Danielle Corrado
Université Blaise-Pascal / C.R.L.M.C., Clermont-Ferrand, France
daniellecorrado@club-internet.fr
Le journal intime en Espagne : indifférence ou différences ?
Personal diary in Spain : difference or indifference?
Abstract: The paper deals with Spanish developments of the personal diary practice as a specific literary expression of the self. The following aspects are investigated: critical reception, writing modes, ideological and historical context effects, the influence of diaries from other European countries, and the dissemination of the genre in Spain.
Keywords: personal diary; literature; Spain; genre; reception.
En matière d’écritures autobiographiques un préjugé culturel voudrait que ces écritures soient l’apanage de l’Europe du Nord, et que leur nombre et leur qualité diminuent à mesure que l’on va vers le Sud. On pourrait reprendre pour le journal intime en Espagne le constat dressé à propos du cas italien par Michel David qui regrettait « la rareté du matériel à analyser, ou, tout au moins, de ce qui en est publié, et, par conséquent, la rareté des études spécifiques qu’une critique peu attentive lui a jusqu’ici consacrées[1] ». Le commentaire souligne deux facteurs essentiels de la visibilité du genre en Espagne : le rôle de la critique dans le perception et la réception du journal et la nécessaire distinction statutaire entre pratique diaristique et journal publié.
« Genre sans genre » : la boutade du diariste Andrés Trapiello résume la difficulté à avancer une définition qui rende compte de réalités textuelles protéiformes. Je m’attacherai donc ici aux écritures qui répondent au nom générique de journal (diario) à partir d’une définition minimale : relation subjective au jour le jour de pensées et d’évènements. Il convient de rappeler que le terme spécifique de journal intime naît en France, au XIXe siècle, de la nécessité de distinguer une écriture fortement dominée par l’intériorité et a priori non destinée à la divulgation ; il s’agit donc d’une variante historique d’une pratique diaristique plus vaste et plus ancienne.
Pour interroger les facteurs qui président à la visibilité de cette forme d’écriture dans le domaine espagnol, j’évoquerai quelques jalons historiques comme autant d’états successifs d’une pratique d’écriture en évolution ainsi que les modèles d’écriture et de réception critique qui ont concouru à la construction du genre.
Jalons historiques
La structure du livre de compte, origine du diario, est progressivement investie d’autres fonctions à l’instar des journaux de bord. Parmi ceux-ci, le journal de Christophe Colomb constitue un texte de référence de la découverte du Nouveau Monde mais également de l’histoire du journal en enrichissant le compte rendu technique d’un témoignage à la première personne dicté par la nature inédite et unique de ce voyage vers les terres inconnues. Tributaires d’un schéma rhétorique commun lié à la fonction professionnelle du journal de bord, les conquistadors, à leur tour, mettront à profit les chroniques de leurs expéditions pour faire valoir leurs mérites personnels, revendiquant ainsi une parcelle effective du pouvoir délégué par le monarque au nom duquel ils nomment et réorganisent les terres conquises. En raison de leur diffusion réduite, ces écrits ne peuvent constituer une source pleine du journal mais, comme les livres de raison, ils contribuent à affirmer une pratique d’écriture liée à la chronologie journalière et témoignent des mutations qui œuvrent à assigner un nouveau rôle à l’individu.
Le XVIe siècle espagnol voit ainsi fleurir une solide littérature autobiographique que ce soit sous une forme fictionnelle ou référentielle. On pense naturellement au Lazarillo de Tormes qui fixe la forme canonique du roman picaresque : la suite d’aventures narrées à la première personne font du narrateur, soit de l’individu le centre producteur du sens, le monde s’ordonne et se crée à partir de l’expérience individuelle. Mais cette « histoire d’un homme de peu racontée par lui-même » selon l’expression de Marcel Bataillon, est contemporaine d’authentiques récits autobiographiques de laïcs[2] et de religieux (Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila). Dans les textes qui nous sont parvenus, les notes journalières n’apparaissent qu’à l’état de texte premier utilisé comme matrice pour la rédaction ultérieure[3].
