Anna Caiozzo
Université de Paris VII, France
a.caiozzo@free.fr
Entre science et croyances : l’image du ciel au carrefour des imaginaires /
Between Science and Faith: The Image of the Sky at the Crossroad of Cultures
Abstract: The iconography of the Heaven is undoubtedly one of the best examples to understand the aim of images in Islamic Medieval Manuscripts. Scientific images, i.e. astronomical miniatures, are very interesting for scholars because they show us how scientific matters were learned by aristocratic pupils. Astrological images are more difficult to understand at first sight because, if they do not bring more information about the text, they show us the remains of the former religions and pagan believes before the forthcoming of Islam in Northern Syria and Mesopotamia. The best example occurs to be the Astral Magic which needed both astrological (technical) knowledge and worshipping gestures and appearance in order to make talismans which shapes show us the iconography of former deities.
Keywords: Image; iconography; iconology; astrology; astronomy; magic; talismans; al-Sūfī; Abū Ma’shar; celestial Myths.
En Orient médiéval le ciel est représenté dans l’art du livre illustré à partir du XIe siècle, dans quatre registres dominants : l’astronomie, l’astrologie, la magie, et la mystique. En 2006, lors d’une rencontre à Oxford (« Princely Uses of the Astrological Images », Astrology in Practice: Europe, India and the Islamic World, Oxford, Octobre 2006, MFA, Oriental Studies, Faculty of Oxford, dir. C. Minkowski, C. Guenzi, S. van Damne.), dédié à la mémoire de David Pingree, l’un de nos plus éminentes collègues, spécialiste de textes et d’instruments scientifiques arabes, me demandait à qui ou à quoi étaient destinées ce type d’images, la remarque sous-jacente étant qu’elles ne pouvaient être utiles à aucun moment aux scientifiques de l’époque. La réponse est à première vue, simple en effet, l’image scientifique – tout au moins dans les deux registres astronomique et astrologique – sert d’abord à illustrer un texte et à enseigner à l’aide d’éléments visuels, l’apparence des cieux au commanditaire du manuscrit (généralement un prince ou émir), et sans doute parfois aussi aux apprentis astronomes, aux côtés d’autres instruments tels les globes célestes. Mais dépassant cette vue bien réductrice, et en parcourant l’ensemble du matériel qui est dévolu à ce domaine précis, il faut convenir que l’image du ciel – sous toutes ses formes – a bien d’autres ambitions. Elle traduit à la fois une vision du monde et des cieux ; selon les corpus elle met en scène un type particulier de cosmologie, qui en dehors des apparences n’est pas toujours celui de la religion dominante. Elle est aussi l’expression des imaginaires du temps, ceux des cours princières de Bagdad jusqu’à Herat mais aussi de leurs scribes, de leurs élites culturelles, qui par le biais de l’image pouvaient transmettre des vestiges d’un passé glorieux et dans cette dimension, évoquer l’association entre le pouvoir et les cieux, en somme l’idéologie politico-religieuse. Cette image si futile fut le vecteur de bien des concepts : outre les savoirs du temps, et l’évocation des savoirs passés, elle visualise les liens supposés et les interactions entre les mondes terrestre et céleste, et les imaginaires des hommes relatifs à ces thématiques multiformes où sciences et croyances se côtoient, incluant via l’eschatologie, les rêves des mondes à venir.
De la mort du mythe …
Dans le domaine astronomique, les corpus iconographiques se réduisent – en dehors des figures du Tafhīm d’al-Bīrūnī de Londres (B.L. ms. Add. 7697, 685 H. / 1286) – à l’illustration du Livre des étoiles fixes d’ ‘Abd al-Rahmān al-Sūfī, corpus qui connut une diffusion certaine de l’Anatolie à l’Inde et ce jusqu’à la généralisation d’instruments d’observation au XVIIIe siècle (Schjellerup, 1989). La plupart de ces manuscrits illustrés sont en effet l’émanation de cours princières, et si certains ont appartenu à des astronomes notoires tel al-Tūsī (Istanbul, Ms. Aya Sofya 2595, Iran (?), 647 H. / 1250), l’iconographie fut introduite à l’origine, par la volonté même de l’astronome al-Sūfī qui souhaitait illustrer son œuvre à des fins didactiques, d’après les figures héritées de la mythographie céleste d’Aratos de Soles (Katzentsein – Savage-Smith, 1989 et Wellesz, 1965) empruntée aux globes célestes en laiton façonnés par les Harrâniens (Savage-Smith, 1985).
