Philippe Walter
Université Stendhal, Grenoble 3, France
A la recherche d’une mythologie de la vieille Europe
Le sang du dragon : Siegfried, Finn, Taliesin et Tiresias
Searching for a Mythology of Ancient Europe
The Dragon’s Blood: Siegfried, Finn, Taliesin and Tiresias
Abstract: Could there have existed an ancient mythology common to most of the European countries? By taking into consideration a series of ancient and medieval works, and examining as precisely as we can several initiation myths, from the Scandinavian myth of Siegfried and the dragon Fafnir, to the Irish myth of Finn and the salmon of knowledge, or the Greek myth of the soothsayers Tiresias and Melampous, whose ears were purified by serpents, an affirmative answer can be offered to this question. The similarity of the motifs in such diverse stories allows us to presume that a different evolution emerged from the same cultural (linguistic and mythological) pattern. Moreover, a comparison with several European tales gathered throughout the nineteenth and the twentieth centuries illustrates the invariance of these mythical motives inherited from the most archaic European past, attesting the existence of a remote common cultural background. The acquisition of supreme knowledge (simultaneously sovereignty and divination) is a consequence of the intercession of a monster or beast (a serpent, a dragon, or a salmon), and of its absorption, under strictly defined conditions, by a preordained hero.
Keywords: Indo-European mythology, the figure of the seer, the blood of the dragon, Siegfried, Finn, Taliesin, Tiresias
Existe-t-il des supports anciens d’une identité culturelle européenne ? La linguistique d’une part et la mythologie d’autre part ont répondu à cette question par l’affirmative. Il existe bel et bien des langues « indo-européennes » dont on a reconnu l’existence depuis le XIXe siècle. La plupart des langues européennes remontent à une langue mère unique (perdue) dont le sanskrit offre un modèle approchant.[1] Le recours à cette langue matricielle permet d’expliquer nombre de traits lexicaux ou syntaxiques communs à la plupart des langues d’Europe. Il en est de même pour la mythologie ancienne car la mythologie est une variable (au sens mathématique) de la langue. Il a existé, à une époque lointaine, une mythologie indo-européenne qui a laissé des traces dans la plupart des mythes portés par les grandes familles linguistiques indo-européennes (celtique, germanique, hellénique, slave, etc.). L’analyse des motifs mythiques ne peut donc être entreprise en dehors d’un cadre comparatiste qui, juxtaposant les récits mythiques de ces différentes langues, met en évidence le jeu structural des motifs analogiques ou homologiques qui ne peuvent s’expliquer que par un héritage commun de croyances et de conceptions archaïques.
Quatre textes issus de quatre régions d’Europe (Scandinavie, Irlande, Pays de Galles, Grèce) permettent de circonscrire un récit mythique d’initiation où intervient une substance magique (sang cuit du dragon, suc de plantes ou de cuisson) capable d’apporter une intelligence supérieure à un héros. Ces quatre récits, par la nature à la fois spécifique et récurrente de leurs motifs, révèlent en outre le fonctionnement d’une pensée mythique qui se caractérise d’abord et avant tout par une variabilité signifiante. En ce sens, il n’y a pas de forme « primitive » d’un mythe mais un mythe est, comme l’a souligné C. Lévi-Strauss, la somme de toutes ses variantes.
