Stéphane Hirschi
Jules Verne à l’enseigne du temps compté : l’imaginaire d’une temporalité magique
Le présent article entend appliquer à Verne une esthétique de la réception que j’ai développée à propos du genre chanson en tant qu’art du temps compté. C’est dans cette perspective que j’entends ici partir à l’écoute de deux romans verniens du temps compté pour en traquer le charme, au sens étymologique du carmen latin, le poème incantatoire.
A travers les modalisations de la temporalité dans Cinq semaines en ballon et Le Tour du monde en quatre-vingt jours, je propose donc une approche de ce qui nous ensorcelle chez Verne, et que je qualifierai d’emblée de temporalité magique, évaluée à réception.
Dès son troisième chapitre, le premier roman des Voyages extraordinaires, Cinq semaines en ballon, nous offre d’ailleurs une sorte de paragraphe programme de ce règne de l’immédiateté du désir :
… avec lui, ni la chaleur, ni les torrents, ni les tempêtes, ni le simoun, ni les climats insalubres, ni les animaux sauvages, ni les hommes ne sont à craindre ! Si j’ai trop chaud, je monte ; si j’ai froid, je descends ; une montagne, je la dépasse ; un précipice, je le franchis ; un fleuve, je le traverse ; un orage, je le domine ; un torrent, je le rase comme un oiseau ! Je marche sans fatigue, je m’arrête sans avoir besoin de repos ! Je plane sur les cités nouvelles ! Je vole avec la rapidité de l’ouragan, tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds du sol, et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grand atlas du monde !1
La satisfaction sans frein du moindre désir se traduit à la fois dans le rythme impétueux de la phrase, dans la simplicité syntaxique des résolutions proposées, et jusque dans l’accumulation gourmande de tous ces possibles. Avec un tel programme, s’inaugure le passage dans un monde où l’on ira « où le voudra la Providence »2, c’est-à-dire où le rythme du récit consonnera avec les désirs de la plume de Verne – à tire d’ailes pour son envol imaginaire, sous les auspices pourtant d’une scientificité rigoureuse revendiquée, comme à travers cet échange qui semble dénoncer les faux semblants du merveilleux :
– … tu as donc trouvé le moyen de diriger les ballons ?
– Pas le moins du monde. C’est une utopie.3
Ainsi, nous découvrirons comment cette œuvre instaure une dialectique entre programme d’instruction et élans du désir, selon les modalités d’une triple adresse à l’enfant qui ne demande qu’à se réveiller en chaque lecteur :
– le bercer, pour mieux l’attacher
– le rassurer, pour mieux l’ouvrir au monde
– l’initier, pour mieux l’aider à voler à son tour
1. Le temps de la scansion narrative
Dans les deux romans observés, le récit s’organise selon une alternance entre dilatations et accélérations, selon le modèle connu et rassurant du balancement diastole / systole. Ce phénomène est sensible pour ainsi dire à nu dans Cinq semaines en ballon, ce premier roman où les procédés sont moins maîtrisés que plus tard dans Le Tour du monde en 80 jours et qui nous offrira comme une sorte de loupe expérimentale des tropismes d’écriture vernienne.
a. les formes de la dilatation
La dilatation peut revêtir divers aspects récurrents :
– Le suspense des chevilles de fin de chapitre est sans doute le plus patent. Ainsi pour l’épisode du coup de fusil à la fin du chapitre 13 de Cinq semaines en ballon : envisager « à la moindre chose suspecte, je tire un coup de carabine »4 annonce mécaniquement au lecteur l’emploi de ladite carabine au chapitre suivant face à un danger menaçant, en l’occurrence la bande de singes qui va sembler attaquer le Victoria.
De même, le suspense permet à Verne d’abandonner Joe près de se faire engloutir par les sables mouvants, déjà prêt à mourir (« Voilà donc la mort, se dit-il ») et gémissant « Mon maître ! Mon maître ! A moi ! »5 sans autre précision sur son sort immédiat : le chapitre suivant après avoir laissé cette voix « se perd[re] dans la nuit », se centre sur Kennedy, pour ne retrouver Joe qu’au bout de 3 pages. La logique structurelle du récit appelle en effet à la fois l’abandon de la focalisation sur Joe en un moment crucial, et la prise en charge de son appel vers son maître par un retour du récit sur la réponse effective que le Docteur pourra donner à une telle situation d’apparente déréliction, dont le lecteur se doute néanmoins qu’elle ne restera pas sans solution et connaîtra (mais on ignore par quel miracle) une issue positive pour le personnage en fâcheuse posture.
– Un événement peut aussi se préciser sur plusieurs pages. Ainsi le déclenchement de l’orage est-il proprement distillé sur deux pages de dialogues et d’incertitudes qui séparent ces deux phrases : « la nature entière offrait les symptômes d’un cataclysme prochain » et « tout d’un coup, un éclair violent […] raya l’ombre »6.
– Bien avant la figure emblématique de Philéas Fogg, Cinq semaines en ballon offre une image proprement paradisiaque du temps maîtrisé, à la fin du chapitre 17, juste avant l’arrivée aux sources du Nil, et surtout avant la seconde partie du voyage et ses multiples rebondissements :
… la viande était cuite à point.
Alors Joe retira le dîner de la fournaise. Il déposa cette viande appétissante sur des feuilles vertes, et disposa son repas au milieu d’une magnifique pelouse ; il apporta des biscuits, de l’eau-de-vie, du café, et puisa une eau fraîche et limpide à un ruisseau voisin.
Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voir […]
« Un voyage sans fatigue et sans danger ! répétait-il. Un repas à ses heures ! un hamac perpétuel ! qu’est-ce que l’on peut demander de plus ? »7
Rassasiement des désirs dans un décor où, jusqu’à la pure limpidité de l’eau précisément à portée de main, tout évoque la topique d’un Eden : le lien entre un sentiment d’atemporalité et l’impression paradisiaque des délices de la satisfaction immédiate est ici patent.
– Cette écriture de la dilatation temporelle joue aussi d’effets de récapitulation, comme pour mieux ralentir le rythme du récit avant l’arrivée de nouvelles péripéties. Ainsi Verne peut-il procéder à une forme de bilan qui résonne en arrêt sur image :
En cette mémorable journée du 23 avril, pendant une marche de quinze heures, ils avaient, sous l’impulsion d’un vent rapide, parcouru une distance de plus de trois cent quinze milles.8
– En revanche, ces trous d’air du récit peuvent tout aussi bien assumer une fonction inverse : non plus trouée azurée et suspensive, le ralentissement s’avère alors compte à rebours anxiogène, comme lors de la double panne d’eau et de vent :
… on sentait que bientôt une immensité de sable s’emparerait de cette région désolée.
Cependant on ne pouvait reculer. […] Et pas un nuage dans le ciel ! A la fin de cette journée, le Victoria n’avait pas franchi trente milles.
Si l’eau n’eût pas manqué ! »9
Ce que surligne à son tour le compte à rebours de Joe quelques pages plus loin :
…je vous préviens d’une chose : je vous donne encore un jour ; je n’attendrai pas davantage ; c’est aujourd’hui dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heure du matin ; si mardi nous ne partons pas, je tenterai l’aventure ; c’est un projet irrévocablement décidé.10
Jusqu’à l’hésitation sur la date de l’instant, toutes les informations tendent ici à surligner ce ralentissement, et en tant que facteur de tension plutôt que de suspension.
Ces effets de suspense, particulièrement voire maladroitement visibles dans Cinq semaines en ballon, se retrouvent néanmoins en bonne place dans ce roman de la maturité qu’est Le Tour du monde en 80 jours. Par exemple lorsque Fogg arrive trop tard à Shangaï, ce que ponctue le Capitaine d’un cri désespéré : « Malédiction ! »11, le récit le quitte pour près de deux chapitres sur cette exclamation pleine d’incertitude : « Feu »12, qui laisse ensuite le lecteur en présence de Passepartout durant 17 pages de suspense par dilatation.
b. les formes de l’accélération
Toutefois, le bercement qu’imprime Verne à ses lecteurs implique des oscillations entre ces moments de dilatation et d’autres qui au contraire semblent raccourcir le déroulement des événements. Le modèle en pourrait être celui de la scène du château de cartes où justement Passepartout retrouve Fogg au terme de la suspension qu’on vient d’évoquer, et sans aucune préparation du récit avant le coup de théâtre, dont la magie est volontairement soulignée par la plume de Verne :
… les applaudissements redoublaient […] quand la pyramide s’ébranla, l’équilibre se rompit, un des nez de la base vient à manquer, et le monument s’écroula comme un château de cartes…
C’était la faute à Passepartout qui […] tombait aux pieds d’un spectateur en s’écriant :
« Ah ! mon maître ! mon maître !
– Vous ?
– Moi !13
Les effets de datation peuvent en particulier contribuer à ces accélérations du tempo narratif, en ramassant les informations temporelles sur un seul syntagme. Ainsi, juste après l’incipit de Cinq semaines en ballon, apparaît la mention de la date : « Il y avait une grande affluence d’auditeurs, le 14 janvier 1862 »14. Puis, alors que les préparatifs du départ s’accumulent durant 5 semaines (préfiguration discrète de la durée du périple en ballon) jusqu’au chapitre 8, l’accélération de l’action est tout d’un coup marquée par la datation du départ :
Le lendemain, 21 février, à trois heures du matin, les fourneaux ronflaient ; à cinq heures, on levait l’ancre…15
L’accélération du récit peut également se manifester à travers des effets d’imprévus, comme dans cette scène traversée par l’intertexte de l’Arioste où la lune se lève inopinément pour dessiner par ricochet une image d’hippogriffe dans la figure du sorcier enlevé, mais qui surtout, narrativement, vient contrarier les plans des voyageurs dont le ballon passait jusque là pour la déesse Lune venue honorer le village où ils s’étaient posés :
Etrange revirement ! Que s’était-il passé ? […] La lune en effet se levait rouge et splendide, un globe de feu sur un fond d’azur. C’était bien elle ! Elle et le Victoria !
Ou il y avait deux lunes, ou les étrangers n’étaient que des imposteurs, des intrigants, des faux dieux ! […] De là le revirement.16
Aucune transition ou indice de préparation n’avait laissé prévoir ce coup de théâtre (sinon l’idéologie même de Verne, bien représentatif de cette France colonialiste qui ne faisait guère de différence entre la population africaine et les singes, comme en témoigne quelques pages auparavant l’épisode de l’attaque du Victoria par des cynocéphales que Joe et Kennedy ont pris pour des indigènes : « la différence n’est pas grande »17 ; du coup le revirement, de l’adoration à l’agressivité plane comme une menace permanente de la part d’êtres considérés comme proches du règne animal et de son imprévisibilité dangereuse).
De tels effets de soudaineté peuvent même jouer un rôle d’accélération au sein d’épisodes déjà dramatiques, comme lorsque Joe se sacrifie en sautant de la nacelle alors que rien n’avait laissé deviner ce geste de sa part lors de l’attaque du ballon par les gypaètes. L’enveloppe crevée, une chute apparemment inéluctable risque de laisser le Victoria s’abîmer dans le lac Tchad, et les passagers ont beau jeter tout leur lest,
– « Il n’y a plus rien, dit Kennedy.