De ce fait même, l’illustration astronomique orientale véhicule de nombreux mythes, ceux des Grecs majoritairement et via l’introduction des mansions lunaires, ceux des anciens arabes (Weitzmann, 1952, Wellesz, 1964). Le ciel est arabes est mal connu et la mythographie des mansions n’est pas à ce jour identifiée en dehors des usages qui en étaient faits, géomantiques ou astro-météorologiques (Savage-Smith – Smith, 1980, Bailey, 1974, Varisco, 1991) Les mythes grecs ont quant à eux, complètement disparu de la compréhension des savants arabes ou persans. Les figures stellaires furent renommées, orientalisée par le vêtement, les coiffures ou les attributs. Le sens même du mythe se rapportant à chaque constellation semblait définitivement perdu. Certaines figures connurent une « arabisation » : ce fut le cas d’Andromède, « la femme sans mari » et de ses poissons, de Cassiopée, « la femme assise sur un trône » avec le dromadaire ou de Persée, « le porteur de la tête de l’ogresse ». La figure de Persée demeure la plus marquante puisqu’elle inspira l’iconographie « apotropaïque » arabe de la planète Mars et on l’associa à l’apparition de ces esprits femelles malveillants des déserts : les ghūls (Caiozzo, 2003b). La notoriété du corpus, sa diffusion semble avoir été liée à cette dé-mythification, forme de ré-appropriation culturelle et visuelle, où les images dédoublées par la volonté de l’astronome (sur le ciel et sur le globe) avaient désormais, à l’aide du texte et des indications portées sur les figures, des vertus essentiellement pédagogiques : l’identification de la figure céleste et de ses principaux astérismes.
À la promotion de mythes syncrétiques
Dans le domaine astrologique, les images furent plus tardives (XIVe siècle) mais surtout les grands traités d’astrologie en étaient totalement exempts. Seules nous parvinrent les illustrations de quelques Traités des nativités d’ Abū Ma‘shar al-Balkhī, l’un des pères de l’astrologie moderne et d’un traité d’al-Sūfī (Carboni, Caiozzo, 2003). Abū Ma‘shar sut, au IXe siècle, dans la Bagdad abbasside ouverte aux influences d’Aristote, faire la synthèse entre l’astrologie babylonienne, grecque hellénistique, iranienne d’époque sassanide et ses héritages indiens. Si le personnage demeure peu connu, son œuvre est aujourd’hui en voie d’édition ou de traduction. Richard Lemay s’est longuement attardé sur l’influence d’Abū Ma‘shar en Europe médiévale, il lui a d’ailleurs consacré sa dernière grande publication en éditant sa Grande introduction à l’astrologie (Lemay, 1995-96) ; Richard Burnett et ses collaborateurs ont également édité deux de ses œuvres majeures, l’Abréviation de l’introduction à l’astrologie (Burnet et alli, 1994), et Le livre des dynasties (Burnett – Yamamoto, 1999); enfin David Pingree lui a consacré l’édition du Kitāb al-‘Uluf, Le livre des centaines (Pingree, 1968).
C’est en Occident où la dimension iconographique d’Abū Ma‘shar au Moyen Age fut la plus développée car traduit en latin dès le XIIe siècle par Adélard de Bath, Jean de Séville et Hermann de Carinthie), son œuvre fut diffusée en Europe et surtout dans les cours d’Italie, d’Espagne (Boudet, 2006). Par ailleurs des répercussions de son œuvre astrologique sont également perceptibles à la Renaissance dans l’art palatial européen comme l’avait découvert Aby Warburg pour Padoue et Ferrare (Blume, 2000). Abū Ma‘shar apporta à l’Europe une certaine iconographie des planètes orientalisées que l’on retrouve dans certaines œuvres d’émanation directes : le Liber astrologiae de Paris (Paris, B.n.F., ms. latin 7330, début XIIIe siècle) et ses copies (Clark, 1979, Gousset, 1989), et d’autres œuvres sur lesquelles les historiens d’art se penchent avec un intérêt renouvelé depuis une vingtaine d’années (Dominguez Rodriguez, 1983, Garcia-Aviles, 1995).
