faut les lire [Les Chants de Maldoror] comme une leçon de vie nerveuse, comme une leçon de vouloir-vivre originel »[20].
L’impulsion nerveuse est donc à l’origine de l’organisation syntactique et sémantique des Chants et, à son tour, elle est l’expression d’un « vouloir-vivre originel ». Mais qu’est-ce que ce « vouloir-vivre originel » dont parle Bachelard? Quelle signification peut-on lui donner ? Il ne sera pas inutile de s’arrêter un peu sur ce point, car il me semble capital pour comprendre sa lecture de l’œuvre de Ducasse. C’est en effet la libre manifestation de ce vouloir-vivre originel qui permet de fonder l’acte de transgression et le bouleversement radical de la morale réalisés par Lautréamont. Il se produit alors un retournement des valeurs où l’échelle orientée vers le haut du Paradis se transforme en échelle dirigée vers les abymes infernaux.
Bachelard reconnaît dans les Chants l’expression d’un vouloir-vivre très spécial, très différent du vouloir-vivre schopenhauerien, qu’il définit par ailleurs comme « pauvre et lourd », marqué par une passivité foncière qui est à l’origine de l’univers[21]. Il faut plutôt regarder en direction de Freud, qui a su reconnaître la co-présence de « deux forces attractive et répulsive du monde organique »[22], en mettant en rapport deux instincts ou pulsions (Trieb), l’érotique et l’agressive, qui seront désignée par les noms d’Éros et de Thanatos. Il s’agit d’un instinct de préservation, d’activation et de conservation pour le premier, et d’un instinct de mort pour le second. Il ne sera pas inutile de rappeler ici que dans Malaise dans la civilisation Freud décrit ainsi le « besoin d’agression » : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoins d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser, de le tuer »[23].
Les mots de Freud semblent sortir directement de la bouche de Maldoror, et Bachelard, avec sa finesse interprétative, formule ce besoin-pulsion-instinct d’agression sous forme de « vouloir-attaquer ». Les traces de cette volonté sont disséminées dans le texte, prenant l’aspect de certains organes agressifs, tels que la griffe et la ventouse. La griffe, en particulier, symbolise la volonté pure d’attaquer ; mais il existe d’autres organes offensifs qui sont l’expression de l’agression animale, comme la dent, la corne, la défense, la patte, le bec, le dard, le venin. Toute une « phénoménologie de la cruauté immédiate »[24] et gratuite se dégage alors, grâce à l’action des animaux présents dans les Chants. Ce qui est particulièrement à retenir réside dans le fait que pour Bachelard, « l’instinct organise et pense. Il maintient les pensées, les désirs, les volontés spécifiées assez longtemps pour que ces énergies se matérialisent en organes. L’instinct offensif continue un mouvement avec une volonté suffisante pour que la trajectoire devienne une fibre, un nerf, un muscle. […] Les rapports du moral et du physique sont donc des rapports de formation »[25].
La morale s’origine alors dans le physique, dans la chair et le sang, et tous Les Chants de Maldoror semblent en témoigner. Il n’est pas anodin de voir Bachelard reprendre à nouveaux frais, dans la Conclusion du Lautréamont la question des lignes de force de l’imagination, déjà révélées par les formes vivantes du bestiaire ducassien, en faisant référence au texte d’Armand Petitjean Imagination et Réalisation et à l’œuvre de Roger Caillois Le mythe et l’homme. « Ces deux ouvrages, nous dit Bachelard, apportent une lumière neuve sur le caractère biologique de l’imagination, et par conséquent sur la nécessité vitale de la poésie »[26]. C’est surtout Caillois qui montre la convergence de la conduite animale avec les croyances de l’homme, des conduites agressives des insectes avec les mythes cruels. Dans les deux cas, il s’agit de la même fonction d’attaque. Comme le dit explicitement : « De la réalité extérieure au monde de l’imagination, de l’orthoptère à l’homme, de l’activité réflexe à l’image, la route est peut-être longue, mais elle est sans coupure. Partout les mêmes fils tissent les mêmes dessins. […] le mythe même est l’équivalent d’un acte »[27]. Du geste animal à la production mythique et imaginaire de l’homme, il n’y aurait pas d’hétérogénéité, car c’est le même acte qui détermine la conduite de l’animal et le mythe de l’homme, à savoir un acte qui exprime le vouloir-vivre originaire qui au fond n’est rien d’autre qu’un vouloir-attaquer.