Source privilégiée de l’écriture de soi, le domaine religieux est révélateur des crises culturelles qui vont secouer l’Espagne des siècles d’Or. Sous l’influence de la Devotio moderna et plus tard de l’érasmisme, une nouvelle spiritualité cherche à s’affranchir du dogmatisme et des pratiques superstitieuses en se fondant sur l’ascèse, le recueillement intime et la méditation personnelle, indispensable « armure du pêcheur » qui doit apprendre à se connaître pour espérer progresser sur le chemin de la vertu. C’est à travers un des plus célèbres ouvrages d’ascèse, le Tercer Abecedario Espiritual du père Osuna (1527) que Thérèse d’Avila découvre l’oraison mentale et s’engage dans une quête spirituelle qui inquiètera les autorités religieuses. Rédigée à leur demande, la Vida de Thérèse d’Avila imprime une perspective nouvelle au récit confessionnel en accordant à sa propre expérience le rôle d’organisateur du récit. Le discours sur soi doit bien sûr être replacé dans le cadre d’une identité liée à la foi religieuse mais son récit se détourne de la chronique anecdotique et factuelle pour traduire et analyser le flot intime d’une conscience complexe et conflictuelle.
Sous couvert de lutte contre la propagation hérétique, les milieux orthodoxes s’emploieront à combattre cette véritable réforme mentale ; articulé sur un contexte de guerres et de calamités diverses, ce processus historique conduira l’Espagne de la Contre-Réforme à se mettre en retrait de l’évolution intellectuelle et scientifique des autres pays. Dans un contexte religieux qui ne conçoit pas la méditation sans médiation et n’encourage ni l’attention à soi ni l’écriture privée, le journal de Loyola paraît paradoxal au premier abord. Outre le Memorial, Ignace de Loyola a laissé un journal dont ne nous sont parvenus que deux cahiers couvrant les années 1544-1545[4]. Aux dires de son secrétaire, Goncalves de Câmara, qui recueillit le récit autobiographique du fondateur de l’Ordre, celui-ci « écrivait chaque jour ce qui se passait dans son âme ». Les cahiers, soigneusement datés, constituent un texte au premier abord énigmatique : ayant à prendre une importante résolution, Ignace de Loyola attend de Dieu la confirmation de son choix. Sans entrer ici dans la description du dispositif ignacien, je me limiterai à souligner le lien entre Journal et les Exercices spirituels, le premier étant une mise en œuvre de la méthode d’élection préconisée par Loyola. L’essentiel pour notre propos reste que la fonction privilégiée par Loyola tient au choix d’une structure temporelle qui associe régularité et travail sur soi pour méditer et maîtriser ses choix, fonction dont héritera le journal moderne.
Sans doute influencés par les contacts avec l’étranger et les échanges épistolaires, les hommes des Lumières pratiquent volontiers le journal. Jovellanos, esprit éclairé s’il en fut en Espagne, tient un journal[5] que l’on qualifierait aujourd’hui d’externe parce que centré davantage sur le monde que sur le sujet. Animé d’un désir d’approche exhaustive de la réalité environnante, le journal de cet écrivain et magistrat est un outil au service de la réflexion et du souci de réforme d’un pays accablé par le retard matériel et intellectuel. On ne trouvera guère d’introspection chez ce personnage austère et totalement habité par la mission réformatrice, ses seules confidences auront trait aux cruelles déceptions que lui inspirent la corruption et l’incompétence du pouvoir en place.