LES TEXTES
SIEGFRIED (Scandinavie)
Alors Sigurdr trancha le cœur du serpent avec l’épée qui s’appelait Ridill. Reginn but le sang de Fafnir et dit : « Accorde-moi une prière qui est peu de chose pour toi : porte ce cœur au feu et rôtis-le, et donne-le moi à manger. »
Sigurdr alla le faire rôtir sur une baguette. Quand il se forma de l’écume, il mit son doigt dessus pour voir si c’était cuit. Il porta son doigt à la bouche. Et quand le sang du cœur du serpent toucha sa langue, il comprit le langage des oiseaux.[2]
FINN (Irlande)
Deimhne [le cerf] partit pour apprendre la poésie auprès de Finnéigeas, qui vivait sur les rives de la Boyne. Finnéigeas y vivait depuis sept ans, en guettant le saumon de Linn Féich parce qu’il lui avait été prédit que rien ne resterait inconnu de celui qui le mangerait. Le saumon fut pris, et Deimhne fut chargé de le cuire, après défense, par le poète, d’en manger une seule miette. Après l’avoir fait cuire, le garçon apporta le saumon. « N’en as-tu rien mangé, mon gars ? demanda le poète. – Non, répondit-il, mais j’y ai brûlé mon pouce, que j’ai ensuite mis dans ma bouche. – Quel est ton nom, petit ? – Deimhne, dit-il. – Ton nom sera désormais Fionn, mon garçon. C’est à toi qu’il a été imparti de manger le saumon, et en vérité tu es le Fionn. » La garçon mangea alors le saumon, et c’est cela qui a donné la connaissance à Fionn : c’est-à-dire que chaque fois qu’il met son pouce en bouche et chante le teinm laodha (incantation divinatoire), tout ce qu’il ignore lui est révélé.[3]
TALIESIN (Pays de Galles)
Il y avait jadis à Penllyn un homme noble que l’on appelait Tegid Voel et son héritage paternel était situé au milieu du lac de Tegid. Son épouse s’appelait Ceridwen. Il lui naquit de cette femme un fils que l’on appela Morvran fils de Tegid et une fille qu’on appela Creirvyw. C’était la plus belle fille du monde. Ils avaient un frère qui était l’homme le plus laid du monde, Afangddu. Ceridwenn sa mère pensa alors qu’il ne lui était pas possible d’être le bienvenu parmi les nobles à cause de sa laideur, à moins qu’il n’ait quelques jeux ou sciences dignes, car cela était la première chose à la cour d’Arthur, à la Table ronde.
Elle ordonna alors par l’art des livres de Peryllt (Virgile) de faire bouillir le chaudron d’inspiration et de science pour son fils, afin qu’il fût accepté dignement pour son savoir et pour son art dans le monde futur. On commença alors à faire bouillir le chaudron et, après qu’on l’eût mis à bouillir, on ne put interrompre l’ébullition avant un an et un jour, jusqu’à ce qu’on en obtint les trois gouttes bénies des grâces de l’esprit. Elle mit Gwion Bach à surveiller le chaudron et un aveugle du nom de Morda pour chauffer le feu sous le chaudron. Elle commanda qu’on ne laissât pas l’ébullition s’interrompre pendant un an et un jour. En vérifiant par les livres d’astronomie et par les heures des planètes, elle cueillit tous les jours toutes sortes de plantes mystérieuses. Comme Ceridwen fut occupée à botaniser et à collecter pendant presque un an à tout instant, il arriva que les trois gouttes de l’eau efficace du chaudron sautèrent du chaudron sur le doigt de Gwion Bach. A cause de la chaleur il le suça dans sa bouche et aussitôt qu’il eut sucé dans sa bouche ces trois gouttes précieuses, il sut tout ce qui devait se produire et il sut avec précision qu’il lui fallait le plus se méfier des ruses de Ceridwen car ses connaissances étaient grandes.[4]
TIRESIAS (Grèce)
Il y avait chez les Thébains un devin du nom de Tirésias, fils d’Evérès et de la nymphe Chariclo et issu de la lignée d’Oudaeos le Sparte. Il était privé du sens de la vue. On rapporte des récits divergents à propos de sa cécité et de son don de divination. Les uns en effet prétendent qu’il a été aveuglé par les dieux pour avoir révélé des faits que les divinités voulaient cacher aux hommes, alors que Phérécyde avance l’idée que c’est Athéna qui lui ôta la vue. Chariclo était chère au cœur d’Athéna (…). Tirésias vit la déesse complètement nue. Mettant ses mains sur ses yeux, elle le rendit aveugle. Chariclo la supplia de lui rendre la vue. Athéna n’en avait pas le pouvoir mais, en lui purifiant les oreilles, elle le rendit capable de comprendre complètement le langage des oiseaux et elle lui donna un bâton en cornouiller avec lequel il marchait, comme les gens qui voient.[5]
