Jean-Jacques Wunenburger
JEUX SUR ECRANS, APOTHEOSE OU SIMULACRE DU SPECTACLE ?
L’intelligence des pratiques sociales passe généralement par des catégories binaires, qui découpent le réel en moitiés égales ou inégales, mais qui prétendent épouser une totalité de comportements ou de vécus. Ces binômes classiques ont pourtant servi autant de leviers que d’obstacles épistémologiques. Le profane et le sacré, le privé et le public, le travail et la fête, le sérieux et le jeu prétendent ainsi renvoyer à des champs spécifiques et complémentaires. Le divertissement ne serait-il pas de même à la fois éclairé et masqué par le couple vie active-loisir, qui a fait les beaux jours d’une certaine sociologie des loisirs ? Suffit-il en effet de convoquer l’opposé du travail, l’inactivité et le ludique, tant sur le plan individuel que collectif, pour rendre raison du divertissement ? Outre que la ligne de démarcation entre travail et jeu semble de moins en moins assurée et étanche, le jeu n’épuise sans doute pas toutes les formes de spectacles et de vécus émotionnels, passionnels, imaginatifs qui débordent la sphère du travail productif. Inversement d’ailleurs le travail, manuel (le bricolage) ou même communicationnel (sur Internet), ne relève-t-il pas souvent du jeu, de l’amusement, de l’activité récréative ?
La consommation de spectacles télédiffusés et télévisés, si elle coïncide certes avec la cessation d’une activité laborieuse, est-elle vraiment un loisir, un jeu relevant d’une phénoménologie ludique ? Certes les téléspectateurs n’hésitent pas à décrire leur occupation audiovisuelle comme une source de distraction, d’oubli du réel existentiel, des soucis, des souffrances, de la fatigue, de la solitude de la vie quotidienne, mais cette qualification et cette interprétation subjectives peuvent-elles vraiment être ramenées à la sphère classique des jeux de divertissement qui ont toujours servi à désigner des espaces-temps sociaux de détente par opposition à l’effort et à la contrainte de l’activité de production de biens ? Ou bien ne faut-il pas, par une analyse plus fine du couple téléspectateur-écran, soupçonner l’émergence d’un nouveau type de regard, de posture, d’activité psychique qui seraient sans précédent et dont les effets primaires et secondaires sur la condition de l’individu et sur le corps social sont encore peu étudiés et a fortiori mal connus et imprévisibles. Si la télévision constitue de fait l’activité principale de loisir des jeunes et adultes (3 h 30 par jour en moyenne, 26 heures par semaines, soit une journée pleine par semaine), ne serait-elle pas, en Occident au moins, l’occasion, voire le vecteur d’un déplacement, d’une métamorphose insensible, subliminale, du rapport ludique et festif au monde ? Si la télévision parait relayer, synchroniser, totaliser par sa pléthore de programmes toutes les formes de spectacle, de jeux et de fêtes (variétés), n’en serait-elle pas ultimement la forme la plus sournoise de leur érosion, de leur disparition, voire de leur négation ?
1/ L’écran ludique
Dès sa mise en oeuvre technique, après une phase expérimentale, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la télévision, encadrée généralement par l’Etat, se donne un cahier de charges explicite qui se résume par le célèbre triplet : instruire, informer, divertir. Cette récupération d’une fonction récréative par le canal de la télévision résulte sans doute d’une double visée : technique et commerciale d’abord, car seuls des programmes de délassement, au premier chef ceux de la transmission de films, peuvent servir à meubler le temps de diffusion et fidéliser des spectateurs ; idéologique ensuite, dans la mesure où le pouvoir d’Etat a toujours pris en charge une part de divertissement du peuple par le biais des fêtes religieuses et civiques, des spectacles de mise en scène du pouvoir (les fêtes royales), puis des fêtes politiques ; les gouvernants instituent par ce moyen des périodes d’occupation ludique destinées au plaisir et à la socialité festive du plus grand nombre. L’Etat moderne, aussi, n’a eu de cesse de régenter la détente des corps, la stimulation des émotions et des passions, l’entretien des rêves, et de surcroît le lien social, en particulier par le biais d’une communion rituelle autour de symboles politiques. La télévision n’échappe pas à cette mission : dès son apparition elle prétend devenir une scène centrale affectée aux amusements et aux distractions collectifs, qui sont livrés à domicile et vus en même temps par des spectateurs épars sur le territoire national. Cette concentration et cette uniformisation des spectacles participent, parallèlement à la centralisation et la synchronisation des informations, une sorte de religion civile de la détente, qui sert d’occupation alternative au travail et au quotidien. Comment cette nouvelle technique audiovisuelle, signe du mariage de l’image et de l’électricité, parvient-elle alors à relayer l’ancienne fonction des rites sociaux festifs ?