– Si ! » répondit laconiquement Joe en se signant d’une main rapide.
Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle.18
La brièveté brutale de l’exclamation, coup de poignard sec et nu, tranche le déroulement du voyage, jusque là certes secoué par des péripéties, mais dès lors marqué par le sceau du tragique, apparemment de façon irrévocable – mais on sait que Verne, peu avare de rebondissements, permettra à Joe de survivre à cette chute…
C’est ainsi que, quatre chapitres plus tard, Joe réapparu, peut faire des prodiges en un simple clin d’śil, à l’instar de ces films aux images accélérées et saccadées dont par préfiguration Verne annonce ici le rythme et les invraisemblances, soulignées par les asyndètes en cascades :
Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à terre. Son cheval, évidemment, rendu, épuisé, venait de s’abattre.
[…] Joe, immédiatement relevé après sa chute, à l’instant où l’un des plus rapides cavaliers se précipitait sur lui, bondissait comme une panthère, l’évitait par un écart, se jetait en croupe, saisissait l’Arabe à la gorge, de ses mains nerveuses, de ses doigts de fer, il l’étranglait, le renversait sur le sable, et continuait sa course effrayante.19
Dans ce type de phases frénétiques du récit, les événements se succèdent donc en un précipité qui forme contrepoint aux phénomènes d’attente et de dilatation narratives dont le roman tisse sa trame. A cet égard, les expressions choisies par Verne pour décrire le moment même de la récupération de Joe sont proprement saisissantes :
A l’appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s’était retourné ; l’échelle arriva près de lui, et au moment où il s’y accrochait :
« Jette, cria le docteur à Kennedy.
– C’est fait. »20
Cet appel du docteur, comme venu d’un autre monde pour Joe à bout d’expédients, revêt véritablement une dimension surnaturelle ; le docteur s’affiche guérisseur, voire thaumaturge, qui de sa voix dispense le salut du croyant, et confirme du geste en le gratifiant de l’échelle du salut, tombée, comme il se doit, du ciel, au terme d’un enchaînement instantané entre la parole et son accomplissement : « Jette / C’est fait »…
On constate donc que l’alternance dilatation / concision donne au récit un rythme en miroir des variations du vent. Verne propose ainsi une météorologie du suspense et de l’émotion, à l’image des impulsions suivies par le ballon des voyageurs : mi-portée, mi-dirigée ; ce que condense la métaphore d’Antée lors des ultimes rebonds du Victoria :
Le Victoria se releva de nouveau ; il faisait des bonds d’une énorme étendue, comme une immense balle élastique rebondissant sur le sol. Etrange spectacle que celui de ces infortunés cherchant à fuir par des enjambées gigantesques, et qui, semblables à Antée, paraissaient reprendre une force nouvelle dès qu’ils touchaient terre !
Verne berce donc son lecteur, à l’instar de ces mouvements alternés du ballon, pour mieux l’emporter dans son univers.
2. Le temps du désir magique : le monde obéit
Cet univers, on va le voir, même s’il donne lieu à de multiples inquiétudes, comme tout monde initiatique, s’avère néanmoins finalement très favorable aux personnages, du fait de phénomènes narratifs convergents.
a. L’objet du désir apparaît sans préparation
Particulièrement représentative est bien sûr l’apparition miraculeuse du simoun après des jours d’absence de vent rendus mortifères faute d’eau. Les héros en proie aux hallucinations hésitent entre abattement total et rage suicidaire, lorsque Kennedy semble impossible à arrêter dans sa folie auto-destructrice :
Tout d’un coup, les regards du chasseur se portèrent sur sa carabine […] Il se précipita sur l’arme, éperdu, fou, et il en dirigea le canon vers sa bouche.21
Et alors que Joe paraît incapable de l’empêcher d’y parvenir et qu’éclate un coup de feu annonciateur du pire, un nouveau « tout d’un coup » vient magiquement faire écho au premier pour en annihiler la menace par une délivrance qui véritablement tombe à point nommé, c’est-à-dire au moment ultime avant l’irrémédiable :
Mais, tout d’un coup, voici que son regard s’anime, sa main s’étend vers l’horizon […]
« Le simoun ! », s’écria-t-il.
[…] Le ballon s’enleva.
« Il était temps », s’écria le docteur.22
Comment plus explicitement exprimer la correspondance entre la satisfaction narrative du lecteur en posture d’identification aux héros et les dispositifs de résolution in extremis des tensions temporelles ? Le ressort du soulagement est évidemment d’autant plus efficace que bandé jusqu’aux plus extrêmes limites du concevable. Ce sens du merveilleux se manifeste dans bien d’autres épisodes dont l’issue relève du même effet de soudaineté inespérée. Ainsi dans la scène déjà évoquée de la récupération de Joe à cheval, elle-même fantasmatique, on l’a vu, le surgissement de Joe, alors que le roman l’a laissé mourant, et appelant sans espoir son maître à son secours, relève d’une véritable résurrection. L’écriture se plaît d’ailleurs alors à désigner sa propre thaumaturgie :
Est-ce une hallucination ? est-ce possible ? […] C’est lui […] C’est lui à cheval !23
Mais Le Tour du monde en 80 jours n’est pas en reste de ces effets de retournement à la fois espérés et inattendus, comme dans la scène du duel au pistolet entre Fogg et le colonel Proctor, dont tout indique qu’il sera sans doute meurtrier, et en tout cas fort retardant pour le pari du voyageur anglais. Là encore le récit souligne à plaisir d’un « soudain » opportun la dimension magique de cette temporalité vernienne :
Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu… Puis, après un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.