Lautréamont retrouve par conséquent, selon Bachelard, la naturalité de l’acte pur, sa dimension biologique et instinctive, qui se traduit dans la parole poétique avec la même force et la même violence que dans la conduite animale. Cette force est à l’origine d’une poésie agressive et nerveuse, régie par un « besoin d’animaliser »[28], présenté comme fonction première de l’imagination. Le chaos biologique pousse l’imagination à faire des formes animales en perpétuelle transformation, transposant sur le plan poétique le cinétisme foncier de cette impulsion psychique. L’imagination motrice de Lautréamont pénètre dans les « arcanes du rêve biologique »[29], qui veut « animaliser n’importe quoi »[30], réalisant, de cette manière, une poésie dynamique et primitive.
Les Chants de Maldoror sont ainsi animés par la présence d’animaux de toute sorte : chien, cheval, araignée, tarentule, crapaud, tigre, loup, serpent, crabe, requin, poulpe, pieuvre sangsue, oiseaux de tout type, etc. Le bestiaire ducassien se déploie en cohérence avec le coefficient d’agressivité de l’animal, car la valeur dynamique de l’animal est déterminée par sa cruauté et sa violence, incarnées par son organe offensif. La virulence de la phénoménologie animalisante d’Isidore Ducasse dessine des schèmes dynamiques de l’agression, de la violence, de l’attaque, en suivant le cinétisme de l’imagination. Les formes animales ne sont alors pas reproduites mais directement produites. « Elle sont induites, nous dit Bachelard, par les actions. Une action crée sa forme […]. C’est par le dedans que l’animalité est saisie, dans son geste atroce, irrectifiable, issu d’une volonté pure »[31]. Dans le déroulement de l’action, dans l’acte vigoureux, l’animal prend forme, mais surtout le mouvement et la frénésie de la métamorphose, car « C’est l’excès du vouloir-vivre qui déforme les êtres et qui détermine les métamorphoses »[32]. Or si la métamorphose est directement déterminée par le vouloir-vivre, et si, comme nous le savons désormais, le vouloir-vivre pur n’est rien d’autre qu’un vouloir-attaquer, alors la métamorphose exprime poétiquement la violence première, l’instinct biologique, l’agression directe. Le « bonheur » de la métamorphose est le dynamisme de ce vouloir-attaquer qui ne se sclérose pas en formes statiques mais qui, au contraire, maintient son mouvement grâce à la dialectique instantanée des formes animalières. Pour Bachelard, « La poésie ducassienne est un cinéma accéléré »[33] où les formes animales se succèdent vertigineusement et sans continuité. Il faut un spectateur entrainé pour « suivre l’allure des métaphores ducassienne »[34] et « vivre la série des formes dans l’unité de la métamorphose »[35].
Les métaphores ont donc une base vitale, elles s’attachent à un psychisme primitif, fait de désir, d’instinct, de vouloir-vivre, de vouloir-attaquer. On peut les classer en groupes ayant une cohésion interne, déterminée par le coefficient de déformation que les images possèdent. Il s’agit d’une déformation strictement liée aux métamorphoses qui tracent la dynamique du psychisme et en esquissent le trajet, tout en soulignant les instants d’accélération et les actes qui leur correspondent. « Par conséquent, insiste Bachelard, la métamorphose est surtout une métatropie, la conquête d’un autre mouvement, autant dire d’un nouveau temps »[36]. Lautréamont réalise dans sa poésie une véritable libération, grâce aux images déformées et transformées en métaphores. Bachelard parle à ce sujet d’une « fonction réalisante »[37] de la poésie ducassienne, qui se distingue de la fonction du réel. Ce que les Chants réalisent, c’est la libération du psychisme primitif au moyen d’une poésie primitive et pure, c’est-à-dire d’une poésie qui exprime la mobilité des images, leur dynamisme, mais aussi leur antiréalisme. Les images sont donc déformées par l’imagination, qui leur imprime un mouvement et une force de transformation, propres à réaliser leur nature authentique. Les images ne sont pas l’expression mimétique du réel mais elles en constituent plutôt la déformation, la conquête d’une nouvelle forme qui dévoile son véritable visage. La réalité psychique a une matrice biologique qui détermine la dimension culturelle, comme nous le montrent les images métamorphiques de Lautréamont.