Comme ailleurs, le journal est attesté à cette époque comme pratique d’écriture essentiellement tournée vers le monde extérieur, sans doute en raison de sa proximité sémiotique avec d’autres formes – lettre, chronique, memorandum. Seule exception, à notre connaissance, le journal de Blanco White[6] retrace le conflit intérieur d’une conscience il est vrai fort éprouvée : prêtre espagnol, Blanco renie l’Espagne et la religion catholique pour s’exiler en Angleterre et épouser l’anglicanisme qu’il abandonnera à son tour. Une expérience peu commune et sans doute l’influence de la culture anglo-saxonne ont concouru à ce qui reste une exception au tournant du siècle.
Pendant qu’en France, le journal s’ouvre à l’introspection, l’indifférence de l’Espagne est à rapprocher de la réception du romantisme. En effet le XIXe siècle est marqué par une intense agitation politique : à une période d’absolutisme qui se traduit par une fermeture du pays sur lui-même succèdent un statu quo frileux et une période révolutionnaire avant le retour à la monarchie et au pragmatisme politique. Le romantisme se présente sous deux aspects contrastés : le romantisme réactionnaire et marqué par un retour aux valeurs questionnées par le rationalisme –religion, patriotisme, monarchie – sera rejeté par les libéraux qui introduiront mais de façon fort brève une veine d’inspiration libérale et individualiste à leur retour d’exil dans la deuxième moitié du siècle. L’influence française est réduite voire rejetée en raison du conflit qui venait d’opposer les deux nations et, d’une manière générale, on peut dire qu’en Espagne les courants novateurs et les grands débats arrivent au moment où ils s’estompent dans les pays voisins. Par contre on assiste à l’essor du roman historique, traduction des grands débats sur l’identité nationale et le déclin du pays que l’on veut combattre sans renoncer à des structures et à une cosmovision archaïques. Dans le domaine littéraire prévaut une conception thomiste où l’art est indissociable de la Beauté et la Vérité ; la création ne se conçoit guère sans Dieu et donnera lieu selon l’expression d’Emilia P. Bazán, à « une littérature de sacristie » que les écrivains novateurs auront bien du mal à faire évoluer. La fascination pour l’histoire et les soubresauts politiques engendrent un essor des mémoires conçus comme une entreprise partisane d’auto-justification de l’action politique. Ce choix générique déterminant consolide une tradition d’écriture à la première personne qui évacue toutefois le discours sur soi et l’introspection. Cette incapacité à se révéler restera, aux dires de la critique espagnole, la marque des écritures autobiographiques, un aspect sur lequel nous allons revenir. La pratique du journal n’en demeure pas mois attestée – lettres, préfaces – mais il est relégué au rôle d’auxiliaire, de base factuelle pour la rédaction mémorialiste. En outre les intellectuels de l’époque s’investissent largement dans la presse dont l’essor accompagne la timide émergence de la bourgeoisie urbaine. Ainsi lorsque P. A. de Alarcón publie son reportage sur la guerre du Maroc conçu comme une série de lettres datées, il l’intitule Journal d’un témoin de la guerre d’Afrique (1860) et alterne indifféremment les termes de lettre et de journal ; alternance qui nous renvoie à la parenté sémiotique des deux formes ainsi qu’à l’absence de catégories formelles stables.
Au siècle suivant, le parcours du journal en Espagne est plus aisé à suivre en raison de la publication qui se systématise. Événements majeurs, la Guerre civile et la dictature vont infléchir les priorités de la création. Á côté d’une littérature conventionnelle se développent diverses modalités de réalismes militants conçus comme outil de réappropriation d’une réalité défigurée par le régime dictatorial. La mémoire du passé récent est présente mais elle prendra les masques de la fiction ou le chemin de l’exil. Dans un marché éditorial sous surveillance, le journal reste un refuge privé et il faudra attendre le retour à la démocratie pour que soient publiés nombre de ces textes. Après 1975, le mouvement de récupération de la mémoire historique favorise la publication de textes autobiographiques ; un renouveau éditorial et critique qui relancent un certain intérêt pour ces genres. Le changement politique donnera lieu à la création d’une nouvelle culture dont une des caractéristiques a été définie comme la « reprivatisation de la littérature »[7], perceptible dans le regain de l’écriture à la première personne : on voit ainsi s’épanouir une variante du journal, le dietario dont l’équivalent serait le néologisme extime : journal tourné vers le dehors[8]. D’invisible, ou presque, le journal intime devient visible en Espagne alors que cette notion même d’intimité a profondément changé précisément comme conséquence de la publication de journaux en Europe.
