Zeineb Guessoum
Université Bordeaux Montaigne, France
guessoum.zeineb@gmail.com
La Dérivation du langage : transformation et imitationdans le roman arabe contemporain
The Derivation of Language: Transformation and Imitation in the Contemporary Arabic Novel
Abstract: In the process of the renewal of literary creation, the derivation of language is often employed through two methods: transformation and imitation. Assuming this observation, we can wonder why and how nowadays writers still use a previous language or words which were produced by others, changing or imitating them while trying to insert them into a contemporary pattern that respects the original meaning.
Key Words: Hypertextuality; Intertextuality; Quotation; Parody; Pastiche.
De traitement en traitement, et surtout si l’on recourt aux définitions de sens dérivés ou figurés, la signification des énoncés définitionnels s’écarte progressivement de l’initiale, et l’on peut même obtenir, grâce à un choix judicieux des dérivations, plusieurs énoncés tous différents, dont chacun évoque la manière d’un auteur singulier.[1]
Le corpus de la présenter étude concerne un ensemble de romans arabes contemporains, dont les auteurs sont issus de régions allant du Machraq (Orient) au Maghreb (Occident). Malgré la diversité des origines de ces écrivains, nous verrons que ces ouvrages présentent des caractéristiques communes tout en utilisant des techniques littéraires originales, comme la pratique simultanée de plusieurs formes d’intertextualité et d’hypertextualité.
Ce constat nous amènera à montrer que, des années 1980 jusqu’à nos jours, certains écrivains arabes ont choisi de renouveler et de transformer des récits appartenant à leur patrimoine culturel, prisés du grand public, pour développer tantôt des histoires à caractère héroïque, comme dans Nuwâr al-lawz (Fleurs d’amandier), écrit en 1983 parle romancier algérien Waciny Larej (né en 1954), tantôt des récits historiques, comme dans al-Zaynî Barakât écrit en 1970-1971par le romancier égyptien Jamâl Ghitânî (né en 1945). Par ailleurs, ces auteurs abordent des thèmes communs concernant la vie sociale, artistique et intellectuelle mais aussi les conséquences de phénomènes actuels que l’immigration, comme dans Ma ‘bad yanjaḥ fî baghdâd (Ma‘bad réussit à Baghdâd) écrit en 2005 romancier et poète libanais Rashîd al-Ḍa‘îf (né en 1945). Tous se sont investis dans le renouvellement de récits majeurs du passé, à commencer par la Taghrîbat ou (La Geste hilalienne) (XIe siècle) et badâi‘ al-zuhûrd’Ibn Iyyâs (XVe siècle). Il s’agit par conséquent de nous demander pourquoi et comment les écrivains, de nos jours, reprennent un discours arabe ancien pour le transformer en essayant de l’insérer dans un « moule » contemporain, d’autant que la pratique des remaniements de thèmes antérieurs par le biais de modifications ou de renouvellements est fort courante dans cette tradition littéraire.
Selon la critique littéraire, Julia Kristeva on peut considérer « le texte comme une production et /ou comme une transformation[2] ». Ce qui renvoie au croisement et au renouvèlement dynamique de la langue sociale au sens fixe. Il faut noter que cet usage est souvent effectuée par des écrivains très habiles. Gérard Genette quant à lui distingue, parmi les relations de dérivation, la forme de l’hypertextualité qu’il définit comme désignant « toute relation unissant un texte B (hypertexte)à un texte antérieur A (hypotexte) », de même que « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple ou par transformation indirecte (imitation)[3] ». Dans notre corpus, ce procédé est très présent particulièrement dans les deux romans étudiés : Zaynî Barakât et Nuwâr al-lawz.
Cela étant, à ce stade, il convient d’évoquer brièvement l’univers diégétique de ces deux romans.
