Imaginaires géographiques de la géopolitique canadienne
Abstract: This paper discusses the coexistence of many geographical representations of Canada and the influence of globalisation on contemporary geographical imagination.
Keywords: Canada, geopolitics, geographical imagination
On croyait penser lespace alors que cest lespace qui nous fait penser, voire nous pense ť (Chenet-Faugeras, 1999, p. 281).
1 De la mondialisation a la déshérence géo-identitaire, ou la mise en cause des imaginaires géographiques
La réalisation dun État pérenne et harmonieux repose en bonne partie sur le type dimaginaire géographique qui la institué et qui anime sa population. Or, cet imaginaire géographique est particulierement sollicité depuis la Mondialisation qui, avalisant ou exacerbant les différences, met fortement en cause nos référents identitaires individuels et sociétaux. Et encore, une mise en cause dautant plus importante dans les États fédéraux ou, par définition, plusieurs imaginaires géographiques coexistent.
En effet, la Mondialisation, dune part, rend de plus en plus interdépendants les États du monde entier en vertu dune division internationale du travail et dune globalisation des échanges qui entrainent une plus grande porosité des frontieres, lérosion de nos institutions étatiques et lhomogénéisation des modes de vie et de pensée. Dautre part, la Mondialisation encourage une fragmentation de ces meme États en vertu dirrédentismes favorables a la montée de régions ou dÉtats-nations plus petits et moins menaçants pour le Nouvel Ordre mondial quelle suppose, profitable aux seules entités supra-étatiques que sont, par exemple, les multinationales ou le Fonds Monétaire International. Soit deux attributs directement responsables de lactuelle globalisation de notre univers en ce début de XXIe siecle, et donc de la concentration du capital, de la finance et de la liberté aux mains de quelques décideurs économiques a-territorialisés qui met systématiquement en question le rôle de lÉtat et notre identité (Parini 2001). Et compte tenu du reflux des deux grands mythes socio-politiques modernes,
ˇ c’est-a-dire de la faillite du communisme et du socialisme qui devaient générer une société meilleure et qui ont généralement plutôt généré des organisations totalitaires,
ˇ puis de la profonde crise du libéralisme économique depuis son triomphe qui mine les pays occidentaux qui, layant instillé avec le colonialisme et léchange inégal depuis le XVIe siecle, contrôlent de moins en moins leur création alors que des organisations privées (multinationales) ou publiques (Banque mondiale, etc.) supra-étatiques président a sa destinée,
les États, les sociétés et les individus se tournent maintenant vers le territoire comme ultime ressort identitaire Autant de circonstances qui interpellent plus que jamais nos référents géo-identitaires et, de facto, /limaginaire géographique des populations habitant ce territoire car, faut-il le rappeler, nos milieux et modes de vie sont dabord revés et imaginés avant que detre réalité. Ť Lhomme a besoin dimaginer ť car Ť il a le devoir daugmenter le réel ť (Bachelard 1961, p.12) a sa hauteur et a celle, contiguë, du Réel.
Et cette sollicitation est particulierement sensible parmi les États ou le sentiment dappartenance est moins solidement établi, soit la ou plusieurs communautés, et donc plusieurs imaginaires géographiques, coexistent. C’est-a-dire parmi les États de type fédéral qui, lorsque décentralisateurs et régionalistes, se distinguent par une logique dorganisation déquilibre délicat entre lÉtat et ses régions[1]. Une logique particuliere en ceci quelle encourage la partition territoriale de la puissance de lÉtat entre différents niveaux plus ou moins indépendants de droit afin de tenir compte des dimensions et particularités géographiques de son territoire comme de la diversité ethno-linguistique et culturelle de sa population. Tout cela pour ne pas favoriser indument qui que ce soit.
En résumé, la Mondialisation ébranle nos référents et incite les gens, sociétés et États a se tourner vers leur territoire pour se réaffirmer. Or, le régime imaginaire duquel participe cette appétence géo-identitaire peut-il véritablement permettre a ces individus et sociétés de mieux sidentifier, de mieux vivre? En effet, les États se sont-ils développés a partir dimaginaires géographiques suffisamment représentatifs et créateurs pour quils puissent perdurer? Et nest-ce pas spécialement problématique dans les États fédéraux ou plusieurs imaginaires géographiques coexistent, voire saffrontent compte tenu de la pluralité culturelle et/ou régionale quils impliquent dentrée de jeu? Ainsi, un pays comme le Canada nest-il pas davantage promis a une disparition prochaine si les imaginaires géographiques qui lont institué et qui depuis laniment y prédisposent en vertu dune dynamique daffrontement bien plus que de conciliation? Et si cela était, est-il possible, voire souhaitable, dy pallier? Si oui, comment?
Pourquoi le Canada?
Le choix du Canada a titre dexemple pour explorer ces diverses avenues de réflexion nous parait intéressant compte tenu, certes, de la nature de son régime fédéral, mais encore de sa géographie tant physique quhumaine qui en fait un État ou limaginaire géographique doit jouer un éminent rôle rassembleur et identitaire. En effet, immense contrée aux multiples reliefs, climats et paysages, le Canada a une faible population[2] aux nombreuses origines culturelles et ethniques qui est tres inégalement répartie sur son territoire (cf. Carte 1- Écoumene du Canada). Et si le Canada a été créé en 1867 pour résister les velléités annexionnistes des États-Unis et pour permettre a sa bourgeoisie de prospérer, cest encore et surtout pour réunir une population spatialement et culturellement largement dispersée. Le Canada dalors cherchait ni plus ni moins a contrer leffet combiné de cette vastitude géographique et de cet éparpillement démographique, et donc des enclavements ethno-linguistiques comme éco-politiques qui sen sont suivis, et qui risquaient, a terme, de le miner davantage. Cest aussi a cause de ces memes éléments quil sest doté dun régime fédéral qui devait permettre lunion de tous ces milieux de vie et populations hétéroclites, puis la mise en application dune politique de peuplement pour mieux et davantage occuper son territoire, notamment en vertu dune politique dimmigration tres favorable qui a notamment permis la venue dun peu plus de trois millions dimmigrants entre 1901 et 1921. Simultanément et depuis, ce meme régime fédéral a cherché a raffermir la cohésion de ce pays en mettant en place un mode de gestion socio-territoriale qui devait permettre lassimilation, puis lintégration de toutes ces régions et de toutes ces communautés.
