Horia Lazăr
L’inquisiteur et son ombre. Le Manuel d’Eymerich-Peña
Aux alentours de 1376, le dominicain catalan Nicolau Eymerich rédige, à Avignon, le Manuel des Inquisiteurs (Directorium inquisitorum) : énorme compilation de canons, lois impériales, constitutions, gloses, encycliques, chartes et instructions à l’usage des « défenseurs de la foi » et sommet du droit inquisitorial de la fin du XIVe siècle, promis à un bel avenir (1). Imprimé très tôt, en 1503, le Manuel sera réédité cinq fois : trois fois à Rome (1578, 1585 et 1587) et deux fois à Venise (1595 et 1607). Les rééditions du XVIe siècle sont dues à un travail de philologue érudit, de paléographe et de commentateur qui propulse sur le devant de la scène un nouveau personnage : le canoniste espagnol Francisco Peña, chargé par le Saint-Office de « mettre de l’ordre dans l’institution inquisitoriale » (2), et qui enrichit le texte déjà officiel d’Eymerich de précieux appendices, éclaircissements, remises à jour et commentaires. De telle sorte que, actuellement, ce discours interminable, comptant deux milliers de pages et jamais traduit intégralement, est un livre bicéphale, à cheval sur trois siècles : œuvre d’institution plutôt que livre d’auteur, dans laquelle l’essentiel n’est pas l’effet d’écriture ou de style mais l’aptitude à classer, à répertorier et à ordonner les textes d’Eymerich, parachevée par la capacité de gloser, de redire et de nuancer de Peña lui-même : somme de théologie, de droit canon et de droit civil dans laquelle les auteurs – des voix devenues anonymes – laissent parler les vieux textes, la peur de l’hérésie et les pratiques de répression du Moyen Age finissant et du début de l’âge moderne.
Nicolau Eymerich (1320-1399), inquisiteur général de Catalogne, d’Aragon, de Valence et de Majorque en 1357, exerça sa charge avec de longues interruptions, en raison de son ardeur à la tâche, qui lui valut même l’exil des territoires de la couronne de Catalogne-Aragon (3). En 1362, il devint vicaire général des Dominicains sur les terres de la Couronne, avant de finir ses jours en Avignon comme chapelain du pape Grégoire XI. Nous savons par contre très peu de choses sur le deuxième auteur du Manuel, qui, tel une ombre, accompagne Eymerich, l’explique, le rend familier aux lecteurs du XVIe siècle et parfois le corrige. Reprise, glose et « critique » vont ainsi côte à côte pour réaffirmer l’emprise d’un tribunal d’exception dont le principe est la « délégation des pouvoirs » par le pape, et d’une police de la pensée qui, petit à petit, se muent en instance ordinaire, s’emparant des compétences de la justice.
L’Inquisition – ou le Saint-Office – est née au concile de Toulouse, en 1231. Avec comme toile de fond les hérésies méridionales, surtout le valdéisme et le catharisme, sa création par le pape Grégoire IX est le résultat d’une volonté de durcissement des peines frappant les hérétiques, compte tenu du fait que, dans la poursuite des déviations doctrinales et rituelles, les tribunaux ecclésiastiques (les « officialités ») étaient souvent débordés. Néanmoins, comme souvent, la pratique précède sa propre codification. Ainsi, en 1184, la peine du feu est décrétée pour les hérétiques impénitents et relaps alors que, en 1199, on y ajoute la confiscation des biens (4). La procédure naissante (le secret concernant le nom des témoins pour éviter vengeances et représailles, l’autorisation de la torture, l’appel au « bras séculier ») est vite adaptée à tous les cas de figure des « hérésies » : étonnante mobilité d’une institution décalée par rapport à ses origines et abolie en 1821, mais qui allait donner lieu à une production de textes impressionnante, courant à travers les XIVe-XVIe siècles.
Toujours est-il que les innombrables « manuels », recueils de consignes, guides orientant la pratique quotidienne de l’enquête et traités légitimant le recours à la « question » sont, de nos jours, tombés dans l’oubli. Certains sont néanmoins exemplaires par leur force d’expression et leur rayonnement dans l’époque qui les a vus naître, aussi bien que par le malaise que leur fréquentation produit chez le lecteur contemporain.