En un sens l’analyse des spectacles télévisés et diffusés depuis un demi siècle sur un réseau de plus en plus dense de chaînes sur la planète, confirme la filiation de cette catégorie de divertissement avec la sociologie du jeu, d’abord phénoménologiquement, ensuite typologiquement. En interrompant en effet ses activités sociales ou domestiques pour se placer devant une lucarne qui diffuse des chansons, des films, des épreuves sportives, des pièces de théâtre, le téléspectateur reproduit bien le rapport au monde de l’Homo ludens tel que le restitue Huizinga. Loin du sérieux, le jeu se veut frivole, gratuit, superflu, occasion de s’évader de la vie quotidienne. Maintenu dans un espace-temps délimité, il répond à un ordre propre garantissant une sorte d’illusion magique source de plaisirs. Et de fait dans la rythmique quotidienne il est un temps et un lieu pour s’adonner à la détente télévisuelle. Ensuite le spectre des programmes se laisse assez aisément superposer aux quatre formes typiques d’activité de jeux dégagés par R. Caillois : mimesis, agon, ilinx, alea. On pourrait peut-être même reconstruire l’évolution d’un diagramme ludique des divertissements télévisuels en fonction de l’évolution globale des sociétés, les proportions de chaque type de jeux variant selon les époques, à l’image probablement de leur propre prégnance dans le corps social :
– d’abord les productions mimétiques (dans le sillage de la narrativité théâtrale, romanesque et cinématographique) forment un noyau incompressible de l’imagination privée et collective. Comme le soutenait déjà Aristote dans sa Poétique, l’homme a un besoin natif et chronique de mythes, de confrontation à des histoires différentes de la sienne, qui rassemblent les ressorts des passions à travers lesquelles il construit sa propre vie et simultanément l’oublie par une fuite dans l’irréel. Toute mise en scène ritualisée de la vie satisfait ce besoin de représentation de l’humanité qui sert à nous arracher à notre propre finitude et à nous faire partager un monde à la fois même et autre. La diffusion télévisée quotidienne d’histoires, réelles ou fictionnelles, non seulement remplace le rituel du récit mythique et du conte, depuis longtemps raréfiés et réservés à une élite, mais supplante par la force de l’animation audiovisuelle la lecture du roman, qui a servi de médium ces trois derniers siècles pour répondre au besoin mythopoétique ;
– les spectacles agonistiques de leur côté subliment la violence sociale par un jeu de compétition qui est particulièrement développé dans les sociétés industrielles, où l’autocontrainte, imposée par la soumission du corps à la machine et de l’esprit à la hiérarchie et à l’autorité patronale, se trouve compensée par une socialité ludique faite de libres affrontements, catalyseurs d’extériorisations de tensions. Le sport de compétition, qui se développe tout au long du XXe siècle dans les communes, les associations, puis à une échelle nationale par l’intermédiaire de la radio et de la télévision, devient ainsi l’envers du monde du travail pénible et contraint. Les compétitions exacerbent les passions, poussent au paroxysme les luttes, sur fond de rires, de colères voire d’animosités, avant de récompenser sans délai les joueurs, ce qui s’oppose à la répression des émotions dans le milieu professionnel ou familial et à l’expropriation des fruits du travail transformés en marchandises. Cette fonction de compensation de l’agon, particulièrement vive dans les sociétés où règne l’oppression politique ou économique, s’étend grâce au médium télévisé à la masse des populations qui trouvent ainsi un dérivatif garanti à leurs inhibitions, frustrations et ressentiments. Le succès mondial des matchs de football, relayés par des chaînes de télévision, ne se laisse certes plus ramener à ce seul dérivatif du monde du travail imposé par la société industrielle, mais répond sans doute à un besoin institutionnel d’espaces licites d’expression de passions interdites ou normalisées, d’explosion légale de tensions violentes contenues le reste du temps du fait de la dépendance aux pouvoirs économiques ou juridiques ;