Or, depuis ses tout débuts, le Canada souffre dun manque dunité, redevable pour partie a labsence, ou plutôt a la présence de trop nombreuses identités peu ou prou canadiennes. Soit un probleme dunité et didentité, chercherons-nous ici a montrer, bien plus structurel que circonstanciel en ceci que les imaginaires géographiques qui y ont cours, que ce soit lors de sa création ou aujourdhui, ne sont pas compatibles avec un régime nominalement fédéral et durable, incapables quils sont daborder la complexité et la diversité de ses géographies humaine et physique. Un régime fédéral pourtant originellement choisi pour accommoder les caractéristiques spatiales (dimension) et environnementales de cette contrée, puis la pluralité ethno-linguistique de sa population, et donc tous les imaginaires géographiques qui pourraient y avoir cours. Toutefois, et nonobstant que le régime fédéral canadien poursuive officiellement une politique dintégration régionaliste favorable au multiculturalisme, celui-ci se révele dans les faits on ne peut plus centralisateur, a limage des imaginaires géographiques qui sy affrontent. Un probleme lié, postulons-nous, a labsence du seul imaginaire géographique capable de permettre lavenement, lharmonie puis la pérennité dun régime fédéral décentralisé a la logique dorganisation adaptée a sa géographie et équitable pour toutes ses parties. Le Canada expérimente donc depuis longtemps déja la mise en cause référentielle, la fragmentation, lirrédentisme et la régionalisation quappellent lactuelle mondialisation. Tant et si bien quil nous semble intéressant et pertinent dobserver de plus pres sa dynamique géo-identitaire afin den tirer déventuels enseignements utiles a tous et chacun.
Reperes méthodologiques
Plus spécifiquement, cet article semploiera a démontrer limportance et le rôle de limaginaire géographique comme élément essentiel a la géopolitique des États et a lidentité des communautés qui les peuplent. Pour ce faire, nous tenterons :
ˇ de déconstruire les liens entre États, population, imaginaire géographique, territorialité et convivialité afin de mieux saisir et articuler les tenants et aboutissants de la logique géo-identitaire quils interpellent et animent;
ˇ dillustrer comment et pourquoi les imaginaires géographiques qui ont aujourdhui cours au Canada sont responsables de son actuelle déshérence (des difficultés de lÉtat, de ses régions et de ses populations);
ˇ et enfin dindiquer comment ces memes imaginaires, voire un autre imaginaire géographique, pourrai(en)t éventuellement contribuer a son renouveau unitaire et identitaire.
Pour réaliser ces objectifs, nous chercherons tout dabord a identifier les acteurs et enjeux de la scene géopolitique canadienne. Nous emprunterons a cet effet la dynamique géopolitique élaborée par Harsthorne (1950) afin de distinguer les principales forces centrifuges et centripetes en présence. La caractérisation qui sen suivra sera tout spécialement redevable aux travaux de Bernier (1980 et 1994), Bone (2000), puis Racine et Villeneuve (1992). Une fois cela effectué, et dépassant quelque peu lusuelle analyse centre-périphérie quinterpelle ce genre de nomenclature, nous associerons a ces différents acteurs et enjeux lun des trois régimes dimaginaire proposés par Wunenburger (1991, 1996). Cela afin dillustrer en quoi les types dimaginaire géographique auxquels en appellent ces forces centrifuges et centripetes saverent etre les véritables responsables de la dynamique politique et identitaire canadienne, éminemment liés quils sont, postulons-nous, a laménagement, a la gestion et a la représentation de son territoire. Trois types dimaginaire respectivement qualifiés de reproducteur, radical et créateur, a rapprocher de trois idéologies distinctes, de trois visions et perceptions du Canada et auxquels nous référerons pour ne pas Ť minimiser les différences régionales et culturelles qui lhabitent ť (Sénécal 1989, 308).
2- Acteurs et enjeux de la géographie politique canadienne
Contexte a la création du Canada moderne
Le Canada moderne a été fondé par deux peuples eurogenes venus en Amérique du Nord dans le cadre de vastes entreprises colonisatrices pour saccaparer de ses ressources naturelles. Soit dabord les Français au XVIIe, puis les Anglais au XVIIIe; deux cultures, deux langues, deux systemes juridiques, deux visions du monde et du Canada qui ont depuis cette double appropriation marqué cet État et sa population. Fédéral et biculturel dentrée de jeu, le pluralisme canadien sest par la suite complexifié et plus profondément enraciné. Certaines identités régionales se sont ainsi davantage affirmées, notamment avec la venue de centaines de milliers dimmigrants dautres souches ethno-linguistiques, de meme quavec une mobilisation des Autochtones de plus en plus revendicateurs. Tant et si bien que le Canada daujourdhui ne constitue pas un État fédéral uni et harmonieux. En effet, si depuis sa création diverses forces centrifuges et centripetes se sont affrontées, jamais celles-ci nont été aussi nombreuses, aussi articulées, aussi périlleuses peut-etre.
Les forces centrifuges et centripetes canadiennes
De façon schématique, et donc en grossissant volontairement le trait puisque la nest pas lessentiel de notre propos, le Canada – attendu quOttawa et le Parlement fédéral sont bien évidemment une force centripete – compte cinq forces centrifuges (Atlantique, Québec, Prairies, Colombie-Britannique, Autochtones), deux forces centripetes (Ontario et multiculturalisme) et deux forces tour a tour centrifuges et centripetes selon la perspective privilégiée (Grand Nord, puis le commerce international (ALENA et Mondialisation)).
La région Atlantique, force centrifuge
Alors, dest en ouest, et du sud vers le nord (cf. Carte 2 Carte du Canada), il y a tout dabord la région Atlantique.
Constituée des provinces de lile-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve, cette région saffiche clairement centrifuge en vertu :
ˇ dun peuplement distinct, dune part parce que les Anglophones qui y vivent y sont passablement différents dailleurs au Canada car louvre des premiers colons anglais arrivés, comme en témoigne un mode de vie plus anglais meme quen Ontario, dautre part parce que les Francophones qui y habitent (Acadiens) ont une histoire et une identité autres que celles des Francophones du Québec,
ˇ dune excentricité géographique qui les situe loin des marchés et pôles décisionnels,
ˇ puis dune prospérité de en plus tributaire de ressources locales (pétrole, papier, poissons) vendues surtout en Nouvelle-Angleterre (États-Unis).
