Alain Vuillemin
Université d’Artois et Collège de Littérature Comparée, France
alain.vuillemin@refer.org
L’inspiration composite d’Alexandru Macédonski dans ses poèmes en français /
The Diversified Inspiration of Alexandru Macedonski’s Poems
Abstract : A book containing Alexandru Macedonski’s poems in French was published for the first time in 2007 by the French publishing house Rafael de Surtis. Written in a very musical French, a language of rare quality, these poems have rarely been studied in Romania and have been ignored in France. An inner motivation seems to have inspired the genesis of these writings, produced between 1880 and 1918, which appear to have been his secret garden. Their inspiration is very diversified. Macedonski aimed at discovering the path of a “poetry of the future”. He hesitated perhaps in front of several temptations. The influence of the French authors on his poems was important. He also had a great admiration for the classical Greek and Latin cultural inheritance and many of his poems show a fascination with the distant past, pre-Chrisitian and pagan. He also assumed the identity of foreign author and the “dor”, the nostalgia for the homeland and he continued to manifest it in these poems in French which join the enthusiasm that existed in Romania, in the nineteenth century, for France, for its civilization, for its literature and poetry.
Keywords: Romanian Literature; Alexandru Macédonski; Inspiration; Influences; Poetry; Romanian Francophony.
C’est en 2007, aux éditions Rafael de Surtis, que les Poèmes en français[1] d’Alexandru Macédonski ont été publiés pour la première fois d’une manière spécifique en France. Des recensions incomplètes en avaient été faites auparavant, en Roumanie, en particulier par Tudor Vianu[2] entre 1939 et 1946, par Adrian Marino[3] entre 1966 et 1980 et par Mircea Colenşenko[4] en 2004. Aucune n’était vraiment exhaustive. De l’une à l’autre, il se trouve des additions et des suppressions. Ces poèmes, écrits en une langue française très musicale et d’une qualité rare, sont restés ignorés en France. Ils ont rarement été étudiés en Roumanie. D’expression française pourtant tout autant que roumaine, Alexandru Macédonski, né à Bucarest en 1854 et décédé en cette même ville en 1920, a entretenu toute sa vie durant, avec une délectation morose, une réputation de poète maudit, damné, réprouvé et dénié, condamné à une sourde malédiction parce qu’il aurait été trop épris d’absolu. Il a légué une œuvre considérable dans les deux langues. En dehors de ses écrits en roumain, il a composé en français, entre 1880 et 1920, une soixantaine de poèmes, ceux qui ont été réunis sous le titre générique de Poèmes en français. Il a aussi élaboré un roman, Calvaire de feu, publié à Paris en 1906, ainsi qu’un recueil de contes, Les Balalaïkas, contes scytho-slaves, paru en 1911, toujours à Paris, et des nouvelles publiées en différentes revues, Marguerite, L’Usurier, La Lettre du bon Dieu, Les deux Mecque, Le Palais Cantacuzène, En terre Trajane, Si les mots…, et trois pièces de théâtre dont Fariboles et gentillesses d’antan et de tout temps a été publié à Paris en 1905 tandis que Le Fou ? et La Mort de Dante sont demeurés inédits, et, enfin, un scénario de film, Comment on devient riche et puissant, conçu à Paris en 1911. Son activité littéraire en langue française a donc été inlassable. De La Chaumière, publiée en 1880, à Bucarest, dans la revue Literatorul, à Roi sans l’être, son tout dernier poème, écrit entre le 01 et le 14 mars 1918, dédié à son fils Nikita et publié en 1967 seulement par Adrian Marino, sa poésie a été une expression privilégiée de sa fascination pour la langue française. Son inspiration, très composite, mêle des sources nombreuses et révèle ses contradictions et ses tentations. Il aspire à découvrir les voies d’une “poésie du futur”[5]. Il hésite peut-être entre une attirance incontestable pour la poésie française immédiatement contemporaine et la persistance nation d’une culture très érudite, ancienne, latine et grecque, et la manifestation, plus ou moins malgré lui, d’une identité roumaine, toujours présente et prégnante.