Dans al-Zaynî Barakât, Jamâl Ghîtânî, raconte l’histoire du peuple égyptien qui s’est trouvé agressé, à des époques différentes, par deux envahisseurs : les Mamluks et les Ottomans. L’ouvrage est constitué de cinq extraits rassemblant les mémoires d’un voyageur fictif nommé Visconti Giannetti, un Vénitien, qui rapporte son témoignage à travers une chronique d’Ibn Iyyâs datée du XVIe siècle.
Dans Nuwwâr lawz, sous le titre de Taghrîbat Salâḥben ‘Ameur al-zûfrî, Wacyni Laredj confronte lui aussi deux périodes : l’invasion hilalienne du Maghreb au XIe siècle et celle de l’Algérie par la France au XIXe siècle. L’action se situe dans un village de la montagne Msirda, près de Sidi Bel Abbes, à la frontière avec le Maroc. Dans son livre, l’auteur établit une relation entre le factuel historique et le fictionnel romanesque pour décrire la situation de la population pendant sa propre jeunesse, soit dans les années 1980, abordant ainsi plusieurs problèmes tels que le chômage, la pauvreté et l’émancipation de la femme.
La transformation du langage
Depuis son ouvrage Palimpseste,Gérard Genette soutient que la technique de la transformation est « [l]a forme la plus rigoureuse de la parodie, ou parodie minimale, [qui]consiste donc à reprendre littéralement un texte connu pour lui donner une signification nouvelle, en jouant au besoin et si possible sur les mots […][4]» Pour lui, la transformation parodique implique un détournement et une dégradation, ou le passage d’un genre noble à un genre mineur, dans le but de remplacer un niveau de langue soutenu par un langage familier tout en appréhendant la situation du texte original. L’objectif précis de la transformation intertextuelle est la démonstration de la diversité des hypotextes narratifs faisant référence à des textes plus anciens, à partir d’une dérivation hypertextuelle basée sur un discours « premier ».
Dans son roman Nuwâr al-lawz, c’est précisément ce qu’accomplit Wacyni Laredj. En effet, l’auteur s’est écarté du conte populaire La Geste hilalienne en utilisant l’hypotexte pour imprimer une autre signification aux séquences reprises. Pour étayer cette assertion, il suffit de repérer quelques citations (sans indices typographiques) parfois légèrement modifiées par la substitution d’une lettre dans certains mots. L’auteur remplace un mot par un autre quasiment « à sa guise ». C’est le cas dans l’exemple suivant :
La citation source : La Geste hilalienne, p. 97. |
La citation cible :Nuwâr al-lawz,p. 36 |
روّاد بني هلال. L’entremetteur des béni Hilal |
قوّاد بني هلال. Le traître des béni Hilal
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La transformation peut être schématiquement rendue ainsi :
Le mot dans le texte d’origine |
Le mot transformé |
روّاد ر/ و/ و/ ا / د |
قوّاد ق / و / و/ ا / د |
Wacyni Laredj a substitué à la première consonne (« R ») du mot Rawwâd[5] (qui signifie entremetteur)un « Q » par quoi commence le mot Qawwâd (qui désigne un traître en arabe dialectal magrébin).Le mot littéraire est en quelque sorte « convoqué » sous une autre forme, vulgarisée. Ce « recouvrement »consiste « en une modification stylistique qui le [transporte], du registre noble qui est le sien dans un registre plus familier, voire vulgaire […][6] », caractéristique du passage et du basculement de l’épique vers le contemporain.
Nuwwâr al-lawzcontient beaucoup de citations proverbiales d’origine populaire, utilisées en abondance dans la société algérienne et remaniées par l’auteur. De toute évidence, Waciny Laredj se plaît à modifier le sens de ces proverbes, pour leur donner un nouveau souffle. Cela apparaît dans l’exemple suivant :
Nuwwâr al-lawz, p. 213. |
Nuwwâr al-lawz, p. 129 |
عاش ما كسب راح ما خلى Il n’avait rien de son vivant et il part sans rien laisser derrière lui. |
عاش ما كسب مات ما خلى Il n’avait rien de son vivant et il meurt sans rien laisser derrière lui. |
Waciny Laredj transforme un proverbe qui appartient au patrimoine en changeant de verbe mais sans modifier le sens. Mais « partir » pourrait induire un sens différent, par exemple : « Pierre est parti et Mûḥest venu[7] ». Une formule proverbiale d’origine populaire dans sa forme première peut être renouvelée, l’auteur l’utilisant selon son imagination, son « génie » propre et l’économie de son écriture et de son style.