Centrifuge, cette région ne souhaite toutefois pas tant faire sécession de la Fédération canadienne que pouvoir plus librement organiser son développement en fonction de ses moyens, de ses ambitions et de ses filiations régionales.
Le Québec, force centrifuge
Vivre au Québec, aujourdhui, cest participer explicitement ou non a une lutte continuelle pour la survie et le développement de la culture francophone en Amérique, a lexpérience collective dune américanité francophone. Et cest a peu de chose pres depuis la conquete de la Nouvelle-France par lAngleterre en 1759 que le Québec, bastion francophone, revendique la reconnaissance de sa spécificité. Une reconnaissance qui sest largement affirmée et politisée depuis les années 1960. Soit depuis une Révolution tranquille grace a laquelle la population québécoise a davantage pris conscience du déséquilibre des rapports de force économiques et politiques qui régnaient depuis pres de deux siecles entre francophones et anglophones canadiens. Un déséquilibre que le Québec semploie a combattre comme en témoignent divers événements qui conditionnent maintenant lidentité et lavenir du Québec et, par conséquent, ceux du Canada.
Citons tout dabord léchec des référendums de Ť souveraineté-association ťde 1980 et 1995. Deux référendums tenus par des gouvernements désireux de faire du Québec un État-nation a part entiere et qui ont eu pour principal effet de polariser les populations québécoise et canadienne autour de deux visions du Canada, de deux imaginaires géographiques antinomiques.
Citons encore le projet daccord du Lac Meech, signé en 1987 par les 10 premiers ministres provinciaux et le premier ministre fédéral, et qui devait permettre au Québec de revenir dans le giron canadien en adhérant a la nouvelle Constitution canadienne rapatriée de Londres en 1982 sans son consentement. Cet accord devait servir de base a une nouvelle Confédération dont le but était léquilibre entre le besoin dunité nationale et les différences réelles qui caractérisent les régions canadiennes. Les énormes difficultés qui ont entouré sa ratification montrent a lévidence que lentité canadienne est tout aussi menacée aujourdhui quelle létait au moment de sa création. Les cinq conditions que la province du Québec avait posées avaient toutes été acceptées par Ottawa et les Provinces, y compris la clause prévoyant pour elle un statut de société distincte. Une acceptation toutefois a limage du Canada, c’est-a-dire plurielle et paradoxale. En effet, les contours de cette appellation sont dautant plus mal définis quen anglais, le terme distinct signifie le plus couramment clair, net et visible, alors quen français il signifie dabord autre, différent, indépendant, séparé. Les Anglophones du Manitoba, du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve et les Francophones ont donc lu différemment le texte de laccord ; une maniere bien canadienne de tenter de satisfaire les uns et les autres. Une fois cette distinction clairement établie, cet accord a échoué.
Qui plus est, comme laffirmation de lidentité nationale de souche française dans ce projet du Lac Meech prenait le Québec comme référence territoriale, cette nouvelle orientation a créé une distance significative entre les Québécois et les minorités francophones des autres provinces. Le différend tient a ceci que le Québec refuse au gouvernement fédéral le droit constitutionnel de faire la promotion du bilinguisme au sein des provinces; ce a quoi les Francophones hors-Québec tiennent fermement (le Fédéral étant plus généreux a leur endroit). Un différend sans doute attribuable au fait que si le Québec daujourdhui représente de plus en plus les Québécois, il représente en meme temps de moins en moins les Canadiens-français dans leur ensemble. Et il en est sans doute ainsi parce que les Francophones hors-Québec ne se reconnaissent plus dans ce Québec fort distant de celui que leurs ancetres ont quitté.
Citons enfin le durcissement récent des revendications québécoises qui se posent de plus en plus comme une condition detre dun Canada fort. Depuis lavenement au pouvoir du parti Québécois (indépendantiste) en 1976, le projet identitaire québécois soppose par voie législative au poids économique de langlophonie. Cest ainsi que fut mise en place, en 1977, la Charte de la langue française qui faisait du français la langue officielle du Québec. Face a la contestation de cette loi (101) par les anglophones du Québec, le gouvernement libéral (fédéraliste) de 1985 a répondu avec une loi (178) limitant laffichage en anglais. Leffet fut désastreux, le sentiment anti-québécois au Canada anglais attisant les tendances indépendantistes au Québec qui, en retour, ont renchéri au ressentiment anglophone, qui lui a a nouveau Depuis, le Canada commence a envisager son avenir sans le Québec. Un scénario peu vraisemblable cependant, tant est grand lintéret de lOntario a maintenir le pays tel quil est.
LOntario, force centripete
Cest en Ontario que lunité et lidentité canadiennes sont les plus durement mises en cause, ce par le capital et la culture américains. Cest donc en Ontario que toutes deux trouvent leur cohérence idéologique la plus forte.
LOntario travaille de plus non seulement pour assurer sa survie sur le continent, mais la domination mondiale du Commonwealth britannique auquel elle appartenait. Il en résulte cette volonté typiquement ontarienne détendre le Ť soi ť (c’est-a-dire lEmpire britannique) comme valeur supreme et donc principe didentité nationale. Un premier principe qui se manifeste dans la tendance de lOntario a sidentifier au Canada, a considérer le gouvernement fédéral comme son gouvernement, et donc a se sentir plus canadien quontarien. Contrairement a toutes les autres provinces, lOntario se distingue ainsi par une Ť inconscience régionale ť, par une sorte dabsence didentité intérieure. Elle néprouve dailleurs pas le besoin dune symbolique élaborée pour exprimer son originalité, son drapeau reprenant par exemple tres largement lUnion Jack britannique. Et pourquoi sen soucierait-elle puisque, sans événements marquants, sans références historiques majeures si ce nest celles detre le lieu délection des vainqueurs lors de la Conquete et de se distinguer par un peuplement largement attribuable a la venue de Loyalistes anglais ayant fui les États-Unis lors de leur guerre dindépendance (1775-1783), elle est le Canada, au moins son centre économique et politique. Tant et si bien que lOntario, premier acteur et actionnaire du fédéralisme canadien, a reporté son devoir dantan vis-a-vis la Couronne britannique sur la Fédération canadienne quelle défend depuis, bec et ongles.
