Introduction
Dans les Balkans, plus qu’ailleurs, les facteurs culturels, historiques et identitaires ont déterminé, en la rendant instable, la géopolitique de cette région compliquée. Des limites incertaines et disputées et des risques d’enclavement, en raison de la multiplication des frontières, ne lui ont épargné ni guerres, ni exils, ni diasporas. « Ce n’est qu’à présent, où la paix semble s’affermir […], que cette partie du continent européen commence à faire valoir ses traditions et à démontrer que la civilisation européenne est bien plus riche qu’on l’imaginait, que la culture européenne n’est pas seulement l’idée du progrès et du développement, issue de l’époque de l’âge des Lumières, mais aussi une autre manière de concevoir la vie », écrit Georges Fréris dans l’Introduction dans La Francophonie dans les Balkans. Les voix des femmes[1].
S’il est difficile de décrire les peuples balkaniques dans la complexité de leurs relations et leur coexistence à travers les siècles, un seul mot suffirait à retenir : diversité.
Dans la péninsule des Balkans, la diversité des États et celle des mondes auxquels ils appartiennent, balkanique, méditerranéen ou slave, est sans doute prétexte de conflits, mais c’est aussi une source inépuisable de richesse. Entre concurrence et convergence, rationnel et absurde, guerre et paix, pluralisme et totalitarisme, terreur ou nostalgie, rapports de force et rivalité de puissance, résurgence des conflits perpétrés et antagonismes nationaux, les Balkans restent un singulier espace européen, non pas par sa géographie, mais par sa vision culturaliste.
Mélange des cultures et des textures, résultat de la coexistence des peuples à travers les siècles, dans son unité et sa diversité, les Balkans apparaissent comme une extraordinaire mosaïque des peuples et une véritable géographie culturelle.
Pourquoi, à l’époque de la mondialisation, s’intéresser à des cultures menacées d’extinction ? Sans compter que les migrations – phénomène majeur des années 2000 – viennent bouleverser les hiérarchies dans l’Europe du Sud-Est où cosmopolitisme rime avec nationalisme et multiculturalisme.
D’une part, les Balkans sont une zone de carrefour, un prodigieux creuset d’influences humaines et culturelles où les civilisations et les peuples ont laissé des traces profondes sur les paysages et sur les mentalités à travers les siècles. Plus qu’un espace de circulation, ils constituent un espace refuge qui a su préserver, à l’intérieur de son territoire, des cultures, des identités et des particularismes. C’est d’ailleurs ce redoutable multiculturalisme qui semble être à l’origine des troubles des XXe et XXIe siècles.
D’autre part, méconnus et souvent déconsidérés, les habitants des Balkans et leurs cultures ont de quoi nous intéresser. Les intellectuels grecs, serbes, albanais, croates et bosniaques, slovènes et macédoniens, bulgares et roumains mènent, hors des sentiers battus, des entreprises de « désillusionnement », selon le dramaturge Dimitri Dimitriadis. Le succès du jeune cinéma serbe et roumain ou l’inventivité du design slovène témoignent d’une richesse artistique de tradition autrichienne qui ne demande qu’à être partagée.
***
Balkans, Europe du Sud-Est, Europe centrale ? Difficile à déterminer, la fluctuation des frontières incluait ou excluait depuis toujours des pays dans un rapport de domination ou de force dans cette terre fragile tant enviée.
Dans cette région où les limites sont floues et les frontières mouvantes, définir la typologie des Balkans n’est pas une tâche facile. Car si ses limites coïncident, ce n’est pas par hasard qu’ils se recouvrent aussi. Entre la Méditerranée, la župa slave ou la cité grecque, il n’existe guère d’intermédiaires.
Si le terme “Balkans” désigne au sens strict les régions d’Europe appartenant à l’Empire ottoman il y a deux cents ans qui ne sont plus turques aujourd’hui, à savoir, la Grèce, l’Albanie, la Bulgarie, la Roumanie et une grosse moitié de la Yougoslavie, au sud du Danube et de la Save : Serbie, Bosnie, Monténégro, Kosovo, Macédoine, au sens plus large du terme, les Balkans englobent aussi l’autre moitié de l’ex-Yougoslavie située plus au nord : Voïvodine (serbe), Croatie, Slovénie. Ils jouissent d’une triple personnalité, méditerranéenne et maritime par leur littoral, centre-européenne par leurs plaines septentrionales et purement balkanique par leur volume continental.
Dans leurs efforts pour découper l’espace européen en régions, les géographes du début du XIXe siècle ont défini trois ensembles dans l’Europe méditerranéenne, trois péninsules du continent divisées par des masses montagneuses : les Pyrénées, les Alpes et enfin l’Haemus héritage de l’Antiquité dont l’ignorance de nom a nourri des perceptions et des stéréotypes tout à fait négatifs. À la place du terme Haemus, le géographe allemand Zeune a préféré le mot turc “balkan”, puisque la région était associée à l’altérité que représentait l’empire ottoman, cette anti-Europe. Le terme “balkan” évoquait tout ce qui est sombre, compliqué, irrationnel. En turc il signifie “montagne boisée”, cette montagne sauvage, infestée par les brigands, irréductible à la puissance ottomane. Aux stéréotypes négatifs s’ajoutent les problèmes, les déchirements, les guerres, les tragédies balkaniques et les antagonismes impérialistes européens qui ont donné aux Balkans une image dévalorisante.
