Corin Braga
Jules Verne et la fin d’une tradition
– Du Paradis interdit à l’anti-utopie scientiste –
Je pars de l’hypothèse formulée par Jean-Jacques Wunenburger que le paradis et l’utopie sont les deux pôles d’une même « configuration psychique », d’une même « figure archétypique de l’imaginaire », celle de « l’habitat rêvé » ou du « lieu idéal »1. L’habitat idéal est un thème archétypal qui traverse comme un fil rouge l’imaginaire des civilisations européennes et mondiales depuis les mythologies antiques jusqu’aux récits de science-fiction contemporains.
Cependant en Europe, à partir de la Renaissance, ce topos a subi, selon Jean-Jacques Wunenburger, une « inversion de pôle », une « antinomie affective », un « renversement complet de symboles » et de régime imaginaire, résidant justement dans le passage du paradis à l’utopie. Le mythe paradisiaque et la narration utopique dépendent de deux formes contraires de pensée. « Le mythe fait partie d’une aptitude de l’imagination à dérouler des fabulations cinématographiques, alors que l’utopie se rend plus proche d’un jeu d’espaces pictural »2. Le sens profond de cette métamorphose est donné par le basculement de la pensée européenne, avec l’avènement de l’Age moderne, du versant de l’imagination symbolique, du mythos, sur le versant de la rationalité abstraite, du logos. De ce point de vue, l’utopie apparaît comme « sédimentation et verrouillage de l’imaginaire », comme le symptôme de crise d’une imagination que les protocoles de la raison dominante finissent par stériliser et figer dans des schémas logiques. A partir de cette dichotomie fondamentale mythos / logos, la nostalgie paradisiaque et la démarche utopique peuvent être départagées sur une suite d’oppositions paradigmatiques : collectif / individuel ; fabulation épique / description spatiale ; concordance avec la tradition / attitude critique, même révolutionnaire ; nature / culture ; vision pré-culturelle, vitaliste, animiste / logique techniciste et créatrice d’artifice ; création divine / produit humain ; sacré / profane ; passéisme / ouverture vers l’avenir, etc.
Une des distinctions les plus riches en conséquences est celle qui sépare le paradis de l’utopie sur l’axe du temps. Le mythe paradisiaque est situé dans le passé, aux origines du temps, et l’atteindre suppose un retour en arrière et un re-jet du présent. La construction utopique est, par contre, orientée vers le futur, elle est un pro-jet, même quand elle est située dans un espace parallèle et non pas dans un avenir non-determiné. Le renversement de l’orientation vectorielle du temps se serait produit, selon Jean-Jacques Wunenburger, dans les cadres de la religion judéo-chrétienne, qui a reconverti le Paradis perdu par Adam dans la Terre Promise à Moïse3. La promesse de Dieu a été ainsi redirigée du passé vers le futur, le jardin d’Eden de la Genèse trouvant un substitut dans le Royaume millénaire et la Jérusalem céleste de l’Apocalypse. Le Millénarisme ferait figure d’intermédiaire entre la nostalgie paradisiaque et l’espoir utopique.
La démonstration de Jean-Jacques Wunenburger vise surtout le comportement de l’homme face au sacré, c’est-à-dire le homo religiosus défini par Mircea Eliade. Une démarche complémentaire à cette approche philosophique est celle de David Bleich, qui se propose de mettre en lumière les mécanismes psychologiques, voire psychanalytiques, de l’archétype de la place idéale4. David Bleich voit les mythes comme le résultat de la dialectique entre les « fantaisies rudimentaires », plongeant leurs racines dans la constellation émotionnelle de l’enfance, et les « défenses » personnelles et collectives du créateur et de son public. Les différentes fantaisies paradisiaques peuvent être regroupées sur trois Ages (psychanalytiques) de l’individu. L’Age d’or, l’Eden, le Paradis sont à coupler avec les rêveries infantiles sur la symbiose avec la mère, la nature et le monde. Le Millénium a les caractéristiques de la psychologie violente et contestataire de l’adolescence, les mouvements et les sectes chiliastes étant autant de « gangs » révoltés contré l’autorité paternelle de l’Eglise. Enfin, l’utopie fait le pas vers la psychologie adulte, sans toutefois sortir de l’ambivalence entre le rêve (pensée désirante) et la réalité (projet de réforme sociale). En conséquence, la pensée utopique se retrouve dans une « paralysie névrotique », une « impotence » d’action, due à son statut ambigu entre la fantaisie infantile et l’intellectualisme mature.
Les deux approches, mythanalytique et psychanalytique, finissent donc par faire émerger une équation à trois termes : Paradis – Millénium – Utopie. L’utopie humaniste est le résultat d’une évolution culturelle complexe qui commence avec le mythe du paradis. Pour mieux cerner cette métamorphose il faut s’arrêter autant sur ses termes que sur ses articulations.
Tout d’abord, il faut observer que les trois topoï se situent sur un même plan d’« in-transcendance » par rapport au monde contingent. Le jardin des dieux des religions du Proche-Orient, l’Eden de l’Ancien Testament, les Îles enchantées de l’Océan des légendes celtiques irlandaises, sont tous des Paradis terrestres, placés au même niveau géographique que le monde des vivants, sur le même « étage » de l’univers. Pour y arriver, les héros ne doivent pas dépasser leur condition habituelle, ils ne doivent pas souffrir une divinisation ou une sublimation métaphysique. C’est vrai qu’ils ont des obstacles difficiles à confronter, qu’il leur faut sortir indemnes d’une série d’épreuves pénibles et démontrer ainsi leur excellence physique et morale par rapport au reste de l’humanité. Mais en général ils n’ont pas à quitter leur nature humaine, se métamorphoser par exemple en êtres spirituels. Même quand ils doivent passer par la mort, il ne se traite pas d’un évènement irréversible, mais d’une mort initiatique qui suppose une renaissance, donc d’une sorte de bref hiatus ou de solution de continuité dans leur existence. Cela revient à dire que, dans ce type de quêtes « physiques »5, le héros peut être admis dans le jardin divin pendant sa vie, sans devoir mourir, dans sa condition corporelle actuelle, grâce à ses qualités personnelles.
Le Paradis terrestre, le Millénium et l’Utopie sont des places idéales conçues pour l’homme immanent. Ils promettent aux individus exceptionnels, aux élus, une récompense dans ce monde-ci, sans qu’ils aient à voyager dans un au-delà métaphysique qui dépasse les cadres de la nature contingente. Typologiquement, ces trois topoï appartiennent à un paradigme apparemment plus archaïque, plus « primitif », que les visions spiritualistes des cultes à mystères antiques ou du christianisme. Ils sont basés sur la supposition que l’autre monde se trouve dans l’immédiate continuité de notre monde, que les deux univers ne sont pas séparés par des barrières ontologiques qu’on ne peut franchir sans changer de condition anthropologique. Leur schéma narratif sous-jacent est celui du voyage initiatique par lequel l’homme passe directement de sa condition mortelle actuelle à la condition immortelle du héros admis au banquet des dieux.
Cependant ce scénario, commun aux cultes d’héroïsation du Proche-Orient ancien, a subi une pseudomorphose dramatique avec l’avènement du Judaïsme. La religion de Moïse est, comme le dit G. Van der Leeuw, une « religion de l’éloignement », proclamant une distance ontologique infranchissable entre Dieu et les hommes. Dans leur effort de marquer la différence radicale entre leur dieu et le reste des divinités et des créatures, les prêtres de Yahvé ont fait une lecture inverse, polémique, des mythes des peuples voisins. L’image suméro-babylonienne, assyrienne ou cananéenne du jardin divin où l’homme peut devenir l’égal des dieux a été soumise à une censure théologique qui l’a littéralement forclose de l’imaginaire juif et plus tard chrétien. Dans la narration de Genèse 2-3, le yahviste clôt définitivement l’Eden, interdisant à jamais aux descendants d’Adam d’y retourner6.
C’est cette exégèse inverse des mythes du Proche-Orient ancien par les prêtres de Yahvé qui est à l’origine de l’évolution Paradis – Millénium – Utopie. Elle constitue l’articulation sans laquelle il est difficile de comprendre la continuité en rupture entre le Paradis de la Genèse et le Millénium des prophètes et des messies. La censure de l’imaginaire paradisiaque archaïque a obligé la fantaisie des Juifs et plus tard des Chrétiens à chercher des voies eschatologiques alternatives. Plus concrètement, elle a poussé les recherches sotériologiques des prophètes, des théologiens, des mystiques et du grand public sur deux pistes spéculatives distinctes. L’une a résidé dans l’inversion de vecteur temporel de l’histoire et la réorientation de l’intérêt religieux des croyantes du Paradis des origines vers le Millénium des derniers jours. L’autre a résidé dans le dédoublement de l’image du Paradis, dans une « sublimation » du Paradis terrestre en Paradis céleste, processus imaginaire qui a radicalement modifié la configuration de l’eschatologie européenne.
Pour comprendre le sens de ces deux mutations, il faut bien saisir le profil de la théologie mosaïque primitive. Centrée sur la figure d’un Dieu « le-seul-vivant », qui fait alliance et n’a commerce qu’uniquement avec les vivants, la religion de Yahvé favorise le temps historique et fait peu de place aux spéculations métaphysiques. Elle se désintéresse des périodes extra-historiques et non-humaines du devenir universel et remplace la conception de temps cyclique par le concept d’une durée irréversible et orientée vers le futur. Elle se désintéresse également (ou n’a pas d’idée) des dimensions extra-spatiales et parallèles de l’univers, habitées par des dieux, des démons ou d’autres créatures surnaturelles (qui, en principe, dans la vision mosaïque orthodoxe, n’existent même pas réellement et ne sont que des illusions, des « idoles »). Même les morts sont privés presque complètement d’une condition ontologique. La vision du Shéol implique une eschatologie négative ou même un manque d’eschatologie7.
C’est dans ce cadre qu’il faut envisager les conséquences théologiques de la clôture du jardin d’Eden. Dans le mosaïsme primitif, la prohibition du Paradis était solidaire avec la vision dépréciative du Shéol. Le message propagé par les prêtres de Yahvé valorisait surtout la vie présente et le monde actuel. Dieu « le-seul-vivant », Yahvé avait avec les hommes une relation directe et concrète, de vivant à vivant. Il demandait à ses élus de lui être fidèles pendant leurs vies actuelles et c’est toujours pendant leurs vies qu’il distribuait ses récompenses et châtiments. C’est durant son existence historique, et non dans un au-delà qui d’ailleurs avait peu de place dans les spéculations théologiques, qu’il avait fait alliance avec la tribu d’Israël. En échange du jardin d’Eden perdu par Adam au début de l’histoire, il avait offert à Moïse une Terre de Promesse actuelle, le Canaan où les Israélites c’étaient bel et bien installés.
La relation biunivoque entre la pureté de la croyance et le bien-être des croyants avait été d’ailleurs bien exploitée par les prophètes d’Israël dans leurs harangues demandant au peuple de se détourner des hérésies. Mais elle est arrivée à un point critique au moment de la prise de Jérusalem et de la déportation en Babylone, quand Israël paraissait être arrivé sur le bord de l’anéantissement. Dans ces temps de crise, sous la menace de disparition effective, les exhortations d’un Isaïe sur le courroux de Yahvé comme juste prix de l’égarement des Hébreux ne pouvaient plus suffire, il fallait une explication moins pessimiste pour motiver le désastre historique d’une manière capable de produire au moins une espérance future. Pour maintenir l’alliance sacrée, il fallait que l’abandon de Dieu ne fût que momentané et qu’une nouvelle promesse fût faite pour l’avenir.
Dans un univers linéaire, sans dimensions métaphysiques alternatives, sans « possibles latéraux », pour échapper à un présent anéanti il n’y a que deux directions possible : soit un retour en arrière (couplé éventuellement à la théologie d’un éternel retour), soit une fuite en avant. Or, dans la théologie yahviste de la période de l’exil, le Paradis des origines avait « collapsé » et le passéisme ne constituait pas une solution envisageable. Si l’origine de l’axe temporel du monde était bloquée, si le présent était dramatiquement compromis, il ne restait qu’à se retourner vers le point final de l’histoire. Le Paradis des commencements irrévocablement clôt, la terre de Canaan tragiquement perdue, l’espérance d’une place de bonheur restait ouverte seulement dans un futur indéterminé, celui du salut eschatologique8.