Les prairies, force centrifuge
Léchiquier cadastral du township (carré uniforme de 400 metres de côté) imposé dans les Prairies par le régime canadien-anglais a isolé pendant plusieurs décennies les centaines de milliers dimmigrants qui se sont installés au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta. Qui plus est, les différentes ethnies eurogenes qui sy sont installées ont renchéri a cette premiere dispersion en créant une distance sociale autant que spatiale entre les communautés dorigines culturelles différentes. Pourtant, ces divers noyaux de population se sont vite rendus compte que, allophones et éprouvant tous les memes problemes dune région isolée au climat rude et capricieux, aux ressources brutes et dont le revenu était déterminé par la valeur des récoltes, ils étaient tous également ségrégés par le Canada central (Ontario et Québec). Cest pourquoi sest tout aussi rapidement développé un fort sentiment dappartenance et de loyauté régionale. En prenant conscience de leurs spécificités identitaires, déterminées aussi bien par leurs héritages et traditions ethno-linguistiques autres que par un milieu et une mise en valeur de celui-ci sans équivalent au pays, les Prairies proposent depuis une autre lecture du Canada, une autre Ť canadianisation ť, opposée a celle afférente au concept des deux nations fondatrices. Une autre lecture qui condamne plus spécifiquement les vieilles institutions de lhéritage ontarien et un régime fédéral peu bienveillant a leur endroit en vertu de lois et de reglements trop distants de leurs préoccupations et besoins. Et lorsque le contexte économique y est particulierement favorable (léconomie de cette région est particulierement dépendante de la vente a létranger de ses ressources naturelles, notamment du pétrole et du blé), il nest pas rare dentendre divers élus de cette région réclamer une plus grande autonomie, voire leur sécession.
La Colombie-britanique, force centrifuge
Pour les habitants de la région du Pacifique, lOuest et le Nord du Canada sont ici; lEst, cest tout le reste. Pour eux, il ny a pas vraiment de différence notable entre lAlberta et Terre-Neuve. Et il en est ainsi car, longtemps isolée du reste du Canada par les Rocheuses et le vide des Prairies, puis par un peuplement qui sest effectué (anglophone) et seffectue toujours (asiatique) majoritairement par louest, cas unique au Canada, toute lhistoire de cette région porte lempreinte de cette double excentricité. En témoigne un sentiment disolement largement répandu qui repose sur une différence géographique véritable ou souhaitée vis-a-vis les autres régions canadiennes. Cette région se caractérise encore par sa crainte de devoir partager les richesses (hydro-électricité, bois et minerais a profusion) de cette Ť terre promise ť. Cest toutefois comme porte du Canada sur le Pacifique, et donc sur lOrient et la Côte Ouest des États-Unis, comme lieu de rencontre entre la fin et le début dun monde, que la Colombie-Britannique prend sa valeur réelle et mythique. Autant du côté étatsunien que canadien, il faut encore noter que les extrémismes culturels et politiques sont plus marqués le long du Pacifique que partout ailleurs sur le continent. Comme si, ne pouvant plus continuer davantage vers lOuest, tous les marginaux et insoumis sy étaient installés et mettaient depuis systématiquement en cause le pouvoir et les regles du Canada central qui les y avaient poussés. Par sa nature et sa culture, mais encore en vertu dune polarisation politique ou lidéologie joue un plus grand rôle que partout ailleurs au Canada, la Colombie-Britannique est sans doute, avec le Québec, la région canadienne la plus distante de la canadiannité ontarienne.
Le Nord, force centrifuge et centripete
Trait fondamental de la sémiosphere canadienne, le Nord (Yukon, Territoires du Nord-Ouest, Nunavut) constitue une région-frontiere qui sépare linconnu du connu, la sauvagerie de la civilisation, le compréhensible du non-compréhensible. Et il en est ainsi car cette région est souvent perçue comme cet Ť autre ť intérieur par quoi se définit la spécificité du territoire canadien tout entier. Bien plus quune derniere frontiere, le Nord apparait etre pour plusieurs le dernier refuge de lego canadiensis. Si, de lextérieur, le Canada releve parfois encore du fantasme, son Nord pourrait donc bien jouer un rôle identique pour les Canadiens eux-memes. Il sagit la toutefois dune représentation et dune conception du Nord éminemment eurogenes, typiques aux populations des régions canadiennes plus méridionales. Une interprétation contredite depuis quelques décennies par ses habitants, a majorité autochtone, qui mettent directement en cause la lecture et lusage qui sont faits par Ottawa du Nord dans la construction pan-canadienne.
Une lecture et un usage qui, plus souvent quautrement, attestent que
ˇ le Nord na pas été respecté,
ˇ les Autochtones sont presque totalement ignorés,
ˇ lopinion publique nordique nest guere écoutée,
ˇ les gouvernements régionaux nexercent quune influence limitée,
ˇ lécologie, tant culturelle que naturelle, ne préoccupe guere les centres de décision.
Tout le probleme pour les habitants de ce Nord est dimaginer un systeme dans lequel le capital acquis suite aux récents traités (cf. Carte 3 Carte des Traités), aux subventions directes ou a travers les redevances, puisse etre investi dans une infrastructure susceptible de contribuer au développement dune économie moderne et durable des ressources renouvelables, stimulant dabord et avant tout les valeurs et les institutions régionales. Et cest ce a quoi sévertuent depuis une vingtaine dannées les habitants de cette région alors quils revendiquent le pouvoir de contrôler et de taxer, collectivement, tous les développements économiques réalisés au sein de leurs territoires.
Les droits ancestraux des autochtones, force centrifuge
Longtemps ignorés si ce nest systématiquement écartés ou assimilés par le pouvoir blanc dOttawa et des Provinces, les Autochtones réclament et obtiennent petit a petit justice. Deux principaux types de revendications sont a lordre du jour :
ˇ des revendications globales a partir de la discussion de principes de base nécessaires a une entente sur la délimitation dun territoire général, concernant plusieurs tribus ou groupes ethniques;
ˇ des revendications particulieres définies en regard dactivités spécifiques et de territoires délimités de maniere précise.
La question des droits ancestraux liés a lutilisation des terres et des ressources, puis des titres fonciers est donc le noyau central des négociations entre les différentes parties concernées. Et il en est ainsi parce que les Autochtones nacceptent pas une renonciation qui ferait deux des Canadiens ordinaires et qui leur conférait uniquement des avantages sociaux, médicaux, scolaires. Ce que les gouvernements fédéral et provinciaux préféreraient bien évidemment. Somme toute, et recoupant en cela les prérogatives du Nord ou ils sont majoritaires, les Autochtones veulent préserver leur culture, affirmer leur autonomie en faisant valoir leur souveraineté sur des territoires quils entendent bien délimiter, puis mettre en place un développement socio-économique durable.