Dans al-Zaynî Barakât, nous pouvons discerner plusieurs opérations de transformation. L’auteur y exploite la dérivation du langage tout en soulignant le rapport d’un texte à un autre, le sens étant alors travaillé du fait de l’altération de certains éléments biographiques touchant l’identité du personnage historique, al-Zaynî Barakât. Tirée de ce roman de J. al-Ghîtânî, cette séquence en témoigne :
Ibn Iyâs, Badâi’ al-Zuhûr , T. II. p.714 |
J. al-Ghîtânî, al-Zaynî Barakât, p. 39 |
الحاج بركات بن موسى و كان أبوه موسى من العرب و أمه تسمى عنقا… و كان بركات بن موسى من جملة صبيان البزادرة الذين يحملون الطير على أيديهم.
Le dénommé al-Haj Barakât Ibn Mûssa, son père s’appelait Mûssa et le prénom de la mère ‘Anqa…[…]Barakât ben Mûssa était parmi les enfants d’al-Barazda qui portaient les oiseaux sur leurs mains. |
بركات بن موسى، له مقدار من الإطلاع على علم النجوم،… و أم اسمها عنقا.
Le dénommé Barakat Ibn Mûssa a un donremarquable pour l’observation des astres… Prénom de la mère ‘Anqâ…[8]
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Jamâl al-Ghîtânî a transformé la biographie d’al-Zaynî Barakât, à commencer par son activité de porteur d’oiseaux. Il a tenté de ne garder que les éléments les plus importants de sa vie, rejetant tout ce qui n’aurait pas forcément d’influence ni d’effet sur le lecteur, et il lui a attribué de nouvelles compétences, dans le domaine de l’astronomie. Sa visée est de situer son personnage dans un contexte plus contemporain. Cette forme d’hypertextualité indique la dérivation d’un texte antérieur A (hypotexte) en un texte B (hypertexte) par amplification ou réduction. Comme le rappelle le critique Daniel Sangsue,« [o]n a la liberté d’ajouter ou de retrancher ce qui est nécessaire au dessein qu’on propose ; mais on doit conserver autant de mots qu’il est nécessaire pour rappeler le souvenir de l’original dont on emprunte les paroles[9] ».
De nombreuses opérations de dérivation dans les romans de notre corpus cherchent la transformation verbale ou la déformation de certains éléments caractéristiques, dans l’objectif de faire rire le lecteur averti. Cette tendance est très forte dans al-Zaynî Barakât. Ainsi de cet avis lancé à la population qui fait l’objet d’une relation ironique:
Ibn Iyyâs, Badâi’ al-zuhûr…, p.717. |
J. Ghîtânî al-Zaynî Barakât, p.138. |
و كان السلطان استصفى أمواله ، و عاقبه و عصره ، و دق القصب في أصابعه و أحرقها بالنار، و قاسى شدائد و محنا، و كان قد طاش و ركب في غير سرجه، و كثر في الناس هرجه،…
Le sultan s’empara de toute sa fortune. Il lui fit clouer sur les doigts des morceaux de bois, auxquels on mit le feu. Éperdu de douleur il monta précipitamment sur le cheval d’un autre pour fuir les moqueries des gens.
