Philippe Walter
Université Stendhal – Grenoble 3, France
Imaginaire, religion et superstitions
Plaidoyer pour la « longue durée »
/ Imagination, Religion and Superstition
Abstract: The extensive study of the Christian mythology that animated medieval Europe shows that this mythology was primarily inspired by pagan beliefs and that very little of it comes from the Bible. The fact that Christianity grafted itself onto earlier pagan worship was part of the design of the Church Fathers. With regard to the subject of medieval festivals, tales and rituals, it is important to understand that nothing has been lost or created. Instead, everything has been transformed, especially if we consider the feasts, rituals and tales over a longer period of time. Consequently, what we call superstitions can be considered as traces of archetypes in successive cultures.
Keywords: Medieval folklore; Christianism; pagan beliefs; superstitions; popular religion; mythology.
Il y a sans doute quelque inconscience à associer ainsi trois notions aussi vastes que religion, imaginaire et superstition. Chacune fournirait à elle seule la matière d’épaisses encyclopédies et les trois ensemble dessinent des relations si complexes qu’il paraît d’emblée impossible de cerner globalement leur interaction[1]. Pourtant, les travaux en matière d’histoire des religions ont insisté sur la nécessité de ne pas séparer arbitrairement l’histoire d’une religion et celle de la société et des hommes qui l’adoptent (en particulier au niveau des représentations, des symboles et de la tradition que cette religion incarne). Aussi, parler du christianisme, ce n’est pas seulement évoquer une religion ou une doctrine religieuse. C’est se confronter à l’intégralité d’une culture traditionnelle car comme toutes les religions qui l’ont précédé le christianisme a épousé son temps et a contribué également à le transformer. Le christianisme, mais on pourrait en dire autant du bouddhisme, de l’Islam ou d’autres religions, déborde largement le cadre d’une religion institutionnelle pour relever plus globalement de la civilisation au sens très large du terme. Il inclut une vision du monde ainsi qu’une tradition de croyances, d’images et de représentations qui finissent par s’incarner en lui. Le christianisme possède aussi un imaginaire sacré qui n’est pas le pur produit de la théologie et des catéchismes mais qui résulte bien souvent de la permanence d’une tradition mythique qui l’a précédé.
Les saints imaginaires et l’imaginaire des saints
Jacques Merceron a pu réaliser un épais dictionnaire des saints imaginaires et facétieux au nom pittoresque voire grotesque qui ont eu la faveur populaire[2]. On trouve ainsi saint Glinglin, sainte Nitouche (on n’y touche pas !), sainte Guenille, saint Braillard, sainte Pissouse, saint Grelottin et bien d’autres. Certes, l’Eglise s’est souvent empressée d’éliminer ces témoins souvent inconvenants d’une piété sans prétention théologique. Que faire d’un insolent saint Bandouille, en compagnie de saint Bandard et de sainte Verge[3] ? D’une sainte Merlipopette qui n’a ni ventre, ni cul, ni seins et qui a été tuée à coups de ciseaux[4] ? D’un carnavalesque saint Pansart au ventre bedonnant qui rappelle à bien des égards le Sancho Pança (Pansart) de Cervantès ? En fait, comme le note Jacques Merceron,
« la prise de conscience de ces cultes douteux est ancienne. Déjà le capitulaire de Charlemagne daté du 23 mars 783 demande qu’on ne vénère pas les faux martyrs et qu’on ne se rende pas en pèlerinage sur les tombes de saints douteux. Dès cette époque, la vénération des saints dépourvus de Vies ou de Passions est aussi condamnée par les conciles régionaux. Le Père Jean Mabillon avait aussi écrit une dissertation sur le culte des saints inconnus ou saints baptisés qui souleva quelques remous en son temps »[5].