Rien de plus simple en vérité. C’était même si simple que Fix et Passepartout sentaient leur cœur battre à se briser.
On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent.
Cette attaque fort opportune des Indiens s’avère ainsi faussement angoissante, puisqu’elle vient faire diversion à l’issue fatale que Verne annonce tout benoîtement, mais avec l’humour de celui qui sait déjà que le drame sera évité, à travers l’expression « ce qui resterait des deux gentlemen ».
Cette mise en scène du rebondissement inespéré et des coïncidences particulièrement heureuses n’est d’ailleurs pas sans s’auto-désigner, avec une certaine distanciation réflexive, lorsque la seule préparation narrative d’un événement fortuit se présente sous l’expression « pas impossible que » :
Phileas Fogg, lui, n’était pas non plus sans songer à son domestique, si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic, au dernier moment. […] Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvât à Yokohama…24
Et il suffit donc de ce seul « il pouvait se faire » pour donner un air de vraisemblance à l’embarquement in extremis de Passepartout et sa réapparition narrative quelques pages plus loin effectivement en route vers Yokohama : l’art de Verne consiste ainsi à multiplier les tours de passe-passe romanesques en donnant l’impression de leur possibilité réaliste, pour peu que le lecteur veuille bien entrer dans ce jeu de prestidigitation fictionnelle, où tous les éléments se conjuguent pour la résolution des pires problèmes rencontrés par les personnages.
b. Même les caprices météo sont propices
Lorsque les besoins narratifs appellent un changement des conditions jusque là ambiantes, Verne se justifie parfois d’une simple pirouette humoristique, signe qu’il n’est en rien dupe du procédé dont il use sans restriction :
Mais il me semble que notre direction change. Bon ! les lutins de l’endroit sont fort aimables ; ils nous soufflent un petit vent de sud-est qui va nous remettre en bon chemin.25
Ces lutins bons enfants viennent à point nommé donner contenance à la grosse ficelle narrative qu’ils parviennent à alléger, sans pour autant la dissimuler vraiment. L’univers vernien requiert donc la participation du lecteur, son adhésion aux normes du merveilleux qui régissent le texte, sous ses abords de réalisme scientifique.
L’équivalent événementiel de cette bienveillance des éléments atmosphériques pour les personnages se rencontre aussi, dans Le Tour du monde en 80 jours, avec le surgissement des modes de transport les plus saugrenus mais comme tombés du ciel, à l’image de cet éléphant déniché à propos par Passepartout alors que faute de train, d’informations fiables en temps voulu et de véhicule de substitution, Fogg semble fort retardé dans son périple :
« J’irai à pied », dit Philéas Fogg.
[…] Fort heureusement :
« Monsieur, dit [Passepartout] je crois que j’ai trouvé un moyen de transport.
– Lequel ?
– Un éléphant !26
Une nouvelle fois, l’écriture de Verne prend plaisir à souligner le bonheur de ses trouvailles : au plus profond des situations les plus compromises, intervient la ressource, qualifiée à juste titre de « fort heureuse », de la solution inattendue et qu’il s’agit ensuite de déguiser en donnée vraisemblable, à coup de précisions d’ordre technique et donc rassurantes pour les prétentions réalistes du récit :
[…] ils se trouvèrent en présence d’un animal, à demi domestiqué, que son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais une bête de combat.27
Et Verne de détailler les techniques d’alimentation susceptibles de développer chez ce type d’animal le « mutsh », la rage au combat : le merveilleux de la ressource narrative s’estompe derrière le caractère informatif de l’exotisme du voyage.
c. Les héros font des prodiges
Ce merveilleux, on se doute évidemment que les extraordinaires qualités des héros en participent. Ainsi, lorsque tout paraît perdu et que les interventions extérieures ne peuvent plus s’avérer d’aucun secours, ce sont les ressources propres des personnages qui dénouent les ultimes embûches. Au finale de Cinq semaines en ballon, par exemple, alors qu’à l’instar du lecteur Kennedy s’exclame « C’est fini » lorsque le ballon dégonflé vient de s’accrocher à un baobab à quelques centaines de mètres du but, le docteur Fergusson peut répondre
… avec un énergique accent d’audace :
« Tout n’est pas fini ! »28
Et de fait, son savoir et son esprit d’adaptation conjugués lui permettent de faire traverser le fleuve à son ballon au moyen d’air chauffé venant in fine se substituer à l’hydrogène épuisé.
De même, la dramatique assertion informative du Tour du monde en 80 jours, « cette femme […] sera brûlée demain »29, appelle une réaction de la part des généreux héros qui n’hésitent pas à retarder leur progression pourtant scandée par un rigoureux compte à rebours et à prendre des risques insensés pour déjouer la cruauté de l’inéluctable annoncé :
[…] la scène changea soudain. Un cri de terreur s’éleva. Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée.
Le vieux rajah n’était donc pas mort, qu’on le vît se redresser tout à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale ?
Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d’une terreur subite, étaient là, face à terre, n’osant lever les yeux et regarder un tel prodige !30
Verne désigne d’abord l’épisode d’un terme propre, « prodige », avant d’en proposer une explication qui pour être merveilleuse n’en demeure pas moins acceptable dès lors qu’on admet l’héroïsme et les ressources sans limites (ou presque, au moins d’un point de vue financier pour Philéas Fogg que l’argent tirera de bien des retards annoncés) des personnages qui conjuguent leurs forces pour la réussite finale du pari de Fogg :
C’était Passepartout lui-même qui s’était glissé vers le bûcher au milieu de la fumée épaisse ! C’était Passepartout qui, profitant de l’obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort ! C’était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur, passait au milieu de l’épouvante générale !31
Le lyrisme déployé par Verne selon un rythme anaphorique et ternaire doit déclencher l’adhésion du lecteur subjugué par autant de qualités admirables : il ne demande donc qu’à croire ces révélations que ponctuent tant de points d’exclamation. « Audacieux bonheur » semble bien la formule sésame de cette propension à se sortir des plus inextricables guêpiers, d’autant que la bourse de Philéas Fogg autorise des initiatives miraculeuses précisément « au moment où » n’importe qui (en l’occurrence l’opposant Fix) l’imaginerait mis en échec :
Mais au moment où le greffier appelait une autre cause, [Fogg] se leva et dit :
« J’offre caution »
[…] C’était deux mille livres qu’il en coûterait à Mr. Fogg, s’il ne purgeait pas sa condamnation.
« Je paie », dit ce gentleman.32
d. La relativité temporelle
Au rang des prodiges merveilleux dont l’univers vernien s’attache à dissiper les mystères aux yeux de son lecteur prompt à s’inquiéter devant tous les obstacles de l’existence, figurent évidemment les bizarreries liées au cours de temps. A cet égard, en première place apparaît la rigueur du décalage temporel que le romancier met en place au fil des pérégrinations de Philéas Fogg et Passepartout : Verne ajuste alors un mécanisme d’émerveillement romanesque bien huilé destiné à préparer le retournement final en forme de coup de théâtre par lequel, après avoir cru à son échec, Fogg réussit son pari des 80 jours. Dès la première prise de contact entre Fogg et son nouveau domestique Passepartout, cette donnée du décalage horaire est en effet déjà pointée, à travers un dialogue qui semble anecdotique et surtout représentatif du souci d’exactitude quasi maniaque de Fogg, mais qui s’avèrera néanmoins décisif sur le plan du dénouement dramatique de l’histoire :
– Quelle heure avez-vous ?
– Onze heures vingt-deux répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre d’argent.
– Vous retardez, dit Mr. Fogg.
– Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible.
– Vous retardez de quatre minutes. N’importe. Il suffit de constater l’écart.33
De fait, c’est tout le mode d’emploi du deus ex machina dont le mécanisme est d’emblée présenté, mais non relié à sa vertu finale, celle du décalage horaire qui fait gagner une journée au voyageur qui parcourt la terre d’ouest en est. L’information est périodiquement distillée, mais sous une forme qui semble au lecteur plus une source de divertissement amusé qu’une donnée essentielle quant à l’issue des aventures des héros, comme dans ce dialogue où Passepartout fait étalage à la fois de naďveté et de cette obstination qui finalement sera l’une des clés de la réussite finale :
– « Vous avez le temps, répondit Fix, il n’est encore que midi ! »
Passepartout tira sa grosse montre.
– « Midi, dit-il. Allons donc ! il est neuf heures cinquante-deux minutes !
– Votre montre retarde, répondit Fix.
– Ma montre ! Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C’est un vrai chronomètre !34
Le passage semble à la fois relever de la caractérisation amusante d’une petite faille de Passepartout, et du comique de répétition que ce thème de la montre en retard paraît instaurer au fil des pages, tissant ainsi une complicité entre l’écrivain et ses lecteurs. La récurrence du thème quelques pages plus loin conforte d’ailleurs cette perception :
Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu’il était trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de soixante-dix-sept degrés dans l’ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre heures.
Sir Francis rectifia donc l’heure donnée par Passepartout, auquel il fit la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. […] Ce fut inutile. Que l’entêté garçon eût compris ou non l’observation du brigadier général, il s’obstina à ne pas avancer sa montre, qu’il maintint invariablement à l’heure de Londres. Innocente manie, d’ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne.35
Au contraire, puisqu’elle préfigure le dénouement heureux de l’histoire ! Car ce jeu sur la montre de Passepartout distille en même temps, discrètement pour ménager l’effet de surprise tout en expliquant scientifiquement par avance le phénomène, les informations qui déterminent le temps du jour gagné par Fogg (informations savoureusement distillées par Fix, au nom prédestiné !) :
– Je vois ce que c’est, répondit Fix. Vous avez gardé l’heure de Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre monde au midi de chaque pays.
– Moi ! toucher à ma montre ! s’écria Passepartout, jamais !
– Eh bien, elle ne sera plus d’accord avec le soleil.
– Tant pis pour le soleil, monsieur ! C’est lui qui aura tort !36
D’abord humour au travers des remarques de Passepartout comme lorsqu’il clame avec superbe que c’est le soleil qui aura tort, ce jeu sur le décalage temporel s’avère in fine la préparation motivée de la réalisation des désirs probables du lecteur : voir le pari des héros réalisé.
Ce jeu du merveilleux autorisé par le système vernien de relation temporelle peut aller jusqu’à se décliner en humour poétique frisant l’absurde et le nonsense, lorsque l’imagination de Joe, dans Cinq semaines en ballon, déploie les virtualités de la relativité du compte des années, à travers sa fabulation sur le décompte du vieillissement sur Jupiter, du fait des douze années terrestres que dure une révolution de cette planète :
[…] Jupiter, où les années […] durent douze ans, ce qui est avantageux pour les gens qui n’ont plus que six mois à vivre. Ça prolonge un peu leur existence !
– Douze ans ? reprit le mousse.