Biculturalisme et multiculturalisme, force centripete
Dabord conçu sur le modele britannique, le Canada sest découvert biculturel avant de se vouloir, tres vite, multiculturel. En effet, si le Canada, en 1867, ne comptait que deux nations fondatrices (les Autochtones étant alors sciemment ignorés), il a du rapidement ouvrir ses frontieres aux immigrants dautres origines pour peupler et pour mettre en valeur son immense territoire. Devenant rapidement et massivement multiculturel au su des vagues dimmigrations du début du XXe siecle (la population canadienne passant de 5,3 a 7,2 millions entre 1901 et 1991, puis de 7,2 a 8,8 millions entre 1911 et 1921 au moyen dimmigrants provenant majoritairement dAllemagne, de Pologne, dUkraine et de Scandinavie), le Canada sest rapidement doté de lois et de politiques ad hoc, les inscrivant meme dans sa Constitution. Parmi les mesures les plus marquantes alors adoptées par le gouvernement fédéral, signalons que ce dernier a délaissé sa traditionnelle politique dassimilation au profit dune politique plus typiquement fédérative dintégration. Une stratégie assimilatrice larvaire depuis la Conquete anglaise de 1759, malgré lActe du Québec de 1774 protégeant officiellement la culture et la population francophones. Une stratégie peu profitable, au demeurant, qui risquait dempecher le Canada de se développer Ad mare usque ad mare, voire de survivre. Cest donc pour faciliter la venue de gens avidement désirés qua été adoptée une politique multiculturelle dintégration grace a laquelle les multiples groupes ethno-linguistiques vivant au Canada pouvaient préserver et développer leur propre culture dans le contexte canadien. Cela dit, le Canada est depuis confronté au défi de faire coexister la notion daffiliation a la culture originelle, soit le droit detre différent, et la notion dintégration économique et linguistique a lune des sociétés daccueil, soit le droit detre égal. Si lidée de mosaique culturelle et dunité nationale batie sur pareille diversité est séduisante et foncierement centripete, il reste que sa complexité ethno-linguistique incite le Canada a constamment sinventer de nouveaux moyens de régulation de ces différences. Ce qui nest pas sans rendre ce trait culturellement dérangeant pour plusieurs, voire économiquement peu rentable.
Les échanges Nord-Sud, lAlena et la globalisation planétaire des échanges, force centrifuge ou centripete
Compte tenu de lomniprésence des États-Unis, toutes les sociétés du Canada sont sujettes
ˇ a un glissement lent vers le continentalisme,
ˇ a lasphyxie de leur culture spécifique,
ˇ et donc, a terme, a leffacement meme de la nation canadienne.
Et il en est ainsi parce que le Canada, compte tenu de son type déconomie (hier dexportateur de ressources naturelles peu ou pas transformées, aujourdhui de matieres, de biens et de services a travers le monde entier) participe de plus en plus a une économie continentale intégrée. Il nexiste pas en effet pour le Canada de relations extérieures plus importantes que celles quil entretient avec les Etats-Unis, a qui il vend environ les 3 de ses exportations et de qui il achete pres du 1 des exportations. Tant et si bien que se dessinent depuis quelques décennies une série dalignements urbains Nord-Sud alors que diverses villes intensifient leurs échanges.
Du nombre, signalons
1) les villes de lAtlantique qui, de la Nouvelle-Orléans a Montréal et Québec, en passant par la mégalopole qui va de Boston a Washington, forment un premier alignement ;
2) les villes des Grands Lacs, de Kingston a Chicago, ou linterpénétration atteint son maximum ;
3) les villes des Prairies qui se suivent de Winnipeg a Dallas, en passant par Minneapolis et Kansas City ;
4) les villes du piedmont des Rocheuses, dont Edmonton, Calgary et Denver, forment un autre alignement commercial; de faible interaction jusquau récent boom pétrolier de lAlberta (soit depuis les années 1970) ;
5) puis les villes de la côte du Pacifique, enfin, en une suite impressionnante de grandes villes qui vont de Vancouver a San Diego, en passant par Seattle, Portland, San Francisco et Los Angeles.
Datant de lépoque préindustrielle, et alors que les échanges sy accentuent au point que plusieurs complémentarités se dessinent, ces grands alignements urbains pourraient restructurer les échelles régionales a léchelle du continent et, de la, influer sur le devenir politique du Canada. Dans cette hypothese, et alors que la qualité de la main d’ouvre est devenue le principal facteur de production et de localisation, on peut se demander si une éventuelle intégration latitudinale pourrait mener au démantelement du Canada. Attendu que les champs dinteraction spatiale font et défont les lieux, si chacun de ces champs se restreint a une province/région canadienne et aux quelques États limitrophes, alors la possibilité de démantelement augmente, car de nouvelles solidarités, pour ne pas dire de nouvelles identités régionales sétabliraient sans égards pour la frontiere internationale. Si, en revanche, chaque province/région diversifie ses interactions et les étend a lensemble du continent, voire du monde, alors il nest pas dit que le Canada, comme entité nationale, en souffrirait, bien au contraire.
Certes le Canada, en vertu de son économie ouverte et relativement réduite, est particulierement exposé aux influences externes sur son systeme productif, son commerce et lensemble de sa performance économique. Or, les risques inhérents a ces pratiques de libre échange continental, décuplés depuis lALENA (Accord de libre-échange de lAmérique du Nord) en 1989, pourraient bien etre résorbés par lactuelle globalisation planétaire des échanges qui, participant dune division internationale du travail encore plus prononcée, pourrait bien davantage diversifier les partenaires économiques du Canada. Et ainsi lui assurer de ne pas etre le simple prolongement des Etats-Unis. Une possibilité qui, prégnante depuis la Confédération, incite tous les Canadiens a affirmer encore et encore leurs différences de ce voisin essentiel mais bien souvent encombrant. Tant et si bien que le développement de formes daltérités différentes de celles associées au creuset étatsunien offre au Canada des défis et des possibilités énormes, qui représentent autant de motifs de changement, dadaptation et dajustement.