Cette longue série comporte quelques temps forts : le Manuel de l’Inquisiteur (Practica inquisitionis heretice pravitatis) de Bernard Gui (1324), le Manuel d’Eymerich-Peña (1376-1578), Le Marteau des Sorcières (Malleus Maleficarum) d’Institoris et Sprenger (1486), la Démonomanie des Sorciers de Jean Bodin (1580), le Discours exécrable des Sorciers d’Henri Boguet (1602), le Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et démons de Pierre de Lancre (1612), etc.
Deux remarques s’imposent d’entrée de jeu : si au XIVe et au XVe siècles les auteurs de ce genre d’ouvrages sont le plus souvent des inquisiteurs, c’est-à-dire des hommes d’Eglise et de terrain dont l’objectif est la poursuite des hérétiques afin d’extirper les hérésies, à partir du XVIe siècle il y a un déplacement d’accent en direction des sorciers et des sorcières. A partir de la même époque, les tâches d’inquisition seront confiées à des magistrats, des juges et des experts en droit civil et criminel dont le souci, plutôt politique qu’ecclésial, est de rétablir la paix au sein du corps social (le « royaume »). Le sorcier prend la place de l’hérétique d’hier, et l’Etat, de plus en plus sûr de lui-même, s’active et fait parler de lui par les professionnels de la loi. La diabolisation de la femme aidant, la loi d’Etat finit par s’approprier, par le biais de nouvelles peurs, les vieilles hantises de transgression religieuse, pour les exorciser au moyen des mêmes dispositifs de répression, dont l’image emblématique reste le bûcher (5).
Le noyau dur du Manuel d’Eymerich-Peña est composé de trois séquences essentielles. Elles sont consacrées respectivement à la juridiction de l’Inquisition, à la « pratique » des procès et aux « pratiques afférentes » qui accompagnent l’enquête ou qui entourent les faits et gestes des acteurs du procès. Au début du siècle, Bernard Gui s’était déjà essayé au genre du « manuel ». Nommé inquisiteur dans le sud de la France, il entend rapporter, dans son énorme ouvrage, une longue expérience (sa « pratique ») de « défenseur de la foi ». Dans son texte, interrogatoires, citations et sentences s’enchaînent comme dans une narration, avec le souci du détail mais sans préoccupation pour le schéma d’ensemble de la procédure inquisitoriale. En fait, l’ouvrage de Gui, qui se contente de décrire la démarche de son auteur, étant, par là même, étranger à tout effort de théorisation, n’a aucune vocation d’universalité. En ce sens, le retour d’Eymerich à la fin du XVIe siècle, lorsque le Saint-Siège confie la tâche de commentateur du corpus eymericien à Peña, est très significatif, surtout si l’on tient compte de l’oubli qui entoure le Manuel de Gui. En effet, celui-ci ne refait surface qu’en 1886, lorsqu’il est publié pour la première fois (6).
Quelles sont les compétences de l’inquisiteur selon Eymerich, et quelle en est la source ? Avant tout, il faut dire que l’inquisition est un tribunal extraordinaire, agissant sur délégation du pape lui-même ou, à partir du XVIe siècle, en vertu d’un mandat délivré par un cardinal inquisiteur général (7). L’inquisiteur aurait par conséquent des compétences en matière de juridiction d’Eglise, plus précisément dans la poursuite des hérétiques. Double silencieux et menaçant de l’évêque dont l’autorité s’étend sur toutes les causes, l’inquisiteur a le pouvoir d’intervenir sur toutes les personnes (8), à l’exception du pape, de ses légats et des évêques.