– Oui, mon petit ; ainsi, dans cette contrée-là, tu téterais encore ta maman, et le vieux là-bas, qui court sur sa cinquantaine, serait un bambin de quatre ans et demi.37
A coup de sourires ou de manifestations merveilleuses que la science du narrateur parvient au moins à justifier, Verne rassure donc son lecteur. Tous ces procédés lui rendent le magique raisonnablement acceptable, selon une dynamique d’initiation dont l’écrivain ouvrirait les portes.
3. Le temps de l’enthousiasme à propager
De fait, à lire attentivement ces deux romans, on s’aperçoit à quel point la tonalité même de l’écriture vernienne est traversée par l’énergie quasi prophétique des certitudes positivistes propres à son époque et qu’il entend populariser. Cet enthousiasme se trouve bien symbolisé par la fermeté assertive et surtout communicative du Docteur Fergusson alors qu’il doit se résoudre à abandonner, au moins pour un temps, son fidèle serviteur Joe qui vient de se sacrifier pour sauver le reste de l’expédition :
– Mais Joe […] ?
– Je ne l’abandonne pas ! non certes ! et dût l’ouragan m’emporter à cent milles dans le nord, je reviendrai !38
Cette dynamique assertive n’est pas seulement celle des héros, c’est celle de Verne lui-même, qui mène son lecteur exactement là où il entend le conduire. A cet égard est significative sa maîtrise des effets de focalisation, qui relèvent souvent de la prestidigitation en matière de suspense, puisque l’omniscience supposée du narrateur (a priori en vigueur dans le récit) s’estompe à chaque fois que cela arrange Verne : il abandonne un personnage en position difficile pour maintenir le plus longtemps possible le lecteur dans l’incertitude sur son sort – qu’il va néanmoins révéler finalement, après avoir bien ménagé son effet d’attente au travers d’une focalisation déplacée sur d’autres personnages.
Ainsi, après la chute de Joe, le récit se déploie-t-il alternativement entre Joe et ses deux anciens compagnons du ballon, de façon à mieux faire durer l’inquiétude sur l’issue du sauvetage de Joe, malgré l’assurance manifestée par le Docteur dans les propos qui viennent d’être cités. Et on a déjà vu comment Verne en profitait pour ainsi varier ses rythmes et dilater de la sorte le cours de sa narration, comme lorsque il abandonne, justement dans ce passage, Joe au milieu des sables mouvants pour se centrer sur Fergusson et Kennedy jusqu’aux retrouvailles in extremis entre les trois héros39.
a. Les effets de focalisation
Dans cette perspective, l’enlèvement de Passepartout par les Sioux constitue un exemple achevé de cette forme de manipulation opérée par le récit. On constate au début du chapitre 30 du Tour du monde en 80 jours la disparition de Passepartout et de deux autres voyageurs après la retraite des Indiens. Or si tout le chapitre va être centré sur l’attente inquiète de Fix et de Mrs Aouda pendant que Fogg avec une escorte de soldats est parti en quête des disparus, l’incertitude sur les événements n’est qu’affaire de focalisation. Ce n’est pas par ignorance du narrateur mais parce que le récit abandonne pendant quelques pages Fogg pour se concentrer sur Fix, que le lecteur est maintenu dans le suspense : le récit des événements concernant Passepartout sera bien effectué, mais à retardement, en fin de chapitre. Le suspense est donc l’effet d’une rétention d’informations de la part du narrateur qui feint l’ignorance à seule fin de mieux divulguer, l’angoisse bien instaurée, les lumières de son pouvoir de révélation, lorsqu’il manifeste enfin son savoir – véritable deus ex machina du soulagement informatif concerté :
Il y avait eu combat […] Peu d’instants avant l’arrivée du détachement [conduit par Fogg], Passepartout et ses deux compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent à leur secours. 40
Verne s’impose ici comme le dispensateur du savoir, d’autant mieux mis en lumière qu’il a savamment agencé le dispositif d’élucidation d’un mystère que lui seul a mis en scène. Ce savoir, le narrateur omniscient en disposerait à volonté au moment même des événements ici rétrospectivement présentés, et c’est le choix d’une focale resserrée qui détermine cet effet de délivrance – dont le récit lui-même, on le constate, est des plus brefs, mais dont l’attente a fait l’objet d’une mise en scène orchestrée (avec un effet de ralentissement, une fois de plus) par les angoisses convergentes des deux seconds rôles que représentent Fix et Mrs Aouda dans le cours général du récit. La série de questions qui les agite n’est donc qu’une représentation explicite des interrogations du lecteur lui-même, tel que Verne le conditionne, et en aucun cas des interrogations du narrateur – qui connaît lui la vérité mais choisit d’en retarder la présentation pour une page encore :
Le soir se fit. Le petit détachement n’était pas de retour. Où était-il en ce moment ? Avait-il pu rejoindre les Indiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard ? Le capitaine du fort Kearney était très inquiet, bien qu’il ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude.41
Ce passage s’avère donc caractéristique du procédé narratif vernien permettant d’instaurer des tensions et des inquiétudes que la dynamique initiatique à la source même de cette écriture permettra au romancier d’apaiser le moment voulu : comment mieux se présenter comme celui qui sait mais qui, loin de vouloir garder sa science pour soi, a décidé de la faire partager au plus grand nombre possible de lecteurs éclairés par sa prose sur tous les mystères de la vie enfin expliqués ?
b. L’effet de surprise par apparition / retournement
C’est dans le même esprit que je propose d’interpréter le fameux coup de théâtre et l’effet de surprise que suscite l’apparition de Fogg à son club à l’heure prévue le jour prévu, alors qu’on l’a laissé, apparemment le lendemain, d’abord abattu par son échec puis occupé à toute autre chose qu’à se rendre à son club puisque décidé à épouser Mrs Aouda. Son arrivée triomphale s’avère le parangon des retournements merveilleux permis par l’art de la didactique vernienne. C’est une nouvelle fois la science, ou du moins la scientificité du discours, qui paradoxalement rend l’impossible possible (à l’instar de la vue retrouvée de Michel Strogoff), d’autant que le lecteur résigné ne l’attendait plus et croyait inutile le compte à rebours qui scande le chapitre 36, centré non plus sur Fogg (la surprise de lecture n’aurait pas été aussi radicale) mais sur les membres du Reform-Club :
En ce moment l’horloge du salon sonna huit heures quarante.