L’existence d’États avec des frontières offre une autre voie possible : la péninsule balkanique comme un ensemble d’États. Tâche ardue certes, parce qu’on est confronté encore une fois à l’épineux problème des frontières. La Roumanie appartient aux Balkans ou à l’Europe centrale ? Les Roumains préfèrent se distinguer des Balkaniques, bien que leur histoire les lie intimement à eux. Pour ce qui concerne la Yougoslavie, tant qu’elle existait, le problème d’appartenance aux vieux Balkans ne se posait pas. Mais depuis l’existence de nouvelles Républiques, on se demande si la Slovénie fait véritablement partie des Balkans, vu que géographiquement et culturellement reste plus proche de l’Autriche. Et dans quelle mesure la Croatie catholique est-elle vraiment balkanique ? Quant à la Turquie, s’il est vrai que sa partie européenne est sans aucun doute balkanique, il est certain que le reste n’y appartient pas. Enfin, pour ce qui concerne la Grèce, il s’agit d’un pays à double vocation, balkanique et méditerranéenne.
De caractère montagnard et de personnalité méditerranéenne, les Balkans se présentent dans l’archipel européen comme une « constellation d’îles », terme que Fernand Braudel a utilisé pour parler de sa chère Méditerranée, je dirais moi-même, l’« île des Balkans » pour son aspect géomorphologique et le morcellement de la péninsule du Sud-Est.
Aux confins de l’Europe et du Proche-Orient, aux franges des empires – Empire ottoman, Autriche, Russie puis URSS qui s’en disputaient la maîtrise –, mélange confus des peuples, des religions et des territoires enclavés entre l’Adriatique, la mer Noire et le Danube, les Balkans ont été longtemps sur l’avant scène de l’Europe par les avatars des régimes totalitaires, fascistes ou communistes.
Champ de bataille meurtrier des deux guerres mondiales et deux totalitarismes, les États balkaniques – sauf la Grèce –, ont été soumis au communisme pendant la guerre froide. Aujourd’hui, la plupart ont intégré l’Union européenne, et les autres aspirent à la rejoindre. Les conflits balkaniques, la première guerre mondiale, l’embrasement et l’effondrement de l’Europe et la dislocation sanglante de la Yougoslavie dans les années 1990, ont fait des Balkans un terrain ensanglanté. Terre de poudre et de feu, la terre balkanique fut longtemps un volcan à flammes.
Artichaut politique et social, composé par une multitude de pays construits sur le principe d’identité nationale, Slovénie, Bulgarie, Roumanie, Croatie, Macédoine, le Monténégro nouvellement indépendant, Bosnie, Kosovo – le foyer des conflits récents –, Albanie – coupée longtemps du reste du monde restant un pays marginal.
Espace convoité ou terrain d’essai, pour les nouveaux pays apparus, les Balkans encourent à la démocratisation et l’effacement des nationalismes qui a fait couler le sang en plein XXe siècle et provoqua des conflits modernes, exodes, migrations et vagues interminables des réfugiés.
Si violence, meurtre, désordre et déchirement sont les traits négatifs associés depuis de longue date à l’espace balkanique, les Balkans ont une nouvelle histoire à transcrire dans le processus de modernisation et l’intégration à l’Union européenne. Au seuil du XXIe siècle, les Balkans entrent dans une nouvelle phase de dynamique dans la construction européenne et dans la construction des nations.
***
Peu importe où s’arrêtent les Balkans. Peu importe les frontières et les lignes de démarcation, si pénibles et sanglantes et si passionnément discutées et disputées. Loin de termes ou d’appartenances, balkanique ou pas, plus que problème ou région, aux termes posés par le géographe André Blanc[2], les Balkans sont avant tout un grand carrefour géo-culturel.
Les Balkans est un territoire de grande complexité et de grande diversité, géographique et culturelle, soumis à l’imbrication des nations. Divisée sur les lignes de genres de vie, la diversité et la fragmentation de l’espace naturel qui caractérisent les Balkans induisaient la fragmentation et la diversité des ces entités sociales organiques. Mais si la modernité dans les Balkans se caractérise par la fragmentation territoriale et identitaire, la pré-modernité fut marquée par l’unité et la continuité. Contrairement à l’Europe occidentale, les Balkans ont vécu pendant deux millénaires dans le même monde impérial. Empire romain, Empire byzantin et Empire ottoman se sont succédés sans rupture systématique, comme celle du Moyen Âge en Occident.
Resté depuis longtemps la partie européenne du vaste Empire ottoman, les Balkans, cet ensemble mystérieux que les Occidentaux appelaient Orient, fut en pleine décadence au XIXe siècle. En 1912 et 1913 éclatent successivement les deux guerres balkaniques, les Turcs sont presque chassés d’Europe. Les territoires perdus, Kosovo, Macédoine, Epire, etc., sont partagés entre les Grecs et les Serbes, les Macédoniens se considèrent comme des Bulgares et le Kosovo est peuplé en majorité d’Albanais. Des déplacements forcés des populations, exodes et massacres ont accompagné l’histoire des Balkans. Les mélanges de population, trait commun des Balkans anciens, sont en échelle de régression et la question d’Orient ne se pose plus en 1913, puisque les Turcs ne sont plus présents.