I. L’Influence française
L’influence française est considérable. Il s’y mêle parfois une pointe d’ironie. Les lectures d’Alexandru Macédonski ont été immenses. Il paraît avoir tout lu, comme l’un de ses commentateurs roumains, Adrian Marino, l’a relevé dans une ample étude publiée en 1964, Opera Lui Alexandre Macédonski [« L’œuvre d’Alexandru Macédonski »]. Il semble avoir été fasciné d’emblée, quand il arrive avec sa famille à Paris en 1884, par des auteurs qui étaient alors modernes ou immédiatement contemporains, de Charles Baudelaire à Villiers de L’Isle-Adam, José-Maria de Heredia, Théodore de Banville, Edmond Haraucourt, Sully Prudhomme, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Albert Samain, René Ghil, et bien d’autres encore. Il dédie son recueil, Bronzes, publié à Bucarest en 1897, « à la France, la seule patrie des intellectuels »[6]. Il dédicace tel ou tel de ses poèmes aux gloires parisiennes du moment, à émile Zola, à Joseph Péladan, à Pierre Loti, à José-Maria de Heredia, à Henri Bornier, à Stéphane Mallarmé, à Paul Mariéton, à François Brunetière, à Jean Richepin. Il en résulte un entrelacs d’influences et de références plus ou moins aisées à repérer.
Il est sûr qu’Alexandru Macédonski a été tenté, tout d’abord, par la démarche des écrivains qui se réclamaient du Parnasse, de Théodore de Banville et de Leconte de Lisle à Théophile Gautier et à José-Maria de Heredia. Des titres en sont l’indice, émail sur or est une variation qui semble condenser l’inspiration dominante d’émaux et camées (1852) de Théophile Gautier. Le Faune, L’Incube, Les Fauves rappellent la manière des Poèmes antiques (1852) et des Poèmes barbares (1862) de Leconte de Lisle. Crépuscule romain évoque Soir de bataille dans Les Trophées (1897) de José-Maria de Heredia. L’influence exercée aurait été indirecte. D’après Adrian Marino, l’un de ses biographes, Alexandru Macédonski aurait découvert la plupart de ces poètes à travers une Anthologie des poètes français contemporains, Le Parnasse et les écoles postérieures au Parnasse (1866-1906) due à Garnet Walch. La date de parution de cette anthologie est tardive. Il est vraisemblable qu’Alexandru Macédonski avait découverts ces auteurs dès son arrivée à Paris, en 1884. La chronologie de la genèse de ces poèmes, publiés pour la plupart avant 1897 en diverses revues en France et en Belgique, le prouve. À l’inverse, d’autres poèmes relèvent d’une esthétique plus « déliquescente ». À Paris, Alexandru Macédonski fréquentait le club des Hirsutes. Il assistait aux causeries de Jean Moréas au café « Vachette » et à celles de Paul Fort à la « Closerie des Lilas ». Névrose, repris en 1897 dans Bronzes après avoir été publié en 1886, à Liège, en Belgique, dans la revue La Wallonie sous un titre beaucoup plus significatif, Hystérie, révèle qu’Alexandru Macédonski a aussi cédé à cette tentation. Quinte majeure décrit ainsi une phtisique, une tuberculeuse, Le Crâne, Après un naufrage, Morts, Les Trois fantômes sont autant de chants funèbres. D’autres pièces, À un déclassé, Un Voyou, évoque des êtres déchus, des individus marginaux ou asociaux. Interview, écrit en argot, évoque la manière d’un chansonnier contemporain, Jehan Rictus (alias Gabriel Randon), qui se produisait au cabaret du Chat Noir à Montmartre ou à celui des Quat’z’art, boulevard de Clichy. La douleur, la déchéance, la souffrance, la maladie, la misère, l’amertume qui caractérisent ces poèmes d’Alexandru Macédonski ne sont pas non plus sans évoquer les motifs et les thèmes majeurs, très décadents ou décadentistes, des Complaintes (1885) de Jules Lafforgue.