Les points essentiels du travail de l’inquisiteur sont les suivants : le définition de l’hérésie, la légitimation juridique des interventions du Saint-Office et le secret de la procédure. Choisir la mauvaise voie en matière de foi (haereticus = electivus) tel un philosophe « sectaire » qui choisit son camp, alors que le chrétien n’a rien à choisir, la vérité de sa religion étant à la fois unique et révélée ; adhérer (haereticus = adhesivus) avec ténacité à une doctrine fausse, que l’on tient pour vraie ; se retrancher de la vie commune et, par cela même, introduire la division au sein de l’Eglise (haereticus = divisivus) : voici les trois premiers repères de l’hérésie, oů l’approche étymologique fournit un préalable utile (9). Forme particulière de l’erreur, l’attitude hérétique apparaît comme écart par rapport aux articles de la foi (exemple : la trinité divine ou l’incarnation du Fils), aux vérités de la foi (exemple : l’usure est un péché) ou au contenu des livres canoniques (exemple : Dieu a créé le ciel et la terre). Triple opposition donc, qui concerne le symbole de la foi, les décrets de l’Eglise ou les livres sacrés (10). Au XVIe siècle, le commentaire de Peña finit par fournir, à travers un chassé-croisé de critères d’hérésie (au nombre de sept) et de règles de canonicité (au nombre de huit), les derniers jalons de l’encadrement juridique susceptible de définir le « délit canonique » (11).
Dans la controverse qui, au XIVe siècle déjà, opposait canonistes et civilistes, Eymerich avait choisi de définir le « crime de foi » en fonction de deux repères : le jugement et l’application de la peine (ou bien, si l’on préfère, la condamnation et l’exécution de la sentence), ce qui amène, simultanément, le partage des compétences et le renforcement du quadrillage juridique de l’Inquisition. Plus précisément, les compétences conjointes de l’inquisiteur et de l’évêque concernent la convocation, le jugement et la condamnation du suspect, alors que l’exécution de la sentence, surtout si elle implique effusion de sang, sera confiée au pouvoir civil, au « bras séculier » (12). Dans le même temps, les lois civiles faisant obstacle à la justice d’Eglise devaient être abrogées, en raison de la prééminence, dans la cité chrétienne, de la foi sur le royaume de chair : « L’inquisiteur n’a pas à se mêler d’affaires civiles au cours de ses enquêtes (qui sont, en effet, du ressort du gouverneur), mais cela ne signifie pas qu’il appartient au gouverneur de préciser quand et comment l’inquisiteur doit entreprendre des procès … Les lois qui sont des obstacles à l’exercice de l’inquisition doivent être abrogées » (13). Pour la même raison, la juridiction du pape – et donc de l’Inquisition – s’étend sur les juifs aussi, à savoir sur les déviances de leurs rites, compte tenu du fait que l’Ancien Testament contient des vérités communes aux juifs et aux chrétiens (14): véritable mainmise de Rome sur la liturgie judaïque, destinée à promouvoir l’image d’une institution qui défend les juifs contre leurs propres erreurs : « Ne tolère-t-on pas la survivance du rite judaïque parce qu’il constitue un argument en faveur de la foi chrétienne ? En l’altérant, ils profanent un témoignage valable de la foi chrétienne. Ainsi il appartient au pape et aux inquisiteurs de juger toute entrave au rite judaïque si les « prélats » juifs se montrent défaillants. On condamnera donc les juifs coupables d’hérésie contre leur propre foi » (15).
Défendre les juifs contre eux-mêmes : la porte est ouverte à la généralisation extrême de la vocation inquisitoriale. Les inquisiteurs seront donc appelés à extirper toutes les croyances des « infidèles » et à poursuivre « tous ceux qui s’opposent à la foi chrétienne » (16).
Ennemis en surnombre, riposte appropriée, mesurée et surtout juste : telle est la clef de voûte de la pratique inquisitoriale, qui a suscité dénégations, polémiques et débats passionnés. Pour les inquisiteurs, un crime incommensurable, prouvé historiquement (la mise à mort de Dieu, la « lèse-majesté divine ») appelle tout naturellement une justice d’exception, faisant une large place à la dénonciation et intégrant dans l’information judiciaire, comme prolongement de l’interrogatoire, la torture. Pour des raisons formelles (un juge ne peut traiter que des informations ou témoignages qui concernent l’extérieur et les actions, et non pas l’intérieur, qui se livre dans le sacrement de pénitence) aussi bien que pragmatiques (administrer le sacrement de confession, c’est ne pas pouvoir se servir des aveux du pécheur), les inquisiteurs, hommes de loi, sont invités à ne pas prendre de confession et à ne pas administrer de pénitences : « L’expérience montre que des hérétiques ou des suspects, craignant d’être capturés par l’Inquisition, se présentent spontanément et demandent à être entendus en confession, pensant éluder ainsi procès et punitions. Qu’ils ne soient donc pas entendus et qu’ils avouent leur crime à l’inquisiteur dans le for juridique » (17).