Toutefois, il faut le souligner dès le début, les États balkaniques sont des créations récentes commencées pendant la première partie du XIXe siècle. En raison de ce “télescopage” spécial sur les Balkans, j’essaierai dans mon Introduction, de faire appel, assez brièvement, au lent processus de balkanisation et du morcellement de la péninsule à travers les siècles, afin de mieux comprendre les particularités et la complexité de cette région nommée Balkans qui a fait couler l’encre et le sang.
Région de grands troubles de par les siècles, la tyrannie du milieu physique va de pair avec le poids de l’histoire balkanique. En effet, dans l’histoire, les Balkans se présentent comme un carrefour d’influences diverses et controverses.
Si dans l’Antiquité, ce qu’on a appelé tardivement “Balkans”, se trouvaient dans un axe d’antagonisme entre l’Hellénisme et la Barbarie, avec les cités grecques qui occupaient le sud de la péninsule et son littoral égéen, la conquête romaine a réalisé l’unification politique des Balkans. Leur intégration dans l’Empire romain a eu des conséquences géographiques et culturelles profondes, puisque avec la construction des routes, les Balkans devenaient accessibles à la circulation des hommes, des marchandises et des idées. Après la crise de l’Empire romain déclenché à partir du IIIe siècle, fut succédé en 330 par l’Empire byzantin et Constantinople, la deuxième Rome. Zone de carrefour en mi-chemin désormais entre les deux Romes, les Balkans furent aussi une zone de confrontation. Toutefois, l’essor de Constantinople ne pouvait que faire profiter aux Balkans, de sorte que « l’histoire byzantine et l’histoire balkanique s’identifient »[3].
Sa longue histoire va en effet de l’Empire byzantin (330) jusqu’à la guerre froide et le début du processus de démocratisation des pays communistes (1989), il faudrait plutôt retenir que l’Empire byzantin à son apogée, c’est-à-dire du IXe au XIe siècle se présentait comme un ensemble homogène et soudé grâce à la haute civilisation et culture byzantines, la cohérence de l’idéologie impériale et le rayonnement de l’église orthodoxe, objet de fascination pour les peuples barbares. Dans les Balkans, « on assistait à partir de cette période à toute une série de migrations vers les territoires byzantins »[4]. Les migrations conduisaient à l’assimilation des nouveaux venus et parfois à la création de nouveaux États, parfois même à des tentatives de constitution d’Empires à l’instar de l’Empire byzantin. « C’est sur cette réalité historique mouvante et mal connue, que les historiens nationalistes du XIXe siècle ont fondé une grande partie des idéologies des Nations et des États balkaniques, en considérant les conflits entre le centre byzantin et ses périphéries barbares comme des guerres de Nations déjà constituées contre un empire grec »[5]. Or, Byzance était un Empire multinational et les guerres menées par Constantinople contre les Bulgares, les Serbes et les Turcs apparaissaient comme des luttes internes que comme des guerres entre des entités différentes. Toutefois, le véritable adversaire de Byzance était l’Occident et ses deux autres adversaires externes, l’un après l’autre, les Perses et les Arabes. Vint l’époque des Croisés en 1204 qui, n’ont pas pris Constantinople pour mieux organiser l’Empire, mais au contraire pour la détruire, d’où la méfiance des peuples balkaniques et orthodoxes envers Rome. Quant aux ennemis internes de l’Empire, ce furent les Bulgares, les Serbes et les Turcs. À partir du VIe siècle, les tribus slaves (indo-européennes) dont les Serbes et les Croates, traversent le Danube et s’installent dans les territoires balkaniques de l’Empire en formant les “sclavinies”. Au VIIe siècle, un peuple finno-ougrien franchissait le Danube, rencontrèrent les tribus salves dans la Dobroudja et en Thrace, leur mélange donna naissance à un nouveau peuple, les Bulgares. Vint le tour des Turcs, peuple nomade asiatique qui, avant de prendre la place des Byzantins à Constantinople et dans les Balkans, avaient créé des États et des Empires entre la Chine et l’Europe centrale. Ainsi, dans l’Antiquité, il y avait des États balkaniques (Bulgares, Serbes, Ottomans) qui n’avaient pas des territoires déterminés, les populations n’étaient pas homogènes du point de vue ethnique et dont les chefs se donnaient des titres qui ne correspondaient pas à une seule “nationalité”.