L’influence du symbolisme est très forte. À Paris, Alexandre Macédonski fréquentait également le salon de Stéphane Mallarmé, rue de Rome. Il connaissait aussi Jean Moréas, considéré comme le fondateur du symbolisme en France, en 1886, après la publication d’un manifeste en faveur de ce mouvement dans le journal Le Figaro. Dès 1885, Alexandru Macédonski aurait lu Jadis et Naguère de Paul Verlaine. Il aurait découvert ou rencontré, à l’occasion de ses différents séjours en France (jusqu’en 1912), Albert Samain, Gustave Kahn, Georges Rodenbach, Albert Giraud, Fernand Séverin, Catulle Mendès, René Ghil, Iwan Gilkin, Laurent Tailhade, Paul Fort, Jean Richepin, Joseph Péladan, Paul Quillard, Alexandre Mercereau, Henri de Régnier, Francis Viélé-Griffin, Stuart Merrill. Il collabore aussi, dès sa fondation à Liège, en Belgique, en 1886, à la revue Wallonie animée par Albert Mockel, Henri de Régnier et Pierre Olin. Il se proclamera aussi, d’emblée, « symboliste » en Roumanie et la revue Literatorul [« Le Littérateur »] qu’il avait contribué à fonder, à Bucarest, en 1880, deviendra dès 1886 le principal relais des conceptions symbolistes et modernistes en Roumanie. Il sera marqué par les idées de Paul Verlaine sur le rôle de la musique dans la suggestion poétique et par les idées de René Ghil dans son Traité du Verbe (1886). Parmi ses poèmes, La Chaumière (esquissé dès 1880), La Valse des églantines, La Hora, Le Filon, Le Gaurisankar, Le Cloître, Le Vaisseau fantôme, Le Steppe, se prêtent à des lectures symbolistes. Un poème en prose, Sur la nuit de ma naissance, publié à paris, en 1889, dans La Nouvelle revue, semble correspondre enfin aux recherches menées sur le vers libre, en France, vers la même époque, par Gustave Kahn et par Francis Vielé-Griffin.
En ces poèmes qu’il a laissé en français, on sent qu’Alexandru Macédonski a tenté de propos délibéré d’imiter nombre d’auteurs parnassiens, décadents, symbolistes. Ce sont des “bronzes”, des objets d’art, des médailles poétiques et métaphoriques, fondées sur un alliage, sur un mélange d’éléments différents, composites qu’il essaie de ciseler. La démarche est très syncrétique. D’autres sources ont interféré.
II. L’Héritage antique
L’héritage antique reste sensible. Il s’exprime en ces poèmes une ferveur, une passion et un enthousiasme qui semblent provenir d’un passé très lointain. La grandeur de Rome, les splendeurs de la Grèce et de l’Antiquité, les prestiges des temps païens resurgissent dans cette poésie conçue, pourtant, sur un entrelacement de références modernes.
De cet héritage, on découvre maintes réminiscences. Un sonnet intitulé Avatar amalgame Rome, la Grèce et la Crête. « C’était au temps jadis, en la Rome d’Octave [le futur empereur Auguste] »[7], se souvient un narrateur anonyme, le poète peut-être : « C’était en mai, l’an bissextile […] / Voici deux mille ans près – Cretus était mon nom, / Et je portais tunique et toge à franges grecques »[8]. Une croyance en une vieille idée, grecque et indienne, en la métempsychose, en l’immortalité de l’âme humaine et en sa transmigration d’un corps à un autre, s’y révèle. Le poète – le narrateur – en aurait été ou en serait une transformation, un « avatar ». Un autre sonnet, Crépuscule romain, saisit en quelques images fulgurantes ce qui aurait été le commencement de la décadence romaine, avec la mort de l’empereur Othon en 69, à la bataille de Bedriacum, près de Crémone, en Italie, vaincu par les légions de Vitellius, le dernier empereur de la dynastie Julio-claudienne. Deux images s’y opposent, celle d’Othon, agonisant sous sa tente et, en contrepoint, celle du viol d’un enfant, d’une jeune adolescente, par un Grec, « Erycton […] front bas et cheveux drus »[9], originaire de l’île de Lesbos mais présenté comme une brute. Un autre poème, L’Élu, évoque le culte qui était rendu jadis aux empereurs romains, en un lieu indéterminé, en une contrée « d’Italie ou de Péloponnèse »[10]. En ces remémorations, l’Antiquité classique est très présente.