Cependant, les interrogatoires et la torture (la « question » inquisitoriale s’adresse à l’âme aussi bien qu’au corps, et dans l’aveu verbal, tout comme dans le corps qui se défait sous la torture, une même souffrance est à l’œuvre) font l’objet d’une attention particulière et d’une formalisation rigoureuse de la part de l’inquisiteur. Avec, au cœur du dispositif, une indéracinable présomption de culpabilité, la torture est superbement magnifiée. Son objectif est l’obtention des aveux, mais pour y arriver elle n’est qu’un moyen parmi d’autres. En plus, elle ne donne lieu qu’à des aveux contraints, arrachés « par la douleur ou par la terreur » et, par conséquent, objets de ratification (18). D’oů une procédure à la fois figée, focalisée sur les aveux, et souple, adaptée à la psychologie de l’hérétique, dans laquelle les lenteurs et les précautions sont inspirées par « la peur que le torturé ne meure » (19). Ces atermoiements et ces égards, dus sans doute à une longue pratique de l’enquête (certains avouent « même ce qu’ils n’ont pas commis ») (20), ne doivent cependant pas affaiblir la vigilance et la détermination du juge, dont le seul souci est de prouver la culpabilité du prévenu : « Que tout soit fait pour que le pénitent ne puisse se proclamer innocent ou s’excuser, afin de ne pas donner au peuple le moindre motif de croire que la condamnation est injuste » (21). Certes, l’inquisiteur doit s’y prendre « sans cruauté » et appliquer la torture « traditionnelle », sans innover et sans inventer de nouveaux supplices (22) ; il n’en est pas moins libre de « continuer » la torture (reprendre la procédure là oů on l’a arrêtée), ou même de la « recommencer » (la refaire à partir du début) si de nouveaux « indices » se présentent. Or, tout ce que dit l’accusé pendant l’interrogatoire ou sous la torture peut être traité comme indice.
Malgré cette accumulation d’indices, l’objectif de la « question » n’est pas d’établir un fait, mais de « faire avouer celui dont on soupçonne la culpabilité et qui se tait » (23): faire sortir du silence, arracher la parole de culpabilité avec, comme toile de fond, l’absence totale de preuve. Quant à l’absolution, elle ne revient nullement à innocenter le suspect. Dans la « sentence absolutoire » il sera précisé seulement que « rien n’a été légitimement prouvé contre lui » (24). En matière de droit inquisitorial, l’absolution n’est, en fait, qu’une simple suspension des poursuites.
Profession : juge de la foi, « spécialiste en théologie, en droit canon et en droit civil » (25). Statut social: intouchable, en vertu de la « délégation » de pouvoir que le pape lui octroie personnellement, et qui le rend quasiment invulnérable ; titulaire de privilèges exorbitants : avoir des gardes du corps et pouvoir utiliser la force publique dans les poursuites, depuis 1310 déjà (26), pouvoir profiter d’une partie des biens confisqués, des amendes ou des peines matérielles infligées aux hérétiques, même défunts (27), bénéficier – comme les croisés – de l’indulgence plénière, même durant la vie (28). Age : au moins 40 ans au moment de la nomination (29) – voici le portrait-robot de l’inquisiteur. Le personnage, particulièrement peu sympathique, franchement odieux pour certains, semant la terreur dans les royaumes et portant le fer et le feu sur une grande partie de l’Europe, exerce néanmoins le pouvoir qui lui est confié dans des limites que les auteurs de notre Manuel ne se privent pas de relever. Une première limitation du pouvoir des inquisiteurs est inscrite dans leur propre nomination : ils peuvent être révoqués par le pape (ou, à partir du XVIe siècle, par les cardinaux inquisiteurs généraux) (30) pour des raisons d’ « impuissance, de négligence ou d’iniquité » (31).