Pour comprendre comment Athéna peut purifier les oreilles de Tirésias, il convient de se reporter à un autre mythe de devin grec : celui de Mélampous. “Dans son enfance, Mélampous avait acquis le don de divination de la façon suivante : ayant trouvé un serpent mort, il lui fit des funérailles sur un bûcher. Les enfants (qui se trouvait une femelle), reconnaissants, et aussi parce qu’il les avait élevés, purifièrent ses oreilles avec leur langue, si bien qu’il entendit après cela le langage des oiseaux et, en général, celui de tous les animaux. Mélampous était non seulement un devin, mais aussi un médecin, ou plutôt un prêtre capable de purifier les malades, et ainsi de leur rendre la santé. Il connaissait également les herbes magiques et médicinales”.[6]
On peut donc penser, à partir d’une conjonction des mythes de Tirésias et Mélampous, qu’Athéna purifierait l’oreille de Tirésias grâce à un serpent de son égide. A ce propos, je suis redevable à Monsieur Jean Alaux des précisions suivantes :
Les textes rassemblés par Luc Brisson, Le Mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale, Leiden, 1976 et l’édition annotée d’Apollodore par J.-C. Carrière et B. Massonie, Besançon-Paris, 1991, ne citent apparemment pas de variante du texte qui expliciterait ce point. En revanche, deux détails d’Apollodore, III, 67, permettent d’établir un certain nombre d’échos. 1) Il est bien dit qu’Athéna “purifie” les oreilles de Tirésias (tas akoas diakatharasan) pour le rendre capable de comprendre le langage des oiseaux. 2) Il est fait mention, aussitôt après, du bâton qu’elle lui donne pour l’aider à marcher (cf. Callimaque, Pour le bain de Pallas, 127 : « Je lui donnerai un grand bâton, pour conduire ses pas »). Ce bâton est dit de « cornouiller » (kraneion), mais il s’agit là d’une correction : les manuscrits portent kuaneon, qui signifie « bleu sombre », « bleu nuit » (voir Carrière-Massonie, p. 224 ; c’est la couleur des voiles de deuil de Thétis en Iliade, 24, 93-94 ; voir aussi Platon, Timée, 68c). Mais, comme L. Brisson le signale lui-même, ce terme est souvent utilisé pour désigner la couleur des serpents (p. 54-55). L. Brisson établit un parallèle entre les versions de type « A » du mythe (où Tirésias utilise un bâton pour frapper les serpents) et les versions de type « B » (celles dont il est ici question), en rapprochant le bâton, présent dans les deux versions, de la symbolique médiatrice du caducée d’Hermès, où s’entrelacent et s’associent serpents et bâton (p. 73 : malgré les précisions d’Apollodore et de Callimaque, Brisson écrit « ce bâton… ne semble pas avoir été donné à Tirésias pour suppléer à sa cécité, et… paraît plutôt devoir être considéré comme un emblème de sa fonction de médiateur ». Mais y a-t-il lieu d’opposer la fonction explicite qu’il néglige et la fonction implicite qu’il suggère?). Or, toujours chez Apollodore, en I, 9, 11, est évoquée la figure de Mélampous, dont les serpents qu’il a nourris purifient si bien les oreilles qu’il peut comprendre le langage des oiseaux. Brisson (p. 49-50) cite également un passage d’Eustathe, à propos d’Hélénos et de Cassandre, dont l’ouïe est « purifiée » par des serpents (hupo opheôn katharisthentas tas akoas), et Porphyre, De l’Abstinence, III, 4 : nous pourrions comprendre les animaux « si un serpent nous avait lavé les oreilles » (ei kai hêmôn ta ôta drakôn enipsen).
De cette note, nous pouvons dégager l’analogie des deux motifs suivants : le sang issu du cœur rôti du dragon (Siegfried), le lavement des oreilles par les serpents (Mélampous, Tirésias). En effet, dans la structure du mythe, ces deux opérations aboutissent au même résultat : l’acquisition par le héros de la science divinatoire.