« Encore cinq minutes », dit Andrew Stuart.
[…] Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.
« Huit heures quarante-quatre ! » dit John Sullivan […] Plus qu’une minute, et le pari était gagné. Andrex Stuart et ses collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient les secondes !
A la quarantième seconde, rien. A la cinquantième, rien encore !42
Verne sait à la fois exprimer l’écoulement du temps avec la précision scientifique la plus rigoureuse en termes lexicaux, et la plus extrême subjectivité dans sa façon de ralentir l’écoulement du temps narratif, une phrase d’à peu près égale longueur correspondant d’abord à cinq minutes, puis à une minute et enfin à dix secondes, avec comme toujours l’accumulation des exclamations. Le poids de ces ultimes secondes est ainsi souligné, rehaussé, presque sublimé, et sert d’écrin au miracle d’un Fogg incroyablement triomphant, à ce stade du récit où le lecteur s’enthousiasme de la réussite du héros dont il a partagé les difficultés, mais dont il ne peut encore comprendre le comment :
A la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.
Les joueurs se levèrent.
A la cinquante-septième seconde, la porte du salon s’ouvrit, et le balancier n’avait pas battu la soixantième seconde, que Philéas Fogg apparaissait, suivi d’une foule en délire qui avait forcé l’entrée du club, et de sa voix calme :
« Me voici, messieurs », disait-il.43
Le récit peut alors s’offrir un détour rétrospectif (dont Verne eût bien sûr pût faire l’économie, si son souci avait été seulement de narrer la réussite de son personnage et de présenter tous les modes de transport incongrus dont l’utilisation combinée permet la réussite de son entreprise), et revenir là où il avait laissé Fogg, à huit heures cinq du soir, vingt-cinq heures après son arrivée à Londres et quatre-vingt un jours apparemment après son départ, pour raconter en deux pages les surprises et la hâte des quarante minutes qui mènent à son triomphe de la fin du chapitre précédent.
Un tel retournement va alors, alors seulement, être justifié scientifiquement, selon l’art vernien d’expliciter les questions de ses lecteurs avant d’en élucider le mystère par un savant mariage entre le goût du merveilleux et l’enthousiasme du positivisme rationaliste :
Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour ? Comment se croyait-il un samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu’il n’était qu’au vendredi, 20 décembre, soixante-dix-neuf jours seulement après son départ ?
Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.
Phileas Fogg avait, « sans s’en douter », gagné un jour sur son itinéraire, – et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l’est […] En effet, en marchant vers l’est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent, les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés dans cette direction.
[…] En d’autres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l’est, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois.44
Mais cet art de présentation se double chez Verne d’une certaine mauvaise fois du récit pour mieux préparer le feu d’artifice de cette magie finale. Car le romancier ne s’est pas contenté, comme lors de l’attaque des Sioux, d’abandonner durant un chapitre la focalisation sur son héros pour rehausser le merveilleux des retrouvailles avec lui dans une posture éminemment plus favorable. C’est tout au long de la traversée du Pacifique, soit dès le chapitre 27, que la narration, sous ses dehors omniscients (ceux qui permettent l’explication finale du principe du jour gagné et que le récit ne perd en fait jamais de vue, on l’a vu, à travers le fil rouge de la montre décalée de Passepartout, que Verne exhibe une dernière fois juste après son explication du mystère45), cette narration joue double jeu en quelque sorte, en partageant l’erreur de datation de Fogg alors qu’elle le sait évidemment dans cette erreur, montre de Passepartout faisant foi. Nonobstant le passage du méridien de changement de date au milieu du Pacifique, le récit adopte en effet le compte des jours des héros (qui n’ont pas procédé à ce changement de date) lorsqu’aux Etats-Unis, il propose ainsi une datation erronée par rapport au lieu :
Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ ;46
Le récit pêche ici par dissimulation d’ellipse. Cette date est en effet celle qui correspond aux notes de Phileas Fogg dans son carnet de voyage, alors que son énonciation est assumée par le narrateur, malicieusement (intentionnellement bien sûr, pour la bonne cause de la surprise ménagée) distrait dans son omniscience. Ce sont ces mêmes notes que le roman cite explicitement cette fois alors que Fogg rencontre son énième retardement, lorsque Fix le fait emprisonner à son arrivée en Angleterre :
Sur la ligne qui portait ces mots :
« 21 décembre, samedi, Liverpool »,
il ajouta :
« 80e jour, 11h 40 du matin ».47
c. Du magique au prophétique