Cette remarque donne une juste idée des usages qui ont été en vigueur au sein de l’Eglise en ce qui concerne le culte des saints. La rédaction de documents hagiographiques est souvent une manière de contrôler la tradition populaire et l’imaginaire foisonnant dont elle fait preuve. Toutefois, sous la rhétorique chrétienne, se lisent en filigrane de vieux thèmes mythiques émanant du paganisme. Par ailleurs, l’Eglise est parfois contrainte d’acclimater au culte officiel (de « baptiser ») des saints d’origine douteuse qui rencontrent un grand succès dans les dévotions. L’Eglise est obligée de composer avec un imaginaire qu’elle ne peut ni nier ni réprimer. Elle participe elle-même à l’acculturation pour éviter d’en être victime. Par ailleurs, le culte des saints dans le christianisme montre assez que le polythéisme a toujours précédé le monothéisme. Comme l’écrit G. Durand :
« Un monothéisme ou un monopole idéologique ou un monophasage psychique est intenable pour l’âme humaine normale et partant pour toute religion authentique, c’est-à-dire qui n’est pas servante d’une inquisition morale ou politique. […] Tant que le Christianisme s’est affirmé sans complexe comme religion de la plurialité des voies, soit à peu près jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il a pu rayonner (malgré ses déchirements à partir de la Réforme) comme religion de l’Europe et même de l’Occident tout entier. Toute une « légende dorée » intégrait les légendes religieuses des antiques civilisations recouvertes par l’évangélisation. […]. Tout s’est progressivement gâté à partir du XIIIe siècle, comme le montre la politique inquisitoriale. […] Puis, il y a eu une sécularisation progressive dont le monothéisme qui allait culminer à partir du XVIIIe siècle avec tous els modernismes. La déesse Raison fut l’apogée du monothéisme, brandissant les chaînes brisées de la Liberté et la « Sainte Guillotine » de la Terreur »[6].
La persistance d’archétypes
Une religion qui serait pur dogme n’aurait aucune chance de s’incarner dans une pratique sociale et ecclésiale. L’homo religiosus projette dans une foi religieuse son affectivité, ses fantasmes, ses croyances, en un mot son imaginaire, autant d’aspects qui débordent du dogme proprement dit ou qui l’enrobent d’aspects étranges ou étrangers, pour ne pas dire superstitieux. Le mot veut bien dire ce qu’il désigne. La superstition, c’est ce qui subsiste au-dessus (super – stare), ce qui se maintient et surnage dans le temps, même lorsque ces temps ont changé. Ce sont des formes archaïques de pratiques ou des croyances religieuses qui témoignent de la permanence de certains comportements archaïques ou de certains « archétypes », si l’on veut parler en termes jungiens. La superstition est résistance d’une âme primitive aux intimations d’une police de la pensée et de la foi. Ces superstitions se sont parfois tellement intégrées à la pratique religieuse qu’il devient difficile d’établir la limite entre le sacré et le profane. Ce fut tout le problème de la sorcellerie qui, bien au-delà du Moyen Age, continua d’inquiéter non seulement les théologiens mais aussi les philosophes. Ces derniers prônèrent une religion fondée sur la Raison et préparèrent sans l’avoir voulu les grands totalitarismes du XXe siècle puisque la Gestapo ou le KGB ne firent après tout que perpétuer et perfectionner les méthodes d’enquête et de torture instaurées par l’Inquisition médiévale[7]. Donc, le phénomène religieux forme un tout et c’est pour l’avoir méconnu que l’Occident rationnel et positiviste voit sa religion se vider de sa substance mythique et imaginaire[8]. La faute en revient à peut-être aussi à certains théologiens qui ont voulu se montrer plus évangélistes que les évangiles eux-mêmes. Car dans la Bible elle-même, la mythologie et l’imaginaire ne sont pas absents. Le pasteur luthérien Rudolf Bultman l’avait bien vu lorsqu’il chercha à démythologiser les évangiles.
« Démythologiser ? Cela veut dire évacuer les mythes. Les mythes ? Ce sont les récits fabuleux, les situations plus ou moins imaginaires, les manières archaïques et païennes de rapporter les faits historiques. C’est seulement en écartant le fictif et le merveilleux que surgit le vrai noyau historique. Prenons par exemple la naissance et la résurrection de Jésus. Pour faire comprendre que Jésus était fils de Dieu, les premiers apôtres ont créé le mythe de la conception virginale. »[9]
Ainsi épuré, le christianisme devient une pure vérité historique. Mais ce positivisme théologien vide le christianisme de tout ce qui le marque en profondeur et qui lui donne sa raison d’exister comme religion et qui nourrit ses dogmes. En un mot le positivisme tue un imaginaire constitutif de la tradition chrétienne, il tue sa mythologie première pour construire une autre mythologie, celle de l’Histoire avérée, puritaine et positive, porteuse d’inquisition et de chasse aux sorcières, d’une certaine forme de totalitarisme de la pensée. Comme l’a bien vu Gilbert Durand :
« La mort de Dieu n’a rien changé à l’orgueil du monothéisme occidental. Au contraire. Mais elle se profilait dangereusement dès lors que l’on faisait « descendre Dieu dans l’histoire ». Le totalitarisme s’est trouvé d’autant plus renforcé que les pouvoirs de la théologie monothéiste – qui laissaient encore intact le jeu de la transcendance – ont été transférés à une institution humaine […] Une inquisition sans dieu ne laisse aucun recours, aucune espérance : elle est l’enfer »[10].