Entre les évêques et les inquisiteurs il y a partage des compétences (pour les évêques : administration des sacrements et des biens d’Eglise ; pour les inquisiteurs : poursuite des hérétiques et visibilité de l’action), mais aussi convergence des tâches. Si l’inquisiteur peut décider tout seul de citer, arrêter ou emprisonner temporairement un suspect, l’emprisonnement à vie, la torture et la rédaction des sentences sont toujours décidées par les deux. En cas de désaccord, ils sont obligés de s’adresser au pape (32).
Autres limitations : la récusation de l’inquisiteur et l’appel au pape – le « refus opposé canoniquement au juge à cause d’une suspicion grave portée contre lui » et l’ « annulation de la sentence considérée injuste … par l’invocation d’un juge d’une instance supérieure » (33). En dépit de ruses auxquelles peut recourir l’inquisiteur (voyant que l’accusé est disposé à le récuser, il peut se hâter de déléguer ses pouvoirs à un autre inquisiteur, avant que la récusation ne soit formulée) (34), la procédure de récusation peut aboutir. Le succès de l’opération consiste à arriver à empêcher l’inquisiteur de déléguer ses pouvoirs : à agir plus vite que lui, à le précéder, à le surprendre. Quant à l’appel au pape, il peut être efficace lui aussi, par exemple en cas de refus de l’inquisiteur de désigner une défense ou d’application de la torture sans en avertir l’évêque (35). La « réponse apostolique positive » n’entraîne pourtant pas l’annulation ou la suspension du procès ; loin d’être « une sentence définitive qui innocenterait l’accusé » (36), elle ne fait qu’enjoindre la reprise de la procédure au stade oů elle se trouvait lorsque la faute justifiant l’appel a été commise : il n’y a pas d’accusé innocent. Il y a quand même des erreurs « irréparables », qui rendent impossible la reprise du procès et qui, partant, peuvent bloquer la procédure (exemple : l’appel d’un accusé torturé, après la torture ; la constatation du fait qu’on a brûlé des livres, etc.) (37).
Dernière entrave à l’exercice discrétionnaire des pouvoirs inquisitoriaux : la peur des grands du siècle. Si tout le monde peut tomber sous l’accusation d’hérésie, des précautions sont à prendre lorsqu’il s’agit de « processer » des magistrats protecteurs d’hérétiques qui pourraient soulever le peuple contre l’inquisiteur (38), des notables dont la bienveillance est toujours utile à l’Inquisition (39), des rois, des princes ou des personnes de sang royal (40). Opportunisme pragmatico-politique oblige, mieux vaut imposer des peines douces plutôt que de se mettre à dos les puissants du monde, « surtout si l’inquisiteur est pauvre et faible » (41).
L’installation de l’inquisiteur se fait en grande pompe. Véritable ambassadeur du pape, il jouit d’une liberté de circulation totale, et à peine arrivé dans sa province, il fait prêter aux seigneurs et aux notables un serment de défense de la foi, de l’Eglise, de sa propre personne et des siens, sous peine d’anathème, de « destitution » et de privation de charges publiques (42). Passé cette étape d’exhibition et de parade publicitaire, il commence son travail qui se déroule dans la plus grande discrétion. Le secret de l’enquête concerne le travail des délateurs et des accusateurs, toujours anonymes (si leur nom était rendu public, les gens auraient peur de dénoncer et d’accuser) (43) ; la désignation d’un avocat, dont le nom ne figurera pas dans les actes du procès, et qui « prêtera serment … de bien défendre l’accusé et de garder le secret sur tout ce qu’il verra et entendra » (44); l’assistance d’experts (théologiens, canonistes ou légistes), qui seront consultés « de façon non officielle » et à qui on demandera de ne jamais révéler le nom des témoins (45); enfin, l’absence de confrontation, qui ferait s’évanouir le secret des chefs d’accusation (46).
La procédure redevient publique avec la remise – ou la lecture – de la sentence, qui prépare l’accusé d’hier à la publicité de l’infamie – et de la peine (47).