Morphologie des motifs
La lecture de ces quatre textes impose une première observation. Ils sont suffisamment différents les uns des autres pour ne pas avoir été copiés les uns sur les autres. Les histoires qu’ils relatent présentent suffisamment de divergences pour qu’on ne puisse pas conclure à une imitation consciente d’un texte par l’autre. Simultanément, ces textes présentent assez de convergences pour que celles-ci relèvent du seul hasard. Il existerait alors deux explications possibles pour ces convergences :
1) une explication jungienne : Certains « thèmes de légendes et certains motifs de folklore se répètent sur toute la terre en des formes identiques » parce qu’il s’agit de « figurations ancestrales » qui constituent les « potentialités du patrimoine représentatif de l’humanité ».[7] En d’autres termes, l’esprit humain est capable de réinventer spontanément ces récits que l’on pourrait qualifier de fondateurs parce qu’il est programmé pour les fabriquer.
2) une explication dumézilienne : A partir du moment où l’on a pu exclure l’hypothèse de l’imitation directe et consciente d’un texte par l’autre, les ressemblances entre deux textes peuvent s’expliquer par leur dérivation commune d’un texte issu d’une culture plus ancienne qui représentait leur matrice. Ils sont tributaires l’un et l’autre d’un héritage culturel commun que Georges Dumézil qualifie (provisoirement) d’indo-européen.[8] Il en est ainsi des mythes comme des langues. La ressemblance du mot latin désignant le père (pater) et du mot germanique (Vater) ne s’explique qu’en référence à une sorte de langue-mère disparue dont le sanskrit donne une image approximative.
La présente étude retiendra la deuxième hypothèse et tentera de saisir les modalités d’une pensée mythique confrontée à l’étude des motifs analogues de ces textes. Elle se fondera sur la mythologie comparée en vue de rechercher les motifs mythiques isomorphes et récurrents dans les quatre textes. On désigne par motifs isomorphes des séquences de motifs structurés qui font sens par leur assemblage même si des variantes significatives interviennent parmi leurs éléments constituants. En fait, un motif mythique tire toujours sa signification du système de relations qu’il tisse avec d’autres motifs dans un ensemble.[9] Dès lors s’impose une règle simple du comparatisme. On ne peut pas comparer des motifs isolés mais uniquement des faisceaux (grappes) de motifs qui présent le plus haut niveau d’intégration possible.
Quatre personnages (Siegfried, Taliesin, Finn et Tirésias) connaissent une initiation. Dans deux cas (Siegfried et Tirésias), cette initiation se définit par le fait que les personnages, après une opération magique, sont capables d’entendre le “langage des oiseaux”. Dans le cas des héros celtes (Finn et Taliesin), on précise seulement qu’ils deviennent savants.[10]
Néanmoins, l’acquisition du pouvoir de divination pour l’un des membres de la première série (Siegfried) et pour les représentants de la deuxième série (Taliesin et Finn) résulte du contact du doigt et d’un mets particulier (cœur dragon pour Siegfried, saumon pour Finn, liqueur de science pour Taliesin). On voit ainsi se dessiner une chaîne de motifs analogues qui scandent la structure profonde de ce mythe d’initiation.
Siegfried |
Finn |
Rôtit le cœur du dragon Fafnir |
Surveille la cuisson du saumon |
Touche de son doigt le sang du cœur du serpent |
Se brûle le pouce pendant la cuisson |
Met son doigt à la bouche |
Met son pouce à la bouche |
Entend le langage des oiseaux |
Devient très savant |
Les deux récits celtiques présentent des analogies remarquables :
Finn |
Taliesin |
Surveille la cuisson du saumon |
Surveille la cuisson du chaudron avec les herbes |
Se brûle le pouce pendant la cuisson |
Reçoit trois gouttes sur son doigt |
Met son doigt à la bouche |
Suce son pouce |
Devient très savant |
Devient un devin |
Dans cette succession obligée mais significative, les motifs alignés horizontalement dans le tableau (on pourrait les qualifier aussi de fonctions au sens de Propp) seront qualifiés d’isomorphes. Ces motifs établissent des équivalences fonctionnelles dans la pensée mythique. Par exemple, un chaudron magique où cuisent des herbes est exactement homologue au cœur saignant d’un dragon. L’un et l’autre forment la substance magique à partir de laquelle le héros peut être initié. La mythologie invite à méditer sur ces analogies et à en tirer toute une série de conséquences.