Dans cette suite historique, les nationalismes du XIXe siècle « réfèrent à l’histoire d’Empires et non d’États nationaux »[6]. Et que les idéologies modernes et les nettoyages ethniques qui caractérisent l’histoire des États balkaniques modernes n’avaient pas à avoir lieu. Il faut dire aussi qu’au moment de la prise de Constantinople, si les Balkans étaient divisés entre une aire linguistique slave et une aire linguistique grecque, en revanche, ils étaient unifiés par l’orthodoxie. Bien sûr qu’il y avait le catholicisme en Croatie et en Dalmatie, mais aussi l’islam, dans les territoires occupés par les Ottomans, que certaines populations avaient accepté, les Albanais et les Bogomiles de Bulgarie au Xe siècle. Toutefois, dans l’Empire ottoman, et en tout cas au début de l’Empire et jusqu’au XVIIe siècle, non seulement l’ethnicité n’existait pas, mais elle était bannie dans l’Empire comme danger pour l’universalisme impérial et ecclésiastique. De plus, du point de vue culturel, en tout début de l’Empire, et en tout cas avant l’ouverture de l’Empire à la pénétration économique occidentale qui provoqua la crise de l’Empire, les orthodoxes étaient plus proches des Ottomans que des Latins, et s’étaient mutuellement influencés. La crise du système ottoman et les guerres aux confins de la péninsule affectèrent les conditions de vie des populations balkaniques au XVIe siècle et de nombreuses révoltes en pays bulgares, serbes ou grecs transformèrent encore une fois le paysage des Balkans. Le progrès de l’islamisation fut à l’origine d’une mutation profonde aux XVI et surtout au XVIIe siècles avec par exemple les Bogomiles en Bosnie-Herzégovine ou les Pomaks (Pomaci), les Bulgares du Rhodope dont les descendants existent encore. Mais dans l’Europe des Lumières, les Balkans ottomans devenaient une zone d’arriération culturelle et d’économie semi-coloniale. La reconquête chrétienne fut indéniable, avec l’avancée des Habsbourg (1884-1739) ayant comme front principal celui de l’Europe centrale. Suivant une tradition séculaire, des exodes accompagnèrent la conquête chrétienne, en particulier celle de Kosovo et la région de Metohija (Shkodër).
De la Cité grecque à l’Empire macédonien, de l’Empire byzantin aux États slaves hellénisés, de la grandeur et décadence des États slaves des Balkans (Bulgarie et Serbie) aux conquérants ottomans et le sultanat de Rûm (l’ancien pays des Grecs, les Rumaioï) (1081), de la conquête des Balkans (1362-1451) à l’Empire ottoman (1451-1566) et Süleyman Ier dit Soliman le Magnifique, protecteur de l’islam (et le système des kânun qu’il établit pour ses sujets), l’histoire des Balkans fut longue et mouvementée. « Le récit de la conquête des Balkans par les Ottomans a mis en lumière des phases violentes […] les États chrétiens furent détruits, leurs noblesses décimées dans les batailles, leurs populations bousculées et pillées. Mais les Balkans restèrent aux Balkaniques et l’Empire ottoman se trouva gros de peuples chrétiens modelés depuis un millénaire par le modèle de Byzance »[7].
Les conquérants apportèrent un modèle issu d’un héritage turcoman et irano-arabe. L’association de ces deux modèles dura près de cinq siècles et donna à la péninsule cette spécificité qu’on appelle « balkanique ».
La conquête ottomane perturba les groupes ethnolinguistiques qui existèrent depuis toujours dans les Balkans : grec, albanais, roumain, bulgare, serbe, et de nouveaux groupes arrivèrent : Turcomans dits Turcs, Tcherkesses et tatars, Arméniens, Tsiganes, Juifs. D’où la fluidité de la stabilité dans les Balkans entre les différents blocs ethniques et les frontières en perpétuelle mouvance avec les transferts des populations et les entreprises de colonisation.
Sans plus insister sur les vieux Empires qui ont constitué l’histoire des Balkans au fil de siècles, je retiendrai l’héritage du passé, riche et protéiforme, comme dépositaire d’un héritage culturel hétérogène sur le fond ethnico-réligieux.
À l’aube du XIXe siècle, deux nouveaux États chrétiens ont vu le jour en 1833, un État indépendant pour la Grèce, un autre autonome pour la Serbie ; ce fut le début d’un ordre nouveau dans les Balkans. Le mouvement national roumain et la guerre de Crimée (1853-1856) aboutissaient à la naissance d’un nouvel État chrétien dans les Balkans : la Roumanie (1859-1875), issues de l’union de deux principautés vassales du sultan, la Moldavie et la Valachie (en 1859). Vint le tour du nouvel État bulgare (en 1879). À cette période d’éveil et d’affirmation des nationalités dans les Balkans, les États chrétiens devaient se fixer des objectifs visant à l’épanouissement politique, économique et culturel de chaque groupe. L’émancipation des peuples chrétiens sous l’égide d’une Russie qui passait de la Sainte Alliance au panslavisme était très vivace chez les peuples balkaniques qui devaient s’émanciper du « joug ottoman ». La Megale Idea inspirée de l’Antiquité et de Byzance a ranimé de nouveau Serbes, Grecs et Bulgares à la vision unitaire du « Grand Projet », ce qui fut à l’encontre des désirs des Puissances qui avaient contrôle sur l’Europe des Balkans. Mais les rivalités des États chrétiens, avec les combinaisons ethniques et les antagonismes impérialistes allaient faire des Balkans la poudrière de l’Europe. (1878-1912). La Bosnie-Herzégovine restant sous l’occupation de Vienne et de la monarchie des Habsbourg avec la séparation nette entre les trois groupes, Bosniens, Croates et Serbes et la double équation catholique = Croate, orthodoxe = Serbe, était le jeu joué par Vienne et qui allait devenir une catastrophe mondiale. Si l’Histoire avait depuis toujours séparé les peuples slaves du Sud (Bulgares, Serbes, Croates, Slovènes) en les faisant évoluer depuis leur conversion au christianisme au IXe siècle, si aussi Bulgares et Serbes formèrent au Moyen Âge des royaumes et des empires indépendants qui tinrent tête à l’Empire byzantin, les Slovènes ne pourraient jamais constituer d’État, tandis que les Croates, après deux siècles de vie dans un royaume autochtone, partagèrent huit siècles durant le sort des Hongrois (depuis 1102).