– l’alea assure quant à lui la satisfaction de pulsions de gain, le plaisir de la chance, forme de jeu d’affrontement au destin aveugle ; sa médiatisation contemporaine par la radio et la télévision va de pair avec son institutionnalisation par les pouvoirs publics qui s’assurent souvent le monopole des jeux d’argent. Première ressource nationale dans beaucoup de pays, ces jeux, qui dilapident d’ailleurs une part des revenus du travail, jusqu’à provoquer parfois endettement, misère et ruine des joueurs, trouvent dans la radiotélévision un support recherché et efficace. La retransmission des résultats des loteries nationales sous diverses formes ou des courses de chevaux, suscite une consommation très ritualisée et hautement captive des médias. La multiplication des jeux télévisés avec leurs gains impressionnants signe sans doute une tendance sociale lourde vers une fétichisation de l’argent, qui troque de plus en plus sa valeur d’échange contre celle de bien réifié, de marchandise immatérielle. Qu’ils soient mus par le hasard ou liés à une récompense de compétences reconnues (habileté, ruse, savoir, etc.), les jeux sont devenus une source privilégiée de productions audiovisuelles ;
– enfin la catégorie de l’ilinx, qui associe le vertige, l’excès, la possession, toutes formes de régression et de dilatation du Moi, a sans doute bénéficié de peu de relais collectifs dans les sociétés occidentales, que des religions apolliniennes et non dionysiaques ont tenu à distance de rites de transe, l’ilinx restant une occupation plutôt individuelle ou communautaire (consommation d’alcool et de drogues). Paradoxalement la médiatisation audiovisuelle récente a permis par le disque, le concert et les chaînes musicales, de développer des expériences de transe et possession, inconnues jusqu’alors. Cette expansion de la frénésie musicale, fortement amplifiée par le visuel, qui favorise le processus d’idolâtrie des chanteurs et la fréquence d’états hypnotiques produits par les enregistreurs et diffuseurs (lecteurs portables) des auditeurs/spectateurs, caractérise de manière significative une évolution de nos sociétés vers une consommation d’émotions violentes, une intensification de la vie corporelle, au détriment des échanges sur la base de contenus langagiers signifiants.
La culture de masse du divertissement relayée et amplifiée par la radio et surtout la télévision présente ainsi des traits paradoxaux. On y observe certes une palette à peu près stable de formes sociales de jeux, d’ailleurs subtilement entremêlées : ainsi le sport allie l’agon des joueurs, l’ilinx des spectateurs en furie, la mimesis assurée par la narration des classements des compétitions, sur fond d’aléa (celle des valeurs marchandes et des gains des joueurs), concentrant ainsi à lui tout seul tous les ingrédients de la sphère du divertissement. Mais inversement une approche diachronique plus poussée révélerait sans doute aussi une évolution de la part accordée aux différents composants ludiques, du fait en particulier d’une présence croissante d’un imaginaire de la violence attisé par la musique et les effets des jeux de hasard. La retransmission d’événements sportifs ou la production de jeux en studio tend de même à croître sur les chaînes, repoussant dans les marges les émissions d’instruction et d’information, jusqu’à provoquer la création de chaînes dédiées à la culture, qui s’y trouve comme enfermée dans un ghetto. La télévision n’est plus un prestataire de transmission de spectacles mais devient une institution de création et de contrôle de la distraction sociale.
En effet la télévision ne se contente plus d’être le miroir de l’évolution des besoins pathétiques et esthétiques de jeux, en les multipliant par la diffusion permanente, elle devient aussi responsable du renforcement et de l’exacerbation de nouvelles formes collectives d’amusement. La télévision se présente même comme un circuit fermé de formes de distractions : plus elle en propose plus elle s’en voit demander par un marché perméable aux modes. Prise dans un cercle vicieux, la télévision finit par se transformer en entreprise de production de jeux et spectacles ce qui lui permet d’assurer la meilleure adaptation de l’offre et de la demande. L’intégration d’équipes sportives ou de groupes de variétés dans l’économie audiovisuelle témoigne ainsi de ce que la télévision ne se limite plus à une médiatisation mais revendique une puissance de création de divertissements. Qu’elle soit d’Etat ou privée, par le biais des annonceurs, la télévision exerce une main mise sur l’évolution des formes sociales du jeu en en assurant le contrôle économique et symbolique. Par là elle se substitue à l’Etat en prenant elle-même en charge l’instrumentalisation des activités ludiques, libérées des fonctions de régulation des passions sociales. Il n’est pas étonnant que les effets induits de ces jeux télévisés finissent par échapper au contrôle social, comme l’illustre la violence générée par les stades ou les concerts de rock retransmis à une masse de co-participants spectateurs, complices de la transgression.
