Ioana Both
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
ioanaboth@gmail.com
Avant-propos à une recherche sur la poésie visuelle. Des mythes et des formes
Foreword to a research on visual poetry. On myths and forms
Abstract: Dealing with the history of literary forms in european literature, the paper investigates the way cultural traditions forged them (by discussing what forms are interpreted as „poems”, starting with a peculiar testimony form the Enneide) and how misreadings often perpetuated them; the paper focuses on the case of visual poetry, which is traditionally established in Horatio’s poetics, and aims at proving that there is no objective way of establishing literary species, that they are the result of historically limited cultural conventions and interpretations. Furthermore, written forms of poetry are to be understood as imagining, in a visual system, the sonority of spoken language – again, with no objective guide for a so-called transcription of the voice.
Keywords: Visual Poetry; Constraint; Oral and Written Poetry; Misreading; Literary Forms; Literary Species.
Si l’on s’intéresse aux « formes littéraires » (et, pour des raisons déterminées, notamment aux formes poétiques), le « littéraire » y est aussi bien à définir, tout comme la « forme ». Qu’appelle-t-on une « forme littéraire » ? Et, pour faire plus clair, qu’appelle-t-on « poésie » – et en quoi cette « espèce » de littérature serait-elle conditionnée par la forme du texte ? Là aussi, l’histoire de l’âge classique nous offre un bon exemple pour ce qui est la construction culturelle[1] ; il s’agit du troisième livre de l’Eneide : Enée s’y souvient comment ils étaient arrivés, lui et ses hommes, à Leukata, et comment il avait pris un bouclier ayant appartenu à un grec et il l’avait suspendu au-dessus de l’entrée et il y avait célébré son triomphe par un poème – « postibus adversis figo et rem carmine signo ». De ce poème, nous ne connaissons que le vers cité par Enée à l’occasion (et qui aurait pu constituer tout le poème) : « Aeneas haec de Danais victoribus arma », un texte d’une ligne. Enée appelle ceci un « carmen », voilà tout. Pourquoi serait-ce un poème ? Et bien, c’est un poème car il a été présenté comme tel par son auteur, et cette décision est suffisante pour entraîner son identification. Pourtant, le fragment de Virgile nous offre plusieurs autres détails, plutôt importants à notre démarche : il s’agit (1) du support particulier, sur lequel le texte a été inscrit (un bouclier capturé à l’ennemi et suspendu devant l’entrée de la nouvelle cité…), (2) du fait que c’est un texte donné – par son inscription même – à la vue collective et (3) du contexte « victorieux », où tout ceci se passe (célébratif, mémorable, citant – au sens où tout poème est citant, c’est-à-dire situé dans un contexte qui n’est pas originairement le sien, ici – un bouclier de guerre comme support du texte). La situation du « bouclier d’Enée » prouve que, pour la juste interprétation d’un texte (comme poème …etc.), il faut absolument tenir compte des codes non linguistiques et extratextuels, les mêmes qu’activent les innovations formelles de la littérature, dans la modernité littéraire européenne : nature du support, contexte, matériel, usages préalables du support (« effets de palimpseste culturel ») etc. Tous ces codes appartiennent à une construction culturelle, sans laquelle le statut du « carmen » serait incompréhensible. Il en ressort donc que la forme littéraire ne serait appréhendable en dehors de son aire culturelle circonscrite.
Contexte mis à part, la forme textuelle serait-elle porteuse de signes identificatoires particuliers ? En proposant sa célèbre boutade selon laquelle « la plupart des poèmes est en forme de poèmes et non de peintures »[2], un théoricien de la taille de John Hollander entend glisser habilement sur ce qui, à ses yeux, « va de soi », car « le problème du comment [se fait-il que] les poèmes sont formés comme d’autres poèmes est bien vaste »[3]. Il s’agit de la présupposition que les poèmes (1) ont une forme particulière, « de poèmes », et que (2) celle-ci est à voir (car elle est proche de la peinture), elle tient donc du visible,
Or, notre recherche se propose de partir précisément de cet angle mort, afin de cerner les contours essentiels du visuel des formes littéraires, de ce qui fait que les modes de leurs inscriptions sur de divers supports retentit sur les dimensions de leur invention, de leur sémiosis et de leur réception.