À côté de tout cela, imbroglio macédonien (1850-1908) usurpé par le nouveau pays proclamé en Macédoine (ARYM) alors que le terme Macédoine renvoyait au royaume de Philippe II dans l’Antiquité et d’Alexandre le Grand, en plus de l’argument principal que jusqu’en 1870, les Grecs de Macédoine formaient l’élément culturel dominant de la population chrétienne de Macédoine, on ne peut en aucun cas nier que la Macédoine est une région de l’Hellade et arrêter une fois pour toutes les prétentions des Slaves sur l’échiquier macédonien. Les guerres balkaniques (1912-1913) et la Première Guerre mondiale (1914-1918 et 1922 pour la Grèce), fut une période douloureuse qui marqua la crise de croissance et l’accession à la maturité des États des Balkans contemporains[8].
Pendant les guerres balkaniques, pendant que les armées des États s’affrontaient, les pays albanais se révoltaient de nouveau aboutissant à la formation d’un État albanais, alors que depuis l’“incident” de Sarajevo (juin 1914) débouchant sur une guerre européenne, puis mondiale, le chemin de croix des Serbes est long.
À la fin des guerres balkaniques, comme partout en Europe, l’heure était au nationalisme et le modèle français de l’« État-nation » en était la référence. Mais il fut aussi à l’origine des oppositions interethniques aggravées par des tensions sociales et religieuses. Elles firent de ces États “nationaux” des constructions fragiles, oscillant entre la dictature et l’éclatement[9]. De l’ombre des démocraties on glisse à l’ombre des dictatures (avec les rois Alexandre en Yougoslavie, Carol en Roumanie, Boris en Bulgarie, Zog en Albanie, et du général Métaxas en Grèce). Entre Hitler et Staline, les Balkans entrent dans la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), perpétrés une fois encore par dévastation, morts, extermination. La libération des Balkans a été scandée par la descente de l’Armée rouge. Toutefois, la Russie était devenue l’Union Soviétique de Staline, et la pénétration de ses armées s’accompagna d’une révolution politique et sociale qui triompha en Roumanie, en Bulgarie, en Yougoslavie, en Albanie, mais échoua en Grèce, au prix d’une sanglante guerre civile. L’Armée rouge ne pénétra pas en Albanie, et les disciples d’Enver Hoxha proclamèrent que leur patrie s’était libérée toute seule.
La crise yougoslave au XXe siècle finissant a secoué l’humanité entière. « Accident de parcours », ou « nouvel ordre mondial » se demande Prévélakis[10], dans le cheminement de l’indépendance et de la reconnaissance de nouvelles Républiques dans l’Europe de l’Est.
Guerre et religion, guerres de religion, les conflits en ex-Yougoslavie ont été assez révélateurs, et montré combien sont sanglantes les frontières dans les Balkans. Sans m’attarder plus, il faut néanmoins souligner que l’appartenance ethnique et la question nationale constituent des composantes essentielles identitaires singulières dans les Balkans. Enjeux ethniques et questions identitaires mais aussi questions religieuses sont prédominants dans tous les États balkaniques, même dans les pays dont on parle moins comme la Grèce et la Slovénie. Le poids des religions, lourd à gérer dans le seul espace balkanique où trois pays (Macédoine, Serbie, Slovénie) séparent les Églises de l’État, contrairement à la Grèce, alors que les autres États entretiennent l’ambiguïté (Roumanie et Bulgarie), et qu’en Albanie, l’État doit rester neutre.
Dans la fluctuation de l’histoire des Balkans, l’histoire, tout comme sa géographie a renforcé durant les siècles les traits psychologiques du peuple balkanique et forgé son caractère culturel au sein de la petite région naturelle.
Si depuis deux siècles, les nationalismes s’efforcent de morceler le fond commun de la culture balkanique et derrière les cultures nationales qui surgissent à l’heure moderne, subsistent encore les strates culturelles antérieures qui refont surface dans les moments de crise.
Plus qu’une région géographique, au-delà de l’espace balkanique, délimité tant bien que mal, les Balkans est plutôt un thème, un thème sans limites, et un thème à surprises. La notion de « balkanité » est bien plus complexe que l’on croit et concerne aussi les espaces de la diaspora. Les conflits entre Macédoniens grecs et Macédoniens slaves sur la vérité historique de la Macédoine dans les années 80, ont prolongé les Balkans au Canada et en Australie. Enfin, les Balkans servent de modèle pour les autres régions du monde, le Liban et le Moyen-Orient tout comme le Caucase puisqu’on parle de processus de “balkanisation”.
Plus qu’un ensemble sur la carte géographique de l’Europe, les Balkans est tout un univers bien ancré dans les cultures et les esprits. Un univers extraordinaire qui prend forme au fil des siècles et se réveille avec l’histoire.
***
Kaléidoscope des pays et des cultures, espace clos ou poudrière de l’Europe, voici l’image réelle des Balkans dans une extraordinaire variété des terres et des hommes.