2/ L’hypnose cathodique
La télévision a incontestablement servi l’essor des arts et techniques du spectacle en participant à leur généralisation dans l’espace et le temps tout en assurant simultanément leur privatisation, qui contribuent tous deux paradoxalement à intensifier les rapports des individus au jeu et au divertissement. Pourtant ce processus apparent ne masque-t-il pas une dérive, une perversion voire une dénaturation de la vie même du loisir ? Et si l’on est fondé à donner crédit à cette hypothèse, comment rendre compte de ce processus ? Et ne faut-il s’en prendre qu’à la prétendue pauvreté des programmes audiovisuels si souvent invoquée comme faiblesse du médium ?
Le procès est fréquent et ressassé : la télévision aurait favorisé la diffusion généralisée de spectacles médiocres, triviaux, démagogiques, qui trancheraient avec le divertissement noble, édifiant, élitiste, véritable promoteur de culture. La déploration sur la décadence culturelle est aisée et apporte à son auteur des bénéfices immédiats. Mais peut-on oublier que la sphère des spectacles et des jeux, depuis la Rome antique, a toujours été exposée à la vulgarité, à la facilité, au mauvais goût voire au dégradant ? Entrer dans le seul débat de la qualité des programmes risque de nous condamner à une échelle de jugement moralisante, qui n’est sans doute pas le référent premier auquel on peut mesurer la distraction. Ne faudrait-il pas se demander plutôt si la télévision ne corrompt pas le vécu du spectacle, le plaisir ludique, du fait même du dispositif technique et esthétique qu’elle interpose entre acteurs et spectateurs ? La perte de sens du jeu ne devrait-elle donc pas être rapportée à l’ensemble des effets secondaires du médium, dans la mesure où la télévision coupe l’homme de l’expérience vécue du jeu ? Mais de quelles manières ?
La mutation des spectacles lors de leur enregistrement, diffusion et réception télévisée est profonde et touche tous les aspects de leur manifestation. L’hypertechnicisation de la mise en images constitue un premier signe de cette transformation. Certes une large part d’émissions se limite à une retransmission de spectacles vivants (cabarets, théâtre, concerts, épreuves sportives, etc.) mais, sous cette forme directe déjà, la sélection des images et leur montage les condamnent à n’en restituer qu’un champ perspectif très partiel. Si l’on voit apparemment mieux un spectacle sur écran que dans une salle, la perte de l’espace global, de la vie environnante, la réduction à deux dimensions du monde, entraînent une sorte de proximité illusoire, de bulle artificielle qui ne peut compenser vraiment le spectacle réel et total dans lequel est immergé le spectateur dans la salle.
Un pas de plus est franchi lorsque la télévision entreprend la production de spectacles originaux, le plateau de télévision devenant un nouveau lieu scénique, et le jeu sur scènes une espèce inédite de dramaturgie. Sous une apparence de spontanéité, d’improvisation, renforcée par la confiance en l’image, le spectacle confine cependant vite à l’artefact le plus factice où l’illusion est de tous les instants. Maquillage, prompteurs, qui soufflent les paroles, éclairages qui aveuglent ou font disparaître lumière et ombre, caméras qui ceinturent l’étroit espace d’évolution des acteurs, tous ces ingrédients parasites font que la scène du plateau se ramène à un espace d’exhibition tout entier encadré, hérissé d’artefacts. L’ancien deus ex machina du théâtre ne descend plus sur la scène en fin de spectacle mais est aujourd’hui en permanence en train d’agencer le pseudo-direct, de s’interposer entre les joueurs et les spectateurs. L’image captée et transmise sur l’écran à domicile fait croire à un monde sans vitre, sans fard, alors même que le spectacle médiatisé in fine sur le petit écran résulte d’une construction plus sophistiquée que jamais, faussement livré à l’improvisation. Autrement dit, le spectacle de télévision s’apparente à un produit fini, réalisé sur commande, adapté au médium, à la caméra et à l’écran, où même les réactions des spectateurs, rires ou applaudissements, peuvent être simulés sur bande sonore jointe. Ainsi l’immixtion de la caméra dans la sphère du spectacle vient soit le perturber (on sait combien le fait de filmer peut modifier le comportement, par le simple fait d’être placé sous l’objectif, c’est-à-dire d’être objectivé par la photographie), soit le recréer selon des impératifs de transmission qui modifient le déroulement propre d’un spectacle. Tout y est dès lors minuté, programmé, coupé, collé, amplifié de telle sorte que le téléspectacteur croit qu’il s’agit d’un événement spontané et improvisé. Si le spectacle télévisé ne rompt pas à première vue avec la technique théâtrale, dont le masque est l’essence, il n’en reste pas moins que tout est fait pour non seulement dissimuler l’artifice, mais surtout pour faire croire qu’il n’en existe aucun. En éloignant l’oeil du spectateur de la scène, en confiant à un dispositif d’enregistrement complexe et coûteux (caméras multiples, sélection d’images ou montages de séquences) le soin à tout moment d’instituer, de fabriquer la réalité du spectacle, la télévision contribue à un leurre qui transforme sans aucun doute l’être même du spectacle.