Le discours des diaristes : modèles génériques
La lecture d’autres diaristes constitue un des facteurs déterminant de la propagation du genre et de la construction de modèles poétiques. Les diaristes espagnols font des journaux d’Amiel, Gide, Pavese, Mansfield, Kafka, des classiques du genre qui fonctionnent d’une certaine manière comme des modèles de référence. Le cas d’Amiel est à lui seul fort éclairant : ce journal-fleuve est connu en Espagne grâce au philosophe Miguel de Unamuno conscient du danger d’une écriture radicale qui finit par dévorer la vie de son auteur : « l’homme qui tient un journal comme Amiel devient homme du journal, il vit pour lui[9] ». Qu’ils l’aient lu ou pas, le journal d’Amiel est devenu une sorte de modèle mythique qui effraie autant qu’il fascine les diaristes car il représente la légitimation d’une écriture dénigrée pour son insignifiance.
Á l’orée du XXIe siècle, Amiel n’est plus un modèle pour José Carlos Llop qui rejette l’absolu repli sur soi car, écrit-il dans son propre journal, « le journal d’Amiel n’aide pas à vivre mieux et je suis de ceux qui pensent qu’une des obligations de cette sorte de littérature est de contribuer au mieux vivre autant pour celui qui écrit que pour celui qui lit[10] ». Aux antipodes du modèle autarcique d’Amiel, une variante moderne du journal définit une nouvelle praxis d’écriture à la fois transitive et réflexive.
Les diaristes espagnols au cours du XXe siècle choisissent cette pratique pour les mêmes raisons que leurs homologues étrangers : vertus de la discipline quotidienne, exutoire des conflits, confident, atelier de l’œuvre. Ils écrivent depuis un horizon générique défini mais sont pleinement conscients d’actualiser un genre au gré des expériences et des motivations singulières. Car la séduction du journal tient effectivement à cette capacité d’allier sans hiérarchie l’insignifiant et l’exceptionnel, d’écrire sans autre contrainte, en dehors de la loi du calendrier[11], que celle que se fixe le rédacteur.
La réception critique
Au vu de ce rapide tour d’horizon historique, on retiendra que, s’il n’est pas une zone désertique, le journal en Espagne connaît un développement différent comparé au journal en France, modèle historique de référence.
Les raisons de cette relative indifférence tiennent, pour les résumer de manière un peu cavalière, aux successifs contextes socio-historiques et culturels. Au poids de la religion et plus spécifiquement d’une Eglise qui n’encourage pas l’exercice solitaire de la confession et de l’introspection, et dont l’influence idéologique se fera sentir de façon durable dans la production littéraire espagnole, viendront s’ajouter d’autres facteurs. Politiques, par une série de conflits politiques qui provoqueront des périodes d’isolement intellectuel du pays et les caractéristiques propres de la société espagnole. Sociologique ensuite : il est communément admis que le journal, comme l’autobiographie en Europe occidentale, fleurit à mesure que la classe bourgeoise conquiert le pouvoir et que se développe la confiance en l’individu face à la puissance politique et religieuse. Le retard de la bourgeoisie espagnole à se consolider et à s’imposer en tant que classe sociale et donc en tant que promoteur et acteur culturel est un des facteurs les plus remarquables dans le très inégal développement des genres autobiographiques et dans le faible écho qu’ils suscitent auprès du public. En effet, l’abondance numérique des mémoires ne saurait pallier leur manque de qualité artistique qui les relègue au rang de textes partisans et les rend rapidement caducs, à de rares exceptions près. La rareté d’un lectorat conséquent va contribuer à fragiliser la consolidation et la reconnaissance de ces écrits trop liés à une actualité volatile.
