Jean-Jacques Wunenburger
L’imaginaire des frontières : de l’Atlantique à l’Oural
Abstract: The article disscuses the question of frontiers as limits between countries, spaces, cultures.
Keywords: Symbolic geographies, Atlantic Ocean, Ural Mountains, Orient, Occident
L’histoire contemporaine de la constitution de l’unité européenne pose d’emblée un problème épistémologique majeur : cette unité invoquée comme fondatrice des institutions puis des manières de vivre est-elle bien fondée sur des frontières qui la déterminent et la garantissent ? Car on ne voit pas comment une entité géographique et culturelle pourrait revendiquer une unité si elle n’était pas bornée par des lignes de séparation qui la différencient d’autres espaces, d’autres cultures. On rencontre ainsi ce questionnement de Kenneth White : “ Qu’est-ce qu’une unité ? Comment en établir les frontières ? Qu’est-ce qui limite les choses et les êtres – si tant est que quelque chose les limite ? Notre vie, notre pensée seraient-elles fondées sur des fictions épistémologiques d’ordre politique, culturel, intellectuel, psychologique ? Serait-il possible d’ouvrir un autre espace, d’élaborer un autre texte ? ”[1][MC1] . A supposer qu’il existe bien des frontières européennes, dépendent-elles alors de réalités positives, objectives ou relèvent-elles plutôt de représentations imaginaires (ce qui ne veut pas dire fictives), composantes irréductibles d’une institution symbolique de l’Europe ? Il importe donc de s’interroger sur l’existence et la nature de ces frontières, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest. Et si l’on convient de s’en tenir, dans le cadre de cette approche, aux seules limites occidentales et orientales, il faut se demander ce qu’est cette Europe, étendue entre l’espace transatlantique et le monde asiatique.
Une telle enquête doit conduire nécessairement vers l’étude d’une géographie mythique de l’Europe telle qu’on peut la rencontrer dans les mythes nationaux ou dans les imaginaires littéraires. Mais on peut espérer dans un premier temps dégager au moins quelques catégories interprétatives en abordant la question de la constitution même des représentations mentales de l’espace européen à travers la cartographie des frontières, qui comporte toujours un mixage d’éléments objectifs, physiques et morphologiques, et d’éléments poético-oniriques qui définissent des valorisations symboliques. Car toute image spatiale d’un territoire comprend des configurations internes (qui correspondent à la mosaïque des pays au dedans de l’Europe) et une bordure extérieure. Comment la rationalité et l’imaginaire se conjuguent-ils dans la représentation des bords de la forme. européenne ?
Il s’agit donc ici de se demander comment nous nous représentons les limites de l’Europe, quelles figures statique et dynamique elle prend dans nos savoirs géographique, politique et géostratégique ? D’où une double question : l’Europe a-t-elle des frontières représentables (aux quatre points cardinaux ) ? L’image de l’Europe et de ses frontières plus ou moins déterminées permet-elle alors de la doter d’une identité ou seulement d’une figure mouvante perpétuellement à reconfigurer ? Dans ce cas le mythe géographique de l’Europe n’implique-t-il pas une mise en scène d’un espace plastique, aux formes instables, qui du même coup, obligeraient peut-être à remettre en question la référence même à l’image d’une unité..