3 De la nécessité dun imaginaire géographique créateur
Limaginaire géographique reproducteur des forces centripetes
De façon globale, on peut déduire des ambitions et moyens des forces centripetes en présence quelles semploient a une intégration écono-politique et territoriale largement hiérarchique et inégale, destinée au seul profit de lOntario et de son émule, le Parlement canadien. Des ambitions et moyens qui nous apparaissent largement tributaires dun imaginaire géographique reproducteur. Insatisfaites par le devenir récent du Canada, et donc par les velléités et revendications des autres régions et cultures canadiennes, les forces centripetes du Canada saccrochent en effet a une vision du Canada et a des images, souvent élevées au rang dicônes, grace auxquelles conserver un ordre communautaire qui jusque-la les a largement servies (Gusdorf 1984). Cest pourquoi ces forces (et donc les régions et individus quelles supposent) en appellent dun régime imaginaire qui, partisan dun passé (époque de la Conquete anglaise) et/ou dun Meme intérieur et antérieur (la suprématie de la culture anglaise entendre dAngleterre – au Canada, si ce nest dun Commonwealth omnipuissant et centralisateur) idéalisé, supplée au réel en vertu dune lecture des géographies physique et humaine du Canada univoque et unidimensionnelle.
En témoigne une géopolitique canadienne largement paradoxale en ceci que ces memes seules forces centripetes, et donc surtout lOntario compte tenu de son poids économique et politique, décident du mode de vie des habitants de lune et lautre régions ou cultures constitutives a lÉtat a partir de regards extérieurs a la majorité. Cette extériorité est par ailleurs entretenue par les divers partis politiques ouvrant a Ottawa qui, si fédéralistes (plusieurs de ceux qui siegent au Parlement dOttawa sont officiellement régionalistes, lun dentre eux constituant meme lopposition officielle), demeurent foncierement étrangers aux régions puisque dabord et avant tout intéressés a faire valoir le régime fédéral qui les chapeaute, tant et si bien quils sadonnent a une échelle politique peu ou pas concernée par les régions autre que lOntario. Ces forces centripetes, somme toute, participent dun imaginaire géographique reproducteur aux fortes connotations mythiques puisquil sévertue a reconduire une histoire sacrée et Ť le temps fabuleux des commencements ť (Éliade 1963, 15).
Limaginaire géographique radical des forces centrifuges
Résultat en quelque sorte dun gigantesque effet de balancier, lensemble des autres régions et cultures a qui ne profitent pas directement le régime fédéral canadien proposent une géopolitique totalement distincte de celle des forces centripetes. Parmi les forces centrifuges qui sévissent au Canada, la plupart, en vertu de velléités surtout économiques (Atlantique, Prairies, Colombie-Britannique, Nord, Autochtones) semploient ainsi a susciter de telles tensions entre le centre et ses périphéries que lunion fédérale, éventuellement, éclatera ou favorisera une gestion du territoire et un développement autres ou leurs régions et cultures auront enfin une chance de se faire valoir. Le Québec se distingue en ceci que ses revendications sont dabord politiques et culturelles, puis économiques, tant et si bien quil propose une alternative davantage sujette a aboutir a léclatement pur et simple, voire a un renouvellement plus fondamental du fédéralisme canadien. Dans un cas comme dans lautre, de profondes insatisfactions vis-a-vis le régime fédéral et limprimatur ontarien, de meme que lintime conviction que loption dun Canada centralisé est aujourdhui totalement dépassée (Bernier 1980, 1994) expliquent les aspirations utopistes de ces autres régions et cultures (Servier 1967). Cest dailleurs pourquoi les projets de société et les modes de vie associés a ces alternatives centrifuges en appellent dun imaginaire géographique radical. Soit le seul régime imaginaire capable de déconstruire les géographies physique et humaine du Canada, puis de les imaginer, foncierement re-créées, systématiquement autres.
De Charybde en Scylla ou lanémie des imaginaires géographiques canadiens
Quils soient radicaux ou reproducteurs, les imaginaires géographiques sous-jacents aux forces centrifuges et centripetes canadiennes font peu de cas de lensemble des constituantes du Canada. En effet, et que ce soit lorsquelles sévertuent a faire mousser limportance de leurs seules particularités régionales ou culturelles, sinon la suprématie nationale quelles devraient avoir, rarement la diversité géographique et la complexité socio-culturelle du Canada sont systématiquement invoquées et sciemment valorisées.
Quelles soient centrifuges ou centripetes, les forces géopolitiques en présence au Canada vivent donc selon un mode imaginaire mineur, pour ne pas dire atrophisateur et aliénataire, leurs rapports aux autres intérieurs, et donc a lÉtat canadien. Nassiste-t-on pas, en leur compagnie, a une ségrégation de limaginaire géographique canadien alors que seuls les imaginaires radicaux et reproducteurs tentent respectivement de simposer, serait-ce a contrario ou in abstentia ? Tous deux imaginaires de reconnaissance plus que de connaissance car tous deux sans prise directe avec la réalité canadienne dans toute sa complexité et son originalité, ces deux régimes imaginaires ne sont-ils pas de facto victimes dillusions? Pire, foncierement idéologiques et anticonstitutionnels, ennemis de lunité et de lidentité canadiennes (Bissoondath 1995)? Incapables de produire un récit fondateur pluriel et dalimenter un sentiment dappartenance au diapason des complexités et diversités des géographies physique et humaine canadienne, ces imaginaires radicaux et reproducteurs ne sont-ils pas, somme toute, largement responsables des crises dunité et didentité qui sévissent au Canada aujourdhui comme hier?
Et comment pourrait-il en etre autrement alors que lOntario et Ottawa, anxieuses de survivre, surexistent et que les autres régions et cultures, assoiffées démancipation, sous-existent? Un peu comme si les unes et les autres nhabitaient pas vraiment le Canada, si ce nest comme un entre-lieu (Turgeon 1998). Et donc, pour les forces centrifuges, comme locataire en attendant un autre lieu, un non-lieu. Voire, pour les forces centripetes, comme un revenant dans lespoir quun jour on y retrouve lÉden dantan. Soit deux lieux distincts en vertu dune territorialité empruntée (utopie) ou surimposée (mythe) qui témoigne que les régions, populations et imaginaires géographiques en présence, plus souvent quautrement, sopposent aux autres parties et au tout. Quelles refusent par conséquent, en partie ou en totalité, et que ce soit en termes denvironnement, déconomie, de politique ou de société, le Canada.