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أمر مولانا السلطان بإعدام علي بن أبي الجود ضرباَ بالكف سيرقص طوال الطريق كما ترقص النساء فمن شاء الفرجة و القصاص من عدو الله عليه الخروج بعد صلاة العصر
Sur ordre de sa Majesté le sultan, l’infâme Ali ibn Abi al-Jûd est condamné à mort. Ordre a été donné qu’il soit frappé au visage jusqu’à ce que mort s’ensuive. On obligera le scélérat à singer la danse des femmes. Qui veut assister à ce spectacle et se venger de cet ennemi de Dieu N’aura qu’à se trouver sur la voie publique après la prière de l’après-midi.[10] |
Le sens comique se manifeste par la déformation et l’outrance de la gestuelle (comme les coups et les gifles dans les spectacles populaires). Le but est de faire basculer l’historique dramatique dans la raillerie du quotidien contemporain. Cette forme de transformation de sujet correspond exactement à l’antiphrase (figure principale de l’ironie verbale) qui consiste à laisser entendre l’inverse de ce que l’on veut dire à l’autre. La critique Natalie Piégay-Gros explique que « [l’]ironie entretient aussi une relation amusée de rivalité, se fonde sur une reprise quasi littérale de sa lettre ; lorsque le changement de sujet impose une modification, elle se fait par substitution d’un terme à un autre[11]».Comme elle l’a montré dans sa réflexion sur l’imitation des modèles, elle rappelleque « l’auteur doit se pénétrer de ses modèles, les faire siens, les assimiler, « se transform[er] en eux, les dévor[er], et après les avoir bien digérés, les convert[ir] en sang et nourriture[12]».
Dérivation du langage par imitation
Nous allons désormais analyser le procédé consistant en la transformation indirecte d’un texte originel par imitation. Il participe au phénomène d’hypertextualité et se fonde sur la thèse que « tout texte est dérivé d’un texte antérieur ». Pour la critique littéraire actuelle, l’imitation est assez proche du pastiche, lequel revêtsouvent un caractère pédagogique. Aussi l’imitation peut-elle apparaître essentielle à l’apprentissage par un auteur des règles de la création littéraire. C’est ce que soutient Thiphaine Samoyault, pour qui « [l]a visée du pastiche peut se révéler plus sérieuse, dans l’exercice de style qu’elle permet : en imitant un auteur, non seulement on apprend à écrire, mais on se libère aussi des influences plus ou moins conscientes que celui-ci pourrait avoir sur son propre style[13] ».
Dans son étude consacrée à la littérature arabe classique au chapitre La Littérature et l’« adab », le spécialiste de la langue et de la littérature arabe André Miquel affirme que les théoriciens arabes du Xe siècle qui énoncèrent une théorie de l’exercice de « l’imitation qui juge de la réussite du poète à cela seul qu’il est capable de surenchérir sur des thèmes, des techniques ou un langage dont les voies ont été tracées avant lui, de jouer le jeu[14]». Rappelons ici que le procédé de l’imitation par dérivation s’est manifesté dans la littérature arabe dès l’âge classique au moment où les critiques littéraires ont commencé à étudier la poésie archaïque dans toutes ses formes, découvrant ainsi l’existence des imitations par dérivation insérées dans de nouveaux poèmes à des niveaux divers[15].