1/ Le mythe de la géopoétique occidentale : la frontière thalassale
La perception d’une frontière est d’abord conditionnée par un point de vue, qui dépend lui-même d’une échelle d’observation. Depuis que les Européens ont inventé la cartographie scientifique, ils peuvent se situer sur une carte du monde, qui fait apparaître l’Europe comme un appendice de l’immense continent euro-asiatique qui s’étend de Brest à Vladivostok. L’Europe se présente dès lors comme une péninsule de l’Asie qui avance sa pointe vers l’Atlantique, péninsule qui comporte elle-même plusieurs têtes de ponts vers le Far West (Péninsule ibérique et Iles britanniques). Consciemment ou inconsciemment s’est développée à travers l’histoire de ces derniers siècles une poétique onirique du rivage atlantique qui alimente des rêves de grands larges, sources de toutes les migrations vers l’Amérique. Cette topographie de l’Europe constitue en effet une des composantes de la longue aventure pluriséculaire qui a mené des courants de migrations successifs d’Europe vers l’Amérique du Nord. Entre la macrogéographie, qui s’objective dans les représentations de la géopolitique et l’imaginaire messianique des cohortes de migrants à la recherche d’un paradis américain se tissent ainsi des correspondances subtiles qui se nouent autour de la représentation de la frontière européenne de l’Atlantique
Comme l’attestent déjà les représentations collectives médiévales, l’Atlantique ne dessine pas une ligne de séparation tranchée entre l’Europe et un au-delà inconnu. Son rivage loin de constituer une limite qui sépare le continent d’espaces autres, se présente comme un point de passage qui conduit vers des prolongements insulaires, assimilables à des tentacules de la péninsule. Ainsi d’innombrables textes mythiques présentent la mer comme remplie d’îles et d’archipels, qui nourrissent des rêves de départ à forte valeur messianique et eschatologique. “ L’Atlantique, selon les anciens géographes et dans les légendes des peuples nordiques, est semé d’îles ; l’autorité de Marco Polo le confirme, qui entendit parler de l’archipel japonais, Cipango et ses sept mille quatre cent cinquante sept îles ! L’existence des Açores, des Canaries, de Madère, des îles du cap Vert en apporte la preuve matérielle. Nul doute par conséquent : l’île des Sept Cités ou Antilia (“ l’île d’en face? ”), l’île de Saint-Brandan, l’île Brésil dont on ne sait que le nom, bien d’autres sans doute, défileront sous les yeux des navigateurs, assurant d’utiles et surprenantes étapes, tout en confortant la part secrète du rêve. ”[2][MC2]
Ce tropisme vers les îles atlantiques a probablement été renforcé dans l’imaginaire culturel par une dynamique de la “translatio” qui a fait se déplacer constamment le référentiel des systèmes de représentation collectifs de l’est vers l’ouest : en déplacant d’abord le centre européen de Byzance à Rome puis en favorisant une nouvelle translation prophétique vers la terre promise d’extrême occident[3][MC3] . Autrement dit, l’Europe est perçue, depuis le Moyen-Age, comme bordée sur son versant occidental par une mer qui amarre en fait le Centre européen à une insularité paradisiaque (Caraïbes), ouvrant un horizon d’espérances au lieu de la fermer sur un espace vide et menaçant.
Cet espace maritime, connoté d’abord positivement comme pôle maternel de refuge, ne devient cependant frontière qu’après coup, en ne se chargeant d’éléments schizomorphes que pour ceux qui l’ont franchi et quitté. De manière significative, en effet, la mer devient limite infranchissable de l’Europe pour les seuls migrants qui l’ont préalablement abandonné pour ne plus y revenir. Après avoir joué le rôle d’un espace attirant, l’Atlantique se revêt alors de valeurs négatives de l’autre côté, lorsque l’Europe apparaît aux jeunes colons américains comme un espace négatif de non-retour. L’Atlantique se transforme donc en une véritable frontière qui empêche moins de partir que de retourner, de régresser vers le vieux monde. La frontière, de ligne de passage vers l’ouest, devient ligne de séparation et de clôture pour ceux qui sont passés au-delà d’elle. Autrement dit, l’Europe n’est bornée que du point de vue de l’Amérique, puisque la mer interdit dorénavant tout voyage de retour en arrière. C’est donc paradoxalement l’extrême Occident qui permet d’enfermer l’Europe sur elle-même.
Comme le note Elise Marienstrass, en commentant les poèmes des premiers migrants européens vers l’Amérique : “ L’élément liquide, lieu anonyme, “ sans culture propre ”, comme l’écrit D.Boorstin, est le facteur déterminant dans la solution de continuité qui marque le passage de l’histoire européenne à l’histoire américaine. Lieu de refuge dans l’ode de Jeremy Belknap citée plus haut : ”Alors que l’Océan n’avait pas encore livré son dépôt sacré ”, l’Océan constitue pour ceux qui l’ont traversé une barrière contre la corruption et la tyrannie européennes. Ainsi, chez Freneau, les vers déjà mentionnés :
Pour connaître en ces lieux la liberté de la foi
A l’abri de la tyrannie et des contraintes indignes
Ils ont abandonné leurs proches et leur patrie,
Et, en quête de paix, labouré les vagues atlantiques.