La critique actuelle souligne également un frein plus diffus à ce développement et qui tient à une attitude générale face à la vie induite par un climat social et politique pesant et austère qui ne favorise pas la confiance des individus en leur propre valeur, le goût de soi et de la vie dont s’alimentent les écrits autobiographiques[12].
Á ces pistes d’explication qui concernent l’ensemble des modalités autobiographiques, il convient de spécifier d’autres facteurs qui ont perturbé la transmission des journaux personnels en particulier. Textes privés, leur nature auto-destinée les rend fragiles : ils sont souvent oubliés ou détruits après le décès de leur auteur. Et même s’agissant de textes d’écrivains ou de personnalités publiques, ils ont longtemps eu un statut de document secondaire par rapport à l’œuvre majeure ; il faudra attendre des publications célèbres comme celle du journal de Gide et une fétichisation des papiers d’écrivains pour voir ces documents acquérir un statut et être ainsi protégés. Le caractère privé et référentiel du journal implique également des personnes réelles rétives parfois à la publication ainsi que des enjeux politiques et idéologiques. Le cas du journal de Jovellanos, figure pourtant majeure des lettres et de la pensée des Lumières, est à cet égard révélateur. Après la mort de l’auteur survenue en 1801, le manuscrit connaît de nombreuses vicissitudes et quelques tentatives de publication fragmentaire et à ce point défectueuse que les ouvrages ne circulent pas. Des pressions s’exercent pour empêcher la divulgation des écrits de celui que d’aucuns considèrent encore comme un esprit fort, hérétique et un dangereux révolutionnaire. Ils ne paraîtront finalement qu’en 1953 sous le titre de Memorias íntimas [Mémoires intimes] (1953), titre surprenant tant ces carnets sont dépourvus d’introspection. L’artifice éditorial utilise en fait une catégorisation générique – intime – instituée à la suite de la parution d’extraits du journal d’Amiel. La confusion entre mémoires et journaux est à son tour emblématique d’un flottement générique qui a longtemps prévalu et dans la critique et dans le monde éditorial espagnols. Le phénomène relève également d’une hiérarchie implicite qui valorise les mémoires comme genre de référence. Dans le cas de Jovellanos, le retard de la publication s’explique par la stigmatisation du XVIIIe siècle, accusé de pactiser avec les Français et de dévoyer les valeurs traditionnelles, un mépris relayé par une critique partisane, plus soucieuse parfois d’idéologie que de philologie. Une tendance qui se poursuit au siècle suivant dominé par une critique conventionnelle qui attribue exclusivement à la littérature un rôle didactique et moral, de formation du goût, du « bon goût » naturellement. Ainsi dans les années 1970, parmi les rares critiques ou chercheurs qui s’intéressent au genre, la condamnation est souvent sévère : pour Guillermo de Torre, le journal est fruit d’une rétractation spirituelle et d’un ego narcissique et exhibitionniste car « l’autocontemplation, comme la nudité, ne se justifie que lorsqu’elles reflètent un être beau » et de citer ce qui, pour lui, est l’exact contraire, le Journal d’un voleur de Genêt. Ou alors il est tolérable lorsque l’exhibition égotiste s’assortit, voire s’efface devant une « cause humaine de caractère public », l’exemple ici sera le Journal de guerre de R. Rolland[13]. Le journal, s’il veut acquérir droit de cité, doit donc exprimer le beau ou le bon.