Cette mutation de Weltanschauung s’est produite dans les visions d’Ezéchiel. Prophète de l’exile, Ezéchiel avait offert aux Juifs l’espoir d’une rétribution future des malheurs présents, d’une résurrection des martyrs à partir des os et d’une restauration prochaine du royaume d’Israël (Ezéchiel 37, 1-14). La conception théologique sous-jacente de ces prophéties était vraisemblablement inspirée de la doctrine zoroastrienne de la résurrection et en général des eschatologies assyro-babylonienne et persane auxquelles le peuple juif avait été exposé en Babylone. Il reste néanmoins que cet emprunt a été fait possible par la crise interne du mosaïsme, causée par la dure réalité de la déportation. Incapable de maintenir la vision religieuse valorisant le présent, Israël a commencé à projeter ses espérances vers l’avenir.
Les réverbérations de cette mutation n’ont cessé de s’amplifier après le retour de l’exil et la reconstruction du temple. Dans les derniers siècles av. J.-C., si le Sadducéens continuaient de soutenir la doctrine orthodoxe de la disparition définitive des morts, le groupement de plus en plus influent des Pharisiens enseignait l’idée alternative de la résurrection des justes et de leur rétribution future dans une Jérusalem renouvelée9. Le concept de la ressuscitation de Jésus Christ, noyau du credo chrétien, s’est formé justement sur cet arrière-plan pharisaïque. Converti du pharisaïsme, saint Paul a adapté au christianisme la doctrine de la résurrection future des élus pour expliquer le délai toujours plus long de la Parousie. Enfin, saint Jean avait eu la vision d’une apocalypse à deux temps, où, dans une première phase, les justes sont ressuscités pour vivre mille ans de bonheur dans le Royaume de Christ sur terre10.
A partir de ce moment, le millénarisme a toujours constitué une alternative à l’eschatologie chrétienne. Au deuxième siècle, il a connu une vraie vogue dans les milieux syriens et égyptiens, chez des pères et des hérésiarques comme Papias, Cérinthe, Montan, Bardesane, Théophile d’Antioche, Hippolyte, et même Tertullien et Irénée11. Il est vrai que finalement le dogme chrétien n’a pas accepté le concept de Millénium, que le Concile d’Ephèse (431) lui a jeté l’anathème, mais son fantôme n’a pas cessée de hanter les esprits et de refaire surface à divers moments, notamment de crise, de l’histoire de l’Eglise12. Pendant le premier millénaire, des textes sibyllins comme la Tiburtina et le Pseudo-Methodius ont propagé la légende d’un empereur des derniers temps qui combattra l’Antéchrist. Au XIIe siècle, le Millénium a fait une réémergence éclatante dans la vision de Joachim de Flore sur les trois Ages du monde, à savoir du Père (de la Genèse à la naissance du Christ, raconté par l’Ancien Testament), du Fils (de la crucifixion à la Parousie, couvert par le Nouveau Testament) et du Saint-Esprit (conçu comme un Royaume millénaire). Au Moyen Age, plusieurs mouvements populaires et sectes comme les Vaudois, les Bégards et les Béguines, les Frères du Libre Esprit, les Apostoliques de Gérard Segarelli et de Fra Dolcini, puis les paysans révoltés de Wycliff au XIVe siècle, les Hussites, les Taborites et les Frères Moraves au XVe, l’ont adopté d’une manière spontanée13. Se comportant parfois en Adamites, ces sectateurs proclamaient rien moins mais qu’ils étaient en train d’instituer la Troisième et Dernière Ere sous la forme d’un Paradis terrestre.
Avec la Réforme, la promesse millénariste se retrouve dans les prédications de plusieurs sectes radicales, les soi-disant Left-Wingers (Ailiers de gauche), que Henri Desroche groupe en trois grands cycles : du XVIe siècle (Thomas Müntzer, les anabaptistes, les mennonites de Menno Simons, les Houttériens de Jakob Hutter, les Frères Suisses, etc.) ; du XVIIe siècle, pendant la Révolution anglaise (Levellers, Ranters, Fifth Monarchy Men, True Levellers ou Diggers, plus tard les Quakers, les Shakers, etc.) ; et du XIXe siècle (les missions de Henri de Saint-Simon, les phalanxes de Charles Fourier, l’Icarie d’Etienne Cabet, les villages d’Harmonie de Robert Owen, la Communia de Wilhelm Weitling, etc.). Les liens entre millénarisme et utopie sont multiples et il y a entre les deux une visible ligne de continuité. Ainsi, Henri Desroche traite les mouvements protestants radicaux du XVIIe siècle comme des « millénarismes utopisants » et les expériences communautaires du XIXe comme des « utopies millénarisantes » 14.
Cependant, ce n’est pas le Millénium qui a été reçu dans le dogme chrétien en tant qu’alternative et compensation du Paradis perdu. Si l’une des conséquences de la clôture métaphysique du jardin d’Eden a été l’inversion du vecteur temporel du passé vers l’avenir, la deuxième, de beaucoup plus importante pour la constitution doctrinaire du Christianisme a été la sublimation du Paradis terrestre en Paradis céleste.
Cette évolution a été amorcée dans le messianisme juif des derniers siècles d’avant la deuxième destruction du Temple et le diaspora. Gershom Scholem a judicieusement observé que, dans le genre des Apocalypses juives, on assiste à la « formation d’une eschatologie nouvelle, dont le contenu va au-delà des anciennes prophéties. Osée, Amos et Isaïe ne connaissent qu’un monde, dans lequel tous les événements se produisent, y compris les grands événements de la fin des temps. Leur eschatologie est de caractère national ; elle parle du rétablissement de la maison de David, alors en ruines, et de la gloire future d’un Israël revenu à Dieu ; elle parle d’une paix perpétuelle, du retour de toutes les nations vers le Dieu unique d’Israël et de leurs rejet des cultes païens et idolâtres. Dans les Apocalypses, il est question par contre de deux éons, qui se suivent l’une après l’autre et se tiennent dans un rapport antithétique : le monde présent et le monde à venir, le règne des ténèbres et le règne de la lumière. L’antithèse nationale entre Israël et les Nations s’élargit en antithèse cosmique »15.
Vraisemblablement sous l’influence de la mystique de souche orphique charriée par la civilisation hellénistique puis romane, la religion juive a accueilli la vision d’un autre monde transcendant, peuplé par des êtres spirituels. Bien qu’accessible en visions et extases, l’autre monde s’installera définitivement à l’Apocalypse, c’est-à-dire à la Révélation des choses cachées. Le jour dernier sera le moment d’un jugement qui départagera les hommes en deux catégories, les justes et les damnés, en fonction de l’éthique de leur vie terrestre. A cette fin, les auteurs d’apocalypses ont aménagé, toujours sur le modèle de la mystique gréco-latine, deux nouveaux espaces eschatologiques, différents du Shéol collectif et moralement neutre, la Géhenne et le Royaume de Dieu (Cf. Daniel 12, 2-3). Dans les textes apocalyptiques de Daniel, I Hénoch (IIe siècle av. J.-C.), II Hénoch, Testament d’Abraham (Ier siècle av. J.-C.), Apocalypse d’Abraham, III Baruch (Ier siècle ap. J.-C.), etc., les spéculations métaphysiques et morales sont étayés par un imaginaire eschatologique exubérant, qui conduit à la multiplication et réduplication des demeures ultra-mondaines de Dieu, des morts, des anges et des démons16. Les apocalypses judeo-chrétiennes et chrétiennes de Jean, IV Ezdra (Ier siècle ap.J.-C.), l’Ascension d’Isaïe, l’Apocalypse de Pierre (IIe siècle ap.J.-C.), l’Apocalypse de Paul (IIIe siècle ap.J-C.), ont enrichi cet héritage, l’adaptant au message de Jésus-Christ et des apôtres17.
Saint Jean fait continuer le premier volet de son Apocalypse, le Millénium, par un deuxième volet, l’instauration du Royaume glorieux de Dieu. Combinant la tradition hébraïque sur les trois cieux avec la conception gréco-latine des sept sphères planétaires, le christianisme a construit son Autre monde dans un au-delà cosmique, transcendant le plan terrestre. Il a brisé ainsi « le toit de la maison » (du monde immanent), ouvrant le christianisme vers un univers spirituel en dehors du temps et de l’espace commun. C’est comme si le Paradis de la Genèse avait souffert une sorte de duplication spéculaire, comme si une image évanescente, incorporelle, s’était dégagée de l’image matérielle et corporelle du jardin divin. La Jérusalem terrestre a été doublée d’une Jérusalem céleste, le monde historique du Judaïsme traditionnel a été surplombé d’un Royaume trans-historique de Dieu.
Cette évolution est le résultat de la prohibition métaphysique qui pesait sur l’imaginaire vétérotestamentaire de l’Eden. Si l’une des solutions pour sortir de l’impasse d’une histoire linéaire dont le point de départ était bloqué et le présent effondré a été la fuite vers le futur, le pro-jet du Millénium, l’autre solution, celle apocalyptique, a été beaucoup plus radicale : la sortie de l’histoire monodrome, l’ouverture d’une nouvelle dimension cosmique. Les deux solutions cohabitaient dans le monde judéo-chrétien d’avant la deuxième destruction du Temple, mais avec la diaspora les positions des Rabbins et des Chrétiens se sont raidies. Si le dogme chrétien a rejeté la solution millénariste (plus proche du Judaïsme pharisaïque) et a favorisé les spéculations spiritualistes (plus voisines de la mystique classique gréco-latine), la tradition rabbinique a pris soin elle aussi, comme le démontre Gershom Scholem, de se délimiter du Christianisme en maintenant l’idée de la résurrection future dans ce monde-ci et niant la conception apocalyptique (qui, elle, a été par contre développée par la tradition mystique alternative de la Kabbale)18.
Un des mythes constitutifs du Christianisme était ainsi un mythe négatif, une image néantisée, un concept vide, celui du Paradis interdit. Pour faire une gestion acceptable de ce traumatisme de naissance, l’imaginaire chrétien a entamé un travail de sublimation, qui a mené du Paradis terrestre au Paradis céleste. Le processus n’a pas été simple et linéal et il a duré plus d’un démi-millénaire. Dans un chapitre du Paradis interdit au Moyen Age j’ai essayé de montrer que les pères des premiers cinq ou six siècles ap.J.-C. ont oscillé entre plusieurs théories sur la nature du Paradis rouvert par Jésus-Christ19. Si par exemple les pères cappadociens tendaient à identifier le Royaume de Jésus au jardin d’Eden, les théologiens d’Occident étaient enclins à voir ces deux topoi différenciés par l’événement de la résurrection, alors que les pères d’Alexandrie voyaient le jardin d’Eden comme une antichambre du Paradis. La solution finale, qui se retrouve dans les formulations d’un Thomas d’Aquin, a été de désaffecter définitivement le Paradis terrestre et de loger les élus, autant avant qu’après le Jugement, dans le Paradis céleste.
Paradis terrestre et Utopie
Pour envisager la naissance de l’utopie en tant qu’hypostase de l’archétype du lieu idéal il faut donc tenir compte de la double pression imaginaire exercée sur elle d’un côté par le concept de Paradis, dans son aspect dédoublé, terrestre et céleste, et de l’autre par le concept de Millénium. En ce qui concerne la première filiation, il faut observer que si, d’un point de vue thématique, l’utopie est un isotope du Paradis terrestre, d’un point de vue dynamique son émergence est amorcée par la négation du Paradis terrestre. En d’autres mots, l’opération qui décrit le rapport entre le Paradis terrestre et l’utopie est l’inversion imaginaire et l’antiphrase affective qui transforme le premier terme en l’image intermédiaire du Paradis interdit. L’utopie n’est apparue qu’en tant que le jardin divin avait été refusé aux humains, comme la compensation d’une attente frustrée depuis plusieurs millénaires. Claude-Gilbert Dubois a bien diagnostiqué ce mécanisme psychanalytique collectif : « Le processus de frustration ou d’échec qui entraîne la création compensatoire du Pays de Nulle Part a quelques rapports avec le mythe archétypal du Paradis perdu, dont il exprime en somme l’inverse : la réintégration dans l’Eden, le sein maternel originel »20.