Nous en voulons encore pour preuve que, sous la férule de ces imaginaires géographiques radicaux et reproducteurs, le multiculturalisme canadien a été dévoyé. Manipulée a des fins sociales et politiques par les forces centrifuges et centripetes, la pluralité ethno-linguistique du Canada est ainsi devenue au fil des ans bien plus matiere a spectacle que de cour et dame. Ť En effaçant le fondement de lidentité et de la nature de ce qui est canadien et en créant une incertitude autour delles ť, ces deux imaginaires ont Ť affaibli la portée des valeurs canadiennes, de ce que signifie etre canadien ť (Bissoondath 1995, 84). Tant et si bien que ce qui devait incarner lidéal canadien et permettre laccomplissement dun projet géo-identitaire porteur et rassembleur encourage plutôt la multiplication de projets de société contraires et concourt donc, de bien des façons, aux difficultés éthiques quéprouvent le Canada.
L imaginaire géographique créateur, condition detre du Canada
Le Canada ne peut espérer subsister et advenir que dans le respect le plus absolu de ses diversité géographique et complexité socio-culturelle puisquelles en constituent lessence. Et donc que si multiculturel et fortement décentralisé, régi par un régime fédéral modulé par toutes ses spécificités. Pour cela, ses populations et régions doivent élaborer et poursuivre un projet géo-identitaire porteur et rassembleur. Et pour y parvenir, il leur faut restaurer les vertus heuristiques et relationnelles de limaginaire géographique canadien. Sans cela, le risque de voir le Canada disparaitre est tres élevé.
En effet, la géographie canadienne, compte tenu
ˇ de sa vastitude et de son morcellement régional,
ˇ de son artificialité en vertu de fonctions et dorientations est-ouest de ses ensembles socio-régionaux alors que ses grands ensembles physiographiques sont eux nord-sud,
ˇ puis de la pluriethnicité de sa population, redevable aux modes de peuplement et aux lois qui lont institué comme État fédéral,
peut-elle etre assumée autrement que sous le mode de limaginaire? Et encore autrement que sous un régime imaginaire créateur, c’est-a-dire sans une forme deuphémisation qui, relativisant ces Ť difficultés ť (Bureau 1991), les valorise plutôt comme autant de spécificités intiment liées a lame canadienne? Et comment pourrait-il en etre différemment alors que ce pays, ses régions et ses cultures – et il en va de meme pour tout autre territoire ou État, quelque soit léchelle ou lépoque considérée -, ne sont signifiés et signifiants, et donc lieu de vie et source de sens, que si imaginalisés, constamment sollicités et interrogés a laune de la coincidence du réel et du vrai (Gusdorf 1984).
Des euphémisation et imaginalisation inaccessibles aux imaginaires radical et reproducteur qui sadonnent a la seule échelle du territoire, source du pouvoir quils briguent (Raffestin 1980). Et qui, ce faisant, mettent en cause et lunité du Canada et lidentité de ses habitants. Ce quil faut, cest un régime imaginaire créateur qui en appelle du territoire mais aussi de lespace canadien au sens large, et donc encore de tous les possibles géographiques qui surdéterminent, par exemple, ces deux lectures. Autrement dit, le Canada et les Canadiens ont besoin dun imaginaire géographique créateur qui, excédant le seul champ des réalités sensibles ou recevables, Ť découvre un horizon de sens a la fois proche et lointain, présent et absent, immanent et transcendant ť (Wunenburger 1991, 69). Cela afin de désengorger nos réalités familieres et de restituer loriginalité géographique canadienne dans sa complétude.
Ť Lhomme ť, disions-nous plus tôt, Ť a besoin dimaginer ť car Ť il a le devoir daugmenter le réel ť (Bachelard 1961, p. 12) a ses hauteurs et a celle, contiguë, du Réel. C’est-a-dire, pour le Canada, de se percevoir, tel quil est et la ou il est, en décloisonnant ce que ses imaginaires reproducteurs et radicaux ont pu en dessiner et en le magnifiant a sa démesure et a sa mouvance de ses échelles, régions et cultures, puisque nous vivons inéluctablement a leur mesure. Et donc parce que le Canada et les Canadiens ne peuvent etre, unis et affirmés, que si leurs nombreuses différences apparaissent pour des différences objectives et constitutionnelles et non comme des différences subjectives et hostiles, promesses de zizanies et déventuelles partitions.
Véritable condition et maniere detre du rapport a soi, seul un régime imaginaire créateur nous apparait capable de nous aider a repenser nos relations avec les territoires et espaces du Canada, Ť de comprendre cette géographicité qui est construction invisible de notre rapport au monde et composante majeure ť (Ferrier 1992, 272) de notre habilité a signifier et a etre signifiant. Et a sa suite, seul un imaginaire géographique créateur peut nous permettre une prise de possession intime du Canada grace a laquelle lui donner consistance. C’est-a-dire grace a laquelle anticiper et mettre en relation tous les habitats, habiter et habitants de ce pays afin de créer les conditions démergence dune canadiannité librement et totalement exprimée. Un imaginaire géographique créateur qui nous apparait encore etre le seul habilité a soutenir un régime fédéral décentralisateur partisan dun processus a la fois dintégration et de différenciation (Sénécal 1989) des régions et des cultures du Canada. Soit le régime politique que ses fondateurs avaient choisi il y a pres de 150 ans, et qui nous apparait etre le plus compatible et favorable a la mise en place dune mémoire vive restructurée et constitutive dun présent étendu qui outrepasse les mythes et utopies des forces centrifuges et centripetes, dune territorialité aigue restructurée et constitutive dune unité canadienne dans et par sa diversité géographique, puis dune convivialité prégnante restructurée et constitutive de son identité dans et par sa pluralité socioculturelle.
De lutilité des paysages a cette fin
La double vocation heuristique et relationnelle pretée a cet imaginaire géographique créateur et donc, in extenso, a ce fédéralisme intégrateur et différenciateur, nous apparait enfin possible et réalisable grace a leur articulation et a leur mise en chair, par exemple, par certains paysages. Des paysages qui, considérés foncierement représentatifs, sont élevés au rang de hauts-lieux et des lors considérés comme autant dagents et de témoins privilégiés dune géopoiétique qui réenchante le Canada en lui redonnant sa profondeur de champ et en renouvelant son hétérogénéité .