Entre Orient et Occident, entre Europe centrale et Europe orientale, l’espace balkanique est un étonnant carrefour. Des vagues successives de migrations et d’invasions ont apporté des éléments différents – langue, structure familiale, religion – qui s’ajoutaient aux précédents sans les effacer. En grande partie grâce à ses caractéristiques géophysiques, l’espace balkanique fut à la fois un aimant et un conservateur de la diversité culturelle. Une véritable mosaïque en mouvance et transhumance des peuples nomades regroupés autour de noyaux stables (roumain au Nord du Danube, bulgare, serbe, albanais, grec au sud), voilà ce que c’est les Balkans.
Si l’histoire a démontré que l’atomisation des pays a prévalu les ensembles régionaux, dans le processus du développement, l’action des États unifie les Balkans et les lie avec le Monde. Voilà le paradoxe de la culture balkanique et de l’idéologie dominante dans les Balkans.
Les particularités “balkaniques” considérées comme néfastes sont un héritage du passé ottoman et un produit du croisement entre la tradition de l’ancien Empire et l’idée européenne de “nation”. Si la Grèce, tombée du bon côté du rideau de fer, a su prendre toute sa place au sein de la famille européenne sans renoncer à sa spécificité culturelle, les autres pays ont eu le malheur de se retrouver pendant un demi-siècle du mauvais côté. Des régimes staliniens qui leur ont fait accumuler des retards, alors que l’expérimentation d’une nouvelle formule d’État multinational chez les Yougoslaves les a fait plonger dans les épreuves balkaniques les plus traditionnelles. Les pays balkaniques – désormais une dizaine –, doivent vivre chacun à sa façon et à son rythme en pleine union et action avec le reste de l’Europe.
Si l’histoire des Balkans a toujours été mouvementée, tout au long du XXe siècle le mal n’a fait que s’aggraver : violences, destructions, morts exterminations. « Le visage répugnant d’un homo balkanicus quasi barbare prend place »[11].
Acharnement balkanique ou tout simplement friction identitaire ? La réalité est bien plus complexe. Une réalité multiculturelle et multiforme qui est à la base du peuple balkanique, de son histoire, de son espace, de son identité. Cette culture polyphonique qu’il faut plutôt considérer comme un chaînon d’unification et pas comme un trait de distinction entre les peuples et les espaces. Envisager la culture comme paramètre d’unification dans un espace de circulation unique et multinational qu’est celui des Balkans. « La diversité culturelle balkanique n’est pas en soi la source des conflits » signale G. Prévélakis. C’est « l’irruption de la modernité qui a amené aux antagonismes en polarisant autour des nationalismes le champ complexe des identités »[12].
Nationalisme et communisme, archevêtrés dans la terre des Balkans, ne pourraient pas résister plus longtemps. La fin de la guerre froide et des anciens régimes communistes ont fait entrer l’Europe centrale et balkanique dans un système d’alliance et de rapports de force dans un nouveau système en devenir.
Melting-pot ou théâtre de violences, mine ou minière de l’Europe, les Balkans et leur histoire semble désormais révolue. Vraiment ? En constante mutation socio-culturelle, les peuples se révoltent, les frontières se redessinent, la démographie change constamment, les Balkans aussi.
Dans le nouveau processus de création et de réclamation d’identités nationales dans l’Europe de l’Est et les Balkans, l’espace balkanique, de construction centrifuge se mue en véritable force centripète faisant place aux nations.
Convoitise ? explosion des nationalismes ? réveil des nations ? Rien de tout cela. L’apparition d’États balkaniques a provoqué la crise du XXe siècle et l’explosion des identités nationales. La distinction entre nation politique et territoriale et nation culturelle et « diasporique », n’est pas un phénomène nouveau. Les Grecs parlaient déjà au XIXe siècle faisant la distinction entre ethnos (la nation dans le sens moderne) et genos (la nation en tant qu’entité culturelle et politique).
***
Balkans, balkanité, balkanisation, balkanisme… des termes péjoratifs ? Les Balkaniques eux-mêmes répondent par la négative. En tout état de cause la « balkanité » est un fait. Elle repose sur une culture commune, produit d’une longue coexistence dans le même espace. Ce qui fait son morcellement et en même temps l’unité des Balkans où les identités nationales sont parfois même antérieures à la nation. Noyau de sociétés séculaires traditionnelles obéissant à des modes de vie, bien plus que les traits de la géographie, ce sont les affinités culturelles qui permettent de parler d’espace balkanique.
Aux XIXe et XXe siècles, la progressive constitution des peuples en nations les a poussés à revendiquer comme territoire propre ce qui auparavant était lieu commun. Si au XIXe siècle l’identité religieuse faisait obstacle à l’homogénéisation nationale, au XXe, les passions nationalistes, les traumatismes et les haines des guerres balkaniques et de deux guerres mondiales, les massacres, les crimes et les atrocités font écho au vieux passé balkanique meurtri par les aspects des clans et des haines familiales et fratricides. Malgré les guerres, les atrocités, les échanges de populations, la « purification ethnique », l’hétérogénéité n’a pas disparu des Balkans – et comment d’ailleurs ? La “purification ethnique” n’a pas résolu le problème des minorités. Elle a laissé par contre un héritage amer de haines, d’angoisses, de suspicion entre les populations balkaniques.