Tout d’abord, à l’encontre d’une interprétation symbolique primaire, le dragon n’est pas une créature exclusivement négative puisqu’il possède le pouvoir d’initier le héros au pouvoir de divination. Le dragon est donc ambivalent. N’est-il pas en réalité une sorte d’épiphanie du divin qui possède le pouvoir de vie et de mort sur les humains ? Les herbes relèvent de la même ambivalence. Il n’y a que trois gouttes qui, dans le cas de Taliesin, peuvent conférer la science suprême à l’apprenti druide. Le reste de la substance est nocif et fait même exploser le chaudron une fois que Taliesin a recueilli les trois gouttes précieuses.
Pour la pensée mythique, le sang du dragon Fafnir et les herbes magiques cuites dans le chaudron de la sorcière Ceridwen sont équivalentes. Pour la pensée ordinaire, il n’y a a priori aucun rapport d’évidence entre un dragon et des herbes. On comprend alors que la pensée rationnelle n’a aucune chance de pénétrer dans le langage si particulier du mythe et de lui soutirer le secret de ses symboles analogiques. Le mythe relève au contraire d’une pensée complexe qui transgresse les cadres de pensée rationnelle. Cette pensée mythique établit des analogies de motifs qui sont la base d’un langage que l’on pourrait qualifier de hiéroglyphique et qui entraîne l’herméneute au cœur du mode symbolique du mythe.
Par exemple, pour l’analogie du serpent, du dragon et de l’herbe, on se souvient des remarques de Gaston Bachelard : « Dans le Roman de Sidrac, publié par Langlois (t. III, p. 226), on lit : Tout serpent qui n’est pas tué accidentellement vit mille ans et se change en dragon ». Bachelard établit ainsi l’équivalence mythique du serpent et du dragon. Elle est d’autant moins difficile à admettre qu’en latin le mot draco ayant donné le mot français dragon désigne le serpent. Comme ce serpent/dragon entre souvent dans des mixtures comme les herbes, il rajoute : « On juge mieux aussi certaines pratiques médicales comme le bouillon de vipère ou la poudre de vipère. La lecture du seul livre de Charas sur le sel de vipère suffirait à prouver que la matière aussi a ses légendes. La matière du serpent est une matière légendaire ».[11]
Il existe également une équivalence mythique entre le dragon et le saumon. Cette équivalence mythique est soutenue par une consonance phonétique. En allemand, le dragon se dit Drache. En latin draco (français drac) désigne le dragon et ce mot est aussi un terme poétique pour désigner le serpent (en grec, le serpent est drakos)[12]. En irlandais, le saumon se dit orc.[13] Il ne serait pas invraisemblable qu’à travers leur consonantisme, ces termes résultent d’un étymon indo-européen apparenté qui les relierait originellement à une même base sémantique: celle qui désignerait un animal initiatique. Ainsi la mythologie du saumon rejoint, de manière inattendue mais parfaitement significative, celle du dragon. Manger la chair du « saumon de science » entraîne les mêmes conséquences qu’absorber le sang du dragon.
Le christianisme, religion de synthèse qui assimile et dépasse le paganisme antique, repose lui aussi sur l’ingestion d’une chair sacrée (le Christ est défini comme l’ichthys, le poisson) et d’un sang divin. Cette communion au corps et au sang divins du Christ équivaut à l’assimilation de la Bonne Parole (l’Evangile), celle qui emplit de la sagesse divine. Liturgie eucharistique et liturgie de la parole (lecture des écritures) constituent ainsi les deux pôles de la messe chrétienne. Elles illustrent dans le rite et dans le dogme les anciennes croyances relatives à l’initiation des sociétés indo-européennes.