Sans entrer ici outre mesure dans le détail de leurs sélection, mise en scene ou rôle (voir Bédard 2002a et 2002b, mais aussi Bonnemaison & Cambrézy 1996, Debarbieux 1992 et Micoud 1991 pour de plus amples informations), rappelons que pareil exhaussement symbolique de paysages leur permet :
ˇ de réactiver un contexte socioculturel englobant,
ˇ de reconduire des solidarités sans cesse recomposées,
ˇ dinterpeller toutes les vocations et typicités foncieres du lieu,
ˇ de conférer une substance au désir detre-ensemble et une cohérence au besoin detre-au-monde,
ˇ dinscrire dans lespace le territoire, et vice versa,
ˇ et donc, somme toute, dassumer et dactualiser la conscience dappartenir a une meme entité, davoir des valeurs et des objectifs communs.
Choisis pour leurs vocations heuristiques et relationnelles, ces paysages Ť sont la possibilité meme de se représenter et de faire sien lespace quon habite ť (Lassus 1999, p. 162). Aussi sapparentent-ils a des modes démanation par lesquels condenser la signification conjuguée des régions et des cultures canadiennes. A des figures dappropriation par lesquelles Ť un individu ou un groupe se reconnait, et donc dote ce qui lentoure de sens et se dote lui-meme de sens ť, mettant Ť en route un processus identificatoire ť (Barel 1990 in Tizon 1996, 21) grace auquel (re-)définir lidentité individuelle et nationale (Chenet-Faugeras 1999).
Somme toute, la singularité canadienne ne peut etre exprimée et affirmée sans une exigence de globalité inatteignable sans un imaginaire géographie créateur et une géopolitique fédérale régionaliste. Et il en est ainsi car lappropriation symbolique de toutes les spécificités géographiques du Canada est lune des conditions de la fondation dune subjectivité collective canadienne, Ť c’est-a-dire dune conscience sociétale dappartenance a un meme lieu, a une meme nature ť (Donadieu 1994, 76).
Conclusion
Force est de constater, au terme de cette breve réflexion, que les imaginaires géographiques principalement a louvre au Canada ne sont pas créateurs. Les traits foncierement identitaires, et donc fédérateurs, du Canada comme entité plurielle et une, sont en effet peu ou pas reconnus et déclinés par tous et chacun. Certes il en irait tout autrement si une certaine dose deuphémisation et dimaginalisation prenait place, tant au niveau culturel quéconomique et politique. Peut-etre sagit-il la dun souhait largement idéaliste.
Pourtant, sans ce souhait, et donc sans un imaginaire géographique créateur et un régime politique fédéral intégrateur et différenciateur, le Canada peut-il etre? Dailleurs, a-t-il jamais existé ailleurs que dans les imaginaires reproducteurs et radicaux précédemment amenés? Non pas inachevé, puisque cest la le destin de toute création humaine, mais inachevable par hyper ou hypotrophie idéelle et doctrinaire? Toutefois, compte tenu de lanémie ou de la sclérose de la sphere géopolitique canadienne ou ces imaginaires reproducteurs et radicaux gravitent, puis du danger que représente pour eux la mondialisation, nest-ce pas la loccasion pour le Canada de résoudre ses sempiternels tiraillements en passant dune dynamique géo-identitaire dichotomique a une dynamique géo-identitaire dialogique, davantage gage dharmonie, dunité et de pérennité, et donc de mieux-etre ? C’est-a-dire a un état de conscience et dacceptation ou puissent plus librement se révéler la géographicité du Canada et saccomplir sa canadiannité ?
Cest ici, partout, que je trouve le bien-etre de me sentir chez moi : dans son étendue insaisissable, sa diversité géographique, son climat et ses habitants, dans son caractere encore indéfini, qui agit a la fois comme une mise en garde et comme une promesse ť (Bissoondath 1996, 40).
Ce quil faut, en définitive, cest que la géographie, ici du Canada mais encore de tout autre pays, soit moins donnée a voir et a savoir mais plus a comprendre, a respecter, et surtout a vivre. Mobilisant leur géographicité et leur ame, un imaginaire géographique créateur et un régime politique intégrateur et différenciateur – quil sagisse dun pays fédéral ou unitaire -, par lentremise de paysages géo-symboliques, pourraient ainsi rassembler tous les Français, Roumains, Ghanéens, dans louvre poiétique de leur État et de leur société commune. Voire au sein dune éventuelle supra-entité internationale puisque toutes les régions, cultures et populations devraient y trouver, par leur entremise, les moyens daffirmer et de décliner leur identité respective et collective (Poggi 1992). Ces imaginaire géographique créateur et régime politique intégrateur et différenciateur proposent en effet une lecture autre des enjeux géopolitiques, et meme une pratique géographique renouvelée que sous-tend une volonté explicite de tous les acteurs douvrer pour une meme cause commune. Ce qui nimplique pas que ces memes acteurs doivent sacrifier leurs particularités régionales et/ou culturelles, mais bien plutôt quils les reconduisent au sein dun processus consultatif ou tous et chacun ont pour finalité ultime le mieux-etre des parties et de lensemble.
Et il en est ainsi car notre milieu et notre mode de vie sont toujours modulés par nos relations avec lAutre. Un Autre intérieur (cultures, langues, religions, régions, etc.) et un Autre extérieur (autres pays, associations internationales et continentales, Monde, etc.) avec lesquels nous sommes constamment en relation. Des relations géopolitiques largement tributaires de limaginaire géographique duquel elles participent tant ces Autres, par leurs similitudes et différences, interpellent ce que nous sommes. Aussi bien le reconnaitre et le pratiquer sciemment afin que cet imaginaire géographique nous oriente et nous nourrisse.
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[1] On dénombre deux types dÉtat fédéral :
ˇ lÉtat fédéral centralisateur, proche dun État unitaire (comme la France ou le Royaume-Uni), et donc partisan dune organisation géo-administrative homogénéisatrice en vertu dune logique dassimilation souvent articulée autour de la notion de citoyenneté (ex. : Autriche, Australie, Etats-Unis)
ˇ lÉtat fédéral plus décentralisateur et régionaliste en vertu dune volonté plus affirmée de compromis entre les éléments fortement distincts qui lui sont constitutifs (ex. Inde, Afrique du Sud, Canada, Suisse).
Et seul le second sera ici abordé, le premier étant assimilé aux États uniques, relativement moins sujet a lappétence et a la déshérence géo-identiaires ici observées.
[2] A titre de comparaison, rappelons les quelques caractéristiques suivantes :
Canada
Etats-Unis
France
Roumanie
Superficie (km2)
9 976 139
9 363 500
551 602
238 391
Population
31 015 000
278 230 400
59 450 000
22 380 000
Densité (hab./km2)
3,4
30
107
97