En effet, dans les Chants, c’est la dynamique de l’agression qui va déterminer le choix de l’animal, avec son coefficient d’agression, son potentiel biologique et sa vitesse. L’imagerie animalisée est donc en lien étroit avec les muscles et les organes. Elle est plus généralement liée à la conscience corporelle, à ce que Stork, puis Wallon, appelaient « myopsyché ». Le geste animal n’est alors que l’expression du psychisme primaire humain, sans pourtant se résoudre en forme anthropomorphique. La conduite animale, comme disait Caillois, correspond à l’acte imaginaire produit par l’homme. Pour Bachelard, « L’homme apparaît alors comme une somme de possibilités vitales, comme un suranimal, il a toute l’animalité à sa disposition. Soumis à ses fonctions spécifiques d’agression, l’animal n’est qu’un assassin spécialisé. À l’homme le triste privilège de totaliser le mal, d’inventer le mal »[38].
L’animalisation et l’instinct d’agression, le vouloir-vivre comme vouloir-attaquer, apparaissent comme la manifestation vitale du mal qui habite primordialement l’être humain. Les Chants de Maldoror représentent alors une dystopie infernale, qui se structure selon des schèmes métamorphiques d’agression et de violence, figurés par des formes animales hétéroclites, et en constante mutation. Le scénario chthonien est hanté par des cris qui appartiennent à un niveau pré-linguistique de communication. Avec le cri nous sommes face à une expression directe du corps, en-deçà du sens. « Un tel cri, dit Bachelard, est direct et meurtrier ; il porte vraiment la haine jusqu’au cœur de l’adversaire »[39] dans une ivresse immédiate. Le cri s’origine dans le corps et exprime la force comme la violence « dans un univers en rage »[40]. Les Chants réalisent un univers crié à travers un « fracas poétique »[41] où, nous dit Bachelard, « l’énergie est une esthétique »[42].
Une psychologie abyssale nous fait comprendre l’amour ducassien du gouffre, nous permettant de suivre la métamorphose des forces et des énergies qui accompagne les métaphores rapides, aux sonorités élémentaires, aux transformations animales. Nous vivons les rages ducassiennes et nous expérimentons le sourire cruel qui les accompagne. Nous accédons aux profondeurs de notre psychisme, en retrouvant ses dynamismes musculaires et nerveux. « Chez Lautréamont, affirme Bachelard, la faune est l’enfer du psychisme »[43]. La lecture des Chants de Maldoror nous apprend à descendre aux enfers de notre psyché, à en écouter les sons, à en vivre les tensions grâce aux métaphores animales. Il y a alors en nous un complexe de Lautréamont en puissance, que chacun à sa manière doit colorer de ses rages et de ses violences afin de trouver, grâce au travail de la sublimation, son propre chemin. C’est ce que fît ce lecteur exceptionnel qu’était Bachelard, qui nous laisse en héritage ces mots à méditer : « En suivant notre interprétation non-lautréamontienne du lautréamontisme, on perdra sans doute tous les bonheurs de la colère ; on gardera les charmes de la vivacité »[44].
Notes
[1] Isidore Ducasse Le Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror suivis de Poésies I et II Lettres, préface, notes et commentaires par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Livre de Poche, 2001, p. 83.
[2] « Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le commencement de cet ouvrage », ibid., p. 84.
[7] Cf. Jean Starobinki, « Brève histoire de la conscience du corps », dans Revue française de psychanalyse, 2 (1981), p. 264-279 ; Filippo Fimiani, « Il Lautréamont oltre Lautréamont », postface à l’édition italienne de Lautréamont, Salerno, Edizioni 10/17, 1989, pp. 151-177.