L’Atlantique fut un refuge lors des premières persécutions anglaises. Puis il constitua la limite entre la “ liberté ” de l’ici et la tyrannie de l’au-delà. L’opposition des mots “ ici ” et “ là-bas ” accentue ce rôle de séparation entre des contraires que joue l’Atlantique. Ce rôle est encore souligné par l’image de labour qui donne à l’élément liquide une consistance, une résistance, qui l’apparente à la terre ferme. ” Ainsi dans l’imaginaire des nouveaux Américains, l’ouest devient un espace de libération et de construction d’une humanité nouvelle. L’Atlantique fonctionne bien alors comme un espace médiateur d’une nouvelle création d’humanité, qui refoule l’Ancien monde dans les ténèbres du mal.[4][MC4]
2/ L’Eurasie et l’inquiétante frontière tellurique
A l’opposé, le pôle oriental de l’Europe est situé du côté des grandes plaines continentales eurasiatiques qui vont donner lieu à des représentations nettement répulsives, angoissées, bref schizomorphes. Cette valorisation négative de la limite orientale va se fixer sur la frontière imaginaire qu’est l’Oural, qui joue le rôle séculaire de rempart contre des invasions venues des terres barbares de l’extrême orient. On peut déchiffrer significativement cette construction imaginaire de l’espace oriental dans certains travaux de géopolitique qui ont l’intérêt de dessiner des cartes, donc des images de l’Europe, portant traces des perceptions et de visions, savantes ou populaires, et en même temps d’élaborer un discours critique qui fait apparaître le caractère mythique de certaines de ces représentations.
Tel est le cas des représentations de l’arrière-pays asiatique que l’on trouve dans le traité de géopolitique ou de géostratégie de Jordis von Lohausen. Ses analyses témoignent ainsi d’une récurrente géographie de l’Europe, où la question de l’Orient apparaît comme consubstantielle d’un danger. J.von Lohausen met ainsi en évidence combien l’élection de l’Oural comme frontière à l’est, que l’on retrouve dans nombre de discours politiques (jusque dans la célèbre définition du territoire européen par Charles de Gaulle, qui la voyait s’étendre de l’Atlantique à l’Oural), relève en fait d’une construction imaginaire, à laquelle ne correspond aucune réalité historico-géographique. “ Et cette éclatante méprise ne trouve-t-elle pas des défenseurs appartenant à toutes les branches du savoir qualifiées non sans fierté d’intellectuelles ? Mais où donc s’achève l’Europe ? L’Asie commencerait-elle -comme Metternich l’aurait déclaré- au Renneweg, ou bien au delà du fleuve Amour ? Ou encore sa frontière suivrait-elle une ligne intermédiaire ? Le territoire compris entre le Plateau du Pamir et les Carpates est géographiquement indivisible. Et l’Oural tant de fois cité ne peut détruire cette unité… Les autochtones, eux, le considèrent comme une ligne de partage des eaux couverte de forêts, et rien de plus. L’administration russe ne s’en préoccupa jamais et réunit ses deux flancs sous le même gouvernement et plus tard sous une même république, qui considéra également le paisible Oural… comme une contrée et nullement en tant que frontière ”. Se fondant sur une tripartition du territoire européen, liée à des références géopolitiques étalées sur la longue durée, J.von Lohausen montre au contraire que la partie orientale de l’Europe bute sur une frontière que l’on peut tracer entre la mer Baltique et la Mer noire, rejetant ainsi la Russie au rang de marge, véritable passage vers le tronc eurasiatique. Longtemps inhabités, les territoires entre les Carpates et le fleuve Amour se peuplèrent progressivement, inaugurant ainsi un espace perçu comme lourd de dangers d’invasions. Ainsi l’espace séparant la péninsule européenne du continent euro-asiatique, loin de comprendre une frontière naturelle, devint une frontière imaginaire, qui ne cessa en revanche d’exciter des rêves de conquêtes, de profondes avancées, pour repousser les menaces. Et l’on sait combien ces tentatives, de Napoléon à Hitler, se soldèrent par des échecs, confirmant ainsi un imaginaire négatif[5]. [MC5]
Un tel témoignage tiré de la littérature géopolitique illustre donc exemplairement comment l’Europe n’a cessé de rêver d’une frontière orientale, mythiquement associée à l’Oural, mais qui reste lestée de valeurs unidimensionnelles, purement protectrices, ce qui va avoir comme conséquence de dramatiser le pôle de l’Europe orientale.