Toutefois, derrière les atrocités et la désolation balkaniques, les Balkans constituent un riche potentiel pour l’avenir de l’Europe. Entre Est et Ouest, entre Orient et Occident, les Balkans se caractérisent d’un cadre culturel et politique bien spécial. La solution ne se trouve pas dans l’imposition des modèles occidentaux, mais dans la synthèse entre Orient et Occident dans l’Europe du XXIe siècle. Les héritiers soviétiques de Staline ont dû apprendre à déchiffrer les démocraties populaires balkaniques en reléguant à chaque pays un « communisme national ». Si la Grèce posait problème au début pour son intégration dans la fédération balkanique de par son idéologie non communiste, on espérait inclure dans la fédération balkanique de Staline à connotation panslaviste, les territoires de la Grèce du Nord, en englobant la Macédoine grecque dans un nouvel État macédonien et la Thrace dans la Bulgarie. L’échec yougoslave et la fin de la deuxième Yougoslavie (la Yougoslavie de Tito) et des États issus de l’ex-Yougoslavie, ses anciennes Républiques (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie, Macédoine, Monténégro)
Mais « si les masques étaient les mêmes pour les acteurs de scènes étatiques […], favoritisme et corruption des deux maux “balkaniques”, n’avaient pas disparu sous le portrait moralisateur de Marx »[13]. Le sens de l’État n’avait pas progressé. Le Slovène se sentait toujours colonisé par les Serbes, sans parler des Albanais de Kosovo, des Turcs de Bulgarie, des Hongrois de Roumanie. Demeuraient toujours les rivalités des cultures, les conflits de langues et les querelles religieuses. L’es révolutions balkaniques commencées en 1989 ont voulu rompre avec un demi-siècle de communisme mais s’inscrivent en même temps dans la continuité historique et politique de la région. Roumains et Bulgares connurent de nouveau les interminables queues d’approvisionnement. La révolution vient de l’intérieur du Parti qui chassa l’ancien chef devenu bouc émissaire. Pour ce qui concerne la fédération yougoslave, il faut dire qu’il n y’a pas eu une “révolution yougoslave”, mais des “révolutions” slovène, croate, macédonienne, bosniaque, serbe, monténégrine qui posèrent la nature du régime de chaque république. Enfoncée dans une arriération archaïque, l’Albanie vivait loin du monde civilisé. Les années noires 1989-1991 ont montré que les pays doivent vivre dans la démocratie pluraliste. Les peuples balkaniques doivent vivre à l’heure d’aujourd’hui tout en tirant profit du passé et de leur histoire extraordinaire, de cette histoire qu’ont écrit ensemble les peuples des Balkans dans leur aventure collective et dans une extraordinaire richesse humaine dont ils sont les dépositaires. Car à l’exception des Grecs, dans le domaine de la culture, les peuples balkaniques se trouvent des années en arrière, dans un passé archaïque occulté par des modèles imposés. La prise de conscience et le dialogue des cultures entre les peuples est essentiel pour leur marche dans l’Histoire dans une nouvelle dynamique de la diversité balkanique.
***
Tout au long de son histoire, de l’Antiquité à l’époque moderne, entre passé révolu et histoire récente, la région des Balkans a été animée par les mêmes passions ancestrales, les mêmes inimitiés séculaires. Les Balkans vivent toujours sous tension dans un cadre toujours électrique.
Si l’histoire des Balkans est dans son ensemble longue de six siècles, histoire très controversée et très intéressante par les antagonismes latents, dans ce Dossier spécial Balkans, on va focaliser sur les Balkans modernes et contemporains des XIX et XXe siècles, sa culture, sa littérature, ses genres et ses modes de vie dans sa plus grande unité et diversité humaine et culturelle. Par son approche originale, le présent volume sur Les Cultures des Balkans se veut un ouvrage innovant pour la place qu’il fait à la réalité civilisationniste des Balkans. Il se veut aussi, selon les termes de Pierre Brunel (Multiculturalisme et francophonie dans les Balkans, 2006), « un panorama d’images croisées »[14] de l’imaginaire des peuples balkaniques, de leur culture, de leur identité, de leur histoire, de leurs mythes.
Quatre grands axes thématiques traversent de long en large l’ouvrage. La première Partie étudie le Balkanisme en général regroupant deux analyses magistrales, celle de Mircea Muthu sur le balkanisme entre l’altérité et l’identité multiple, et celle de Monica Spiridon sur les empires en décombres dans les Balkans et l’identité post-ottomane pour sa mise en position essentielle sur la construction identitaire dans l’aire géopolitique balkanique.
La deuxième Partie fait place aux Cultures des Balkans proprement dites avec des analyses intéressantes sur le cinéma grec et bosniaque et les réalisateurs Angélopoulos, Kusturica et Kenovic (Efstratia Oktapoda) et une autre sur le cinéma roumain avec une rétrospective des films de Daneliuc, de Mungiu et de Nemescu (Gabriela Iliuţă). L’étude suivante présente les penseurs grecs et le mythe technoscientifique (Graziella-Photini Castellanou). Elle est suivie par trois études consacrées à l’espace roumain : une analyse pointillée sur la topographie de Balchic, le pittoresque balkanique et les investissements imaginaires roumains (Romaniţa Constantinescu), une étude sur les sculpteurs de marbre Grecs en Roumanie par leurs tombeaux (Evangelia N. Georgitsoyanni), puis une dernière étude très originale livre une réflexion contemporaine quant aux clichés et vérités de la Roumanie (Erwin Kretz et Marilena Dorobantu).