Un autre signe de la dénaturation du divertissement tient à une espèce de dévitalisation même de la participation au spectacle. Le divertissement populaire traditionnel implique toujours la participation de l’individu réel, avec son corps propre. Qu’on soit joueur ou spectateur, on se déplace dans l’espace, on adopte des postures nouvelles, on déploie des gestes et des mouvements typés, on est saisi d’émotions vives. L’accomplissement le plus éminent du divertissement est la fête, entendue comme passage à un mode d’être excessif, transgressif, qui fait accéder à une socialité renouvelée. Le triomphe de la technique télévisuelle invite au contraire à lier le temps du divertissement au repos, à la station assise voire couchée, à l’apathie des muscles, au relâchement des nerfs. S’installant devant l’écran qui lui sert déjà pour s’instruire ou pour travailler, le téléspectateur prolonge la posture et la gestuelle de sa vie ordinaire. Du travail au loisir les préoccupations psychiques changent, mais les dispositions anatomiques, physionomiques restent les mêmes. La télévision veut ses spectateurs assis, rangés, accoudés, la détente mentale étant assortie d’une relaxation corporelle. Or cette atonie, préambule d’une atrophie sensori-motrice des téléspectateurs, n’inhibe-t-elle pas en partie les fonctions psychiques mises en jeu par un divertissement ? Peut-on comparer, rendre commensurables les réactions musculaires et émotionnelles d’un être participant à un spectacle vivant et celles d’un spectateur inactif, consommant passivement une image à distance ? Mouvements, bruits, sensations du corps propres forment la texture vécue du spectateur, qui se trouvent comme filtrés, distanciés par la position devant l’écran. La télévision, même si elle provoque des passions, ne peut du fait même de l’éloignement et donc de l’absence du réel vu, provoquer ce condensé d’émotions en prise directe avec la vie, au premier degré. Participer à un spectacle vivant c’est aussi laisser l’imagination amplifier le vécu, c’est rêver, anticiper, se projeter, s’identifier, toutes formes d’activation d’affects et de représentations que l’écran vient atténuer, aseptiser, assoupir. On peut donc se demander si l’encadrement télévisuel du spectacle et des jeux ne sert pas de véritable amortisseur des émotions, affects et rêveries qui forment l’enveloppe indécomposable des vécus du monde réel du jeu.
Enfin que devient la sphère du spectacle lorsqu’elle est à la fois diffusée à une masse anonyme, standardisée de spectateurs et consommée à tout moment de la vie quotidienne ? La production de divertissements télévisés échappe au cercle étroit d’une institution (un théâtre, un cirque), d’une ville, d’un groupe social. Le divertissement télévisé continue certes à véhiculer des spécificités culturelles de son auditoire (de ce fait la télévision européenne est encore à venir, car chaque chaîne flatte les manies et attentes de son public régional ou national), mais la fabrication s’apparente à celle d’une marchandise décontextualisée, destinée à être expédiée sur les ondes, sans qu’on sache jamais quel est le public qui y assiste. Avant la télévision, le public se rendait au spectacle, à présent le spectacle va à la rencontre du public, mais dispersé, anonyme, abstrait, caché derrière un écran. De ce fait même l’écran en rapprochant le divertissement de moi, en le mettant à ma disposition, ne donne accès qu’à un monde mis en scène, sans destinataire en chair et en os. Le spectacle est mis en boîte et peut être recyclé librement sans entrer dans un monde commun, sans devenir un spectacle pour des personnes reconnues comme spectateurs.