Une autre série de poèmes, d’une inspiration plus païenne, évoque la permanence ou la rémanence de pulsions premières, primitives, originelles, venues de temps antiques et barbares. Une image récurrente en révèle la continuité, celle du viol, déjà rencontrée dans les tercets de Crépuscule romain et reprise dans les deux sizains de l’Onde rose, et dans Volupté, en quatre quatrains, ainsi que dans Névrose où une jeune femme, un modèle qui pose pour un peintre, se croit prise par Satan. Il en est de même dans La Tzigane où une danseuse, une gitane, s’abandonne à une « priapée »[11] sauvage et dans Laïs vierge où une autre vierge enlace un « athlète brun [au] glaive divin »[12], tandis que, dans L’Incube, Lucifer s’accouple aussi à une autre vierge. Deux derniers poèmes, La Forêt pourpre, peuplée de faunes et de sylvains velus qui entourent également une jeune vierge, et Volupté qui en décrit les émois sous les assauts des uns et des autres quand, « soudain la forêt flambe »[13] surenchérissent sur l’idée. Cette sensualité très charnelle se retrouve, très développée, dans le roman, Calvaire de feu, publié en 1906. L’action s’y déroule sur l’île de Lewki, comme dans le poème intitulé Lewki mais, dans ce récit, deux divinités, éros et Priape, dominent les actes et les pensées du héros, Thalassa, épris d’une jeune fille, Calliope. Sous l’emprise de ces deux déités, Calliope et Thalassa s’abandonnent à une lubricité et à une volupté effrénée. Les dieux en seront irrités. Des tremblements de terre, des raz de marée, des incendies, des tempêtes apocalyptiques seront les signes de leur colère, Calliope mourra en un spasme ultime et Thalassa sera entraîné au loin, au large, par les flots déchaînés jusqu’à ce que la mer retrouve son calme.
Les croyances païennes revivent dans cette poésie. Trois sizains, intitulés Le Faune et dédiées à Joseph Péladan, insistent sur l’idée qu’un “faune”, un satyre, une divinité ancienne, brutale, aurait continué à régner, « forcené »[14], furieux, au for intérieur de l’écrivain. Un autre poème, Sonnet scythe, laisse entendre que cette impulsion, cette « vertigineuse ivresse »[15], viendrait d’un lointain passé, sauvage, « scythe ». Dès lors, le poète aurait été un « ange d’autant plus qu’[il aurait été un] démon »[16]. Ailleurs, dans Lewki, ce sont d’innombrables déités des bois et des chants, des « sylvains » et des « faunes » qui sont entraînés par Pan, le dieu des bergers, par Antinoüs, un demi-dieu, par Syrinx, une nymphe, et enfin par Bacchus, le dieu du vin et des orgies, sous le regard de la déesse Volupté, la fille de Psyché et d’Éros, et sous celui d’Apollon, le dieu du soleil et des arts, et aux aventures amoureuses sans nombre. Dans Le Faune, ces déités croisent des djinns, des génies venus du monde arabe, des goules, des créatures vampiriques surgies des légendes orientales, des incubes, des démons mâles, et des sphinx, des monstres fantastiques avec un corps de lion, issus de la mythologie égyptienne. En contrepoint, Lucifer dans L’Incube et Satan dans Névrose, Haine, Or, j’entendis…, affrontent Dieu. Deux mondes merveilleux, surnaturels, païen et chrétien, s’y entrechoquent.
En ces poèmes marqués par le passé, les réminiscences romaines, grecques, païennes restent vivaces. La ferveur, la fureur poétique qui semble s’en nourrir est aussi très éclectique. Dieu et Satan y côtoient Apollon, Éros, Priape, Pan, Bacchus, les nymphes, les faunes, les sylvains, les djinns, les goules, les incubes, les sphinx, les Parques. Cette mythologie est extrêmement composite. L’occultisme s’y mêle à l’ésotérisme et la foi, peut-être, à des accès de désespoir.