Dans Nuwwâr lawz, comme dans sa préface, Wacyni Laredj incite son lecteur à lire la grande Taghrîba des nomades Beni Hillâl de Najd, lesquels s’installèrent au Maghreb, avant la lecture de son propre roman. Et d’ajouter : « Vous y trouverez forcément, dûment élucidée, une explication à votre faim et à votre misère.[16] » Wacyni Laredj confirme donc qu’il imite le modèle de La Geste hilalienne :
Parmi nous et jusqu’à ce jour demeurent l’émir Hassan ben Sarḥân, Diâb Zughbi, Abu Zayd al-hilâli et Jâzia. De l’instant où nous sommes apparus sur terre et jusqu’à l’heure d’aujourd’hui, nous n’avons eu de langage pour régler nos problèmes que celui de l’épée.[17]
Waciny Laredj reconnaît ainsi son emprunt, ce qui fait penser aux traits de la chevaleresque attribuée aux Arabes. Il imite par dérivation des événements tragiques qu’il résume en ces termes :
Ah ! Jâzia ! Toi la sœur d’Ḥassan ben Sarḥân… Tirant derrière toi ton cheval, tu t’es dirigée vers les pays d’Occident dont Zenâti Khalifa a fermé les quatre portes avant de périr, les yeux pleins de terreur et avant que tu ne tombes, toi, aux mains de Diâd Zughbî. Ah ! Jâzia, ils sont au feu et au sang pareils…[18]
La référence à La Geste hilalienne justifie le rapprochement avec le modèle et établit un rapport entre la réalité historique et la fiction romanesque. Dans Nuwwâr lawz, l’auteur transpose dans le monde contemporain les figures légendaires de la chevalerie arabe, « Ḥassan ben Sarḥan, Diâb Zughbî, Abu Zayd al-hilâlî et Jâzia », personnage central dans la version préexistante de La Geste hilalienne. L’imitation par déviation opère un changement dynamique pour créer un autre texte par rapport à l’original, dans la mesure où l’action change de cadre ainsi que les identités des personnages : Abu Zayd al-hilâlî devient Salah, le personnage central du roman.C’est ainsi que Waciny Laredj rappelle que les nomades arabes de Najd ont bien laissé leurs traces, des traces qui se retrouvent dans les nouvelles générations et la société contemporaine.
Dans al-Zaynî Barakât, Jamâl al-Ghîtânî écrit à « la manière de » son auteur préféré, Ibn Iyyâs[19]dont il imite parfois certains passages, sur des thèmes variés comme la description des soldats pendant la guerre, sujet hélas toujours d’actualité. Dans les tableaux ci-dessous, sont présentés deux exemples se trouvant pour l’unau début et pour l’autre, à la fin du roman susmentionné. Voici le premier :
Ibn Iyyâs, Badâi’ al-Zuhûr, p. 1039. |
J. al-Ghîtânî, al- Zaynî Barakât, p. 9. |
فخرج العسكر… و هم كالنجوم الزاهرة، على الخيول الفاخرة ، و كل فارسمقوم بألف فارس من عسكر ابن عثمان،…
Les soldats sont sortis comme des étoiles brillantes, montés sur des chevaux pur sang. Et chacun d’entre eux vaut mille chevaliers d’ibn Otman.
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جيش السلطان من فرسان الإسلام و حماته، كل فارس منهم مقوم بألف من العثمانلية،…
L’armée du sultan, armée des défenseurs de l’islam, est composée de nobles chevaliers ; un seul d’entre eux vaut mille Osmanlis… |
Gérard Genette estime que pour imiter le modèle d’autrui« il faut nécessairement en acquérir une maîtrise au moins partielle : la maîtrise de tel de ses caractères que l’on a choisi d’imiter[20] ».À propos du deuxième exemple, il convient de rappeler que depuis l’âge classique, les critiques arabes ont l’habitude de qualifier d’âne ou de vache[21] (soit les moins intelligents des animaux, dans la culture arabe) toute personne en imitant une autre. Dans le cas étudié, il est question d’une pratique hypertextuelle concrète, faisant appel à l’imitation satirique (ou qui tient de la satire). N’oublions pas que la satire renvoie à une parole utilisée dans l’intention de ridiculiser l’autre. C’est ce procédé qu’a utilisé Jamâl al-Ghîtânî pour critiquer et se moquer des envahisseurs ottomans :
Ibn Iyyâs, Badâi‘ al-Zuhûr, p. 1087. |
J. al-Ghîtânî, al- Zaynî Barakât, p. 263. |
ابن عثمان لم يكن له نظم يعرف لا هو و لا وزراؤه و لا أمراؤه ولا عسكره…بل كانوا همجا لا يعرف الغلام من الأستاذ.
