Alexandra Stanciu
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
al.m.stanciu@gmail.com
Entre hantise et représentation
« Le portrait » de Thomas Owen, un récit médiumnique
Between Haunting and Representation
Thomas Owen’s “Portrait” – a Medium story
Abstract: This article aims to explain the process of establishing connections between the fantastic and the real dimension in a less typical literary example of a vengeful apparition. In the chosen text, every step of the artistic process respects the structure of a séance. Gradually, the boundaries of the pictorial space are eliminated and the character of the painter takes the role of a medium between the spirit and the family, as a reminiscence of the ancient perception of the image as an in-between life and death.
Keywords: Fantastic literature; Thomas Owen; Pictorial space; Animated portrait; Medium.
Le récit fantastique est une forme d’établir, au niveau imaginatif, le contact avec ce que pourrait être le monde de l’au-delà. L’inclusion du tableau en tant qu’objet fantastique dans le texte, lui attribue souvent un rôle d’intermédiaire, de moyen de l’irruption du fantastique dans la banalité du quotidien des personnages. La surface peinte devient perméable, l’espace pictural n’est plus immobile, ni limité, il a la capacité d’envahir le plan de la réalité du texte, de permettre l’accès aux vivants ou se substituer à l’idée même de cette zone de l’impensable, où reposent des revenants et d’autres créatures de rêve ou de cauchemar dans une attente indéfinie. Les diverses utilisations du thème du tableau dans le texte se construisent en effet sur un fond de superstitions redevables surtout au statut de l’image archaïque, renforcé par les acceptions modernes de l’art et de l’artiste. C’est pourquoi, de toutes les images picturales, le portrait a un impact supérieur. Visage figé dans le temps et sur la surface de la toile, il échappe à la logique cruelle de la dégradation humaine, tout en devenant un rappel de l’inévitable. Ce lien intrinsèque entre la représentation plastique et la mort devient évident par l’étymologie des mots tels image, simulacre, figure, idole, autant de termes qui faisaient initialement partie du vocabulaire des rites funèbres ou de la description du monde de l’au-delà[1]. Et si les pouvoirs mystiques de l’image ont diminué au cours des siècles, comme effet direct de la désacralisation de notre culture, son impact a été amplifié par la prédominance du visuel et ensuite de l’audio-visuel dans l’art profane. Une analyse de l’utilisation de l’objet d’art dans la littérature est, ainsi, constamment menacée par une surcharge interprétative. Aussi nous intéressons-nous dans le présent article strictement aux moyens de créer l’espace pictural dans le texte fantastique. Quel serait le rôle d’intermédiaire du tableau et de l’artiste entre les deux dimensions ? Le support textuel nous sera offert par le conte « Le portrait » de Thomas Owen.
Espace pictural et espace fantastique
Les résidus des anciennes croyances persistent dans la fiction littéraire et cinématographique, ils agissent au niveau de l’inconscient du lecteur ou du spectateur et font vivre les terreurs et les traumas les plus profonds. C’est ce qui explique le succès des films d’épouvante et de la littérature du même genre, chacun avec ses propres techniques, mais dont le fonctionnement est conditionné par un système narratif, par un texte. Le scénario exploite les phobies et les superstitions et organise les images dans une succession d’événements. La perception des éléments visuels est conditionnée par des éléments diégétiques. Pour parler d’un cas précis, dans The Shining de Stephen King, ce n’est ni la pure description ni l’énonciation de son état surnaturel qui effraient le lecteur, c’est l’action qui engendre le suspense. En ce qui concerne l’adaptation de ce roman pour le cinéma, adaptation réalisée par Stanley Kubrick, l’accent est déplacé de l’hôtel aux fantômes. Mais, dans ce cas aussi, le sentiment d’épouvante est créé plutôt par l’action et moins par ce que l’on voit. Quant à l’image picturale, bien qu’ayant parfois comme point de départ la littérature, elle est en général indépendante de l’idée de narration. Ainsi, elle effraie seulement quand elle est mise en contexte. En plus, à cause de sa bidimensionnalité et des limites imposées par son encadrement, l’image fait appel à l’inconscient d’une manière différente. Elle semble contenir et reproduire, paradoxalement, un espace infini, qui engendre, selon Maurice Blanchot, son pouvoir de fascination :
Quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune figure réelle, car ce qu’il voit n’appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu indéterminé de la fascination. Milieu pour ainsi dire absolu. La distance n’en est pas exclue, mais elle est exorbitante, étant la profondeur illimitée qui est derrière l’image, profondeur non vivante, non maniable, présente absolument, quoique non donnée, où s’abîment les objets lorsqu’ils s’éloignent de leur sens, lorsqu’ils s’effondrent dans leur image.[2]
La série des épithètes situe, dans le fragment blanchotien, l’espace pictural et le néant de la mort sur un plan inaccessible à la raison humaine. Le « milieu indéterminé de la fascination », la distance exorbitante, la profondeur illimitée et « présente absolument, quoique non donnée » sont les marques de ce que Denis Mellier appelle l’« échec du langage »[3] devant le mystère absolu. C’est « le fond de commerce du fantastique, de ses suspensions, des indéterminations, surtout de ses effrois, de sa terreur »[4]. Image, littérature et mortalité sont unies sous le signe de l’indicible et, par conséquent, le refus de cette immuabilité de la figure représentée, de sa « profondeur non vivante » et infinie, devient aussi un refus de la mort. Cette rébellion peut consister dans la tentative de redonner la vie à l’image au moins par le biais de la fiction en profitant de l’ambiguïté d’un genre littéraire qui échappe aussi à une définition péremptoire. Le fantastique, cette terre où tout est permis, facilite le jeu avec le symbolisme de l’espace pictural, annulant dimensions, distances et, enfin, limites pour recréer l’intangible sous la forme d’un monde autre. Comme dans la plupart des textes fantastiques, les contraintes de la vraisemblance et les lois fondamentales de la physique ne sont plus respectées (les apparitions ignorent la gravitation, la consistance des objets, ne reflètent pas la lumière comme les corps réels ce qui les rend soit invisibles soit holographiques, etc.). Dans certains cas, la surface du tableau se comporte comme une membrane cellulaire, elle est douée d’une perméabilité sélective envers les irruptions du fantastique. Il vaut mieux de dire que la toile permet les transferts – c’est-à-dire la transgression des objets, des personnages ou seulement des énergies – entre le plan fantastique et la « réalité » du texte.
De ce point de vue, il y a une similitude entre la surface picturale et la surface du miroir, dans la mesure où les deux permettent la réalisation d’une connexion entre deux espaces différents par leur nature même. C’est, d’ailleurs, ce qui explique la fréquence de leur utilisation pour la mise en scène d’un contact avec l’au-delà. L’examen de quelques exemples devenus des classiques du genre fantastique confirme cette « hypothèse de la perméabilité » et révèle des schémas analogiques. Dans le cas d’une perméabilité limitée, le regard est la seule manière de sonder le mystère. La toile acquiert les qualités d’un miroir magique qui montre le « visage » spirituel de celui qui y est dépeint (le plus connu exemple étant, dans ce sens, Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde), mais il peut aussi faire voir le futur pour empêcher un crime (voir « Les peintures prophétiques » de Nathaniel Hawthorne). Des échanges plus complexes ont lieu quand le tableau facilite un transfert d’énergie vitale, l’image se nourrissant pratiquement de son sujet (comme dans le « Portrait ovale » d’Edgar Allan Poe ou « La danse macabre du pont de Lucerne » de Georges Eekhoud). À un niveau supérieur de perméabilité, les esprits des morts et d’autres éléments surnaturels peuvent pénétrer dans le plan du réel (comme dans Le Château d’Otrante d’Horace Walpole). La situation contraire est également possible et des personnages humains s’en servent pour sortir de la réalité (dans « L’homme qui avait été Milligan », d’Algernon Blackwood, le héros est transporté en Chine).
Les fantômes d’un écrivain fantastique
Cette thématique se retrouve sous plusieurs formes dans les écrits de fiction de Thomas Owen, qui a fait ses débuts dans la vie littéraire par des romans policiers pendant la Seconde Guerre Mondiale, mais qui a ensuite viré vite vers le fantastique et surtout vers le conte. Ce type de récit bref convenait le mieux à son caractère, d’autant plus que le temps qu’il pouvait consacrer à la création était assez limité en raison de sa carrière dans l’industrie et de celle de critique d’art dans des journaux bruxellois, sous le pseudonyme de Stéphane Rey.