Dans sa conformation profonde, la quête utopique appartient à un scénario plus archaïque, plus primitif, que les anabases, les psychanodies, les voyages de l’esprit, les visions mystiques des initiés des cultes classiques ou des ascètes et des croyants chrétiens. Elle exprime le désir concret, ancré dans la réalité matérielle, d’atteindre une félicité pendant cette vie, dans la condition actuelle, et non après la mort, en tant qu’esprits évoluant dans un univers transcendant. Dans l’horizon d’attente de la religion chrétienne, cette espérance était susceptible d’être comblée par les promesses millénaristes, mais, hélas, autant le jardin d’Eden que le Millénium ne constituaient pas des aspirations légitimes dans le cadre du dogme. La doctrine chrétienne pointait dans une seule direction eschatologique : le éon métaphysique, le Royaume céleste de Dieu et son correspondant inférieur, l’Enfer.
Cette situation a duré plus d’un millénaire. Ce n’est que la Renaissance qui a ébranlé la suprématie du paradigme chrétien orthodoxe, ouvrant des nouveaux horizons spéculatifs et imaginaires. A cette époque au moins trois révolutions culturelles, doctrinaires et épistémologiques ont secoué l’édifice de la théologie catholique : la pensée occulte, la Réforme et l’Humanisme. Chacune a apporté sa propre solution sotériologique : le paradis magique, le millénium et l’utopie.
Comme l’ont démontré surtout les savants de l’Institut Warburg, la Renaissance doit être comprise en grande mesure comme une renaissance de la constellation de croyances païennes de l’Antiquité tardive. Après le IVe siècle, avec son imposition comme religion unique de l’Empire, le Christianisme a soumis à un refoulement massif toutes les autres croyances et pratiques alternatives : le polythéisme classique, les cultes à mystères, l’hermétisme culte et ses variantes « populaires », les oracles et les techniques divinatoires, la magie, la théurgie et la thaumaturgie, les écoles et les sectes gnostiques, etc. Après un millénaire de domination idéologique, quand les ressources patristiques de créativité paraissaient s’être taries ou enlisées dans l’enseignement de l’Ecole, les continents submergés de l’antiquité ont commencé à refaire surface. Ce retour du refoulé ne livrait les anciennes pratiques religieuses sous leurs formes originelles, mais dans des pseudomorphoses et des anamorphoses imposées par la culture dominante. Le néoplatonisme de la Renaissance, l’hermétisme, la cabbale, la magie, l’alchimie, l’astrologie et les autres formes de mantique, l’art de la mémoire et la médicine spagirique avaient plus ou moins reçu et digéré les axiomes dominantes de la théologie chrétienne.
Cependant, dans leurs fondements imaginaires, les disciplines « occultes » dépendaient d’une formule théo-anthropologique différente de celle chrétienne. Si le judéo-christianisme avait imposé le concept d’une distance ontologique infranchissable entre le Créateur et ses créatures, la pensée magique de la Renaissance misait plutôt sur le concept païen de consubstantialité entre les hommes et les dieux. Et si l’axiome de la différence irréductible entre Dieu et l’humanité avait mené à la fermeture du jardin divin où le héros pouvait à la limite s’immortaliser et se diviniser, la récupération de l’axiome de la présence d’une étincelle divine dans chaque être faisait à nouveau possible la transcendance de la nature mortelle par les forces propres de l’individu initié. La Cabbale, la mystique hermétique, la magie, l’alchimie, la médicine qualitative fournissaient l’espoir renouvelé que l’homme peut devenir semblable aux dieux.
C’est pourquoi, si le Moyen Age avait été dominé par le scénario du voyage initiatique manqué, l’échec de la quête de l’immortalité étant une pré-condition doctrinaire obligatoire, à la Renaissance se développe un nouveau type de quêtes fabuleuses qui proposent des réussites alternatives. Si le jardin d’Eden de la Bible reste fermé, par contre les portes d’autres Paradis terrestres plus ou moins orthodoxes s’ouvrent pour les nouveaux explorateurs. Si ce n’est pas tout à fait l’arbre de vie qui redevient accessible aux heureux protagonistes, ce sont d’autres accessoires de l’immortalité qui leur sont offerts : la pierre philosophale, l’élixir de longue vie, la fontaine de jouvence, le chaudron de la renaissance, la coupe du Graal, les pommes d’abondance. Le Paradis terrestre orthodoxe, perdu pour l’humanité, est supplanté par des Paradis magiques récupérés à diverses mythologies, gréco-latine, asiatiques, celtique, germanique, gnostiques, etc. Les Îles des bienheureux, les Îles fortunées, les Hespérides, l’Avalon, le Royaume de Féerie, toutes les isotopies du lieu paradisiaque se retrouvent dans la littérature enchantée de la Renaissance, de l’île d’Armide à celle de Prospero.
La Réforme, surtout avec ses mouvements radicaux comme celui de Thomas Müntzer, offrait une autre alternative, inspirée de la tradition testamentaire. Au Paradis céleste promis par les Eglises établies, les prophètes réformistes opposaient le Millénium, le royaume des justes et des pauvres établi sur cette terre, pendant cette vie. Et si en Europe, autant un Luther qu’un Cromwell ont combattu et anéanti les sécessionnistes anarchiques, le Nouveau Monde a servi de support à de nombreux projets millénaristes, autant catholiques que protestants. En Amérique centrale et du Sud Gerónimo de Mendieta a voulu mettre en œuvre la vision millénariste de Joachim de Flore, Vasco de Quiroga dans ses villages-hopitaux de Santa Fé les idées des humanistes comme Thomas More, alors que les jésuites ont organisé les célèbres « réductions » de Paraguay. En Amérique du Nord, ce sont les sectes protestantes des huguenots, puritains, anabaptistes, quakers, shakers, etc., qui ont transporté et établi leurs rêves millénaristes21.
Enfin, l’Humanisme a offert une troisième solution pour rouvrir les portes du Paradis. Si le Dieu chrétien se montrait jaloux de sa création, interdisant à ses créatures, à juste raison ou non, l’accès à l’arbre d’immortalité, les humanistes ont décidé de donner à l’homme la possibilité de construire son propre jardin, par ses forces seules. Redéfinissant le rôle de l’homme face à Dieu et à la nature, Thomas More et ses successeurs ont retiré le jardin d’Eden à la juridiction divine et l’ont ré-attribué à l’humanité. A la cité de Dieu, les humanistes ont opposé une cité construite par l’homme. Les voyages initiatiques ont été refaçonnés en fonction de ce nouveau but – le jardin artificiel habité par une humanité rénovée. Les siècles suivants ont repris l’utopie humaniste dans des cadres idéologiques nouveaux, mais qui favorisaient toujours plus l’activisme athée face à la piété religieuse : utopies puritaines et protestantes, déistes et libertines, réformistes et progressistes au XVIIIe siècle, scientistes et socialistes au XIXe.
Le Paradis terrestre et l’Utopie sont des topoi charriés par le même courant imaginaire collectif qui cherche pour l’homme un salut immanent. Darko Suvin a très bien noté que « Le Paradis terrestre est peut-être encore plus proche de l’utopie. En dehors du christianisme officiel, il n’est généralement pas trans-historique : un voyage ordinaire peut y conduire. Le Paradis terrestre et séparé des autres pays par un barrière, ce qui en fait ordinairement une île dans la mer, une île bienheureuse dans la tradition immémoriale des Grecs, et dont on retrouve les traces dans beaucoup d’autres écrits, anonymes ou célèbres, par exemple chez les Celtes ou chez Dante dont le Paradis terrestre est en mer occidentale. Souvent, et surtout dans les versions que la religion n’a pas adultérées, ses habitants ne sont pas des purs esprits, mais seulement des individus plus parfaits. »22
Somme toute, on peut dire que l’utopie est une pseudomorphose renaissante du Paradis terrestre chrétien. Entre les deux il y a simultanément une ligne et une solution de continuité, une unité dans la rupture. En ce qui concerne la continuité, Fernando Ainsa observe avec une fine intuition que « L’utopie a beau paraître tout entière tournée vers le futur, elle se nourrit toujours de la nostalgie. L’utopie la plus rationnelle s’enracine inévitablement dans le paradis perdu. Le retour aux origines se mêle au mythe de la terre promise, le bon sauvage réincarne le chrétien primitif, le bon révolutionnaire synthétise les vertus de l’un et de l’autre »23.
Dans son livre sur religion et utopie, Krishan Kumar énumère en tant qu’articulations de cette continuité le mythe du Paradis, l’idéal monastique et le millénarisme. Les rêveries paradisiaques constituent une sorte d’arrière-fonds ou ce que Kumar appelle, dans un sens psychanalytique, l’inconscient de l’utopie. Bien que les intentions, les moyens et l’aspect final de l’utopie soient distincts des aspirations sotériologiques chrétiennes, il y a derrière le projet utopique une tension transcendantale, une pression émotionnelle et imaginaire irradiant des visions du Paradis perdu et du Paradis récupéré24.
Frank E. Manuel et Fritzie P. Manuel, auteurs d’un imposant traité sur l’utopie, apprécient dans le même sens que l’histoire du paradis fait partie de l’archéologie de l’utopie, qu’elle est, à l’instar des organismes biologiques, une structure inférieure englobée par l’évolution dans une forme supérieure. Ils invoquent aussi le fonds chrétien personnel des parents de l’utopie, à partir de Thomas More, martyre sanctifié par l’Eglise catholique, jusqu’à Campanella, Bacon, Andreae, Comenius, Leibniz, auteurs de « pansophies » profondément chrétiennes continuant la tradition paradisiaque et mystique. Leur mot final est qu’il n’y a guerre de « thème lié à l’Eden, à l’Age messianique ou au paradis ultra-mondain qui ne soit pas repris ou revisité par la littérature utopique séculière »25.
C’est aussi la conclusion de Jean-Michel Racault : Autant les voyages imaginaires que les récits utopiques sont structurellement homologues à une « apocalypse », c’est-à-dire à la révélation d’un autre monde. Les auteurs de ces narrations partagent avec le prophète religieux le même enthousiasme de « porte-parole d’un message transcendant ». Son récit est l’équivalent laïque d’un « rapt » qui lui a permis d’entrevoir un monde et l’investit de la mission d’être son messager. « Tout se passe donc comme si le texte biblique se trouvait symboliquement à l’origine et au terme du processus d’engendrement textuel qui semble bien être une constante des voyages imaginaires et des utopies »26.
Le déclic qui a provoqué la solution de continuité entre la vision paradisiaque et celle utopique a été la sécularisation de la vision du monde. La rupture a résidé dans une inversion de pôles, dans le déplacement du centre de densité ontologique de Dieu vers l’Homme. Le théocentrisme partiellement érodé du Moyen Age a trouvé un concurrent innovateur et enthousiaste dans un anthropocentrisme partagé autant par les « mages » que par les humanistes de la Renaissance. Gabriel Vahanian pense que l’utopie, née « au confluent de la sécularisation du christianisme et de la désacralisation du monde », n’a pas simplement élargi le champ du profane aux dépenses du sacré, mais a franchement subverti la dichotomie du profane et du sacré27. Elle a (ré)sacralisé l’homme, en le rehaussant à une condition que le dogme du péché originel lui interdisait dans la doctrine orthodoxe. Elle lui a fait une promesse qui le vise dans sa vie actuelle, dans l’ici et le maintenant, et non pas après la mort, dans un au-delà difficilement imaginable.
Pour ne pas trop simplifier les choses, il faut reconnaître, avec Christine Rees, que les fondateurs de l’utopie ancienne et moderne, Platon et Thomas More, ne pensaient pas que leurs cités font partie de l’ordre du réel, mais de l’ordre de l’idéal. La cité de Platon est une « idée », un paradigme, alors que l’utopie de More est une proposition théorique, un projet humaniste, dont l’auteur doute qu’il soit réalisable dans notre monde (d’où le désaveu compris dans le nom même de « Pas-de-place »). Et néanmoins les deux parents du genre ne se sont pas arrêtés à une construction conceptuelle, la seule convenant à une dimension idéale, mais ont inventé des fictions matérialisant ces projets intellectuels. La désacralisation a été doublée d’une « dé-métaphysisation », d’une descente de l’empire des abstractions dans le monde concret, avec ses difficultés précises et pressantes.