Le règne Ottoman n’est pas organisé, ni le sultan lui-même, ni ses ministres, ni ses princes, ni son armée… Ils étaient désorientés, ne faisant pas de différence entre le maître et le disciple. |
ابن عثمان وباء جاء في غير معاده، وباء لا علاقة له بانخفاض ماء النيل، شر مسلط. عسكره همج ، … بهائم لا نظام لهم،…
L’arrivée de l’Ottoman est un véritable fléau qui nous est tombé dessus sans crier gare. Rien de comparable à l’assèchement du Nil… Les soldats ottomans sont des bêtes, un troupeau sans foi ni loi.[22] |
Dans ce passage, l’on voit bien que l’imitation ne consiste pas à copier intégralement un texte antérieur : ce type d’écriture est un exercice de style créatif dans lequel l’imitateur montre sa compétence à écrire « à la manière de » l’écrivain chroniqueur, en l’occurrence Ibn Iyyâs. Dans le texte originel, l’auteur considère les responsables politiques ottomans comme des barbares du fait qu’ils sont mal organisés. Jamâl al-Ghîtânî renforce cette idée en qualifiant l’armée ottomane de troupeau de bêtes. Depuis lors, cette comparaison entre l’homme et l’animal s’est propagée dans le peuple et s’utilise dans le langage non littéraire ou littéraire. Ce procédé « fonctionne donc sur le mode original propre à l’intertextualité : les mots ne référent pas qu’au monde, ils renvoient en même temps à l’auteur imité[23] ». Il s’agit d’un rapport de texte à texte.
Ces pratiques de relation de dérivation par imitation se retrouvent dans chacun des romans du corpus. Dans le champ de la littérature arabe la dérivation comme processus de renouvellement de la création littéraire apparaît sous la forme de deux procédés : la transformation et l’imitation du modèle.
En conclusion
Les romanciers de notre corpus représentatifs de la littérature arabe contemporaine se sont inspirés d’œuvres antérieures à caractère épique ou historique pour enrichir leur narration et susciter ainsi une intrigue romanesque reposant sur leur création personnelle. En partant de faits connus ces auteurs nous offrent des histoires différentes de celles que nous trouvons dans les documents historiques et les textes littéraires consacrés. Comme l’a montré Thiphaine Samoyault dans son étude sur la parodie, celle-ci « qu’elle soit transformation ou déformation, […] exhibe toujours un lien avec la littérature existante[24]» ; et nous admettrons avec Nathalie Piégay-Gros que « [t]ous les arts ont été portés dans notre siècle à un plus haut degré de perfection que celui où ils étaient parmi les anciens, parce que le temps a découvert plusieurs secrets dans tous les arts, qui joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les ont rendu plus accomplis[25] ». Pouvons-nous, dans ces conditions, étendre ces remarques jusqu’à affirmer que ces techniques concourent à surmonter la déficience des langues ?
Éléments bibliographiques
Ouvrages en langue arabe
Al-Jurjânî ‘Alî ‘Abd al-‘Azîz, (Xe siècle), Al-Wasâṭa, bayn al-Mutanabbî wa khuṣûmih (La Médiation entre al-Mutanabbî et ses adversaires), version corrigée et commentée par Aḥmed ‘Aref al-Zayn, Éditions Maydân al-Azhar, Le Caire, 1951.
Ibn Sallâm al-Jjumaḥî (Xesiècle), Ṭabaqât fuḥûl al-shu‘arâ’, commentée par Maḥmûd Muḥammad Shâkir, Jedda, Éditions Dâr al-Madanî, vol. I, 1984.
Taghrîbat béni Hilâl, Présentée par Jumâna ka‘kî, Éditions Dar al-fikr al-‘arabî, Beyrouth2003.
Ouvrages en d’autres langues
Rachid Bencherif Ouedghiri, L’Univers romanesque de jamal al-Ghîtânî, thèse de doctorat, Université Bordeaux 3, 1993.
Gérard Genette, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
Anne-Claire Gignoux, Initiation à l’intertextualité, Paris, Éditions Marketing, 2005.
Julia Kristeva, Séméiotiké. Recherche pour une sémanalyse, Coll. « Tel Quel », Paris, Éditions du Seuil, 1969.