La méconnaissance de l’imaginaire (dont la transcendance reste une preuve) aboutit à la négation de l’irrationnalité rationnelle de l’être humain qui est l’une des découvertes capitales du XXe siècle, à travers les grands pionniers de l’exploration de la psyché que sont Freud, Jung, Cassirer, Bachelard, Durand et bien d’autres. Nier l’imaginaire qui modèle tout comportement humain (y compris religieux), c’est nier l’humanité même de l’être humain. Ceci n’est pas sans conséquence sur le fondement même de la pensée symbolique :
« Il faut noter cette nuance entre Freud et Jung : l’image symbolique n’est chez le premier qu’un symptôme pathologique, alors que chez Jung […] l’archétype et le symbole sont constitutifs de la pensée la plus haute de l’humanité »[11].
La magie salvatrice
Dans tous les interstices entre le dogme théologique et la pratique souvent naïve de la foi vient s’insérer un imaginaire que les théologiens qualifieront de superstitieux. Dans un ouvrage discret, le domicain sociologue Serge Bonnet[12] avait souligné combien la foi naïve des simples gens se nourrissait de croyances quasi magiques. La Vierge ou les saints deviennent les intercesseurs magiciens qui vont exaucer les vœux de santé ou de réussite indispensables à la vie des simples gens. Encore aujourd’hui le pèlerinage de Lourdes attire des dévotions toutes païennes auprès d’une grotte des apparitions qui a toutes les chances d’être la forme christianisée des apparitions féeriques telles qu’elles se vivaient au Moyen Age. La Vierge Marie succède ainsi aux fées païennes. D’ailleurs, derrière la grotte des apparitions subsiste encore aujourd’hui à Lourdes une autre grotte, celle des Sarrasines qui n’a connu aucune christianisation. En dialecte pyrénéen, Sarrasine est un nom traditionnel des fées. Il y a d’ailleurs des détails bien étranges dans l’apparition de la Dame elle-même. Le jeudi 25 février 1858, lors de la neuvième apparition, Bernadette surprend la foule amassée devant la grotte pour voir l’apparition. Elle fouille la terre sous le rocher et découvre une source de boue. Elle barbouille sa figure. Elle mange de l’herbe. On la croit folle. On la traite de « merdeuse ». Bernadette explique que la Dame le lui a demandé. Bernadette dit toujours la Dame et non la Vierge. Or les dames sont aussi un nom traditionnel des fées. Qu’il y ait derrière l’apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous, un vieil archétype mythique que le regretté Pierre Gallais avait bien isolé dans la tradition médiévale : celui de la fée à la fontaine[13], est à peu près indiscutable. Mais, pour l’admettre, il faut admettre la perméabilité de la religion à l’imaginaire et il faut aussi situer les analyses de représentations dans ce que Fernand Braudel appelait « la longue durée »[14]. Le barbouillage de Bernadette prend alors tout son sens lorsque, dans la chantefable d’Aucassin et Nicolette[15] (XIIIe siècle), la Sarrasine Nicolette, présentée comme une fée, se barbouille également le visage pour accomplir un rite ancestral de Carnaval et pour porter un masque dont la signification archaïque et certainement polysémique relève entièrement de l’imaginaire.
Vierges noires et païennes
Le barbouillage de Bernadette Soubirous devant la fée à la fontaine de Lourdes conduit à reprendre la question des vierges noires. Les mystérieuses vierges noires disséminées un peu partout en Europe ont évidemment intrigué les théologiens, puis les ethnologues et les historiens des religions. Leur origine est discutée. Certains les tiennent pour des représentations christianisées de déesses antiques comme Isis ou Diane (dont le templs se trouve à Ephèse), d’autres les identifient à Cybèle, déesse de la terre et des récoltes, ou à d’autres divinités telluriques ou chtoniennes. On a négligé d’autres pistes comme la survivance des déesses mères de la vieille Europe qui ont pu traverser la période celtique et se retrouver en plein Moyen Age comme bien d’autres divinités préchrétiennes.