L’utopie aspire à donner des solutions aux problèmes très matériels de la vie actuelle. Les habitants de l’utopie ont une existence avec des besoins immédiats et les utopistes doivent pourvoir à leur alimentation et abri, travail et commerce, organisation familiale et sociale, éducation et vie culturelle, législation et défense contre les ennemis28. Miriam Eliav-Feldon identifie dans le genre utopique la plupart des valeurs de l’humanisme civique : la sécularisation de la pensée politique et historique, l’éthique de la « vita activa politica », un programme d’éducation générale, un retour vers l’antiquité non avec mélancolie passéiste, mais comme vers un modèle exemplaire pour le présent29.
La sécularisation serait ainsi la condition sine qua non de l’utopie. Le genre n’a pas pu faire sa percée qu’au moment où l’homme a abandonné la conception que la société et le monde sont gouvernés par Dieu, quand il a assumé la responsabilité des déficiences de l’histoire, quand il a dépassé le « contemptus mundi » impliqué par l’idée que la vraie existence se passe dans le Royaume de Cieux, quand il s’est affranchi de la théorie pessimiste de la dégénérescence constante de l’humanité à partir de la chute30.
Krishan Kumar pense trouver dans la sécularisation l’explication du fait que en dehors de l’Europe le genre utopique n’a guère de représentants. Dominées par une conception religieuse, les sociétés non occidentales n’ont manifestement pu imaginer que des places idéales créées par des entités surhumaines ou dépendant de principes surnaturels. Dans ces conditions, même l’idée d’une utopie chrétienne serait une contradiction dans les termes. Pour que la cité de l’homme devienne concevable, il a fallu que l’Age moderne crédite la raison et les capacités humaines. Il a fallu que les humanistes de la Renaissance quittent le modèle augustinien de la Cité de Dieu pour se retourner vers la Cité de l’homme31.
Comme l’ont souligné tous les théoriciens du genre, le poids critique qui a provoqué le retournement du théocentrisme en anthropocentrisme a été l’héritage classique. Dans la cité idéale de Platon, Thomas More et les philosophes ultérieurs ont trouvé un modèle qui tranchait court avec le caractère providentialiste et messianique de l’étalon augustinien. La tradition helléniste, rationnelle et calibrée aux dimensions de l’homme, offrait la certitude que la cité terrestre peut être en principe aussi parfaite que la cité céleste, parce que l’homme lui-même peut aspirer à devenir le semblable des dieux32. Cette confiance dans la nature humaine était partagée, paradoxalement, aussi bien par l’humanisme que par la courrant « occulte » de la Renaissance, quoique d’autres différences, en première place l’alignement sur les positions divergentes de la pensée rationaliste et de la pensée magique, allaient bientôt séparer et antagoniser les cités artificielles et les jardins magiques.
La raison, en tant que faculté maîtresse définitoire pour l’être humain, deviendra par la suite le critère fort qui distinguera entre l’utopie, d’un côté, et le jardin d’Eden, le Millénium et les paradis magiques de l’autre, relégués tous dans les limbes de la superstition et de l’irrationnel. Le processus de laïcisation de l’utopie face à la théologie sera accompli au XVIIIe siècle, quand les philosophes des Lumières proposeront, pour remplacer la révélation du Livre Saint, une nouvelle révélation, celle de la raison naturelle. Comme le note Carl L. Becker, les illuministes étaient conscients que, dans l’absence d’une offre capable de supplanter les promesses de perfection et de salut, la « religion de l’humanité » n’avait aucune chance de s’imposer contre l’autorité de l’Eglise. La raison infaillible et la foi absolue dans les possibilités d’accomplissement de soi-même de l’homme sont devenus les principes de la nouvelle croyance philosophique33. Dans les cadres de cette religion laïcisée et camouflée, l’utopie remplissait le rôle messianique et sotériologique qui revenait dans le Christianisme au Paradis.
Thomas Molnar traite l’utopie de religion sécularisée ayant comme point de départ une impulsion hérétique. Les utopistes ont une nature profondément religieuse, en ce qu’ils cherchent une voie de salut pour une humanité considérée captive du mal. Comme les promesses de l’Eglise ne les satisfont plus, ils tournent leur révolte contre la religion même. Leur but commun est « la libération de l’homme de l’hétéronomie, du gouvernement et de la providence d’un Dieu personnel, au nom de l’autonomie, du self-government moral ». Et pour qu’une telle démarche n’échoue pas dans l’anarchie, ils se voient obligés de consacrer un nouveau démiurge, l’auteur de l’état utopique : la collectivité. Divinisée, la société humaine devient la nouvelle idole des temps modernes. L’« éternelle hérésie » de l’utopie réside dans la substitution du théocentrisme par l’anthropocentrisme : « Ayant pris le parti de nier l’existence d’un Dieu radicalement du monde, l’utopiste découvre que son seul recours est de concevoir un Dieu immanent radicalement identifié avec ce monde, qui est le seul être conscient de lui-même, créateur de lui-même et de son environnement : l’homme »34.
Le passage du Paradis terrestre chrétien à l’utopie humaniste a marqué un basculement radical du régime imaginaire de l’homme européen. Le fond du changement n’a pas visé, en première instance, la constellation de symboles, la panoplie d’images et les décors fictifs, mais l’illumination projetée sur ces paysages fantasmatique. Peut-être que la continuité thématique entre l’Eden biblique et l’utopie de More n’est pas tout à fait évidente si on isole les deux « loci » dans leur figuration pure, archétypale, mais elle devient visible quand on compare le scénario de l’expédition utopique aux quêtes médiévales du Paradis terrestre. Le corpus médiéval et renaissant de ces textes, le plus souvent négligé par les historiens et les théoriciens de l’utopie, est essentiel pour comprendre l’héritage imaginaire sur lequel a été bâti le genre utopique.
Le changement a touché surtout le sens et la valorisation des objets et des cadres imaginaires. Traitant de l’évolution des patterns d’ordre, donc de l’organisation interne des visions du monde, Dorothy F. Donnely a fait l’observation que, en comparaison avec Platon ou Augustin, Thomas More ne subordonne plus l’ordre naturel et social à l’ordre cosmique ou à l’ordre divin. Il ne cherche pas les principes transcendants dont dérivent, hiérarchiquement, les principes temporels, mais est préoccupé par l’ordre immanent de la société humaine. La permutation impliquée par l’abandon de la vision paradisiaque et l’avènement de la pensée utopique pourrait être résumée dans le jeu d’antithèses suivant : ordre cosmique / ordre historique ; ordre transcendant / ordre naturel ; orientation vers un telos ultra-mondain (ordre finaliste) / orientation vers un telos intra-mondain (ordre évolutionniste) ; ordre imposé / ordre créé par les hommes35.
La Cité de l’homme apparaît ainsi comme le revers de la Cité de Dieu. Souligner l’aversion de la théologie chrétienne envers l’utopie (à partir du récit du Yahviste sur l’attitude de Dieu face à la tour de Babel jusqu’aux considérations de saint Augustin sur les deux cités) ne fait qu’accentuer encore plus la continuité de substrat de deux projets, divin et humain. S’ils s’excluent d’une manière aussi drastique, c’est que le Royaume de Dieu et l’utopie sont des alternatives ou des valeurs d’une même catégorie, entre lesquels la foi demande de faire un choix. Cette option théologique, entre le Paradis terrestre et le Paradis céleste, les pères de l’Eglise ont dû l’a faire dès la constitution doctrinaire du christianisme. Et si l’eschatologie chrétienne s’est lancée sur les voies d’un autre monde transcendant et spirituel, les promesses alternatives, de bonheur et d’immortalité dans ce monde-ci, n’ont pas cessé d’habiter l’imaginaire populaire. L’utopie apparaît comme la réversion ou le retour (dans un sens psychanalytique) du mythe biblique du jardin d’Eden, dans une pseudomorphose humaniste et laïque.
Northrop Frye a systématisé les rapports entre ces thèmes dans une équation quaternaire. Le christianisme est polarisé entre deux mythes, celui des origines et celui de la fin, la jardin d’Eden et la Cité de Dieu. Le mythe de la création est l’équivalent d’un contrat passé entre Dieu et l’homme ; la rupture du contrat a attiré la chute. L’humanisme oppose à ce couple une autre paire de termes, le « contrat social » et l’utopie. Le contrat social correspond au mythe du Paradis, en tant qu’il donne une explication – séculaire – aux origines de la société. L’utopie renvoie à la Cité de Dieu, en tant qu’elle est une vision du telos, du but de l’existence historique. Tous le deux, le contrat social et l’utopie, partent d’une analyse du présent, mais ils projettent leurs conclusions soit dans le passé, soit dans un ailleurs, soit dans le futur36. Les deux séries évoluent sur deux plans parallèles, celui du sacré et celui du profane.
En tant qu’alternative immanente au Royaume transcendant de Dieu, l’utopie est, comme nous l’avons vu, plus proche des promesses millénaristes. L’Eden vétéro-testamentaire, le Millénium réformiste et l’Utopie humaniste sont similaires en ce que tous les trois restent « au ras de la terre » et ne s’envolent pas vers un ciel en dehors du monde physique et de l’histoire. Il est symptomatique que le déploiement des espérances millénaristes et des projets utopiques coïncide avec le retour des quêtes paradisiaques. Bien que le Paradis terrestre restait un but inaccessible, le Moyen Age n’avait pas cessé d’envoyer ses voyageurs fictifs à la recherche de l’Eden oriental ou de l’Avalon occidentale que les chartes T-O situaient dans les deux extrémités du disque de l’oïkoumènê. A la Renaissance, les nouvelles exégèses de la géographie biblique menées par Steuchus Eugubinus, Franciscus Junius, Marmaduke Carver, Johannes Herbinius, Pierre Daniel Huet, Salomon Van Til et autres, avaient tenté de trouver à l’Eden une localisation moins fantaisiste mais avaient fini par cela même à imposer l’idée que le jardin biblique ne figure pas (ou plus) dans la configuration actuelle du monde. A partir du XVIe siècle, le Paradis terrestre disparaît rapidement des mappemondes et de l’imaginaire européen37. Mais, à mesure que cet évanouissement s’accomplit, on assiste, comme par un processus de compensation, à l’apparition des cités et des pays utopiques.
En d’autres mots, la décroissance de l’imaginaire paradisiaque paraît être le moteur qui nourrit la croissance de la pensée utopique. Les thèmes et les images du Paradis terrestre en immersion sont évacuées et récupérées sur l’île ou le continent complémentaire émergeant, celui de l’utopie. Le scénario du voyage initiatique vers le Paradis terrestre, à travers les déserts d’Asie ou les abysses de l’Océan, trouve sa continuation dans les récits racontant des voyages vers des cités idéales et des états fictifs. Dans ce sens, le texte de Thomas More, avec sa force d’innovation troublante, ne fait que masquer une continuité de fond beaucoup plus massive entre le corpus de textes médiévaux et la littérature de voyages extraordinaires et utopique de l’Age classique.
Millénium et Utopie
Si la relation entre le Paradis terrestre et l’utopie est de nature complémentaire, l’une supplantant l’existence de l’autre, la relation entre Millénium et utopie est de nature alternative. Les deux sont des variantes terrestres, l’une religieuse l’autre laïque, au Paradis céleste promis par l’Eglise à ses croyants. Cependant la relation est interdépendante et réversible, de manière que Henri Desroche a pu croiser les définitions et parler de l’utopie comme « religion sécularisante » et de la religion comme d’« utopie sacralisante », et encore de « millénarismes utopisants » et d’« utopies millénarisantes »38. Jean Servier a construit son Histoire de l’utopie sur l’idée que l’utopie est une variante sécularisée du millénarisme, que si le Millénium exprime l’espoir religieux de salut de la nature humaine et de compensation des justes par Dieu, l’utopie est une aspiration laïque d’amélioration de l’existence concrète par des hommes qui deviennent les agents de leur propre émancipation39. Thomas Molnar conçoit une autre systématique, parlant de deux types d’utopies, religieuse et athée. L’utopie religieuse est le millénarisme, allant des visions testamentaires jusqu’à Teilhard de Chardin, alors que l’utopie athée aboutit dans la révolution sociale et les sociétés totalitaires40.