Mais pour l’historien de l’image, l’œuvre orientale d’Abū Ma’shar pose un problème certain : une coupure paradigmatique entre la volonté de l’auteur à rationaliser les savoirs exposés dans ses divers traités (Lemay, 1962), et la proposition permanente d’un système de correspondances entre macrocosme et microcosme qui répond lui, à une conception toute néo-platonicienne du monde comme le montrent les images accompagnant ses manuscrits enluminés. On objectera certes, que l’auteur intégra l’héritage du Tétrabible qui légalise cette relation primordiale entre macrocosme et microcosme, héritage qu’il ne pouvait renier pour la cohérence globale de son système. Mais surtout, les illustrateurs quant à eux n’eurent pas, contrairement aux manuscrits d’astronomie, à respecter d’indications iconographiques émanant de l’astrologue dont le « logos » demeurait volontairement dans un registre théorique et abstrait. Les illustrations furent visiblement réalisées, pour les quelques manuscrits connus, à la demande d’un commanditaire soucieux d’avoir une copie enluminée.
Les commanditaires, amateurs de livres illustrés, prêtaient donc un intérêt certain à l’astrologie ; les images avaient donc une double vertu illustrative et éducative. Mais que servaient-elles au juste à enseigner ?
Ces dernières délivrent, pour tous les manuscrits jalayrides étudiés par Stefano Carboni et pour les trois Traités des nativités de la B.n.F., un regard hermétisant du monde via une représentation du zodiaque et des planètes correspondant aux stéréotype du temps. Pour ne prendre comme exemple, qu’une seule œuvre d’époque jalayride, l’illustration d’un Traité des nativités appartenant à un compendium conservé à Oxford, le Kitāb al-bulhān (ms. oriental 133, XIVe siècle). Dans ce manuscrit qui connut un certain succès, puisque à nouveau illustré à Constantinople à deux reprises à l’époque ottomane à la fin du XVIe siècle pour la fille du sultan Fatima, les planètes sont présentées avec leurs enfants, en domicile dans les signes et associés à leurs décans, et dans deux dignités (exaltation, chute), puis viennent les climats et les démons planétaires. Les Nativités décrivent habituellement les caractéristiques physiques et morales des individus nés sous tel ou tel signe mais dans l’Introduction à l’astrologie, les planètes et les signes du zodiaque sont également dotés de propriétés bien précises décrites par l’auteur. Abū Ma‘shar y détaille les propriétés des planètes, les activités, les actions humaines, et les lieux qu’elles patronnent et les types d’individus, et les catégories d’âge sous leur tutelle ; en revanche l’iconographie des astres n’est jamais précisée car l’astrologue diffuse des concepts utilitaires « dématérialisés » de tout anthropomorphisme dont le but et d’établir des prédictions.
Le manuscrit oriental 133 présente en fait l’iconographie canonique des planètes diffusée dans les métaux depuis le XIe siècle. Elles sont ici présentées dans leur domicile diurne et nocturne (sauf Vénus en Taureau qui est perdue).
La plus lointaine des planètes, Zuhal (Saturne) en domicile en Capricorne et Verseau présente l’image d’un vieil homme à la carnation foncée habillé comme les paysans dans la miniature orientale, à demi nu, portant un bonnet pointu et d’un large pantalon rouge, tenant une bêche, ou hissant l’eau hors du puits. Si le texte d’Abū Ma‘shar explicite les caractéristiques de la planète, maléfique, froide et sèche, indiquant la bile noire, les mauvaises odeurs, la gloutonnerie, la fidélité en amitié, l’image n’en laisse rien paraître. En revanche elle indique la vieillesse, les travaux difficiles, la pauvreté et les hommes à peaux sombres. Les enfants de Saturne illustrent aussi les métiers associés : forgeron, terrassier, allumeur, menuisier, maçon, porteur, curateur de fossés, paysan, tanneur, mineur. L’image par le choix de la carnation, le vêtement, l’âge du sujet, le port de la bêche retranscrit en somme les principales caractéristiques de la planète maléfique, indiquant les eaux, l’agriculture, le temps long, les hommes pauvres et âgés. Si d’un point de vue objectif, lenteur, immobilité, manque d’éclat sont les caractéristiques de la planète, son déclassement sous les traits d’un homme noir est amplement issu de son patronage de l’Inde ou des pays des Zanj. Saturne est d’ailleurs devenu selon les représentations astrologiques orientales un vieil ascète indien ou un vieil ouvrier agricole. De la même façon les activités agraires sont celles que l’on attribuaient dans l’antiquité à Saturne. Le personnage traduit bien visuellement toutes les propriétés de la planète orientalisée qui se démarque définitivement de son avatar gréco-romain.