On pourrait penser que le mythe du sang du dragon s’est évanoui au fil des siècles et qu’il a perdu toute son efficacité symbolique. Il n’en est rien puisqu’au XIXe siècle, en Haute Bretagne, Paul Sébillot recueille un conte qui porte le numéro 673 dans la classification internationale : « La viande de serpent qui apprend le langage des animaux ».[14]
Il y avait une fois un cheminiau (un ouvrier terrassier) qui logeait chez une vieille bonne femme qui passait pour être sorcière. Un jour il lui apporta une couleuvre qu’il avait tuée. La vieille la prit, la mit à cuire et l’arrangea propre à être mangée. Le matin, quand la bonne femme se fut absentée, il en mangea un petit bout. Il sortit mais il fut bien surpris d’entendre le langage des oiseaux. Il s’en retourna dire cela à la bonne femme, qui s’avisa qu’il avait mangé de sa couleuvre; elle lui souffla dans la bouche et depuis ce moment, il n’entendit plus le langage des oiseaux.[15]
Ce conte n’a pas été créé de toutes pièces à partir des récits mythologiques anciens. Il est plutôt la forme différenciée de mythes anciens probablement celtiques et il prouverait la théorie selon laquelle les contes de fées (ou de sorcières) seraient issus d’anciens mythes à valeur initiatique : « Le conte répète sur un autre plan et avec d’autres moyens, le scénario mythique exemplaire. Le conte reprend et prolonge l’initiation au niveau de l’imaginaire ».[16] La survivance de ce conte au XIXe siècle et l’existence de mythes analogues dans l’antiquité laisse entrevoir l’existence de récits semblables dans toute la période intermédiaire (Moyen Age, période classique), même si ces récits ont pu être adaptés sous une forme plus littéraire.
Le sang-dragon
Le thème initiatique contenu dans le sang du dragon (ou la chair du saumon) se retrouve également dans l’iconographie médiévale voire dans certaines dénominations de plantes relevant de ce que Claude Lévi-Strauss appelle la « pensée sauvage ».
Il existe en effet des noms de plantes ou d’arbres qui ont un rapport avec le dragon. Le plus remarquable est le sang-de-dragon ou sang-dragon aujourd’hui appelé dragonnier. Il s’agit d’un arbre dont la tige ramifiée laisse écouler une gomme rouge appelée le sang-dragon. Le mot apparaît en ancien français dès le XIIIe siècle (sanc de dragon). Aujourd’hui, il ne désigne plus l’arbre lui-même mais seulement une résine d’un rouge foncé principalement fournie par le dragonnier, autrefois employée comme astringent et hémostatique, aujourd’hui utilisée comme colorant dans la fabrication des vernis.
Or cet arbre est représenté sur le triptyque du Jardin des Délices de Jérôme Bosch.[17] Ce tableau datant environ de 1510 se trouve au Musée du Prado. Sur le panneau de gauche, Adam et Eve sont créés par Dieu. Derrière eux se trouve l’arbre de la connaissance du bien et du mal ici figuré par un sang-dragon.
La Genèse précise que Yahvé fait pousser dans le jardin d’Eden « toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. » (2, 9) Adam et Eve peuvent manger des fruits des arbres du jardin mais pas de l’arbre qui est au milieu du jardin sous peine de mort (3, 2-3). Cet arbre de la connaissance n’a pas de nom. Ce n’est ni un pommier ni une autre espèce d’arbre. Jérôme Bosch, reprenant toute une série de croyances, en fait un sang-dragon. Lorsqu’on se souvient du symbolisme initiatique attaché au sang du dragon, on ne s’étonnera pas que ce soit précisément le sang-dragon qui joue un rôle d’arbre initiatique du Paradis. Là où le texte biblique restait très évasif quant à la nature de l’arbre, Jérôme Bosch dessine un arbre dont le symbolisme est équivalent à celui de l’arbre biblique.