Autant le Millénium que l’utopie désirent instaurer un paradis qu’ils ne cherchent plus dans le passé non visitable de l’Eden, mais dans le futur immédiat. Gilles Lapouge oppose sur cette base l’édénisme hérétique aux millénarismes du Moyen Age. Les Adamites, les Frères du Libre Esprit, les tendres chercheurs de l’harmonie prélapsaire « rament à contre-courant, ils inversent le sens des années, leur idée est qu’ils cinglent vers la Genèse ». Les millénaristes veulent, au contraire, accélérer l’histoire, la consommer le plus vite possible, la faire brûler ensemble avec toutes les institutions du présent. Si les adamites sont des « indolents » jouissant dans les rêveries d’une enfance collective, les millénaristes et les utopistes sont des « vieillards exaspérés » et des « stakhanovistes » qui ne se donnent pas un instant de repos41.
Tous le deux, le Millénium et l’utopie envisagent un paradis terrestre installé ici-bas, en opposition avec le Royaume céleste de Dieu de la théologie chrétienne. La transcendance est abandonnée au profit de l’espace et du temps immanent. Dans la formulation de Carl L. Becker, l’article de « foi philosophique » des Lumières selon lequel le but de la vie est la vie elle-même impliquait que le nouveau ciel des philosophes devait être situé quelque part dans les confins de notre terre et dans les limites de notre histoire. Le salut de l’humanité devait être atteint non par un agent extérieur, miraculeux, catastrophique, mais par les efforts des générations successives des hommes, dans une entreprise coopérative censé remplacer la providence divine. Fontenelle et autres philosophes ont cessé de regarder l’utopie comme un exercice théorique visant une vérité paradigmatique et ont commencé à la projeter dans l’histoire, en tant que programme destiné à être réalisé pratiquement42.
Cependant, il faut concéder que l’orientation vers le futur n’est pas un trait commun partagé par le Millénium et l’utopie immédiatement dès l’apparition de celle-ci. Au début, du XVIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la pensée utopique n’était pas sensible à l’aspect temporel de l’existence humaine. Bien que le Christianisme avait introduit le concept d’un temps universel orienté et que les millénarismes visaient justement ce futur messianique, les premiers projets utopiques, à partir de Thomas More, étaient conçus dans une dimension atemporelle. En tant que « cité idéale », l’utopie conservait son arrière-fond platonicien, sa nature paradigmatique, de modèle en dehors du devenir historique. L’utopie est, ou l’était à son début, une hypothèse épistémologique, un « exercice mental sur les possibles latéraux », selon la définition de Raymond Ruyer43. C’est-à-dire que Thomas More et ses successeurs concevaient leurs expériences utopiennes dans un espace alternatif de l’histoire, parallèle et simultané avec les monarchies européennes de l’époque.
Donc en fait, à ses origines, l’utopie n’est pas un pro-jet dirigé vers l’avenir, à l’instar du Millénium. Le jardin d’Eden et l’Empire millénaire se partagent bien les deux extrémités de l’axe chrétien de l’histoire, les commencements et la fin, mais l’utopie n’est venue rejoindre le Millénium dans le domaine du futur que quelques siècles plus tard. A l’Age classique, son dessein original est d’ouvrir un présent latéral, une alternative à l’histoire contemporaine. C’est en cela qu’elle se manifeste comme un programme humaniste, qui rejette en bloc les solutions théistes. La théologie chrétienne maintenait l’homme dans un présent « faible », compromis par le péché, encastré par les deux chronotopes « forts » de l’Eden originel et du Royaume futur. Les millénarismes remplaçaient l’eschatologie céleste par une promesse terrestre, et en cela l’utopie est bien en accord avec le Millénium. Mais l’utopie se sépare du Millénium par son ambition de revaloriser le présent même.
L’utopie n’est pas seulement une parenthèse entre le passé et l’avenir, elle se construit un axe temporel nouveau, qui se déploie sur la dimension d’un possible latéral. L’humanisme utopique propose une histoire parallèle à l’histoire chrétienne du monde, qui évite en quelque sorte la grande mésaventure de la chute ou qui remédie instantanément les effets de la déchéance. Si le Royaume orthodoxe ou le Millénium hétérodoxe promettent le salut futur de l’homme, par l’agencement de Dieu, l’utopie est une Cité des bienheureux déjà instaurée, ou le salut a été déjà accompli par les diligences des hommes, par ingénierie sociale. L’utopie est atemporelle dans le même sens que le Royaume de Dieu est en delà du temps : tous les deux sont des Cités, humaine ou divine, achevées, qui ne nécessitent plus le pénible travail de l’histoire.
Il est vrai cependant que l’association de l’utopie au Millénium a fini par provoquer une mutation de la première. Au cours des XVIIe-XIXe siècles, l’utopie atemporelle et figée de l’Age classique a été remplacée par l’utopie dynamique et progressiste de l’Age moderne. Les théoriciens du genre ont apporté beaucoup d’arguments pour expliquer pourquoi l’utopie de l’Age classique n’était pas soumise à la temporalité (parce qu’elle est un modèle achevé, dont la perfection exclut tout progrès ultérieur ; parce qu’elle est un monde clos, qui évite programmatiquement tout contact avec l’extérieur et tout changement intérieur, etc.). L’explication la plus générale est celle de Dorothy F. Donnelly, qui pense que la disparition de l’utopie classique s’amorce avec l’abandon du concept d’ordre immutable et téléologique qui caractérisait autant la pensée chrétienne que l’humanisme de la Renaissance. Ce serait Francis Bacon qui, dans la Nouvelle Atlantide, aurait introduit l’idée que l’ordre idéal est de nature politique et sociale, que l’utopie est un processus dépendant de l’action humaine44.
Dans son Millénium et Utopie, Ernst Lee Tuveson soutient que le concept de progrès est apparu quand l’idée millénariste a été assumée par la nouvelle science cartésienne, par la philosophie mécaniciste. Les néoplatoniciens Henry More ou Thomas Burnett auraient développé l’idée, suggérant que le salut de l’humanité ne se produit pas par des évènements brusques, comme la première et la seconde venue du Christ, mais par une amélioration graduelle de la condition initiale déchue. Sans nier le dogme chrétien du péché, les philosophes de Cambridge lui ont trouvé une autre solution, inspirée des espérances millénaristes qui avaient fleuri surtout pendant la révolution de Cromwell. Le Millénium a trouvé son successeur dans l’utopie progressiste, l’idée d’« étapes d’évolution de l’humanité » remplaçant celle de Providence divine. Le progrès est devenu la nouvelle foi des philosophes du XVIIIe siècle, permettant l’adaptation de l’idéal religieux de la Nouvelle Jérusalem à la mentalité mécaniciste et scientifique de l’Age moderne45.
Theodore Olson inverse en certaine mesure la causalité, soutenant que c’est le concept de progrès qui est engendré, au XVIIIe siècle, par la combinaison des paradigmes du Millénium et de l’utopie. Le millénarisme se détourne du « ciel » et de la transcendance et se concentre sur le monde actuel et sur les choix faits par les communautés humaines. Le moteur de l’histoire est la volonté de Dieu, donc la bonne action à prendre réside en l’harmonisation des décisions humaines à celle divine. L’utopie classique est dédiée elle aussi à la société humaine, mais elle est anhistorique et parménidienne. Elle est centrée sur la raison humaine, la cité idéale étant le résultat de l’accession du projet social sur le plan de la vérité éternelle. L’historicisme volontariste du millénarisme et la rationalité séculière de l’utopisme ont fini par se superposer au XVIIIe siècle46. L’impulsion finale du mariage a été donné par la critique illuministe du théisme. L’effondrement du concept de Dieu a provoqué le transfert de son potentiel de sacralité, à travers le concept de Providence, vers le concept de Nature. C’est ainsi que, dans les utopies athées et socialistes du XIXe siècle, le monde physique, la nature humaine et la société historique ont hérité du prestige fantasmatique de la religion.
Le plus probable c’est que les concepts de Millénium, utopie et progrès ne participent pas à une causalité linéaire, mais se retrouvent dans une interdépendance circulaire et réversible. En tout cas, l’utopie a changé d’aspect à partir du moment où elle a conflué avec le Millénium. Ce procès, à situer entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe, a été rendu possible par le déclin du théisme chrétien et la sécularisation des projets millénaristes. A la fin des Lumières, avec le préromantisme, la notion de progrès et la conception dynamique et évolutionniste de l’histoire, ce que Bronislaw Baczko appelle « l’histoire-progrès »47, ont pénétré aussi l’utopie, l’orientant dans une nouvelle direction. Cette métamorphose a été le mieux saisie par Elisabeth Hansot, qui distingue entre deux modes de pensée utopique : la perfection et le progrès48. L’utopie classique est basée sur l’idéal d’une perfection transcendante et elle se propose de construire un standard théorique, sans finalité pratique ; l’utopie moderne vise la perfection historique, elle est donc un modèle critique qui veut transformer la réalité et la faire progresser vers un avenir meilleur.
La substitution du critère de perfection par celui du progrès a métamorphosé l’utopie d’une expérience mentale sur les « possibles latéraux » en un projet des « futurs possibles». Dans la pratique utopique, cette différence sépare, selon les analyses de Jean-Jacques Wunenburger, qui emprunte à Henri Desroche les catégories d’alternance, d’altercation et d’alternative49, les « utopies d’alternance » des « utopies d’altercation »50. De même que pour le Millénium, dans l’utopie moderne l’aboutissement du programme social a été confié à l’histoire. L’utopie moderne a changé de plan existentiel, elle a quitté l’axe de l’espace pour se faire construire sur celui du temps, elle a déserté l’ailleurs pour se rélocaliser dans le lendemain. Elle n’est plus situable dans une place autre, mais dans un temps autre, elle est devenue, d’une eu-topie ou ou-topie, une eu-chronie ou ou-chronie (Le terme d’uchronie, créé par Charles Renouvier en 1857 pour désigner un récit qui explore une histoire alternative « non telle qu’elle fut, mais telle qu’elle aurait pu être »51, a été repris comme euchronie par des théoriciens comme Frank et Fritzie Manuel pour signaler la tendance des récits utopiques modernes à projeter la société idéale dans l’avenir ou hors du temps52).
Pour le reste, l’utopie diffère du Millénium sur tous les autres points qui la distinguent aussi du Paradis terrestre et de la Cité de Dieu. La séparation concerne notamment le rôle de Dieu et de la Providence. Keith Thomas fait le point soulignant que dans le millénarisme la restauration du Paradis sur terre est réalisée par Dieu, alors que l’utopisme accorde ce rôle à l’homme et ne suppose aucune transformation de la condition humaine, de la nature et de l’univers et aucun événement surnaturel53. Dans le même sens, J. C. Davis montre que, à la différence du millénariste, l’utopien n’invoque pas l’apparition d’un deux ex machina, censé transformer l’homme et le monde, mais accepte les défauts et les imperfections de la nature humaine et se propose de les redresser par un programme de réformes politiques, sociales et pédagogiques54. Krishan Kumar accentue que le millénium implique la foi et l’espérance dans l’intervention future rédemptrice et compensatoire de Dieu, alors que l’utopie déplace ces attentes sur l’homme et sur la collectivité, sur sa capacité rationnelle de contrôler et de construire l’histoire55.
Partant de l’hypothèse que l’utopie est l’équivalent séculaire du Millénium ou que le Millénium est une forme religieuse de l’utopie, J. F. C. Harrison met en évidence leurs éléments communs (messianisme, radicalisme, progrès, construction communautaire), mais se penche aussi sur les éléments divergents. Si les visions apocalyptiques du Millénium embrassent tout l’univers et toute l’histoire, décrivant la fin du temps, l’utopie est une fiction sur la société parfaite beaucoup plus circonscrite dans l’espace et dans le temps. La dimension eschatologique y manque. Si le moteur du millénium est l’action divine, l’utopie est le produit de la volonté humaine consciente. L’avènement du Millénium est un événement imprévisible, décrété et connu seulement par Dieu, alors que la réalisation de la cité idéale ne dépend en principe que de l’harmonisation des actions d’une collectivité56. Si le millénarisme, comme le Christianisme orthodoxe, suppose le rehaussement des élus, par la grâce de Dieu, à la condition de bienheureux, l’utopie n’implique pas une restauration préalable de la nature humaine57. Elle se veut plutôt une solution alternative au péché, elle est une sorte de salut immanent que l’homme se donne par ses propres diligences.