***
Mauvaise image de marque, mauvaise presse : les rumeurs, les amplifications et les exagérations aidant, l’Inquisition s’est vue doter très tôt d’une légende noire à nulle autre pareille, qui a fait d’elle le modèle des totalitarismes modernes. Aussi un historien des hérésies du sud de la France a-t-il pu écrire : « Que l’Inquisition ait fini par être abolie en 1821 n’enlève rien, en effet, à la dramatique actualité du problème. Il est même certain que le système, ayant quitté le terrain religieux pour passer au politique, en connut un extraordinaire regain de santé. Le XXe siècle restera même sans doute le siècle par excellence des inquisitions triomphantes. Passage obligé de toute dictature, il a donc de beaux jours devant lui » (48).
A l’origine il y a eu l’anathème : la malédiction que le Christ jeta sur le figuier (« Jamais plus tu ne porteras de fruit ») (49), les fulgurations de haine de l’Apocalypse (50), la condamnation de Simon dans les Actes des Apôtres (51). Art de l’interdit qui, dans l’enquête inquisitoire, prend appui sur une procédure mettant en avant le secret de l’instruction, les vertus de la délation et l’utilité de la torture : un dispositif de contrôle et de répression formidablement cohérent, dont la pièce maîtresse est la présomption de culpabilité.
Si la pratique inquisitoriale a suscité l’horreur dès sa mise en œuvre – et avec raison -, il faut dire aussi que les bruits courant sur son compte et les exagérations ont largement contribué à la noircir davantage. Exemples : saint Dominique, l’un des premiers à avoir prêché la manière forte pour combattre les hérésies, s’est vu présider, dans des peintures du XVe siècle, des tribunaux d’Inquisition, alors qu’il est décédé en 1221 et que l’Inquisition sera confiée aux Dominicains en 1233 ! Ensuite, l’usage de la torture a été fluctuant. Peña relève lui-même que, à son époque, elle était « totalement » interdite dans le royaume de Catalogne-Aragon, et déplore tout de suite cette « immunité néfaste, qui tourne bien souvent au préjudice de la foi » (52). Et que dire, pour finir, des résultats assez inattendus de recherches contemporaines qui, suite au dépouillement des archives, ont pu établir le rôle modérateur de l’institution inquisitoriale ? Dans une mise au point sur l’histoire de la sorcellerie, Ioan Petru Culianu relève qu’à l’époque des grandes chasses aux sorcières (début du XVIIe siècle) des instructions de l’Inquisition exigent la protection des femmes accusées de sorcellerie, dont la vie était menacée par le zèle excessif des autorités laïques qui, par leurs sentences, ne faisaient que se conformer aux préjugés et aux haines des milieux populaires (53). Or , à l’époque, la sorcellerie, nouveau crime de lèse-majesté divine, prend la relève de l’ancien « crime de foi ».
En 1821, ce sont les inquisiteurs qui partent, mais non l’esprit d’inquisition. Sous de nouvelles codifications, celui-ci survit dans nos sociétés, parfois là oů l’on ne s’attendrait pas à le trouver ; par exemple dans le système juridique de nos jours, dont l’imprégnation inquisitoriale est manifeste. En France, après la « parenthèse révolutionnaire » (54) (suppression du ministère pu-blic, oralité des débats devant le jury, interrogatoires publics), le Consulat réintroduisit la procédure inquisitoire qui, grosso modo, est présente dans la juridiction actuelle. La pierre angulaire du système est l’enquêteur (le trio policier, juge, procureur), à la fois agent du pouvoir et juge, qui agit dans le secret et qui « dispose de pouvoirs propres supérieurs à ceux de l’accusé dans la recherche des preuves » (55). La loi du 15 juin 2000, destinée à « renforcer la présomption d’innocence et les droits des victimes » n’a corrigé cette inégalité que partiellement. Ensuite, la détention provisoire est elle aussi un héritage de l’Inquisition, en ceci qu’elle est, avant tout, recherche – et attente – de l’aveu. Or celui-ci est surva-lorisé, en raison de son passé et de sa charge émotionnelle et culturelle. Enfin, la relation entre le parquet et le gouvernement, ainsi que le grand pouvoir d’influence des procureurs remettent en cause l’indépendance de la justice. Autant de raisons pour dire que l’inquisition se porte toujours bien, qu’elle est à pied d’œuvre dans nos sociétés et que les nouveaux inquisiteurs se trouvent parmi nous.