Comme Saturne, Mushtarī – Jupiter demeure dans son approche iconographique dans la norme conceptuelle définie par l’astrologue. Certes il jouit d’une image renouvelée par les croyances orientales, car il n’est plus le chef du panthéon antique, dieu volage de l’orage ou Bēl Marduk, sommité des triades capitolines proche-orientales mais un homme âgé et désormais respectable, vêtu de vert ou de jaune foncé, portant un taylasān (cape portée entre autres par les juges) et un grand turban blanc, qui médite ou lit le Coran. Selon Abū Ma’shar il est bénéfique, et assure le patronage des hommes de loi ou de religion, pieux et sages ; il patronne l’interprétation des rêves, la vérité, la noblesse, la tolérance, et tous les grands hommes en général. Jupiter – Mushtarī incarne l’idéal de l’homme musulman pieux, du fāqih ou du ‘ālim savant, contemplatif et bienveillant.
La troisième planète qui ne prête à aucune confusion est Qamar, la Lune qui est représentée comme une face ronde ailée surlignée par un croissant doré que le Cancer tient entre ses pinces. Dans les décans, la lune est un personnage assis, jambes croisées, la tête cerclée de doré. Certes la lune n’est plus spécifiquement une femme mais un personnage androgyne qui souligne le rôle du croissant hilāl, en somme la nouvelle lune. Si les enfants des planètes traduisent parfaitement les métiers qu’elle patronne (blanchisseuse, surveillante, pêcheur, berger, cardeur de coton, marin, caravaniers, paysan semant), en revanche son image insiste sur la promotion du croissant symbole de l’islam qui avait adopté un calendrier lunaire ; par ailleurs la valorisation des luminaires par le Coran, permet à la Lune de se démarquer des divinités lunaires, l’antique Séléné ou les dieux proche-orientaux Lunus ou Aglibōl) aux épaules couronnées du croissant. La présence des ailes dentelées dans la miniature rappelle ici les anges de l’astre, porteurs de ses influx selon les théories néoplatoniciennes qui ne sont pourtant pas celles de l’auteur.
A son tour, Shams, le Soleil en Lion présente un personnage à robe rose décorée de feuillages à la tête cerclée d’un couronne de rayons jaune et rouge à califourchon sur un lion Le Soleil est une planète bénéfique indiquant l’intelligence, l’esprit, le savoir, et patronnant les hommes de pouvoir dont les rois et le triomphe sur le mal. Pourtant l’image évoque assez peu le pouvoir contrairement à la cosmographie de Munich (BSB, Arab 464, 1280) où un souverain couronné évoque bien l’idée de majesté. Ici, tout comme dans un autre manuscrit du XIIIe siècle, (Paris, B.n.F., ms. persan 174, Anatolie, 1272) le Soleil assis sur le lion rappelle une image bien connue, celle de la déesse Anāhita ou Nāna, divinité zoroastrienne encore adorée aux VIIIe et IXe siècles en Asie centrale et que bon nombre d’objets sassanides ou de peintures murales permettent d’identifier sous ces traits.
La planète Mars, Mirrīkh, quant à elle est présente dans ses deux domiciles, le Bélier et le Scorpion sous les traits d’un guerrier à vêtements rouges, tenant une tête coupée. Mars a revêtu l’aspect de Persée, al-Hāmil r’as al-ghūl ou le porteur de la tête de la goule. La couleur rouge, celle du sang de la violence est aussi celle l’astre rougeoyant et des méfaits qu’il patronne parmi les hommes ou des catégories qui provoquent sang et massacres.
La planète Zuhra, Vénus en domicile en Balance apparaît sous les traits d’une jolie jeune femme mais ce sont ses représentation en décan qui révèlent sa nouvelle personnalité de musicienne empruntée à la planète Ishtar ou sa servante. Vénus, éminemment favorable, patronne les fêtes, les plaisirs mais aussi la musique et les courtisanes, le luxe, les beaux vêtements.
Mercure, ‘Uṭārid, lui aussi change de physionomie, il est présenté sous les traits d’un scribe tel le dieu Nabū naguère patron de l’écriture à Borsippa dans le monde mésopotamien auquel il emprunte sa personnalité et une partie de ses qualités.
Toutes ces planètes illustrent bien visuellement les qualités astrologiques développées les textes d’Abū Ma‘shar. Elles ne sont cependant pas issues de l’imagination de l’astrologue mais du souvenir des anciennes divinités planétaires célébrées depuis l’antiquité à Harrān, en Haute Mésopotamie et ce jusqu’au Xe siècle. Leur culte est connu par divers ouvrages, entre autres, le Fihrist d’ibn al-Nadīm (Dodge, 1970), Les vestiges des nations d’ al-Bīrūnī (Sachau, 1879) et la cosmographie de Dimashqī (Mehren, 1874). Leurs images sont empruntées à celles des anciennes idoles des temples harraniens en ruines lorsque Mas‘ūdī les visita au Xe siècle. C’est leur iconographie que les vaisselles et autres métaux transmirent au monde musulman dès le XIe siècle grâce au goût particulier des dynastes artoukides, zenguides de la région pour les thèmes astrologiques qu’ils utilisèrent entre autres en numismatique (Sayles, 1992 ; Whelan, 2006).