Si l’arbre s’appelle sang-dragon, il y a en fait une explication. Au début du livre VIII de son Histoire naturelle, Pline évoque le combat du pachyderme et du dragon :
L’éléphant a, dit-on, le sang très froid; aussi est-ce précisément au plus fort des chaleurs que les dragons les convoitent. En conséquence, plongés dans les rivières, ils guettent l’éléphant en train de boire et s’enroulant autour de sa trompe qu’ils immobilisent, ils le mordent à l’oreille car c’est le seul endroit qu’il puisse défendre avec sa trompe. Ces dragons sont si grands qu’ils peuvent absorber tout le sang de l’éléphant: ainsi vidé et mis à sec par eux, celui-ci tombe en écrasant le dragon enivré de sang qui meurt avec sa victime.[18]
Au XVIe siècle, le Traité des simples médecines de Monardes (1565) précise le lien entre le sang du dragon prélevé sur l’éléphant et l’arbre sang-dragon. On citera ce traité d’après la traduction française qu’en donne Littré :
Du sang que le dragon a sucé des veines de l’éléphant, pour esteindre par sa froideur l’ardeur qui le brusle dans ses entrailles, et lequel sang il revomit lorsque l’éléphant tombe sur lui et qu’il l’écrase, comme le récite Pline (VIII, 12), naist et se produist ès isles Canaries, dites fortunées, selon Thévet et le médecin Monardes (C. 38), l’arbre qui porte la gomme appelée sanguis draconis : en témoignage de quoy le fruict porte la figure d’un dragon si expressément empreinte qu’on diroit y avoir esté apposé par un peintre.[19]
Le texte de Pline et la légende mythologique du sang-dragon semblent ainsi jeter une curieuse lumière sur un mythe précurseur du vampire et probablement aussi sur la tradition relative à la mandragore puisque le nom du dragon y est inclus.
C’est ainsi que les vieux récits mythiques relatifs à Siegfried, Finn et Tirésias éclairent certains aspects du symbolisme pictural à la Renaissance mais aussi d’une multitude motifs et de mots attestés dans les traditions européennes. Il existe dans la tradition européenne d’antiques savoirs hérités d’un passé lointain et commun aux nombreux peuples qui constituent l’Europe. Le vocabulaire des langues européennes est là pour en témoigner. Certes, ces traditions n’entraînent aucune stabilité de contenu mais elles relèvent de ce que l’on pourrait appeler la pensée complexe du mythe, une pensée par images, qui a toujours existé en Occident parallèlement à la pensée rationnelle.
L’image et le mythe sont le chiffre du complexe. Ils sont plus riches que le mot ou le concept. Et le mythe est initiateur d’une nouvelle forme de pensée, « sauvage » dirait Lévi-Strauss, symbolique dirait le penseur ordinaire. Pour Jean-Pierre Vernant : « Le mythe met en jeu une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction de philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité. » Il en appelle à la reconnaissance du « modèle structural d’une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou non, une logique autre que la logique du logos ».[20] Dans cette logique, le sang du dragon ou le suc des herbes relèvent d’une même substance mythique qui contient tous les secrets du divin et du devin.
Notes
[2] La Saga des Völsungar, d’après la trad. de R. Boyer, La saga de Sigurdr ou la parole donnée, Paris, Cerf, 1989, p. 229, ch. 19.
[4] Version de la Myfyrian Archaiology of Wales, 2e éd., Denbigh, 1870 traduit par C. Guyonvarc’h dans : Textes mythologiques irlandais, I, Rennes, Ogam-Celticum, 1980, p. 151.
[5] Apollodore, Bibliothèque III, VI, 7 d’après P. Schubert, La Bibliothèque d’Apollodore. Un manuel antique de mythologie, Editions de l’Aire, 2003, p. 148.
[8] Pour un accès rapide aux thèses duméziliennes majeures : G. Dumézil, Mythes et dieux des Indo-européens. Textes réunis et présentés par H. Coutau-Bégarie, Paris, Flammarion, 1992.
[9] Nous renvoyons sur ce point aux principes structuralistes définis par C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
[10] Sur ce mode d’initiation : F. Le Roux et C. Guyonvarc’h, Les Druides, Rennes, Ouest-France, 1986, p. 322-329.
[12] A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1967, p. 184.
[13] J. Vendryès, Lexique étymologique de l’irlandais ancien, Dublin, Institute for advances studies, 1959, s. v. orc. Voir aussi : Ph. Walter, Perceval, le pêcheur et le Graal, Paris, Imago, 2004, p. 187-200.
[15] P. Delarue et M. L. Tenèze, Le conte populaire français, Paris, Maissonneuve et Larose, 2000, p. 583.
[17] Sur cette identification: C. Gaignebet, Le sang-dragon au Jardin des Délices, Ethnologie française, 20, 1990, p. 378-390.
[18] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, t. VIII, édition et traduction d’A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1952, livre 8, ch. 12, p. 35.