Notes
1. Cf. Nicolau EYMERICH, Francisco PEÑA, Le Manuel des Inquisiteurs. Introduction, traduction et notes de Louis Sala-Molins, Mouton, Paris – La Haye, 1973. Introduction, p. 15 et suiv.
2. Ibid., p. 16.
3. Ibid., p. 12 et suiv. Le zèle excessif de certains inquisiteurs a suscité, surtout au début des missions, inquiétudes, réserves et même de franches hostilités. En 1231, Conrad de Marbourg devient le premier inquisiteur officiel de l’Allemagne. Des conflits avec le haut clergé allemand et les autorités d’empire s’ensuivirent, à l’issue desquels il fut assassiné en 1233, alors que les dénonciateurs qu’il avait encouragés à témoigner contre des nobles catholiques, et dont les témoignages avaient été variables, se sont retrouvés dans les prisons de l’archevêque. Cf. Norman COHN, Démonolâtrie et Sorcellerie au Moyen Age. Fantasmes et réalités, Paris, Payot, 1982, p. 44 et suiv.
4. Gabriel AUDISIO, Les Vaudois. Histoire d’une dissidence. XIIe-XVIe siècle, Paris, Fayard, 1998, p. 46.
5. Le rôle croissant des juges à l’époque de la consolidation de la monarchie absolue en France a été magnifiquement étudié par Robert MANDROU dans Magistrats et Sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, Plon, 1968, passim., et aussi dans les nombreux travaux de Robert MUCHE MBLED, dont Justice et Société aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Imago, 1987 et Le Temps des Supplices, Paris, Colin, 1992.
6. EYMERICH-PEÑA, Manuel. Introduction, p. 18.
7. Manuel, III, 3, (16). Le chiffre romain indique la partie du Manuel dans la traduction française, le chiffre arabe – le numéro du texte. Lorsque ce dernier est suivi d’un (16) il s’agit d’un commentaire de Peña.
8. Ibid., III, 4 et 4 (16).
9. Ibid., I, 1.
10. Ibid., I, 2. Dès les premières pages du Manuel, l’étau se resserre autour de l’hérétique. Piégé de toutes parts lors des interrogatoires, celui-ci risque, à chaque instant, d’accumuler les erreurs : circonstances aggravantes susceptibles d’entraîner le cumul des peines : « Il y a hérésie s’il y a opposition à un ou à plusieurs articles de foi, à tel ou tel passage des livres canoniques, à une constitution ou à un canon de l’Eglise catholique. Par exemple : serait hérétique, pour le premier cas, celui qui ne croirait pas que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ; pour le deuxième, celui qui croirait en l’éternité du monde ; et pour le troisième celui qui soutiendrait que le Christ et les apôtres ne possédaient rien en commun » (Manuel, I, 8.)
11. Ibid., I, 2 (16).
12. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il y a dans la doctrine romaine de l’inquisition une véritable horreur du sang versé. Aussi les inquisiteurs préfèrent-ils confier l’exécution des basses œuvres aux pouvoirs laïques, sans doute pour se décharger d’une sinistre responsabilité, mais aussi pour faire valoir leur qualité de juges, partant leur impartialité : « Que l’inquisiteur s’en tienne à son rôle de juge », martelle Peña, Manuel, II, 9 (16), avant de clamer la bonne foi des siens : « Nous ne sommes pas des bourreaux ! »
13. Manuel, I, 19.
14. Ibid.
15. Ibid. Peña nous rappelle qu’en 1230, année chaude, Grégoire IX fit brûler le Talmud, « après avoir appris qu’il était plein d’affirmations impies et blasphématoires ».
16. Ibid., dans le titre de l’article.
17. Ibid., II, 9.
18. « La valeur des aveux est absolue s’ils ont été obtenus par la menace de la torture ou par la présentation des instruments de torture… On considérera que l’accusé a librement avoué puisqu’il n’a pas été torturé. Si l’accusé avoue en cours de torture, il doit ensuite ratifier ses aveux », Ibid., II, troisième verdict (16). Nous soulignons.