Le fantastique de Thomas Owen évolue sur une palette qui prend les nuances du ténébreux, souvent érotisé, mais aussi la clarté de l’humour et surtout de l’ironie. Évidemment, ses deux autres « vies » ont laissé des traces ineffaçables sur son écriture : son style est devenu de plus en plus concis, tandis que le cadre des contes est en général un quotidien imprécis d’une bourgeoisie cultivée[5]. C’est dans un tel milieu que l’auteur belge insère les éléments visuels, que ce soit des tableaux, des photographies, des statues ou des livres illustrés, voire des graffitis et des tatouages. Implicitement, les artistes imaginaires et les références à des artistes réels ne font pas défaut.
Pour revenir à une autre caractéristique des contes de Thomas Owen, qui est souvent associée aux motifs visuels, il y a un certain penchant pour un érotisme macabre construit autour de la figure des revenants féminins. Rarement dangereux, les fantômes sont invoqués par le désir des personnages humains et se manifestent pour participer à des rendez-vous galants. Ils se retrouvent partout, dans des endroits hantés qui rappellent les romans gothiques – maisons abandonnées, châteaux, cimetières. Quand même leur condition spectrale ne leur interdit pas les aventures singulières dans les endroits les plus modernes et apparemment rassurants – des trains ou des salles de danse, des expositions et des hôtels –, sans hésiter à s’exposer à la lumière du jour ou au regard des vivants.
Peindre le spectre
Dans ce qui suit, nous nous arrêterons sur Le portrait[6], un des contes d’Owen combinant le thème du tableau fantastique, vengeur et vampirique à la fois, avec celui de l’amour d’outre-monde. L’histoire tourne autour de Carla Tramp, une femme artiste ayant reçu une commande pour réaliser le portrait d’une jeune fille décédée un an avant dans des conditions mystérieuses. Comme tout artiste, Carla est un personnage original, qui aimerait ignorer les problèmes financiers et les obligations envers ses clients[7]. Par conséquent, le fait d’avoir accepté à contre-cœur rend la réalisation du portait un travail pénible, jusqu’au moment où le spectre de la fille morte apparaît un soir dans son atelier. La vision de Christine lui inspire la meilleure façon de peindre. En dépit des sentiments d’attachement qu’elle commence à éprouver pour l’apparition, Carla parvient à achever le portrait et à le montrer à la famille, qui le refuse et le détruit, au grand désespoir de l’artiste.
La structure très simple du texte fait ressortir les étapes qui mènent progressivement à l’incarnation de Christine dans son image. Les noyaux censés apporter l’élucidation de l’énigme de sa mort s’ensuivent presque sans intermédiaires : le contact du peintre avec ses employeurs et la première observation des photographies, les tentatives réitérées mais toujours échouées de commencer le portrait, la première apparition suite à laquelle Carla tombe amoureuse de son modèle, le travail acharné suivi de nouvelles apparitions, la finalisation du portrait et sa destruction par la personne coupable pour la mort de la fille. Les brèches dans cette structure fonctionnelle sont produites par des indices révélant strictement des informations sur la personne de l’artiste et surtout sur son état psychologique. En effet, bien qu’elle soit l’élément essentiel pour l’élucidation des circonstances de la mort de Christine et bien que le texte, du point de vue quantitatif et qualitatif, la situe dans une position principale, Carla n’est qu’un personnage adjacent à la tragédie de la famille pour qui elle travaille. C’est comme si cette nouvelle serait une digression, un épisode dans un roman complexe auquel nous n’avons pas accès. Le tableau jouera de la sorte, de même que sa réalisatrice, un rôle médiumnique – d’un point de vue à la fois occulte et artistique – entre la famille et la fille disparue.
De ce fait, nous allons nous replier sur les étapes de la réalisation du portrait en tant qu’éléments qui facilitent l’avancement vers la condensation de l’anima du personnage dans une forme matérielle. La préparation du moment fantastique est suggérée par un changement dans l’état d’esprit de Carla qui, connectée déjà inconsciemment à une autre dimension, a un regard rétrospectif et mélancolique sur sa vie (elle se rappelle la mort de son père, son chat disparu, son premier amour). Malgré son désir de finir le plus vite possible, l’artiste est incapable de travailler au portrait, de se concentrer : « Trop de choses venaient la troubler. Elle levait les yeux, demeurait rêveuse quelques instants, se contraignait à ébaucher quelques croquis. C’était décourageant. Les épreuves éparpillées devant elle ne l’inspiraient vraiment pas… » (p. 167).