Enfin, on peut penser, avec Claude-Gilbert Dubois, que les utopies et les millénarismes expriment deux réactions opposées des classes sociales et des tendances religieuses de la Renaissance. L’utopie humaniste serait alors l’expression de l’attitude des intellectuels de l’époque face au millénarisme embrassé par les classes populaires. Pour étrange que cela puisse paraître, More et Erasme rejoignent autant la position catholique que celle de Luther face aux revendications révolutionnaires des réformistes radicaux. En même temps, « on remarquera que les utopies ont surtout fleuri du côté catholique, qui ne renie pas s filiation à l’antiquité et se retrouve au XVIe siècle à la pointe de la renaissance et du retour à l’antique ; du côté protestant on a plutôt les yeux tournés vers le Sinaï et Jérusalem que vers Rome et Athènes »58. A la Renaissance, les deux pôles de l’utopie et du millénarisme marqueraient donc les propensions des deux grands courants chrétiens en lutte, le Catholicisme et le Protestantisme.
De l’utopie à l’antiutopie
Malgré le succès de l’utopie à l’Age classique, les réactions et les critiques adressées à la pensée utopique n’ont pas tardé à faire leur apparition. En effet, si on regarde au XVIIe siècle, on trouve déjà des ouvrages qui polarisent, par extrapolation utopique, les traits négatifs du monde (alors que l’utopie rassemble les traits positifs). Je ne pense pas seulement aux utopies ambiguës, comme celles de Foigny, de Veiras ou de l’abbé Gilles Bernard Raguet (qui donne une continuation à la Nouvelle Atlantide de Bacon) où la perfection des sociétés australes est sur le point d’engendrer des réactions d’angoisse et de rejet, mais surtout à des récits pleinement et ouvertement désenchantés et pessimistes. Il y a d’un côté une série de satyres à l’adresse de la société contemporaine qu’on peut classer dans la catégorie des dystopies. Dans Le Supplement du Catholicon ou Nouvelles des regions de la lune (1595), L’Isle des Hermaphrodites nouvellement descouverte de Thomas Artus (1605), The Voyage of Domingo Gonzales, or The Man in the Moone de Francis Godwin (1638), les Newes in the Antipodes (1642) ou le Nuncius infernalis de Charles Gildon (1692) le dispositif allégorique renvoie d’une manière transparente et directe à des défauts et des tares de l’Espagne, de la France ou de l’Angleterre de l’époque. Puis il y a une série de textes ouvertement anti-utopiques, ou la société idéale, le Paradis terrestre, le Pays de Cocagne, le monde des antipodes, etc., apparaissent sous les traits d’un monde renversé, d’un cauchemar ou d’un enfer sur terre. Le ton de ce renversement est donné en 1605 par Joseph Hall avec son Mundus alter et idem (1605) ; moins d’un siècle après l’apparition de l’Utopie de Thomas More, L’autre monde (et pourtant le même avec le nôtre, qu’il reflète dans le miroir négatif de la satyre) de Joseph Hall est un continent austral qui recueille des sociétés que le Moyen Age aurait distribué sans hésitation dans les bolges de l’Enfer. La critique de l’utopie continue de s’amplifier dans Les Antipodes de Richard Brome (1638), L’autre monde et l’Histoire comique des états et empires du soleil de Cyrano de Bergerac (1649, 1657), et La relation de l’Isle imaginaire de Jean-Regnault de Segrais (1658), préparant les Voyages de Swift. La pensée utopique paraît donc avoir suivi le même mouvement de désillusionnement (« desengańo ») et d’effondrement que l’optimisme humaniste de la Renaissance.
Mon hypothèse est que l’apparition de l’anti-utopie « classique », aux XVIIe-XVIIIe siècles, est le résultat de la censure exercée sur la mentalité utopique par trois grands courants de pensée : la théologie chrétienne, le rationalisme cartésien et l’empirisme anglais. A des époques successives et de manières différents, ces trois idéologies ont réussi à apporter des contre-arguments décisifs à l’espoir renaissant que le Paradis sur terre peut être tout de même atteint et que l’humanité peut se procurer son propre salut. Si la Cité de l’homme a pu constituer, à la Renaissance, une alternative au jardin d’Eden définitivement refusé à l’humanité par la religion judéo-chrétienne, la quête utopique a subi à son tour, de même que la quête héroïque du jardin des dieux, une déformation et une implosion. A la quête initiatique manquée du Paradis terrestre correspond le voyage utopique qui échoue dans une société d’enfer.
La première attaque contre l’optimisme utopique est venue de la part de la pensée religieuse orthodoxe. Avec le durcissement de position qui a résulté du Concile de Trente, le noyau dur du catholicisme a étranglé rapidement la tendance libérale qu’on appelle humanisme chrétien. Les églises de Luther et de Calvin ne manifestaient, elles non plus, beaucoup de sympathie pour les mouvements millénaristes de leurs sectes radicales. Les monarchies de l’époque, construites sur une formule pyramidale théocratique, ont eu, elles aussi, intérêt à prêter leur bras fort à l’Eglise, pour l’aider à censurer les traités et les récits utopiques, en tant que ceux-ci exprimaient, par des antithèses souvent satyriques, une critique plus ou moins voilée de l’institution monarchico-ecclésiastique. Sous la menace de se voir entraînés dans des procès d’hérésie, d’entrer dans l’Index, de n’obtenir pas le droit de publication, de se faire confisquer les ouvrages publiés ou de subir l’opprobre collectif, les utopistes ont développé des réactions d’autocensure des plus variées: meae culpae publiques, anonymat, publication dans des maisons d’édition étrangères, toilettage des textes, etc. Les thèmes qui garantissaient l’optimisme utopique – la nature non-corrompue, l’innocence pré-adamique, le bon sauvage, la communauté des biens, la capacité de l’homme de contrôler la nature, la société et le destin, la liberté sexuelle, la raison dominante – ont été soumis à une critique d’inspiration chrétienne, centrée sur le dogme de la condition déchue de l’homme et de sa dépendance du Créateur.
La deuxième attaque est venue de la part de la pensée rationaliste. La censure religieuse a été doublée et relayée par une censure rationnelle. Les promoteurs de la nouvelle science cartésienne et de l’empirisme anglais ont soumis à une critique sceptique les topoï mythiques que l’utopisme héritait de la vision enchantée du Moyen Age. Ce que la pensée religieuse culpabilisait, la pensée rationaliste prenait en dérision. Robert Burton, dans son Anatomie de la mélancolie, de 1621, a condamné en bloc la ligné de voyageurs fantastiques, de Pline et Soline à Marco Polo et Mandeville, comme une pléiade de menteurs. Sir Thomas Browne, dans ses Enquiries into vulgar and common errors, de 1641 [Opinions reçues comme vraies qui sont fausses et douteuses, dans la traduction française de 1733], s’est appliqué à déconstruire la constellation de mirabilia du Moyen Age. Dans sa comédie Les Antipodes, Richard Brome a présenté l’aspiration au voyage initiatique comme une maladie mentale, de même que Cervantes traitait l’idéal chevaleresque de pure folie. L’effet du scepticisme rationnel a été encore plus dévastateur pour la mentalité utopique que la critique religieuse. Alors que l’idéologie chrétienne ne se proposait que de rétablir la vérité dogmatique, donc de refermer les portes du Paradis terrestre illicitement ouvertes par les quêtes humanistes, la vision rationnelle, par contre, se montrait sceptique en ce qui concerne la possibilité même d’existence de l’Eden, fut-il religieux ou utopique.
La troisième attaque est venue de la part de la pensée pragmatique. L’expérience empirique, nourrie par les explorations géographiques, a rendu le paradis terrestre ou l’utopie introuvables sur les cartes. Le Moyen Age plaçait les Iles des Bienheureux, les Hespérides, le Mag Mell et l’Avallon, les îles de saint Brendan ou des saints Enoch et Elie dans l’Océan Atlantique. La découverte de l’Amérique avait absorbé pour un temps ces mythes dans l’espace du Nouveau Monde. Mais, à commencer par More, les places utopiques ont commencé à migrer vers des régions plus lointaines, vers le Pacifique. Aux XVIIe–XVIIIe siècle, l’hypothétique Continent austral inconnu abritait la majorité des états idéaux. Quand les blancs de la mappemonde ont fini par être remplies, les centres paradisiaques se sont replié vers des îles inconnues, mystérieuses, mouvantes, flottantes, submergées (Coyer, Morelly, Poe, Jules Verne, Melville). Ou ils se sont enfoncé sous la terre (Holberg, Collin de Plancy, Jules Verne). Ou ont été projetés dans l’espace astral, dans les planètes, que Fontenelle décrivait comme habitables (F. Godwin, Cyrano de Bergerac, D. Defoe, Voltaire, Jules Verne, Wells, etc.)
Enfin, au XIXe siècle, avec l’émergence du positivisme, du scientisme et de la technologie, avec la mort de Dieu qui annonce la modernité, un quatrième facteur s’est ajouté aux critiques de l’utopie. Il s’agit du scepticisme qui accompagne, par compensation, tout projet prométhéen formulé par les sociétés technocrates et souvent totalitaristes. Si le rationalisme et le positivisme, le scientisme, le technologisme et la révolution industrielle, l’évolutionnisme et l’historicisme, le communisme et le socialisme, diverses idéologies et philosophies optimistes et mélioratives ont provoqué un renouveau de la mentalité utopique classique, la fin du XIXe siècle a été dominée par un courant de sens contraire, sceptique et pessimiste, dont les manifestations les plus notoires ont été la théorie de l’entropie universelle dans les sciences de la nature, le marxisme (en tant que critique de l’idée hégélienne de progrès) dans les sciences sociales et le décadentisme dans l’art. En résonance avec ces mutations, l’utopie a souffert, selon M. Keith Booker, un passage graduel vers la dystopie (« gradual turn to dystopianism »)59. David Bleich nomme les années 1890-1918, qui ont suivi aux décennies d’apogée de l’utopie et en marquent le déclin, la période de « Transition »60. Reprenant le terme, Carmelina Imbroscio appelle ces textes où l’enthousiasme fait place au questionnement et au désenchantement – « utopies de transition » : « On reconnaît dans ces utopies les signes d’une sensibilité en transformation, d’une vision du monde qui ne s’ancre plus dans les certitudes, mais qui se pose le problème du rapport conflictuel entre individu et nature, progrès et bonheur, égalitarisme et liberté individuelle, etc. »61. Un bon exemple pour ce désenchantement est constitué par l’évolution de la vision de Jules Verne, des Cinq Cent Millions de la Bégum et Mathias Sandorf à Robur-le-Conquérant et L’éternel Adam62.
Si on regarde les anti-utopies non seulement comme des réactions à des tendances sociales et à des idéologies inquiétantes, mais aussi comme des réponses explicites à des textes utopiques, c’est-à-dire comme des contre-utopies dans le sens très exact du terme, le roman qui a engendré la plus grande exaltation mais aussi les plus vives répliques a été Looking Backward d’Edward Bellamy (1888). Chad Walsh est de l’opinion que le mouvement anti-utopique du XXe siècle est une réponse au courant optimiste représenté par Bellamy et ses imitateurs63. Symétriquement à cette figure, le courant pessimiste aurait lui aussi un chef de file dans H. G. Wells, auteur qui, selon Mark R. Hillegas et Hélène Greven-Borde, doit être vu comme le parent des dystopies et des cacotopies qui envisagent le futur comme un cauchemar64.
La majorité des théoriciens s’accordent de voir dans les contre-utopies modernes une réaction aux idéologies modernistes, un signal d’alarme contre les périls et les malformations impliqués par les projets de sociétés idéales construites sur les principes du rationalisme athée, du scientisme technologique (Erewhon de Samuel Butler ou The Machine Stops de Edward Morgan Forster), de l’évolutionnisme darwinien (The Coming Race d’Edward Bulwer-Lytton, Time Machine et L’île du docteur Moreau de H. G. Wells, Derniers et premiers hommes d’Olaf Stapledon, etc.) ou du communisme niveleur (Le monde tel qu’il sera d’Emile Souvestre, The New Utopia de Jerome K. Jerome ou The Masterbeast de Horace W. C. Newte, etc.). Chacun de ces « grands scénarios explicatifs », combinés le plus souvent dans l’image d’une société imaginaire unique, a fait l’objet de différentes stratégies dystopiques de « réduction à l’absurde ».