19. Ibid.
20. Ibid.
21. Ibid., neuvième verdict (16).
22. Ibid., troisième verdict. L’horreur du sang versé – il faut « torturer modérément » et « se rappeler toujours que les tourments sont trompeurs et inefficaces », scientes quod quaestiones sunt fallaces et inefficaces, Ibid. – est solidaire d’une stratégie d’interrogatoire jouant, à la fois, sur les lenteurs de procédure, le souci de ne pas arracher de faux aveux et la qualité rhétorique des interventions des autres, familiers du prévenu, susceptibles de le persua-der d’avouer : « Les exhortations fréquentes des gens probes disposent souvent les accusés à avouer », Ibid.
23. Ibid., III, 28 (16).
24. Ibid., II, deuxième verdict.
25. Ibid., III, 1.
26. Ibid., III, 25.
27. Ibid., III, 65. Ces peines seront supportées par les héritiers qui, par cela même, sont exclus du bénéfice de la succession. Une vraie aubaine !
28. Ibid., III, 70.
29. Ibid. , III, 2.
30. Ibid., III, 6 et 6 (16).
31. Ibid., III, 8 (16). Par le mot « iniquité » il faut comprendre « la corruption de l’inquisiteur par l’argent, les avantages, l’accumulation des biens meubles ou immeubles », Ibid., III, 8 (16).
32. Ibid., III, 24.
33. Ibid., II, 32 (16).
34. Ibid., II, 32.
35. Ibid., II, 33.
36. Ibid., II, 33 (16).
37. Ibid.
38. Ibid., I, 26 (16).
39. A cette classe d’hérétiques il suffit d’imposer « le versement d’une somme importante pour l’édification d’un lieu sacré ou pour une autre fin », Ibid., II, 2 (16).
40. Peña élargit cette classe à toute la haute bureaucratie des royaumes et des républiques, ainsi qu’aux titulaires des grands offices : « les membres du conseil royal, les sénateurs, les riches barons, les magistrats des villes, les gouverneurs, les consuls, le podesta, etc. », Ibid., III, 18 (16).
41. Ibid. Nous soulignons.
42. Ibid., II, 1.
43. Le principe est très simple : « la sauvegarde du délateur ». Selon une instruction espagnole, qui ne fait que reprendre les dispositions du concile de Béziers du XIIIe siècle, « lorsqu’il faut montrer les dépositions des témoins, il ne faut jamais produire l’original, mais une copie dont seront supprimés tous les détails qui permettraient d’identifier les témoins et les délateurs », Ibid., II, 31 (16).
44. Ibid. Ne verra-t-il jamais des scènes de torture et n’entendra-t-il parfois des gémissements ou des cris ? Drôle de « défenseur », dont le rôle est d’accélérer la procédure inquisitoriale, oů il est lui-même partie prenante : il doit « presser l’accusé d’avouer et de se repentir », Ibid.
45. Ibid., III, 42.
46. Ibid., II, douzième verdict.
47. Avec une seule exception : l’absolution, qui est le premier des treize verdicts répertoriés à la fin de la deuxième partie du Manuel.
48. Michel ROQUEBERT, Histoire des Cathares. Hérésie, Croisade, Inquisition du XIe au XIVe siècle, Paris, Perrin, 1999, p. 20-21.
49. L’Evangile selon Matthieu, 21, in TOB, Paris, Alliance biblique universelle – Le Cerf. Nouvelle édition revue, 1992.
50. « L’ange que j’avais vu debout sur la mer et sur la terre leva la main droite vers le ciel et jura par celui qui vit pour les siècles des siècles, qui a créé le ciel et ce qui s’y trouve, la terre et ce qui s’y trouve, la mer et ce qui s’y trouve : il n’y aura plus de délai ». L’Apocalypse, 10, in TOB, p.1804. Nous soulignons.
51. « Simon, quand il vit que l’Esprit Saint était donné par l’imposition des mains des Apôtres, leur proposa de l’argent…, mais Pierre lui répliqua : nd point at the WP Super Cache plugin directory. –>