III. Une identité roumaine
Une impression particulière de dépaysement et d’éloignement caractérise ces poèmes. Ils sont écrits en français mais ils évoquent un pays qui était très lointain pour des lecteurs belges ou français, une Roumanie dont l’indépendance à l’égard de l’empire ottoman n’avait été pleinement acquise qu’en 1878. Les lecteurs à qui Alexandru Macédonski commence à s’adresser à partir de 1880 en France et en Belgique découvrent à travers ces écrits un pays qui est encore peu connu en Europe occidentale. Un « je ne sais quoi » d’exotique, de lointain et d’oriental, assez difficile à cerner, s’exprime à travers cette poésie. Les lecteurs roumains y reconnaîtront la persistance du « dor », d’un sentiment de nostalgie mélancolique, d’attachement attristé à la terre natale, au terroir. L’inspiration s’y nourrit de souvenances, de remembrances et de souvenirs plus intimes, associés à des lieux situés très loin, au seuil des steppes, aux marches du monde oriental et asiatique, et aussi de l’enfer.
La Valachie, la « terre roumaine » [« Ţara românească » en roumain] où Alexandru Macédonski est né, à Bucarest, est une plaine qui s’étend au nord du Danube jusqu’aux Alpes de Transylvanie vers le nord et qui se prolonge, vers le nord-est, par les steppes de l’Ukraine et de la Russie. Un long poème, intitulé Le Steppe, composé de sept dizains en alexandrins et publié dans la revue L’Indépendance littéraire et artistique, à Paris, le 01 mai 1890, décrit l’une de ces steppes, une plaine immense, déserte, couverte d’une herbe rase : « …Ni ville ni sillon ne profanent sa flore. / L’herbe ainsi qu’une main déferle au moindre vent, / Et la géante plaine, aux profonds marécages, / Frôle les bords des cieux, et court sus au Levant »[17]. Les splendeurs de cette plaine sont décrites en des termes chatoyants, très colorés : « Ce n’étaient que roseaux et floraisons superbes… / Le blanc, le bleu, le rouge essaimaient au soleil, / Crépitaient sous l’or pur de ses milliers de gerbes… »[18]. C’est en ces lieux, « loin des cités et de tout leur confort »[19], que le poète se revoit « jeune, et […] fort »[20] et qu’il se sentait « le seul Czar [Empereur] du désert sans pareil »[21]. Une autre pièce, Halte dans Tarasse Boulba, décrit également ces plaines, ces steppes, et les associe à une référence littéraire, Taras Boulba, un récit publié en Russie, en 1835, par Nicolas Gogol. La vision, tout aussi splendide, est non moins colorée lorsque, au soir, « le soleil descend vers les bords de la plaine… / Les larges genêts d’or palissent lentement / Et dans l’herbe, soudain, bruit comme une haleine… / L’âpre souffle du soir tombe du firmament. / Pourpre et rose, un reflet agonise dans l’ombre [et que] / De grands ibis laiteux s’enfoncent dans le ciel »[22]. Un autre lieu, enfin, l’île Lewki, l’île aux serpents, située encore plus à l’est, au large des bouches du Danube, sur la mer Noire, accentue cette impression de dépaysement. C’est une « île fière […] merveilleuse et chantante […] / Lewki, beau diamant de gemmes claires / Verte île […] / Rayonne toujours belle… »[23]. C’est là, métamorphosée en roseau par le dieu Pan qu’elle fuyait, que se lamenterait toujours, en un « bas-fond »[24], la nymphe Syrinx.