Dans la troisième Partie on a regroupé les études consacrées au Littéraire culturel et à l’Imaginaire littéraire et populaire des Balkans : La recherche des Balkans après l’exil avec l’artiste d’origine serbe Marina Abramović (Elena Butuşină), l’imaginaire poétique européen, le poète roumain George Bacovia et les poètes bulgares Hristo Smirnenski et Dimitar Podvarzatchov (Roumiana L. Stantcheva), l’européanisme, le balkanisme et leur transfiguration dans le genre littéraire de la ballade et le cas de l’écrivain Radu Stanca (Alina Silvana Felea), les images et les symboles dans la légende balkanique du Frère revenant (Gisèle Vanhèse) et la réputée maison d’édition grecque Hestia et son entreprise éditoriale (Anne Karakatsouli).
Dans la quatrième Partie figurent des études consacrées aux Littératures des Balkans, car la littérature, écrite ou orale, fait partie des pays et de leur culture. Deux études font place à l’écrivain grec Vassilis Alexakis : une analyse profonde de l’œuvre de l’auteur sous l’angle intéressant de la crise identitaire et du bilinguisme littéraire (Najib Redouane) et une deuxième sur le moi œcuménique de l’écrivain, suivie d’un Entretien avec l’auteur (Alexandru Matei). À mesure égale, deux autres études sont consacrées à l’écrivain-phare des Balkans, Ismaïl Kadaré : une analyse globale abordant le mythe et l’identité chez Kadaré (Efstratia Oktapoda) et une étude aussi brillante que pointillée sur Le Successeur d’Ismaïl Kadaré (Rabia Redouane). D’autres études originales sur les écrivains balkaniques complètent la richesse de cette Partie littéraire : une étude sur Panaït Istrati et l’aventure balkanique du récit (Aurora Băgiag), une autre sur le poète roumain d’expression française Alexandru Macédonski (Alain Vuillemin), une étude sur l’écrivaine slovène Berta Bojeta-Boetu (Metka Zupančič) et une dernière sur les dramaturges macédoniens contemporains Dejan Dukovski et Jordan Plevneš (Frosa Pejoska-Bouchereau).
Enfin, un Dossier supplémentaire hors série, Varia Balcanica, à la fin du Volume, regroupe dans un axe syntagmatique et volontairement historiographique, de l’Antiquité au Moyen Âge, des études qui peuvent être liées de près ou de prou à cet espace qu’on a appelé Balkans au XIXe siècle. Un cours d’histoire autant qu’un recours à l’histoire et aux peuples qui ont formé à travers les siècles la future région des Balkans. Composé de sept études, ce Dossier fait la part large à l’Antiquité grecque, à Byzance et à l’Islam. Deux études sont consacrées à Byzance, une sur Byzance et le syncrétisme balkanique (Philippe Gardette), et une deuxième sur l’image de l’autre, la création des identités nationales et des frontières ethniques dans le récit national bulgare des XVIII et XIXe siècles (Nadia Hristova Danova). Deux études sont consacrées à l’Antiquité grecque, l’une présentant les cérémonies funèbres dans la tragédie grecque (Ruxandra Cesereanu) et l’autre analysant Les Bacchantes d’Euripide et le palimpseste de la religion grecque (Corin Braga). Les deux études suivantes font place à l’islam. La première présente les motifs païens anciens dans la culture médiévale aux deux bords du Danube (Ovidiu Pecican) et la deuxième présente le Bogomilisme au carrefour des espaces sacrés orientaux (Silviu Lupaşcu). Un dernier texte, beaucoup plus lointain de l’espace et de la culture balkaniques, présente la place du monde hellénisé et chrétien dans l’imaginaire d’une épopée persane et le mythe de Rūm (Anna Caiozzo).
On l’a compris, les Balkans, et d’autant plus ses cultures ne sont pas une mince affaire. C’est le résultat de la coexistence des peuples de par les siècles, une histoire sémi-millénaire, de guerre et de paix, d’invasions et de migrations, et du syncrétisme de plusieurs civilisations, depuis l’Antiquité (hellénistique, romanisation, Byzance, Slaves), ce qui donna naissance à une culture d’exception, la culture balkanique, riche et protéiforme comme les peuples qui ont habité la péninsule.
À l’heure de la mondialisation, les Balkans sont peut-être un mythe. Mais c’est aussi un espace multiculturel et multilinguistique, Babel des Temps Modernes en pleine mutation, en pleine métamorphose.
Dans la dynamique du temps et de l’espace, les Balkans évoluent. Ses frontières aussi. De crise en crise, de guerre en guerre, de nouvelles nations sont formées. En plein XXIe siècle, au moment de grands changements historiques et politiques, nostalgie et tristesse traversent l’homme balkanique pour les valeurs et les traditions séculaires en train de se perdre. Car les Balkans ne sont pas seulement une affaire des frontières, mais une longue histoire des civilisations et des cultures uniques qu’il faut préserver en dépassant l’écueil des variations et des différenciations des nations dans cette mitoyenneté géographique nommée Balkans.
Efstratia Oktapoda
[1] Georges Fréris, « Introduction », La Francophonie dans les Balkans. Les voix des femmes, Efstratia Oktapoda-Lu et V. Lalagianni (Éds.), Paris, Publisud, 2005, p. 5.
[2] André Blanc, Géographie des Balkans, Paris, PUF, « Que Sais-je ? », 1971, 2e édition mise à jour, p. 6.