Dostoïevski par exemple, imagine dans les Frères Karamazoff le modèle apocalyptique d’une société complètement rationaliste, scientiste et athée, vue comme un « palais de cristal » où le hommes sont devenus des simples clapes de piano. Northrop Frye identifie les origines de l’anti-utopie justement dans la « claustrophobie » provoquée par l’idée que la technologie est en train d’unifier le monde et de réduire les individus à des simples machines et robots. Les dystopies technologiques sont des variantes du mythe de Frankenstein asservi par sa propre création65. Lewis Mumford, qui trouve le modèle paradigmatique de l’utopie dans l’apparition de l’organisation urbaine, pense que les grandes masses d’hommes subordonnées à une autorité centrale constituent une sorte de « machine archétypale ». L’enrégimentement de l’homme dans des mécanisme totalitaires est la clé de voûte de la rencontre entre le machinisme et la déshumanisation66. Les contre-utopies de la fin du XIXe siècle « renversent l’optimisme positif des utopies traditionnelles par crainte de la massification et de la robotisation de l’individu »67.
Les horreurs technologiques sont ainsi doublés par les cauchemars sociaux. Aux projets de socialisme utopique et scientifique qui ont enflammé l’imagination du XIXe siècle se sont adjointes des dénonciations non moins véhémentes où le socialisme apparaît comme le principe organisateur de sociétés stériles et horribles68. Plusieurs textes dystopiques de la période sont des ripostes et de réfutations fictionnelles des utopies communautaires, égalitaristes, centralistes et dirigistes. Le grand enjeu de la dispute était la liberté individuelle, que les constructeurs d’utopies, sociales ou littéraires, sacrifiaient volontiers pour introduire leur propre vision de l’ordre69. Le tournant anti-utopique de la fin du XIXe siècle serait dû, selon Julien Freund, à la nouvelle structure de l’utopie qui, assumant les idées de progrès et de révolution (dont le modèle réel était la Révolution française), avait cautionné la violence et la terreur sociale70.
Jules Verne et les antiutopies
Jules Verne se trouve au point final, de récapitulation, de cette longue tradition qui mène du Paradis terrestre à l’utopie et du Paradis interdit à l’antiutopie. Ses Voyages extraordinaires reprennent toute la matière des quêtes initiatiques, religieuses et utopiques qui avaient nourri un corpus formidable de textes à partir de l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle. Ses romans puisent dans le matériel imaginaire compilé par les historiens, géographes et érudits de l’Antiquité (Hérodote, Pline, Soline, Martianus Capella), du Moyen Age (Isidore de Seville notamment), puis de la Renaissance (les explorateurs ont réalisé une translation des stéréotypes sur l’Asie dans le Nouveau Monde). On y retrouve toutes les classes des mirabilia du Moyen Age et de l’Age classique, comme les insectes et les oiseaux géants (L’étonnante aventure de la mission Barsac), les arbres qui donnent naissance à des oiseaux (Aventures de trois Russes et de trois Anglais), les animaux monstrueux (Docteur Ox), les léviathans préhistoriques (Voyage au Centre de la Terre) ou sous-marins (Vingt mille lieues sous les mers), les krakens et autres serpents de mer (Les histoires de Jean-Marie Cabidoulin), les ”Amazones” (La Jangada) et autres populations primitives (Voyage au Centre de la Terre) ou adamiques (Le village aérien), le Maelström, l’or à profusion (Le volcan d’or et La chasse au météore) et les diamants colossaux (L’étoile du Sud), la Caverne du Dragon (Les 500 millions de la Bégum) et l’Hyperborée (Michel Strogoff), etc.
Dans les textes du Moyen Age, à partir de la saga d’Alexandre le Grand jusqu’aux voyageurs réels ou de cabinet (de Jean de Plan Carpin, Odoric de Pordenone et Marco Polo à Joannis de Hese, Arnold von Harff, don Pedro de Portugal et Jean Mandeville), ces motifs merveilleux ont été rangés sur le scénario paradigmatique de la quête du Paradis terrestre, « point suprême » que les cartes de l’époque situaient dans l’extrémité orientale de l’oïkoumènê, au bout de l’Asie. A la Renaissance, avec les découvertes géographiques et les nouvelles investigations sur la localisation de l’Eden biblique (qui ont démontré que celui-ci n’existe plus dans notre monde), des nouveaux isotopes de la place sacré ont remplacé le jardin de Dieu. Les voyages imaginaires des XVIIe et XVIIIe siècles, dont Garnier n’a réuni qu’une infime partie dans les 39 volumes de ses Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, ont pour but des places paradisiaques ou utopiques situées dans les recoins les moins explorés de la mappemonde.
Jules Verne hérite de cette fascination du « lieu idéal », du centre sacré, pur, supérieur, produit par la Mère-Nature ou conçu par l’homme. Les protagonistes des Cinq semaines en ballon remontent vers les sources du Nil, qui est précisément une des places (les Monts de la Lune) où les érudits du Moyen Age situaient le Paradis terrestre. Le superbe Orénoque se passe sur le fleuve de l’Amérique du Sud que Colomb donnait littéralement comme un des quatre fleuves que Genèse II fait sortir de l’Eden. Le même roman, aussi que La Jangada, fait consteller un autre mythe paradisiaque de la panoplie imaginaire du Nouveau Monde – l’Eldorado. Le capitaine Hatterras part, comme beaucoup d’explorateurs du XVIe siècle, à la recherche du fameux mais fantasmatique « passage du Nord-Ouest », qui lui permettrait d’atteindre une nouvelle Terre des promesses. Et la comète Gallia de Hector Servadac est rien moins qu’un nouveau Paradis, puisque le roman conclut sur l’idée que, s’ils étaient restés sur l’astre errant, Pablo et Nina auraient été l’Adam et l’Eve d’un nouveau monde.
Mais Jules Verne est marqué aussi bien par la censure pragmatique et empirique qui pèse sur l’imaginaire paradisiaque. En effet, bien qu’il envoie ses héros à la recherche des différentes formes d’ « habitats rêvés », les principes de véridicité et de vraisemblance de la mentalité positive l’obligent à trouver des motivations pour le fait que ces places ne sont pas accessible de façon courante. Si la poétique des voyages extraordinaires des siècles antérieurs permettait encore de situer les mondes fantastiques au même plan de réalité que notre monde, l’esthétique du réalisme oblige Jules Verne à donner des explications crédibles ou acceptables sur la location et les moyens d’arriver à ces lieux.
Ainsi, ses jardins paradisiaques ou cités utopiques et technologiques sont situés dans des zones encore non-explorées ou mal connues des cartes, des Carpates de Transylvanie aux jungles de l’Amazone ou de l’Afrique ou au Phare du bout du monde. Les deux pôles de la planète, les places les plus éloignées de la surface du globe, attirent implacablement les héros des Voyages et aventures du capitaine Hatteras et du Sphinx des glaces. Si les continents et les grandes îles de l’océan planétaire sont plus ou moins explorés, il ne reste à Jules Verne qu’à invoquer des îles éloignées ou inaccessibles, comme l’Antekirtta de Mathias Sandorf ou l’Île mystérieuse. Ou d’inventer des îles artificielles, naviguant sur les mers ou volant dans les airs, comme celles de L’île à hélice, Une ville flottante ou Robur le Conquérant. Et si la surface du globe n’arrive pas à cacher suffisamment ses inventions mirifiques, Jules Verne n’hésite pas à les enfoncer sous la mer (Vingt mille lieues sous les mers) ou sous la terre (Underland, « la métropole de l’avenir » des Indes noires), et même au coeur du globe (Voyage au centre de la Terre). Ou, faisant pendant en quelque sorte à ces quêtes vers l’intérieur, à les projeter dans les grands espaces extérieurs, dans le monde lunaire (De la terre à la lune) ou solaire (Hector Servadac).
Le thème archétypal du « lieu idéal » est situé donc dans la prose de Jules Verne dans une sorte de point de fuite qui le fait reculer d’une manière asymptotique hors de notre horizon habituel. C’est comme si la pression de la mentalité empirique et positive obligeait les fantasmes paradisiaques à migrer le plus loin possible du monde connu. Nonobstant cet éloignement et évanouissement des utopies naturistes ou technologiques n’est pas le processus le plus choquant des l’imaginaire vernien. Car l’écart géographique et spatial, en principe suffisant pour protéger les soucis de véridicité et de réalisme d’un public imbu par le positivisme, est souvent doublé et surenchéri par une solution encore plus radicale : la destruction, l’anéantissement du centre sacré.
En effet, un archi-thème des romans de Jules Verne est la catastrophe finale qui d’habitude consomme et démantèle les « habitats rêvés ». Il est possible d’offrir maint exemple : Le château des Carpathes est détruit par une explosion, ainsi que la cité de la Bégum ; la Standard-Island de L’île à hélice, l’Albatros de Robur le Conquérant ou l’Epouvante du Maître du monde, aussi bien que l’Antekirtta, la formidable île fortifiée de Mathias Sandorf, sont pulvérisées dans des guerres et des luttes intestines ; l’île mystérieuse avec le sous-marin du Capitaine Némo, ainsi que le monde préhistorique souterrain du Voyage au centre de la terre sont anéantis par des volcans ; ni le petit paradis astral de Gallia n’échappe pas à la destruction, puisque la comète se brise en plusieurs morceaux ; et même les symboles en miniature du paradis, comme le diamant de L’étoile de Sud, ont un destin fatal.
On dirait que Jules Verne est possédé par un démon destructeur, qui l’oblige, au final de ses récits, à démolir ce que, tout au long du roman, il a construit avec tant de passion et d’acribie. Il serait, évidemment, intéressant à psychanalyser les causes et les mécanismes personnels de cet tempérament créateur implosif. On peut penser par exemple à l’enfant qui construit des cités en miniature et est poussé, par une étrange pulsion de rotondité de son jeu, de tout défaire au final, comme s’il jouait au démiurge.
Cependant, l’archi-thème de la catastrophe est emblématique de toute une époque et culture. Il ne faut pas oublier que l’avènement du positivisme et du scientisme au XIXe siècle a provoqué, par une contre-réaction globale, l’angoisse de la décadence. Les modèles physiques de l’univers ont « échoué » dans la théorie de la mort thermique, l’évolutionnisme darwinien a été retourné dans l’idée naturaliste de dégénérescence, le réalisme a débouché dans le décadentisme. Ces angoisses ont culminé dans « l’Apocalypse après Nietzsche », la proclamation de la mort de Dieu et l’intronisation du néant, en tant qu’alternative moderniste à la théologie et à la métaphysique de l’être qui ont dominé les époques précédentes.
La dernière grande critique, après celles théologique, rationaliste et empirique, qui a donné le coup de grâce aux fantasmes paradisiaques, est donc l’obsession moderniste du néant ontologique. Le désenchantement du monde a vidé de sens le thème du lieu idéal. Les topoï qui, dans la littérature des siècles antérieurs, concrétisaient l’idée d’espace transcendant, comme le sommet d’une montagne, sont devenus dans la littérature moderne, dans La montagne magique de Thomas Mann ou dans Mon Faust de Paul Valéry par exemple, des portes vers le vide et l’anéantissement. Si dans le monde enchanté des anciens les « points suprêmes » donnaient vers la plénitude existentielle des dieux, dans le monde moderne ils débouchent vers le non-être et la mort.
Toutes ces critiques de la pensée utopique, surtout ceux de nature rationnelle et empirique, aussi bien que le scepticisme moderne, n’ont pas manqué de travailler l’imaginaire vernien. C’est par cette pression de la Zeitgeist que je m’explique un trait dominant de la vision de l’auteur du Château des Carpathes, à savoir ce qu’on a appelé son pessimisme anthropologique, son inquiétude concernant l’être humain. Bien que ses romans évoquent une matière merveilleuse, celle des mirabilia de l’Antiquité et du Moyen Age, le dénouement des péripéties est souvent défaitiste. Et si ce ne sont pas les héros qui en périssent, les paradis naturels ou technologiques visités par eux finissent à coup sûr par être détruits.