C’est ce que W.J.T. Mitchell appelle « la dimension spatiale du littéraire », et qui, « loin d’être un phénomène unique de quelque littérature moderne, et loin d’être restreinte […] à la simultanéité et à la discontinuité, […] est un aspect crucial de l’expérience et de l’interprétation de la littérature à toutes les époques et dans toutes les cultures »[4]. Comme cet auteur l’avertit aussi, il ne s’agit pas de réduire les oeuvres littéraires à des modèles géométriques univoques, mais de rendre explicites les structures visuelles qui orientent, de manière plus ou moins systématique, notre perception/interprétation des textes, fussent-elles simples au point de paraître évidentes, ou bien complexes jusqu’à être uniques, « d’auteur ». Il nous semble bien clair que ce n’est pas des diagrammes que nous avons dans nos têtes (le même Mitchell développe par ailleurs une énergie inutile à nier pareille idée de la perception primaire de la spatialité littéraire), mais que nous devons pourtant y avoir quelque chose qui nous permet de reconnaître un poème quand on voit un texte rédigé « dans la forme d’un poème ». Car la vue de tout texte écrit précède sa lecture. Alors, comment ne pas acquiescer la visualité du texte, dans son essentialité, parmi les dimensions du littéraire ? Certes, la critique littéraire s’est affublée le long des siècles de tout un vocabulaire emprunté aux arts visuels et dont elle fait usage de manière plutôt analogique (Mitchell cite à la va-vite l’imitation, la représentation, l’expression, le style, la perspective, l’arrière-plan, le pittoresque et la couleur locale[5]), mais ce qui manque, néanmoins, est une théorie générale de la visualité comme condition d’existence du littéraire en tant qu’expérience esthétique dans le langage.
Notre perspective se propose donc d’embrasser un « formalisme radical », au sens de Craig Dworkin, un formalisme « qui lit les détails textuels [visibles] non pas comme des points de description, mais comme des aspects signifiants de façon inhérente (c’est-à-dire, à la fois importants et significatifs), et indépendants par rapport à la référence lexicale, […] comme des points de des-scription »[6]. La poétique historique est censée s’ouvrir ainsi à l’investigation de tous les « seuils » que la recherche fondamentale de Gérard Genette laissait en dehors de son objet, les « seuils » non-linguistiques, pourtant essentiels à la compréhension de la textualité, « mais, certes, tous les textes, comme les autres créations humaines, sont des phénomènes incorporés, et le corps du texte n’est pas uniquement linguistique… »[7]. Trop souvent, ce corps semble être considéré comme allant de soi par la théorie littéraire.
Par ailleurs, la bibliographie de la relation entre la littérature (la poésie) et la musique est beaucoup plus riche que celle la relation entre la littérature et les arts visuels. Elle offre suffisamment d’arguments pour comprendre que, dans la culture européenne du moins, l’aspiration de la poésie à devenir musique (à s’approcher de la musique) est bien plus ancienne (plus profonde, plus tenace) que celle qui l’avoisine aux arts visuels. Ici non plus, les poéticiens ne donnent pas d’explication, se contentant de renvoyer à une longue tradition de la relation entre poésie et musique. Notre supposition est que la relation poésie-musique est plus prégnante, car plus générale, elle peut s’établir dans le cas de la poésie orale, folklorique, ancienne etc., et se fonde sur des sensations plus diffuses de la réception (euphonies, concordances sonores, rythme qui retourne). Les poétiques historiques sont encore loin de saisir l’impact du trauma qu’a représenté le passage de l’oral à l’écrit, non seulement dans la perception/interprétation des formes littéraires, mais aussi dans la façon que nous avons de les imaginer. Paul Valéry en avait deviné l’importance : « Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d’où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain est présent sous la voix, et [il est] support, condition d’équilibre de l’idée… Un jour vint où l’on sut lire sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut toute altérée. Evolution de l’articulé à l’effleuré, – du rythmé et enchaîné à l’instantané – de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un oeil rapide, avide, libre sur une plage… »[8].
Il serait donc à considérer l’émergence de l’association de la littérature aux formes des arts visuels à partir du moment où, dans l’histoire de l’imaginaire linguistique, le langage cesse d’être conçu exclusivement en termes d’oralité ; cette transformation (une véritable métabolisation du passage de la culture orale à la culture écrite en Europe) a pris du temps : son histoire, que nous croyons pouvoir situer entre le VIIIe et le XIIIe siècle, est bien le contexte dans lequel la venue au visuel des structures textuelles signifiantes du littéraire demande à être placée.
Notes
[1] A v. l’analyse détaillée du fragment de Virgile, in HOLLANDER, J., Vision and Resonance, Two Senses of Poetic Form, Oxford UP, New York, 1975, pp. 212 sq.
[4] MITCHELL, W.J.T., « Spatial Form in Literature : Toward a General Theory », in Id. (ed.), The Language of Images, University of Chicago Press, Chicago and London, 1980, p. 273 sq.