Moins virulents, Granell et Dorta, auteurs d’une anthologie de journaux espagnols et étrangers, se livrent à un louable effort de recensement de textes mais reprochent à ceux de leurs compatriotes à la fois une moindre qualité littéraire et l’absence du critère qu’ils considèrent déterminant, l’intimité, sans s’aventurer toutefois à cerner, à défaut de le définir, un concept par ailleurs fort délicat[14]. D’autres auront recours à une théorie essentialiste qui justifie – et consacre – le topique de la rareté de la pratique et l’absence d’introspection par le caractère national : « L’Espagnol vit davantage tourné vers l’extérieur que vers l’intérieur. C’est un homme d’action plus intéressé par la prouesse ou l’aventure que par les motivations de sa conduite »[15].
Indigne ou inutile mais toujours peu pratiqué, la sentence institutionnelle entraîna l’indifférence du monde éditorial ; or on sait à quel point la publication de journaux constitua en France un moteur de développement du genre dès 1857. Un préjugé tenace qui, aujourd’hui encore, conduit le secteur éditorial espagnol à privilégier la publication de traductions de textes autobiographiques en négligeant la production nationale.
Face aux mémoires, genre viril si l’on en croit le critique Antonio Granell, le journal serait l’apanage des femmes et les rares diaristes masculins sont ceux qui montrent une âme « délicatement féminine » : la misogynie de la littérature espagnole apparaît comme un des facteurs qui contribua à l’indifférence des institutions littéraires, pour ne pas dire le dédain, envers une écriture considérée comme féminine et par là même insignifiante.
On a ainsi un bref aperçu de la conjonction de facteurs qui contribuèrent à laisser le journal dans l’ombre. Les nouvelles perspectives et méthodes de la recherche[16], plus littéraires et structurales, ont donné une visibilité à une écriture non visible jusque-là. Mus par un besoin de clarifier un paysage encore mal exploré de l’histoire littéraire, les travaux critiques espagnols s’attachent à établir les corpus et à les classifier de façon rigoureuse en prenant comme référence l’histoire des écritures autobiographiques en Europe[17]. Un étalonnage qui aboutit souvent à constater, voire à déplorer, l’absence d’intimité dans les journaux espagnols et donc à questionner l’appartenance de certains textes au genre, ce qui suggère une question plus ample : qu’est-ce qui fonde la perception du journal ? Si l’on se réfère à l’approche éclairante de Jean-Marie Schaeffer[18], on peut analyser « le fonctionnement des noms génériques » en s’attachant aux niveaux discursifs. L’énonciation renvoyant à des référents réels, le terme générique de journal désigne des écrits régis par une énonciation renouvelée à chaque entrée ; la datation et la fragmentation étant les conséquences de ce choix énonciatif. L’auto-destination est un critère exclusivement associé au journal intime ; toutefois la lecture des textes fait apparaître une subtile et mouvante gamme de narrataires qui vont de l’énonciateur à un possible récepteur effectif. Une situation paradoxale qui reflète la nature ambivalente du texte diaristique toujours libre de se révéler ou de se refuser à autrui. Expression de vécus différents, les fonctions, et par conséquent les contenus des journaux, varient entre eux mais également à l’intérieur d’un même journal. Une diversité qui a conduit à créer des sous-rubriques – journal intime, spirituel, externe – et qui rend peu opératoire au niveau des contenus la dénomination générique. L’introspection et l’intimité apparaissent plutôt comme des critères historiquement limités dans le temps à ceux qu’Alain Girard nomme les intimistes, épigones de la forme canonique du journal intime tels que Charles du Bos, Joubert, Amiel. Cette notion d’intimité n’investit pas la totalité des pratiques de l’écriture diaristique, cependant elle demeure un élément du débat pour la critique espagnole qui en déplore l’absence dans le diarisme espagnol. Notion délicate à définir, l’intimité est communément perçue de manière ambiguë à la fois comme une sorte de vérité ultime de la personne enfouie sous la surface du moi social et comme des confidences relevant de la vie privée. Des caractéristiques présentes chez nombre de diaristes espagnols mais, d’une manière générale, le journal contemporain est une pratique qui cherche moins à appréhender un moi mouvant qui ne cesse de se dérober qu’à créer un espace et un temps propices à l’écoute de soi, à la présence à soi[19]. L’intimité serait ici de l’ordre de la quotidienneté d’une conscience et non de la révélation. Il faudrait alors distinguer une double fonction modélique du genre : en tant que modèle de pratique ou comme modèle de réception. Héritage d’un modèle historique, l’intimité au sens d’auto-analyse reste une convention, qui, en tant que telle, conditionne la réception plus qu’elle n’affecte la pratique des diaristes.