En fait, Verne se refuse d’autant moins ce type de passe-passe que son moteur, par-delà la scientificité de façade du dispensateur de savoir sur fond d’esprit positiviste, serait surtout d’instaurer une lecture désirante. La résolution des problèmes grâce aux progrès des sciences et des techniques serait une des faces de cette visée prophétique. Mais la dimension proprement fantastique, c’est-à-dire fantasmatique, de cette śuvre, en serait l’autre face. S’y joue l’articulation du décompte temporel avec la réalisation de ce qui réunit personnages, romancier et lecteurs dans l’assouvissement quasi magique des aspirations les plus folles – quitte à ce que le merveilleux repose d’abord sur l’art du narrateur et de sa rétention d’informations capitales plutôt que sur les événements dont il fait le conte. Mais parfois, le texte laisse affleurer toute cette énergie désirante à fleur même du cours du récit, comme à nu dans ses enjeux intimes. C’est ainsi que le franchissement du pont branlant par le train nord-américain manifeste, par une sorte de mise en abyme de l’écriture, la capacité de la prose vernienne à se gonfler de ces appétits d’enfant sorcier pour s’écouler en un flux torrentiel prêt à balayer tous les obstacles qui viendraient contrarier ses/nos aspirations :
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle s’accéléra ; bientôt la vitesse devient effroyable ; on n’entendait plus qu’un seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l’heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
Et l’on passa. Et ce fut comme un éclair.48
On voit comment un train, malgré ses lourdes machineries, se fait soudain plume et oiseau, par la seule grâce des désirs de l’écriture. L’éclair, image à la fois fantastique et évocatrice des progrès de la science dans la maîtrise de l’électricité, condense cette énergie désirante, qui pousse le train par-dessus le vide, la pesanteur et les menaces d’écroulement du pont, et laisse ensuite le néant en arrière de sa course narrative, le lecteur, tout à son élan vers le terme de l’histoire, n’ayant plus aucun souci dudit pont :
On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d’une rive à l’autre […]
Mais, à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas, dans le rapide de Medicine-Bow.49
Là Verne révèle les motivations profondes de son écriture : il peut abandonner avec désinvolture cette merveille de la technique à son écroulement, c’est la progression même de la dynamique des révélations qui guide sa plume, à la poursuite sans fin des émerveillements qui vont scander sa progression, jusqu’au terme de la révélation finale, au bout de l’initiation et du souffle impétueux qui l’aura portée.
Symbole de cette dimension toujours tournée vers l’à venir, l’insertion proleptique des villes qui vont un jour être bâties, dans le récit par Verne, d’abord très factuel, de l’inauguration de l’Union Pacific Road le 23 octobre 1867 :
Ainsi fut célébrée l’inauguration de ce grand chemin de fer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à relier entre elles des villes et des cités qui n’existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d’Amphion, allait bientôt les faire surgir du sol américain.50
Porté par l’élan qui célèbre ces « cités qui n’existaient pas encore », le romancier instaure du même coup une équivalence entre le sifflet de la locomotive (dont on vient de voir que la progression mime l’énergie fantasmatique et motrice de l’écriture) et la « lyre d’Amphion ». Cette lyre, c’est bien sûr la plume de Verne lui-même dont le texte dévoile ainsi, incidemment, les motivations : bâtisseur de rêves au gré de ses aspirations, de son inspiration à sans cesse dévoiler l’inconnu, l’inouï, afin de le donner à voir et à entendre, dans le lyrisme déployé d’un émerveillement ébloui.
Conclusion
On peut donc parler d’un messianisme merveilleux de Jules Verne, fondé sur la rythmique des désirs d’enfance. Le lyrisme en est déguisé sous la rigueur scientiste. La force de conviction déployée dans ces deux romans, et sans doute au-delà dans l’œuvre vernienne, relève de cet esprit magique partagé par l’enfant que l’écrivain Verne réveille en chaque lecteur.
Ainsi, bercé, rassuré, initié, ce lecteur de Verne accède également aux magies de l’enfance, par-delà les émerveillements diégétiques, grâce au jeu temporel de ses romans et à leur rythmique de plume et d’envol.
Notes
1. Jules Verne, Cinq semaines en ballon, Paris, Le Livre de Poche, 2000, qui sera dorénavant abrégé en 5S, p. 23.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Id., p. 91.
5. Id., p. 271.
6. Id., p. 118-119.
7. Id., p. 130.
8. Id., p. 146.
9. Id., p. 184.
10. Id., p. 205.
11. Le Tour du monde en 80 jours, Paris, Pocket Classiques, 1990/1998, qui sera dorénavant abrégé en TM, p. 177.
12. Id., p. 178.
13. Id., p. 193-195.
14. 5S, p. 5.
15. 5S, p. 50.
16. 5S, p. 109-110.
17. Id., p. 95-96.
18. Id., p. 248.
19. Id., p. 275-276.
20. Id., p. 277.
21. Id., p. 207.
22. Id., p. 208.
23. 5S, p. 274-275.
24. TM, p. 170.
25.5S, p. 295.
26. TM, p. 87.
27. Ibid.
28. 5S, p. 326.
29. TM, p. 97.
30. Id., p. 107.
31. Id., p. 109.
32. Id., p. 125.
33. Id., p. 24-26.
34. Id., p. 60.
35. Id., p. 85.
36. Id., p. 60.
37. 5S, p. 55.
38. 5S, p. 257.
39. Voir 5S, p. 271.
40. TM, p. 258.
41. TM, p. 257.
42. Id., p. 298-300.
43. Ibid., p. 300.
44. Id., p. 301-303.
45. Ibid., p. 303 : « Et c’est ce que la fameuse montre de Passepartout – qui avait toujours conservé l’heure de Londres – eût constaté si, en même temps que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours ! ».
46. Id., p. 220.
47. Id., p. 287.
48. TM, p. 237.
49. Ibid.
50. Id., p. 239.