Cette disparition d’un espace de rencontre entre joueurs et spectateurs s’accompagne encore d’une diffusion mécanique, automatique, indépendamment de toute temporalité consacrée au jeu. Le divertissement, par la force des choses, prend place dans un horaire, un calendrier, une rythmique psychologique et sociale, qui lui libèrent une place. En diffusant en continu des programmes, les chaînes déjà pléthoriques permettent de se brancher à tout instant sur des spectacles, en dehors de toute préparation, de tout aménagement de la vie. Le spectacle fait irruption dans nos vies au détour de n’importe quel écran disposé sur nos itinéraires, perturbant ainsi l’attention. A la temporalité propre du loisir, devenue scène de genre de la vie collective (la peinture hollandaise a conservé un riche corpus de scènes de récréation collective), s’oppose à présent une fragmentation des spectacles sur un fond discontinu d’instants hétéroclites. Le spectateur se comporte d’ailleurs de plus en plus en consommateur, qui clipe et zappe, interrompt et mixe des fragments d’images et de sons, indépendamment de toute attente, indifférent à l’ordre intérieur du spectacle. Alors même que les créateurs d’une oeuvre veillent à à la cohérence d’une histoire (tout récit ne devait-il pas comporter pour les Anciens un début, un milieu et une fin ?), le téléspectateur peut interrompre, sectionner, mélanger les moments et les séquences. Alors qu’en temps réel et sur le vif, nous sommes soumis à la nécessité interne d’une oeuvre (théâtre, cinéma, drame, compétition), devant un téléviseur nous sommes prêts à disséquer les flux d’images, à donner libre cours à l’impatience. D’où la nécessité en retour pour les producteurs de spectacles de provoquer à tout prix l’attention, d’occuper l’espace mental du spectateur, car il faut lui faire violence, pour l’attacher, avant qu’il ne cherche à vagabonder vers d’autres images plus excitantes. L’appareil fonctionne donc comme un stimulateur de sensations de plaisirs qui doit renouveler sans cesse ses excitants pour maintenir coûte que coûte le spectateur devant son écran. L’émission de divertissement n’est plus une oeuvre autonome qui s’auto-développe pour elle-même, dans son temps et espace propres, mais un stimulus en concurrence avec d’autres ; elle ne vit donc plus comme une totalité qui a sa raison d’être, sa durée propre pour se faire reconnaître. Cet “effet zapping” qui témoigne de l’instrumentalisation du spectacle TV qui doit obéir à une surenchère de stimuli attractifs, fait glisser l’être-au-monde ludique vers une régression infantile, où le monde extérieur se confond avec le principe du plaisir. Ce besoin de l’industrie du spectacle de fixer les spectateurs papillonnants conduit par la même à une sophistication de la forme des spectacles, à une démagogie des contenus, afin d’échapper à la lassitude et répondre à la compétition.
3/ Le divertissement post-spectaculaire ?
Pourtant ce procès n’est-il pas déplacé, empreint de quelque nostalgie de l’âge d’or du jeu ? La télévision ne favorise-t-elle pas l’accès démocratique au droit de se divertir, d’oublier le sérieux de la vie par un passe-temps certes insignifiant mais inoffensif ? L’accroissement du nombre de téléspectateurs et leur fidélisation au médium contredit en apparence l’interprétation soupçonneuse proposée ci-dessus. Faut-il incriminer l’erreur ou la fausseté d’une analyse qui aurait tendance à projeter une interprétation sceptique et mélancolique sur un besoin de distraction satisfait massivement ? Ou sommes-nous bien en face d’une mystification réussie qui parviendrait à faire croire à une masse entière de téléspectateurs qu’ils ne s’ennuient pas, ne perdent par leur temps devant la télévision ? La télévision relèverait ainsi de la même analyse que la “caverne” allégorique décrite par Platon, en occupant comme elle la place d’un leurre dont on ne peut s’arracher, s’émanciper sans violence. Le propre de la culture télévisuelle n’est-il pas en effet d’induire, de renforcer, comme par réflexe conditionné, une dépendance, une sorte de fascination qui inhibe tout esprit critique ? Dans ce cas le plaisir pris au spectacle télévisuel, tout en étant assumé par les intéressés, ne serait-il pas finalement qu’un plaisir faussé, une illusion de plaisir ? Mais un plaisir illusoire offre-t-il moins d’excitants bienfaisants qu’un plaisir dit vrai ?