Il n’en demeure pas moins que la fortune du journal intime dans sa forme canonique en Espagne est plus pâle que dans les pays voisins et l’on pourra se demander si une tradition autobiographique singulière, une pudeur héritée d’une culture hostile aux manifestations du je ne favoriserait pas une variante du journal, le dietario.
La langue espagnole, comme l’italienne, en distinguant les deux termes diario et dietario, indique une variation que l’on pourrait résumer ainsi : le dietario partage les caractéristiques formelles du journal -fragmentation, énonciation, hétérogénéité thématique – mais s’en sépare sur la nature des contenus .
L’écriture du jour n’est pas ici motivée comme dans le cas du journal intime par une crise personnelle ou existentielle mais centrée davantage sur le monde extérieur depuis une perspective totalement et volontairement subjective, arbitraire et morcelée. Le critère distinctif tient donc au caractère introspectif, au degré d’intimité ou à sa nature. On peut également se demander si cet effacement actuel du je n’est pas, en partie, une réaction au déferlement médiatique d’une intimité exhibitionniste et réductrice. La pratique du dietario se tient au confluent du journal intime et du journalisme culturel et littéraire très présent dans la presse espagnole depuis le XIXe siècle (Azorín, Ortega y Gasset, Gonzalez-Ruano, Umbral) ; les « dietaristes » sont de fait souvent écrivains et journalistes.
Depuis les années 1990, le dietario connaît, en Espagne, un essor éditorial sans précédent qui opère comme facteur de normalisation du journal comme forme littéraire[20]. Plus intellectuelle qu’introspective, l’écriture possède ici une vocation transitive inscrite en amont de la pratique. Cette destination ouverte implique naturellement un travail d’élagage, de façonnage du texte spontané qui le différencie également du journal classique dont une des caractéristiques est la monotonie et la répétition, un trait qui rebute souvent éditeurs et lecteurs.
Est-ce à dire que le dietario exclut toute approche de la vérité personnelle du rédacteur ? La réponse est ambiguë à ce propos car ces textes construisent un portrait de leurs auteurs tout en se soustrayant à la règle implicite de la sincérité, la vérité du portrait ; le dietario dessine un moi littéraire qui se construit jour après jour.
Un des cas les plus intéressants du journal actuel est celui du romancier et essayiste, Andrés Trapiello qui publie régulièrement un journal, chaque tome intégrant un titre général révélateur de son statut ambigu Novela en marcha / Roman en cours. Texte recomposé à partir d’un journal premier, le diario – terme revendiqué par l’auteur – tel que le publie Trapiello se tient entre le fictif et le référentiel : « J’ai toujours voulu parler de moi d’une manière différée, non pas directe mais oblique »[21]. Ainsi conçu, le journal construit un moi littéraire et ambigu qui s’affranchit de la frontière séparant réel et fiction, vie et littérature, élargissant par la même le territoire de la poétique du journal.
Au terme provisoire de cette évocation du parcours de l’écriture diaristique en Espagne, on ne peut que se référer à la complexité des facteurs qui concourent à l’émergence d’un genre qui manifeste une étroite parenté au niveau des pratiques avec le reste de l’Europe ; les différences sont le résultat des caractères propres à l’histoire et à la culture du pays. Moins d’indifférence que de différences qui éclairent par un autre biais une forme mouvante, protéiforme, une forme investie par des époques et des aspirations différentes mais toutes animées du désir de se dire dans la trame du temps humain, l’au jour le jour.