Evidemment, Jules Verne n’utilise pas l’héritage des voyages extraordinaires tel quel, par contre il le soumet à une pseudomorphose scientiste, conforme au positivisme dominant de son époque. Les merveilles et le miraculeux médiéval et classique sont remplacés par des explications et des schémas scientifiques et technologiques. Jules Verne change la fascination religieuse pour une magie de la science, qui permet à l’homme de poser en Nouveau Adam et en Démiurge. Cependant cette adaptation le plonge dans une contradiction irrésoluble, celle entre ce qu’on pourrait appeler l’inconscient magique de l’écrivain (et de ses lecteurs) et sa conscience lucide, positiviste, qui censure et détruit le mirage paradisiaque.
Dans son livre sur Jules Verne et le roman initiatique, Simone Vierne a clairement mis en lumière ce conflit entre le symbolisme magique profond et la conscience positive. « Jules Verne, en somme, est contraint par deux exigences contradictoires : parce que son œuvre se veut pédagogique – « géographique » et « scientiste » – sa vision du monde s’efforce d’être celle de la raison ; mais la forme du roman d’aventures, avec ce qu’elle implique de possibilités pour une imagination, et en particulier du côté du sens initiatique, pousse l’auteur à voir dans le monde une toute autre organisation, soumise à des forces surnaturelles ». D’où la constatation que « Jules Verne, tout en construisant des romans selon le schéma initiatique, en obéissant aux images qui en découlent, manifeste en même temps une sorte de méfiance, qui l’empêche de mener jusqu’au bout son dessein. Il lui arrive même d’aller plus loin, et d’amener son héros non pas à la transmutation, mais à l’anéantissement »71.
Tout se passe comme si les centres sacrés visités par les héros de Jules Verne ne pouvaient pas survivre à ces expéditions. Partis d’un monde baigné par l’éclairage de la lucidité et de la raison, les protagonistes paraissent être les porteurs d’une lumière anéantissante, qui fait imploser les espaces magiques, ces poches monadiques où se cachent les derniers paradis mondains. Exposés à la pression du scepticisme moderne, « les points suprêmes » (comme les nomme Michel Butor) des romans de Jules Verne s’effondrent dans un cataclysme final, qui aligne l’imaginaire vernien à l’apocalypse moderne de la disparition du sacré et du miraculeux.
Le collapse des points d’accès à la transcendance attire l’échec et la désarticulation des quêtes initiatiques. Comme j’ai essayé de le démontrer ailleurs, après la clôture du Paradis terrestre par le Dieu biblique, dans la culture européenne s’est développé un étrange scénario narratif, celui de la quête initiatique manquée, privée de but et de sens72. Simone Vierne identifie dans l’œuvre de Jules Verne trois scénarios initiatiques, qui recoupent les trois classes d’initiation définies par Mircea Eliade : de puberté, héroïque et supérieure ou mystique. Le premier scénario, à exemplifier par Cinq semaines en ballon, suppose un voyage dans l’inconnu, parsemé d’épreuves et d’aventures, au but duquel le protagoniste revient, transformé, mature, dans la société profane. Le deuxième présuppose la descente dans la « tanière » et la confrontation du héros avec un monstre, humain ou naturel, comme dans Les cinq cents millions de la Bégum. Enfin, le troisième, le plus achevé, implique un contact direct, décisif et révélateur, avec l’« énigme suprême », comme dans L’île mystérieuse73.
Or, observe Simone Vierne, Jules Verne « accepte bien, en général, que ses héros de type ”moyen” ou jeunes atteignent les deux premiers degrés. Mais il laisse rarement un héros s’approprier le Sacré, se rendre maître du point suprême et du temps ». Le plus souvent, il arrive soit que le héros perd sa raison, comme le capitaine Hatteras, disparaît comme Robur ou se meurt comme le capitaine Nemo, soit que la place magique, naturelle ou artificielle, soit détruite. D’où la conclusion que, dans la pensée du XIXe siècle, « l’initiation – la transmutation – ne peut plus réussir, sinon dans de très rares cas »74. La formulation la plus claire de ce pessimisme anthropologique se trouve dans la nouvelle L’éternel Adam, œuvre en quelque sorte conclusive de Jules Verne, qui souligne l’impossibilité de l’homme d’échapper à la condition mortelle qui est son lot. Au but d’une longue lignée de récits initiatiques et voyages extraordinaires, Jules Verne retombe sur le point de départ des quêtes judéo-chrétiennes : l’homme est condamné à rester un éternel Adam, il ne peut plus espérer à rouvrir le paradis interdit (fût-il divin, naturel ou artificiel, jardin édénique, royaume millénaire, enceinte magique ou utopie prométhéenne) et à atteindre, dès cette vie, la condition des dieux.
Et le verdict est encore plus pessimiste dans le cas d’une deuxième série de personnages de Jules Verne. Si les protagonistes qui s’aventurent dans l’inconnu et découvrent des « points suprêmes » peuvent tout de même, malgré la disparition du centre sacré, s’en sortir indemnes et enrichis de l’expérience, le sort des créateurs de ces paradis artificiels est en général ouvertement tragique. Pour la plupart, il périssent ensemble avec leurs inventions : Francisc de Teleac dans son Château des Carpathes, Herr Schultze dans sa Cité d’acier, Stahlstadt (Les cinq cents millions de la Bégum), Robur le Conquérant avec son appareil volant, Thomas Roch, l’inventeur d’une terrible arme, dans son Back-Cup Island (Face au drapeau), le capitaine Nemo dans son Ile mystérieuse, le « maître du monde » avec son Epouvante, les patrons de Milliard-City avec leur Standard-Island (L’île à hélice), etc.
Comme nous l’avons vu, la pression de la mentalité rationaliste, positiviste et empirique oblige Jules Verne, pour des raisons de véracité, à démanteler tous ces paradis artificiels, aussi bien que leurs correspondants naturels découverts par chance (le monde antédiluvien du Voyage au centre de la terre, la comète adamique de Hector Servadac). Comme de telles inventions et places ne peuvent pas faire l’objet d’une expérience vraisemblable pour le public, l’auteur ne trouve d’autre solution que de déclarer, au final de l’aventure, leur clôture et disparition.
Cependant, cette explication par les rigueurs d’une mentalité et d’une poétique réaliste ne peut pas cacher l’existence d’un sens métaphysique plus large, qui touche à la mentalité positiviste elle-même et lui donne une colorature gnostique. Déjà les utopies de la Renaissance avaient proposé une alternative humaniste au jardin de Dieu. Si la divinité judéo-chrétienne avait interdit l’accès de ses créatures à l’Eden biblique, les utopistes présentaient à leur public une Cité de l’homme qui ne dépendait plus de Dieu. Avec l’avènement du scientisme et de la technologie au XIXe siècle, cette promesse a reçu une tournure décidément prométhéenne, les inventions humaines concourrant les miracles de Dieu et les merveilles de la nature. L’homme se substituait au Démiurge et assumait ses pouvoirs créatifs.
Or la morale des échecs des quêtes entreprises par les héros verniens est que les créateurs humains sont des « mauvais démiurges ». Leurs inventions ont toujours un côté diabolique et néfaste, qui menace le reste des nations et même la race humaine. Le scepticisme « décadent » de Jules Verne attribue à l’invention humaine et à la technologie de pointe un effet finalement pervers et destructif. Incompris par leurs semblables, les savants et les inventeurs de ses romans sont souvent des isolés, des autistes, des misanthropes, des fous, chez lesquels la créativité a une inquiétante dimension (auto)dévoratrice. L’homme de génie s’avère être un démiurge anarchique, qui en égale mesure construit et défait, crée et détruit. Les paradis technologiques ne sont pas des utopies paradisiaques, mais des anti-utopies infernales, qui, pour le bien et la sécurité de l’humanité, sont censées imploser et disparaître.
Jules Verne rencontre ainsi la mentalité gnostique que le XIXe siècle, à partir du Romantisme, venait de redécouvrir par un effet plutôt spontané, par similitude de conditions, que par récupération érudite des traités gnostiques et hérétiques de la fin de l’Antiquité75. Mais si la gnose antique dépréciait le monde physique en le rapportant à un monde transcendant parfait, le nihilisme moderne débouche sur la même vision d’un monde inférieur mauvais justement par la négation de toute transcendance. Sevrée de la source de l’être, du bien et du beau représentée par un Dieu qui vient d’être « tué », la modernité se voit couplée à une transcendance vide. Les démiurges humains qui ont pris la place de Dieu sont des agents du néant et leurs créations sont rongées par un microbe de l’autodestruction. En conséquence, les quêtes initiatiques qui visent les « points suprêmes » de l’âge moderne sont condamnés à se transformer en des voyages vers une place dystopique qui doit nécessairement finir par s’écrouler catastrophiquement. Dans la prolifique œuvre de Jules Verne, le Paradis interdit de la Genèse trouve son correspondant dans les anti-utopies scientistes modernes.
Notes
1. Jean-Jacques WUNENBURGER, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge,1979, pp. 17 sqq.
2. Ibidem, p. 23.
3. Ibidem, pp. 67 sqq.
4. David BLEICH, Utopia. The psychology of a Cultural Fantasy, Ann Arbor (Michigan), UMI Research Press, 1984, pp. 7-36.
5. Voir la distinction entre trois types de quêtes, littérale ou physique, spirituelle ou mystique et figurative ou allégorique, dans Corin BRAGA, Le Paradis interdit au Moyen Âge. La quête manquée de l’Eden oriental, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 108-122.
6. Ibidem, pp. 38-51.
7. Voir ibidem, pp. 55 sqq.
8. Dialectique esquissée par François Chirpaz, Raison et déraison de l’utopie, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 24 sqq.
9. Voir Corin BRAGA, 2004, pp. 59 sqq.
10. Ibidem, pp. 74 sqq. et 79 sqq.
11. Voir Jean DaniElou, Théologie du judéo-christianisme, Paris, Tournai, New York, Rome, Desclée & Cie, 1957, chap. XI « Le millénarisme ».
12. Voir Norman COHN, Les fanatiques de l’Apocalypse. Millénaristes, révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen Age, Traduit de l’anglais par Simone Clémendot avec la collaboration de Michel Fuchs et Paul Rosenberg, Edition revue et augmentée, Traduction revue par l’auteur et complétée par Maurice Angeno, Paris, Payot, 1983.
13. Ibidem, pp. 156-199.
14. Henri DESROCHE, Les religions de contrebande. Essais sur les phénomènes religieux en époques critiques, Ligugé, Maison Mame, 1974, pp. 19-39.
15. Gershom G. SCHOLEM, Le Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, Préface, traduction, notes et bibliographie par Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, 1974, pp. 29-30.
16. Voir Jean DaniElou, 1957.
17. Voir Corin BRAGA, 2004, pp. 62-65, 86-91.
18. Gershom G. SCHOLEM, 1974, pp. 31-32.
19. Corin BRAGA, 2004, pp. 91-107.
20. Claude-Gilbert DUBOIS, Problèmes de l’utopie, Paris, Archives des Lettres Modernes, 1968, p. 20.
21. Corin BRAGA, 2005, pp.
22. Darko SUVIN, La Science-fiction entre l’utopie et l’antiutopie, Montréal, Les Presses Universitaires du Québec, 1977, p. 65.
23. Fernando AINSA, La reconstruction de l’utopie, Préface de Federico MAYOR, Traduction de l’espagnol par Nicole CANTO, Paris, Arcantères Editions & Editions UNESCO, 1997, p. 45.
24. Krishan KUMAR, Religion and Utopia, Canterburry, University of Kent, 1985, p. 14.
25. Frank E. MANUEL & Fritzie P. MANUEL, Utopian Thought in the Western World, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1979, p. 112.
26. Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyages aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, pp. 90-91.
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30. Ibidem, pp. 5-6.
31. Krishan KUMAR, 1991, p. 35.
32. Ibidem, 1985, p. 13.
33. Carl L. BECKER, The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1957, pp. 127-128.
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37. Voir Corin BRAGA, 2004, pp. 377-384.
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72. Corin BRAGA, 2004.
73. Simone VIERNE, 1973, pp. 58-63.
74. Ibidem, pp. 648, 724.
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