Les obstacles devant le processus de création sont les sources même d’inspiration, les photographies que l’on avait apportées à Carla pour tenir place de modèle ont plutôt un effet inhibant. Dans une tentative de sublimation, l’artiste essaie de renoncer à ce support matériel, « se fiant à l’idée intérieure qu’elle avait de la jeune morte » (p. 167). À la série des détails qui susciteront l’irruption du surnaturel, mais qui insistent aussi sur l’effort continu de peindre, s’ajoute la présentation de ses ébauches. Le choix des mots est très explicite, faisant partie du vocabulaire traditionnel du récit des fantômes. Le premier syntagme descriptif est « un visage étrangement pâle », dont le pouvoir évocatoire est ensuite renforcé par des épithètes comme « mystérieux », « maudit », « fantomatique ». Cette suite d’adjectifs a un effet très poignant, d’autant plus qu’elle est utilisée pour accentuer une phase de manque d’inspiration où les influences de différents courants de peinture sont ressenties comme accablantes :
Tantôt son personnage avait quelque chose de déchirant, de mystérieux, de presque maudit, comme chez les expressionnistes allemands ; tantôt Christine apparaissait savoureuse et innocemment sensuelle, comme les jeunes femmes de Bonnard ; ou encore tragique, fantomatique, obsédante comme une Ophélie entre deux eaux… (p. 168)
Les références externes, soulignées par le manque de détails sur le modèle, jouent avec l’imagination du lecteur. Aussi pourrait-on s’imaginer, comme dans un dessin animé utilisant la technique du fondu, une jeune fille dont les traits allongés semblables à Marcelle de Kirchner, par exemple, se transforment dans des touches fortes en couleurs chaudes si chères à Bonnard, se purifiant par la suite dans l’image calme d’Ophélie telle que l’imagine Millais[8]. Le fondu enchaîné, par définition, suppose une « [t]ransition entre deux plans au cours de laquelle une première image disparaît progressivement tandis qu’une seconde image apparaît ; les deux sont un instant mêlées en une surimpression »[9]. En lisant le fragment de Thomas Owen, le connaisseur en art est censé s’imaginer un tableau avec lequel il associe chacune des références qui lui sont offertes. Ce tableau peut être un exemple réel qu’il considère, d’une manière plus ou moins consciente, représentatif pour le style ou le peintre mentionné et en concordance avec les données du texte – le portrait d’une jeune fille dans ce cas. Il peut aussi bien créer mentalement un tableau imaginaire en fonction de sa propre personnalité et de ses connaissances. Cette image évolue progressivement, une superposition temporaire étant implicite, par l’intermédiaire du nouveau contexte créé par la continuation de la lecture, jusqu’à l’image d’Ophélie noyée.
Le choix d’Owen d’utiliser le nom de l’héroïne de Shakespeare est un renvoi évident aux rumeurs entretenues par la famille sur le suicide de Christine : « […] morte un an plus tôt dans des circonstances demeurées mystérieuses, et sur lesquelles ses proches s’étaient montrés très discrets. La rumeur familiale laissa bien s’accréditer, sous le manteau, l’idée que la jeune fille aurait pu se donner la mort, mais rien n’était venu le confirmer ». Il s’établit pourtant aussi une association entre le plan pictural et le plan littéraire par la double qualité du personnage évoqué. En plus, le cross-fade et le rejet final des influences amplifient la sensation d’un travail créatif acharné, à la recherche d’une expression artistique propre. Trouver son propre style est le seul chemin vers la sublimation de l’essence de son modèle. Cette progression, ou plutôt régression[10] si nous pensons dans les termes de l’analyse de G. Didi-Huberman, vers le portrait désiré respecte en fait la demande du commanditaire. Il ne faut pas ignorer que le terme utilisé avec dédain par l’artiste pour décrire les clichés est « ça », évoquant l’innommable ou l’irreprésentable des textes et des théories du fantastique, mais aussi le noème de la photographie, selon Roland Barthes : « Il lui faudrait tirer de “ça” – geste impatient de la main – un visage répondant non seulement à la réalité, mais aussi à l’image que se faisaient de l’adolescente ceux qui l’avaient connue et aimée » (p. 166).