Ailleurs, ce sont des us et des coutumes inaccoutumées qui sont évoqués. La Soldatesque évoque une « hora », une danse paysanne traditionnelle en Roumanie, exécutée lors des mariages ou de grandes fêtes. C’est une ronde qui réunit toute l’assemblée en un grand cercle. En cinq quatrains composés chacun d’un vers de quatre syllabes suivi de trois octosyllabes à rimes plates, Alexandru Macédonski en reconstitue le rythme endiablé, « au son vibrant des éperons »[25]. Dans Le vieux Laoutar, c’est l’un de ces musiciens ambulants, l’un de ces « laoutars » qui allaient jadis de village en village animer les bals populaires avec des guitares, des flûtes et des violons, qui est décrit, défaillant, l’âge venu. Dans La Tsigane, c’est une danseuse, une gitane « étrange »[26], à la beauté convulsive, qui surgit, lascive, et qui séduit un hussard en uniforme rouge. Ces détails, ces traits fugitifs confèrent à ces poèmes un cachet exotique indéniable. Cette impression s’est trouvée renforcée le 10 avril 1896 quand paru à Paris, dans L’écho de la semaine, un sonnet intitulé Sonnet lointain qui devint en 1897 la pièce liminaire de Bronzes. Ce sonnet initial, dédié à la France, est construit sur un paradoxe inattendu. On le citera in extenso :
Sonnet lointain
Je viens de loin : je viens d’un pays où l’artiste,
Lotus ou mimosa, végète lentement,
Où tout gémit et pleure, où tout est sombre et triste,
Où, pour vivre, chacun ploie ou rampe humblement ;
Où le peuple abruti sommeille, fataliste,
Pauvre fœtus qu’au front marqua l’avortement,
Où tout un enfer hurle, et pullule, et subsiste,
Vêtu de soie et d’or, gavé de pur froment.
Et, cependant, malgré la bêtise et la haine,
À chaque pas nouveau je tombe dans la nuit
Et que, les pieds sanglants, mort à l’espoir, je sème
Le long du noir sillon que je creuse sans bruit,
Ce pays, gouffre morne, est le mien, et je l’aime[27].
Ce pays, c’est la Roumanie en 1896, au temps de sa renaissance, de son « Réveil national », depuis 1878, après cinq siècles de domination ottomane. Le poète l’assimile à un « enfer », à un « gouffre morne », où continuerait de sommeiller un peuple « abruti », aliéné par une trop longue oppression. Ses intellectuels, ses artistes, ces fleurs mal aimées, ces « lotus ou mimosas », ne feraient qu’y végéter. Portant, en raison même de cette contradiction, de cette « opposition des contraires »”, « ce pays », déclare l’auteur, « est le mien et je l’aime »[28]. La pointe finale est aussi une profession de foi nationale, voire nationaliste.
Ces touches exotiques, orientales et roumaines, se rencontrent éparses. Alexandru Macédonski cherche plus à les suggérer qu’à s’y appesantir. Il en procède une impression d’éloignement et de dépaysement qui est en quelque sorte estompée. Le « dor », le regret de la terre natale, est exprimé avec une grande délicatesse. Il en résulte une nostalgie languide. Ce sentiment de l’identité roumaine reste partout présent en ces poèmes écrits pour la plupart en France, en français, par un étranger, venu de loin, de très loin pour l’époque.
Conclusion
Une motivation particulière, complexe, paraît avoir inspiré la genèse des poèmes qu’Alexandru Macédonski a élaborés en français entre 1880 et 1918, à la faveur de ses séjours successifs en France. Qu’ils aient été « anthumes », c’est-à-dire publiés de son vivant, ou « posthumes », retrouvés après sa mort, pour reprendre une distinction établie en 1975, en Roumanie, par Adrian Marino et par Élisabeth Brancus, cette poésie en français paraît avoir constitué son jardin secret. Leur écriture s’est étendue sur près d’une quarantaine d’années. L’inspiration générale en est assez éclatée, très composite. C’est seulement en 1897 qu’Alexandru Macédonski en réunit quelques uns dans un recueil, Bronzes, qui n’est publié qu’à Bucarest, en Roumanie. On peut donc hésiter sur ce qu’ils représentaient pour lui. L’influence des auteurs français, surtout de ceux qui lui étaient immédiatement contemporains, est considérable. Il avait aussi beaucoup lu. Il était pénétré d’une culture classique, grecque et latine. Cet héritage persiste à travers maints de ces poèmes, révélant une fascination certaine pour un passé très lointain, préchrétien et païen. Il assume aussi, d’emblée, dès le premier sonnet de Bronzes, en 1897, son identité d’auteur étranger. Il vient « de loin », explique-t-il en ce poème, il est d’un pays éloigné de la France, auquel pourtant ce même poème est dédié. Le « dor », le regret du dépaysement, la nostalgie du sol natal, de ses paysages, de sa lumière, de ses us, ne cesse de se manifester dans cette poésie écrite en une langue qui lui était en principe étrangère. Avant 1897, il s’adresse surtout à des lecteurs français et belges, en publiant des poésies en diverses revues, en Belgique et en France, jusqu’en province, jusqu’en Saintonge, au hasard des circonstances. En Roumanie, dès 1880, il s’adresse à un tout autre public, méconnu d’ailleurs par les Français à cette époque, celui de ces Roumains qui étaient alors épris, à Bucarest et aussi ailleurs, partout dans les provinces roumaines, par ce qu’ils appelaient « l’autre langue notre »[29], la langue française. Ces Poèmes en français, écrits par Alexandru Macédonski et enfin réunis en un seul recueil, pour la première fois, en France, en 2007, participent de cet enthousiasme qui existait alors en Roumanie pour la France, sa civilisation, sa littérature et sa poésie.