La difficulté s’accentue du fait que la fonction distrayante de la TV n’a pas à être évaluée en fonction de son rapport au vrai. On ne cherche pas dans le spectacle une vérité mais une occasion pour suspendre la pensée, pour neutraliser le sérieux. Peut-on dès lors juger qu’un divertissement est faux, fragile, inconsistant, faible, médiocre s’il permet de se divertir de la vie ? Pourquoi la consommation de la télévision serait-elle de valeur moindre que la participation à une fête collective, à une compétition sportive, à une pièce de théâtre ? Mais si le vécu du divertissement se voit précisément reconditionné par le phénomène même de la télévision, celle-ci n’impose-t-elle pas un mode de jeu qui n’est plus comparable au spectaculaire antérieur ? Et s’il existe bien une spécificité du divertissement TV, comment le caractériser s’il rompt avec les formes du spectacle ? Dans quelle socialité sommes-nous entrés pour que cette expérience esthétique d’un nouveau type puisse y trouver une consistance, une fonction ? De quel divertissement s’agit-il dans la télévision, corollairement quelle image de la vie sociale le divertissement TV transmet-elle ?
En premier lieu, la télévision ne peut être tenue pour un simple canal de diffusion du spectacles, qui se contenterait de démultiplier les lieux d’amusement et de les servir sur écran à domicile. Loin de n’être qu’un transport d’images, la télévision est parvenue en un demi-siècle à modifier l’être et les effets même de l’image dans ses dimensions ludiques. Car la sphère archaïque du jeu et de la fête est en un sens l’inverse de la consommation, puisqu’elle vise d’abord à “consumer” la vie. Par la transe, la possession, la violence physique, le déguisement, l’excès, le spectacle conduit l’être à rompre avec la maîtrise de soi, nécessaire au travail, à la soumission du corps à des tâches imposées et programmées. Se divertir est alors moins se détendre, au sens d’un relâchement, comme le suggère la détente devant son téléviseur, que de retendre notre corps, nos affects, nos images. L’opposé de l’activité contrainte par les besoins sociaux n’est peut-être pas l’activité libre, au sens de libérée de toute activité. L’inaction, la passivité, la détente sont nécessaires à la vie mais elles donnent lieu à des conduites finalisées, sous forme de repos et de sommeil. Il reste à vivre autrement, à explorer et acclimater l’envers de la production et du travail, c’est-à-dire à rechercher une situation existentielle globale, qui donne accès à une vie autre. Danse, sport, théâtre, fêtes populaires, carnaval, ont de tout temps joué ce rôle, non d’assagir la vie, mais de la porter à l’excès, l’excédent.
Au contraire en nous capturant, aussitôt les tâches contraintes achevées, en nous figeant devant un appareil de transmission des images de la vie, la télévision nous condamne à un étrange divertissement. Nous tournons moins le dos à la vie en l’abolissant par la tension, l’effort, la violence, l’excès, que nous l’aseptisons, la parodions, sans engagement, sans implication. La TV assure une sorte de mise entre parenthèses du pôle dionysiaque de l’existence, qui n’est restitué que sur l’écran apollinien des apparences sans contact autre qu’à travers la vitre et le haut-parleur. En dédiant une large part de notre vie de loisirs aux spectacles du petit écran nous laissons s’atrophier notre pouvoir de dépenser l’énergie de la vie, de jouir des possibles rêvés, de nous adonner au jeu, entendu comme écart avec le réel.
Il est vrai que cette mutation du spectacle ne semble pas provoquer de déception, de frustration, de désertion majeures. Bien au contraire. L’image télévisée occupe, retient le spectateur, le fascine, en dépit de la médiocrité souvent avouée. Il est donc à craindre que le divertissement est indépendant de l’objet même qui en est la source, ce qui le ramène à une sorte de conditionnement primaire. En ce sens d’ailleurs l’interchangeabilité des stimuli, jamais autant réalisée qu’à la télévision, favorise sans doute l’intensification de la sidération de la subjectivité. La télévision, par la saturation de spectacles qu’elle impose, peut être rapprochée d’un hypnotique dont le défilé vibrionnaire d’images provoque une baisse de la vigilance et un bien-être proche de l’inconscience.