Par son art, Carla est censée donc reproduire deux manifestations de l’invisible. Par la mort du sujet, ces photographies se muent en références absolues, le regard du peintre leur donne une nouvelle vie, qui sera incarnée dans le portrait. Cette dualité fantôme-portrait donne aux éléments fantastiques une aura allégorique, confirmée par le manque des sentiments de terreur devant ce qui devrait être – si Thomas Owen avait respecté une définition célèbre du genre – « un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel »[11]. Tout au contraire, dans « Le portrait » le lecteur participe à une cohabitation paisible du fantastique et du réel. L’angoisse se fait sentir faiblement avant la première prise de contact et ce ne sera que lors du dénouement de l’histoire que la sensation de terreur et d’ébranlement intérieur se fera enfin sentir.
On retrouve cette attitude détendue dans d’autres textes aussi, par exemple dans « Le miroir » où le héros provoque l’apparition de son amante morte dans le miroir où il l’a vue se refléter nue lors de leur dernier rendez-vous. Le fait de voir son image dans la glace remplacée par une image animée d’Agnès morte ne provoque pas du tout la stupeur du personnage masculin, tandis que l’idée de passer dans l’autre monde ne lui pose d’autre problème que les insécurités habituelles liées aux préparatifs de changer sa vie pour l’autre, comme une sorte de simple déménagement.
Comme si l’intention de l’auteur était d’ironiser une transe chamanique ou occulte, le premier contact avec l’esprit de Christine est induit par un état d’agitation extrême, mis sur un excès de café et de tabac. Il est évident le choix d’éviter l’utilisation d’une substance avec des effets sur l’état de conscience de Carla, ce qui aurait pu mener le lecteur à interpréter les sensations et les visions comme une hallucination. Le texte joue aussi sur l’hésitation entre un état d’agitation physique qui affecte le personnage du point de vue psychique, pour se transformer dans un pressentiment de l’irruption de l’étrange :
Elle avait trop fumé et bu trop de café. Une inquiétude l’envahit. Quelque chose d’impalpable, d’indéfinissable, flottait autour d’elle. Cela ne venait pas de son imagination. Elle se sentait lasse, physiquement investie. Elle eut beau regarder partout, scruter les coins d’ombre. Rien ne justifiait son alarme. Elle se força à reprendre sa palette, ses pinceaux, et se remit à peindre, portant les regards, à chaque instant, dans toutes les directions, comme pour se prémunir d’un danger… (p. 168)
En dépit de cet état d’inquiétude, l’artiste perçoit la survenue d’un fantôme dans son atelier comme un événement assez banal. Le manque de danger est perçu instantanément. Christine semble même vouloir la protéger du choc, s’immobilisant au geste de surprise de Carla. La raison de sa survenue devient évidente à l’instant : elle a transgressé les frontières de la mort pour faciliter la réalisation du portrait, pour assumer son rôle de modèle. C’est dans la conséquence de cette présence que consiste le véritable étonnement de l’artiste : l’encouragement muet lui donne de la confiance et lui inspire, par le déplacement de la vision, les lignes du portrait : « En peu de temps, elle eut conscience que le miracle était en train de s’accomplir, qu’elle était cette fois dans le vrai, qu’elle avait enfin percé les ombres de la mort » (p. 169). Le véritable miracle et le seul moyen de lutter contre l’anéantissement est l’art, non le surnaturel, même pas l’amour qu’elle éprouve pour son modèle.
La manifestation de l’attraction physique met aussi en relief la question de la matérialité du spectre, décrit jusqu’alors seulement en termes de présence, de vision. Si Christine peut être touchée, une autre convention est annulée, vu que sa représentation suppose déjà une matérialisation ; l’incarnation spectrale devrait annuler la nécessité impérative de la recréation par l’image. Par conséquent, son insistance sur l’achèvement du portrait exprime l’impossibilité de se montrer sans intermédiaire aux membres de sa famille, leur rejet de ce qui dépasse le plan du réel. C’est pourquoi tous les efforts de Carla ont l’air d’une invocation occulte.