Bibliographie
Macedonski, Alexandru, Poèmes en français, Cordes-sur-Ciel, Rafael de Surtis, 2007, 121p.
Macedonski, Alexandru, Opere [Édition critique par Tudor Vianu], Bucarest (Roumanie), Fundatiei pentru Literatura şi artă “Regele Carol II”, 1939-1946, 4 volumes.
Macedonski, Alexandru, Opere [Édition critique par Adrian Marino (et Elisabeta Brâncus)], Bucarest (Roumanie), Editura Minerva, 1966-1980, 7 volumes.
Macedonski, Alexandru, Opere [Édition critique par Mircea Coloşenko], Bucarest (Roumanie), Éditions de la Fundatiei Nationale pentu Stiinţa şi Artă-Univers Enciclopedic, 2004, 4 volumes.
Notes
1 MACEDONSKI Alexandru : Poèmes en français, Cordes-sur-Ciel, Rafael de Surtis, 2007, 121p.
2 Voir MACEDONSKI Alexandru : Opere [Édition critique par Tudor Vianu], Bucarest (Roumanie), Fundatiei pentru Literatura şi artă “Regele Carol II”, 1939-1946, 4 volumes.
3 Voir MACEDONSKI Alexandru : Opere [Édition critique par Adrian Marino (et Elisabeta Brâncus)], Bucarest (Roumanie), Editura Minerva, 1966-1980, 7 volumes.
4 Voir MACEDONSKI Alexandru : Opere [Édition critique par Mircea Coloşenko], Bucarest (Roumanie), Éditions de la Fundatiei Nationale pentu Stiinţa şi Artă-Univers Enciclopedic, 2004, 4 volumes.
5 MACEDONSKI Alexandru (in Literatorul n° 2, 1892), rapporté par Ion Pillot dans Macédonski Alexandru : Opere, Bucarest (Roumanie), Éditions Eminescu, 1929-1944 (réédition 1994), volume 6, p. 190-202.
6 MACEDONSKI Alexandru : Opere [Édition critique par Mircea Colonşenco], Bucarest, Editura Fundaţiei Nationale pentu Stiinţa şi Artă, 2004, volume II, P. 788.
7 MACEDONSKI Alexandru : Poèmes en français, Cordes-sur-Ciel, Rafael de Surtis, 2007, p. 32.
8 Ibid., p. 32.
9 Ibid., p. 49.
10 Ibid., p. 56.
11 Ibid., p. 44.
12 Ibid., p. 55.
13 Ibid., p. 79.
14 Ibid., p. 34.
15 Ibid., p. 67.
16 Ibid., p. 67.
17 Ibid., p. 27.
18 Ibid., p. 28.
19 Ibid., p. 27.
20 Ibid., p. 28.
21 Ibid., p. 39.
22 Ibid., p. 72.
23Ibidem, p. 73.
24 Ibidem, p. 72.
25 Ibidem, p. 32.
26Ibidem, p. 43.
27 Ibidem, p. 25.
28 Ibidem, p. 25.
29 Voir KESSLER Ervin, Éd : « L’Autre langue notre. Le français chez les Roumains », in Plural, Bucarest (Roumanie), Institut culturel Roumain, numéro spécial, 2006, 496 p + illustrations en hors texte.