Les figures des planètes et du zodiaque, des décans, des dignités etc. ont ici un rôle particulier, car elles sont le témoignage des croyances du passé de la Haute Mésopotamie (Chwolsohn, 1856, Saxl, 1912, Hjarpe, 1972). Elles dépassent donc largement l’objectif illustratif ou didactique pour assurer la promotion de mythes et de croyances largement issues du monde préislamique où se mêlent religions de l’Iran ancien, sabéisme harrânien, croyances gnostiques du monde hellénistique ou byzantin (Green, 1992). En somme, l’image astrologique délivre une vision du monde que l’astrologue Abū Ma‘shar, en bon aristotélicien, n’aurait probablement pas cautionné de son vivant.
De la reconversion du mythe….
En outre l’iconographie de ces planètes est directement liée au registre de la magie astrale, car elle se réfère aux rituels dédiés aux planètes au cours desquels le myste revêtait l’apparence et les attributs planétaires lors de la fabrication de talismans. Car contrairement aux cultes planétaires éradiqués par la volonté des califes, la fabrication de talismans des planètes est connue par de nombreux traités, fabrication réalisées à un moment astrologiquement propice au cours de cérémonies apparentées à des liturgies, forme dégradée et individuelle des mystères planétaires collectifs
L’iconographie des talismans est cependant d’une complexité avérée que David Pingree souligna dans l’un de ses articles ; ils sont des témoignages d’un syncrétisme issu de la circulation des savoirs où se mêlent des éléments de tous horizons : grecs, indiens, babyloniens, yézidis, iraniens etc. (Pingree, 1989). Chaque talisman possède plusieurs formes témoignant en outre de ses origines : Mercure- ‘Utārid est un scribe assis sur un paon ou un homme coiffé d’une crête de coq, tenant un jarre (Kahane – Pietrangeli, 1966).
Si les cultes planétaires harraniens évoqués par Shahrastānī (Gimaret, Jolivet, Monnot, 1986) nous sont encore peu connus, tant dans leur teneur que dans leur déroulement, l’historien oscillant entre succédané popularisé de mystères antiques autour d’idoles planétaires (Pingree, 1993) ou liturgie remaniée par de multiples syncrétisme (Guénéquand, 1999) – quoi qu’il en soit, tout comme les images des planètes, les talismans correspondent bien à une nouvelle mythologie, celle de la manipulation des entités célestes par le biais des méthodologies que l’astrologie arabo-persane venait de théoriser et dont les vecteurs visuels était le substrat mésopotamien existant.
Cette « mythologie » est également celle que les Ikhwân al-Safâ’ acculturent dans leurs Rasā’il pour dépeindre les relations entre les hommes et l’univers. Ainsi transcendées, revues à la lueur d’une vision messianique, les planètes venaient d’atteindre leur dimension mystique (Marquet, 1964-1965).
Pour conclure dans un autre registre, celui merveilleux mystique, les rares manuscrits illustrés de l’ascension céleste du Prophète Muhammad, celui d’Istanbul et plus encore celui de Paris d’époque timouride présentant les sept cieux superposés et leurs merveilles où se déplace le prophète, présentent une conception des cieux de type platonicien, cieux habités désormais par les différents prophètes de la Bible, dans une conception rénovée de la littérature apocryphe juive ou chrétienne, intégrant celle d’ibn ‘Arabī, ou de la littérature apocryphe du voyage, façon ibn ‘Abbās. L’ensemble inaugure également une nouvelle mythologie des cieux où le texte et l’image s’allient pour magnifier la visite céleste (Gruber, 2008).
En somme, l’iconographie du ciel apparaît comme un terrain de réflexion particulièrement fructueux pour déterminer le rôle de l’image dans la société médiévale orientale : illustrant le « logos », le complétant par d’autres informations, le dépassant même en devenant objet actif et interactif, l’image se double d’une dimension de source historique sur les savoirs et les croyances. Vecteur privilégié des mythes, elle est aujourd’hui incontournable pour aborder l’imaginaire du monde islamique médiéval.
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