Conséquences de l’incarnation
Bien que le tableau soit presque fini après la première « séance de pose », Carla désire une réitération de l’événement. Elle convainc l’esprit de Christine de se montrer à elle nuit après nuit, de lui permettre de la toucher, de porter les déguisements les plus inouïs. De ce point de vue, l’artiste respecte parfaitement le modèle du héros owenien, le désir sexuel étant souvent le principal moteur qui détermine ses actions. La fascination devant un corps désiré annule dans ce type de fiction l’épouvante qui serait naturelle dans le cas d’un contact direct avec une entité dont les personnages savent bien qu’elle n’est pas vivante. C’est le cas de Carla, qui tombe amoureuse du spectre de Christine, dont « elle aimait effleurer discrètement [l]a peau, [l]es cheveux, voir le rire dans [l]es yeux » (p.169). Son désir va bien plus loin de ces caresses innocentes, et ce n’est que la réserve du fantôme qui l’empêche d’exprimer son affection d’une manière plus intense.
Ce qui est différent quand même du schéma des autres contes, c’est le fait que cette fois-ci nous avons affaire à un personnage féminin sur chacune des deux positions. Cette situation est tellement rare que même Anna Soncini, qui a publié un des principaux ouvrages sur le fantastiqueur belge, affirme :
Effectivement, les personnages féminins sont nombreux ; elles ne sont toutefois jamais les héroïnes d’une histoire ; elles sont là pour que le rôle de l’homme soit plus clair et que son histoire prenne un déroulement plus précis. Elles semblent toujours entrer dans la vie de l’homme comme un élément extérieur provenant d’une autre dimension Et très souvent, elles symbolisent la mort de l’homme ou en sont l’instrument.[12]
En plus, c’est Carla qui assume le rôle de la séductrice, réservé en général aux personnages de l’autre monde, tandis que Christine est complètement passive et se soumet à ses caprices. Le péril inhérent de la relation amoureuse est lui aussi inexistant, bien que le refus de la jeune fille de permettre un avancement sur le plan sexuel puisse être interprété comme un souhait de protéger le personnage humain d’un contact trop proche avec la mort, qui pourrait lui devenir fatal. Cet aspect confirme l’hypothèse initiale, conformément à laquelle l’artiste, tout en étant la figure centrale du texte, a plutôt un rôle médiateur dans l’intrigue qui se préfigure derrière les événements narrés. Carla se trouve alors dans une posture ingrate, celle de séductrice qui est tombée amoureuse, mais qui ne peut aucunement dépasser les limites qui lui ont été imposées. Elle a la conscience de son manque d’influence sur le destin et de l’imminence de la séparation :
Tout en sachant qu’il serait impossible de prolonger encore longtemps le sortilège, Carla luttait de tout son cœur, de toute sa volonté, pour retenir sa jolie visiteuse de la nuit. Elle savait que le moment de se séparer ne tarderait plus guère et déjà, à l’avance, elle se mettait à souffrir comme d’un deuil insupportable… (p. 170)
Il est à remarquer aussi que le mot « deuil » n’est utilisé qu’en ce qui concerne l’artiste. Il est vrai que Christine est morte depuis un an, donc la souffrance de la famille devrait être apaisée et la commande du portrait peut marquer justement le commencement d’une étape de consolation. Malgré cela, l’idée d’une réaction tragique de la famille n’est insinuée même pas dans la présentation des circonstances de la mort, qui insiste plutôt sur la discrétion et sur les rumeurs. Carla est la seule à exprimer des sentiments d’attachement pour l’image de Christine, tandis que les autres membres ressentent une sensation de malaise, de rejet au moment de la révélation du tableau. Leur réaction représente un refus du deuil, qui, selon Philippe Ariès, déstabilise « les sentiments qui veulent jaillir hors de l’ordinaire, ou bien ne trouvent pas leur expression et sont refoulés, ou bien déferlent avec une violence insupportable, sans plus rien pour les canaliser »[13]. L’idée de garder dans la maison cette représentation vivante leur est insoutenable et mène à la décision de détruire l’objet d’art d’une façon violente, même criminelle. Comme tout fantôme, l’image vivante ne peut pas se superposer ou remplacer l’être aimé et perdu.