3- De l’unité impossible à la figuration indéfinie
Au terme de ces deux coups de sonde dans l’imaginaire territorial, il apparaît donc que l’Europe semble donc avoir sur l’axe latitudinal Orient-Occident un problème symbolique de frontières : trop plastique et centrifuge vers l’ouest, trop surdéterminée et centripète, à l’est. Il en résulte ainsi un double problème : d’abord, l’imaginaire européen souffre d’un manque d’ambivalence de ses frontières. Car toute frontière doit pouvoir assurer à la fois passage et résistance, ou dans un langage informationnel comprendre un output et un input , jouer le rôle de déclic et de filtre. Or chacune de ces deux limites latitudinales se voient dotées de valeurs univoques et figées, s’opposant ainsi à toute approche ambivalente. Corollairement, l’Europe semble avoir une difficulté à trouver un Centre identitaire, puisque ses bords se révèlent instables ou irréels. On pourrait donc parodier la célèbre formule hermétique : l’Europe serait un cercle dont le centre est (potentiellement) partout parce que sa circonférence est nulle part.
Dès lors ne faut-il pas conclure que l’imaginaire de l’espace empêche, d’une certaine manière, l’Europe d’avoir une véritable identité ? Et dans ce cas, elle ne pourrait que se replier in fine sur une simple “ figure ”, entendue comme processus mythopoïétique de reconfiguration continue. Telle est bien la conclusion d’un colloque strasbourgeois consacré aux frontières européennes : ” Si l’Europe doit être une figure (“ une “ bonne ” figure), c’est en ce sens.. : pour se défendre d’une coïncidence avec soi, dans le rejet de toute quête identitaire..Mais en ce sens, la “ bonne ” figure, n’est-ce pas en quelque sorte une figurabilité pure, dissociée de toute figure produite, achevée ? Ne s’agit-il pas alors d’opposer plutôt la figure à la figuration ? .. La question ne serait plus alors de savoir s’il faut une figure à l’Europe ou non, mais si sa figuration instaure du figural, ou au contraire travaille à inquiéter toute figure. ”. Autrement dit, l’imaginaire européen des frontières nous invite à penser moins l’unité de l’Europe, en quelque sorte introuvable, qu’une image mobile, plastique, d’un territoire, toujours recréé mythiquement. Bien plus, l’Europe serait peut-être cet espace imaginaire qui n’est jamais davantage lui-même que lorsqu’il s’imagine lui-même, comme unité-plurielle en perpétuelle transformation de soi-même[6].[MC6]
[1] Kenneth White, L’esprit nomade, Grasset, 1987, p 33.
[2] Paul Zumthor, La mesure du monde, Seuil, 1993, p 250.
[3] Ibidem, p 236 sq.
[4] E.Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine, Ed.Complexe, 1992, p 72.
[5] J.von Lohausen, Les empires et la puissance. La géopolitique aujourd’hui, Le Labyrinthe 1985, p 115.
[MC2] P.Zumthor, La mesure du monde, Seuil, 1993, p 250.
[MC3] Op.cit., p 236 sq.
[MC4] E.Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine, Ed.Complexe, 1992, p 72
[MC5] J.von Lohausen, Les empires et la puissance. La géopolitique aujourd’hui, Le Labyrinthe 1985, p 115.
[MC6] Penser l’Europe à ses frontières, Editions de l’aube, 1993, p 82-83.