Mais on peut aussi faire l’hypothèse que les téléspectateurs se trompent, s’illusionnent sur leurs loisirs et que leurs sentiments d’être distraits sont à leur tour une fiction. D’ailleurs le vécu de la distraction est en un sens semblable au vécu de tout sentiment, qui se soumet mal à la disjonction, réel et imaginaire. De même qu’il existe des plaisirs et des amours imaginaires, qui peuvent disparaître par désillusion, on pourrait parler d’une expérience du divertissement fictive, feinte, qui leurre le sujet lui-même. La télévision aurait ainsi la puissance de suggérer à ses consommateurs qu’ils éprouvent effectivement un plaisir qui serait imaginaire et donc faux. Il est vrai qu’il n’est pas aisé de se mettre en situation d’évaluation de la fausseté d’un plaisir et de la mauvaise foi de celui qui croit aimer une chose ou une personne alors qu’il n’est que la proie d’une autosuggestion qui ne résisterait pas à une vraie mise à l’épreuve. Nous parons, spontanément, le spectacle télévisé de vertus et magies à l’égal de ce que nous faisons dans la cristallisation amoureuse, telle qu’elle est décrite par Stendhal. Mais ne faudrait-il pas mettre à l’épreuve cette croyance illusoire et envoûtante ? Comparée aux jeux et spectacles réels, la TV peut apparaître comme une morne et triste parodie. Qui a connu la passion d’une aventure, le monde réel de la compétition sportive, les coulisses ou même la salle d’un vrai théâtre, peut difficilement se laisser duper par ces reproductions étiques qui se succèdent sur notre petit écran. L’impression de divertissement de la TV risque de ne tenir qu’à la rareté ou à la disparition de la vie, réelle, de ses espaces et temps de jeux. On n’aime donc peut-être la TV que par défaut. Si elle se trouvait ouverte à la concurrence, si elle connaissait de temps en temps des pannes généralisées, elle ne résisterait pas à la désillusion et au désamour. Encore faut-il précisément que l’homme contemporain trouve encore l’occasion et surtout le désir de l’alternance, préfère différer la tentation du petit écran pour sortir de chez lui, descendre dans une rue, une salle, une enceinte de jeu. Or n’est-il pas déjà gagné par le syndrome lymphatique de la TV, qui pousse à vivre à l’économie, dans une sorte d’atonie du corps, de ralentissement généralisé des sens ? Par là la TV se révélerait comme un narcotique collectif, qui atténue notre sens critique, coupe les élans de nos désirs, étouffe notre curiosité. Se divertir sans TV, loin de la télé, c’est renouer avec la vie, le jeu de la vie, la vie en jeu, mais encore faut-il réactiver en nous la puissance de vie que l’image télévisée s’ingénie à endormir, pour mieux nous soumettre à son empire et son emprise de faux spectacles.
Ces esquisses d’une critique anthropologique de la télévision permettent en tout cas de confirmer l’hypothèse initiale d’un insensible déplacement de la ligne de démarcation entre travail et jeu, vie et spectacle. La télévision succède certes à la sphère du travail (mais peut s’y loger aussi) mais sans réactiver les éléments constituant le vécu du divertissement d’un âge pré-électronique. Et si elle occupe de fait l’attention d’une masse indénombrable d’individus il n’est pas sûr qu’elle les pourvoie d’un type de distraction comparable aux spectacles et fêtes du passé. Bien plus la télévision a peut-être été la première forme technique et esthétique de mutation, de transfiguration de l’être-au-monde ludique. Elle a certes rapproché l’homme des spectacles par le biais des caméras et écrans, mais en même temps elle a imposé un renforcement de toutes les illusions sur fond d’une désocialisation du plaisir même de l’illusion. En remplaçant la vie festive par un asservissement de l’oeil et des mains à une machine (qu’Internet vient à l’heure actuelle généraliser), elle est cause d’une régression psycho-motrice, d’un appauvrissement émotionnel et imaginatif et enfin d’une uniformisation des contenus intellectuels. Inversement la télévision vient de donner naissance à un nouveau type d’occupation de la vie, où l’on cherche avant tout à se griser de flux d’images, par un renouvellement continu de stimuli audiovisuels, afin d’accéder à une sorte de torpeur quasi hallucinée où le contenu du message importe moins que le médium. Là où le divertissement pourrait servir d’alternance à une revitalisation de l’existence, la télévision et ses formes évoluées de machines audiovisuelles risquent de jeter les spectateurs dans une béate somnolence, condition favorable pour toutes sortes de manipulations et d’assujettissements, qui signent la fin de la liberté.