L’idée d’une double mort de Christine est accentuée par une corporalisation du tableau. La plaie au cou du portrait laisse couler du sang – l’énergie vitale du personnage incarné dans son image. La dégradation brusque de la toile après l’attaque est la conséquence prévisible de la fin du mélange de deux espaces, réel et pictural, la disparition du second marquant la fin de l’événement fantastique. Le réel regagne son empire sur le texte, par l’élimination des preuves matérielles de la déviation, qui ont complètement perdu leur utilité. Les objets divinatoires deviennent redondants, le médium n’est plus consulté quand l’au-delà et le quotidien ne veulent plus communiquer. C’est symptomatique que le texte ferme sur l’hurlement de Carla. Il s’agit d’une sortie brutale de l’état de fascination qui lui avait permis de vivre et créer jusqu’alors dans un entre-monde.
Notes
[1] « Si l’étymologie ne fait pas preuve, elle indique. Latin d’abord. Simulacrum ? Le spectre. Imago ? Le moulage en cire du visage de morts, que le magistrat portait aux funérailles […] Une religion fondée sur le culte des ancêtres exigeait qu’ils survivent par l’image […] Figura ? D’abord fantôme, ensuite figure », Régis Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1992, p. 20.
[3] Denis Mellier, « Excès, singularité, insistance : pour une critique de l’indicible fantastique », in Nathalie Prince, Lauric Guillaud (textes réunis par), L’indicible dans les littératures fantastique et de science-fiction, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2008, p. 219.
[5] « Mon style au fond est très simplifié. Il dit ce qui doit être dit. Je n’ai pas le temps de faire autrement, d’ailleurs toute ma vie a été liée à ce peu de temps dont je disposais, vu le nombre de choses que je faisais. », p.21, « Le quotidien c’est moi, c’est le monde positif, c’est l’industriel, c’est le docteur en droit, c’est mon petit quotidien très rassurant. », p. 23, « Quand je quittais mon bureau et que je rentrais chez moi, j’étais content de pouvoir écrire, et, lorsque j’avais écrit et qu’arrivait la fin de la semaine, j’étais content d’aller voir des expositions, cela me reposait. », p. 24.
[6] Thomas Owen, « Le portrait », in Œuvres complètes, tome 4, Bruxelles, Claude Lefrancq Éditeur, 1998, p. 165-171. Toute référence à ce texte sera faite désormais par la mention du numéro de la page, entre parenthèses.
[7] Son patronyme anglophone, Tramp, vagabond, insinue justement l’idée d’artiste qui s’adapte difficilement aux règles de la société. Le sens péjoratif dans l’anglais américain, prostituée, n’est pas à ignorer non plus, vu que l’accent est souvent mis sur la sexualité de Carla, ou mieux dit sur sa bisexualité. Son effet sur les hommes est décrit d’une façon poignante : « Tous les hommes la désiraient, mais ils ne savaient pas s’ils lui voulaient du bien ou du mal. Inconsciemment, c’était un certain goût du viol qui les faisait s’intéresser à ce bout de femme qui cultivait son aspect ”sorcière”, et demeurait farouchement indépendante et libre » (p. 166).
[8] Un tel procédé a été utilisé, en effet, par Joan C. Gratz pour la réalisation, en 1992, du court métrage animé Mona Lisa Descending a Staircase.
[9] David Bordwell, Kristin Thompson, L’art du film. Une introduction, Bruxelles, De Boeck, 2009, 2e édition française, traduit de l’américain par Cyril Béghin, p. 732.
[10] « Il y a un travail du négatif dans l’image, une efficacité “sombre” qui, pour ainsi dire, creuse le visible (l’ordonnance des aspects représentés) et meurtrit le lisible (l’ordonnance des dispositifs de signification). D’un certain point de vue, d’ailleurs, ce travail ou cette contrainte peuvent être envisagés comme une régression, puisqu’ils nous ramènent, avec une force qui toujours nous étonne, vers un en-deçà, vers quelque chose que l’élaboration symbolique des œuvres avait pourtant bien recouvert ou remodelé. Il y a là comme un mouvement anadyomène, mouvement par lequel ce qui avait plongé resurgit un instant, naît avant de replonger bientôt : c’est la materia informis lorsqu’elle affleure de la forme, c’est la présentation, lorsqu’elle affleure de la représentation, c’est l’opacité lorsqu’elle affleure de la transparence, c’est le visuel lorsqu’il affleure du visible. » Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1990, p. 174-175.