Notes
[1] Michel David, « le cas du journal intime en Italie »in Vincent del Litto (éd.) Le journal intime et ses formes littéraires, Genève-Paris, Librairie Droz, 1978, p.101.
[2] J. M. del Cossío, Autobiografías de soldados, Madrid, B.A.E., 1956, vol 90.
Randolh Pope, La autobiografía española hasta Torres Villarroel, Bern-Frankfurt, Peter Lang, 1974.
[3] Voir D. Simancas, La vida y cosas notables del señor Obispo de Zamora don Diego de Simancas in M. Serrano y Sanz (ed.) Autobiograpfías y memorias, N.B.A.E., vol.2, Madrid, 1905 ; E. Garibay y Zamalloa, Memorias, in Memorial histórico español, Madrid, t. IV 1884.
[5] G.M. de Jovellanos, Diarios, Oviedo, Instituto de Estudios Asturianos, Diputación de Asturias, 1953.
[6] J. M. Blanco White, Private journal in The life of the rev. Joseph Blanco White written by himself, London, John Chapman, 1845.
[7] José Carlos Mainer, « Cultura y sociedad », Francisco Rico (ed.) Historia crítica de la literatura española, Barcelona, Editorial Crítica, vol. 9.
[8] Ce néologisme forgé par Michel Tournier pour désigner « un journal tourné vers le dehors, primaire, extraverti, ponctué par les saisons et la lecture des livres et des journaux » rejoint en partie la catégorie des journaux « externes » définie par Geoges Gusdorf comme la « chronique des autres et du monde plutôt que de soi ».
[9] « El hombre que da en llevar un diario –como Amiel- se hace el hombre del diario, vive para él. Ya no apunta en su diario lo que a diario piensa, sino que lo piensa para apuntarlo », M. de Unamuno, Cómo se hace una novela, 1927.
[10] « un ensimismamiento que no ayuda a vivir mejor y yo soy de los que piensan que una de las obligaciones de esta clase de literatura es la de contribuir a vivir mejor tanto para quien la escribe como para los que la leen », J.C. Llop, « No quiero ser una voz gris », Memoria. Revista de Estudios Biográficos, 1, Barcelona, 2003, p. 33.
[11] « Une clause d’apparence légère mais redoutable », Maurice Blanchot, « le journal intime et le récit » in Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959.
[12] Fernando Durán López, Catálogo comentado de la autobiografía española, Madrid, Ollero & Ramos Editores, 1997, Voir l’introduction.
Laura Freixas, « Casi un desierto : el diario íntimo en España », El Urogallo, abril 1994.
[13] Guillermo de Torre, « Memorias, autobiografías y epistolarios » in Doctrina y estética literaria, Madrid, Guadarrama, 1970, p. 601-606.
[14] Manuel Granell y Antonio Dorta, Antología de diarios íntimos, Barcelona, Labor, 1963. Voir l’introduction.
[15] Ángel del Río, « Estudio preliminar » aux Diarios de G.M. Jovellanos, Oviedo, Instituto de Estudios Asturianos, 1953, p 2-85.
[16] On pense à l’influence, entre autres, des travaux de Philippe Lejeune à partir de la publication du Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 et jusqu’à ses plus récentes publications sur le journal ainsi qu’à ceux coordonnés de Guy Mercadier, L’autobiographie dans le monde hispanique, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1980 et L’autobiogrphie en Espagne, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1982.
[17] Pour une vue d’ensemble des travaux critiques sur les genres autobiographiques en Espagne, voir Celia Fernández et María Ángeles Hermosilla (eds), Autobiografía en España : un balance, Madrid, Visor Libros, 2004.