André Miquel, La Littérature arabe, « Que sais-je ? », Paris, P.U.F, 1993.
Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, Paris, Éditions Nathan, 1996.
Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007,
Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Éditions Nathan/HER, 2001.
Notes
[1] Gérard Genette, Palimpseste. La littérature au second degré, Éditions du Seuil, Paris, 1982, p. 16.
[2] Julia Kristeva, Séméiotiké. Recherche pour une sémanalyse, Coll. « Tel Quel », Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 299.
[3] Gérard Genette, Palimpseste, Paris, Le Seuil, 1982, p. 16.
[4] Gérard Genette, Palimpseste, op. cit., p. 28.
[5] Taghrîbat béni Hilâl, présentée par Jumâna ka‘kî, Beyrouth, Éditions Dâr al-fikr al-‘arabî, 2003, p. 97.
[6] Gérard Genette, op. cit., p. 21.
[7] Waciny Laredj, Nuwâr al-lawz, p. 199.
[8] J. al-Ghîtânî, al-Zaynî Barakât, p. 51.
[9] Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007, p. 33.
[10] J. al-Ghîtânî, al-Zaynî Barakât, traduction, p. 186.
[11] Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, Paris, Éditions Nathan, 1996, p. 59.
[12] Ibidem, p. 114.
[13] Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité, mémoire de la littérature, Éditions Nathan/HER, 2001, Paris, p. 40.
[14] André Miquel, La Littérature arabe, 4e Édition, Coll. « Que sais-je ? », Paris, P.U.F., 1993, p. 72.
[15] À titre d’exemple, Ibn Sallâm al-Jumaḥî (critique du Xe siècle), rapporte « qu’un jour un certain Dâwûd b. Mutammim b. Nuwayra (m. VIIIe ?), tenta d’imiter un poème appartenant à son père. Mais après avoir terminé sa déclamation, il n’hésita pas à jouer de son propre art poétique et de son savoir-faire en ajoutant des idées et des expressions recherchées qu’il avait lui-même trouvées pour susciter l’admiration de son maître et du public. Selon Ibn Sallâm al-Jumaḥî, le comportement du jeune poète transmetteur fut moins admiré par les critiques des textes sources, car le fils rajoutait et transformait le texte du poème de son père à sa manière, selon sa propre intelligence. » Voir Ṭabaqât fuḥûl al-shu‘arâ’, commentée par Maḥmûd Muḥammad Shâkir, Jedda, Éditions Dâr al-Madanî, vol. I, 1984, p. 48.
[16] Waciny Laredj, Nuwwâr al-lawz (Fleurs d’amandier), p. 13.
[17] Ibidem, p. 13.
[18] Ibidem, p. 18.
[19] Quand on lui demande pourquoi ce choix d’inspiration, Jamâl al-Ghîtânî répond : « Ibn Iyyâs avait des sentiments patriotiques qui ressemblent beaucoup à ceux que j’ai pour mon pays. » Voir à ce sujet la thèse de Rachid Bencherif Oudghiri, L’Univers romanesque de Jamâl al-Ghîtânî, Université Bordeaux 3,1993, p. 89.
[20] Gérard Genette, op. cit., p. 15.
[21] Dans al-Wasâṭa, p. 264. Al-Qâḍî al-Jurjânî nous offre l’exemple suivant :
Si Abû Tammâm (IXe siècle) dit :
Je ne fais pas cas de leurs critiques & Ils sont en majorité, voire tous des vaches.
al-Buḥturî (IXe siècle) imite le motif de son maître :
Je compose mes vers et je taille mes rimes & Je n’y peux rien si les vaches ne me comprennent pas.
[22] J. al-Ghîtânî, al-Zaynî Barakât, p. 348.
[23] Anne-Claire Gignoux, L’Initiation à l’intertextualité, Éditions Marketing, Paris, 2005, p. 68.
[24] Tiphaine Samoyault, op. cit., p. 38.
[25] Nathalie Piégay-Gros, op. cit., p. 118.