On a parfois remarqué que l’aire de diffusion du culte des Vierges noires avait suivi les légions romaines en Occident et l’on invoque parfois une explication historique. En 204 avant Jésus-Christ, après les défaites de Caius Flaminius à Trasimène et à Cannes, tandis que Rome était encore à la merci des armées d’Hannibal, les décemvirs consultèrent les livres sibyllins et y découvrirent un oracle qui promettait la victoire si « la Mère de l’Ida », dite aussi la « Mère des dieux » et représentée par la pierre noire de Pessinonte, était transportée de cette ville à Rome. De son côté la Pythie annonçait une grande victoire. Une ambassade solenelle fut envoyée auprès du roi Attale qui remit aux envoyés du sénat la pierre noire sacrée. Celle-ci fut portée par les vestales jusqu’au temple de la Victoire, sur le Palatin. Peu après l’armée carthaginoise levait le siège de Rome et quittait l’Italie. La Mère des dieux représentée par une pierre noire avait sauvé Rome.
Avec le temps, son symbolisme évolua. De pierre sacrée, elle devint en effigie une matrone assise ou debout représentant peut-être Cybèle (honorée dans un temple à Pessinonte), ou plus probablement Niké, la victoire bien connue de la statuaire grecque. Transportée en Gaule par les légions romaines, son culte s’y répandit. Les Phocéens eurent ainsi une divinité tutélaire qui représentait une vierge noire. Celle-ci existe toujours dans la crypte de l’abbaye Saint-Victor où elle est honorée par un important culte le 2 février. Car le christianisme était arrivé entre temps et il avait apporté avec lui le culte de la Vierge Marie. Le culte de la mère de Dieu allait se substituer à celui de la mère des dieux jusque là adorée sous sa forme noire. Pour respecter les croyances locales, la Vierge Noire succéda ainsi à la déesse mère noire dans un souci de christianisation dont il existe maints exemples dans l’histoire religieuse.
Il n’est peut-être pas nécessaire au demeurant de passer par Pessinonte pour retrouver l’origine de cette vierge noire. De plus, les légions romaines ne sont jamais allées en Pologne où se trouve la célèbre vierge de Czestochowa. Celle-ci n’a sans doute pas été apportée par les légions. Son histoire se pétrit d’imaginaire. La légende dorée lui donne pour auteur saint Luc l’évangéliste qui l’aurait réalisée dans le bois de la table ayant appartenu à la Sainte Famille, à Nazareth. En fait, nul ne connaît sa provenance lorsque le duc Wladislas la donne en 1381 au monastère que les Pères Paulins venaient de créer à Czestochowa. Peut-être faut-il regarder alors dans une autre direction et examiner la date à laquelle on honore généralement la Vierge Noire. Le 2 février, jour de la Chandeleur, voit dans certaines régions restées fidèles à la tradition la persistance de deux rites que l’on croirait indépendants mais qui sont en réalité profondément liés l’un à l’autre. D’abord, le culte voué à une vierge noire, ensuite la fête dite de l’ours qui se traduit par des barbouillages très carnavalesques dans les rues de la cité. La coïncidence de ces deux rites se retrouve par exemple dans les Pyrénées françaises, à Prats-de-Mollo. Ce jour-là, des jeunes gens se déguisent en ours. Ils portent une pelisse et se barbouillent le visage de noir. Ensuite, ils s’élancent dans la foule et cherchent à maculer de noir le visage de toutes les jeunes filles qui se trouvent sur leur passage. Il ne s’agit nullement d’une pratique diabolique. Bien mal inspirée serait celle qui refuserait ce barbouillage car il porte bonheur pour toute l’année à venir. Le rite a certainement des origines lointaines[16]. Se dissimuler le visage sous un masque remonte à des temps immémoriaux et le geste se retrouve dans de très nombreuses civilisations jusqu’en Amérique. Ne serait-ce pas une explication pour les vierges noires ? Car il a souvent été remarqué que les statues ne sont pas noires à l’origine. Elles ont été artificiellement (et probablement) rituellement noircies. Noircir le visage de la déesse-mère, n’est-ce pas alors lui assigner un rôle magique et talismanique propice à tous ses intercesseurs ? Ici encore, c’est le rôle magique du masque qui semble en question. Quant aux carnavals que nous connaissons, loin d’être les inventeurs de cette pratique rituelle, ils en sont les héritiers ancestraux. En se noircissant le visage, Bernadette Soubirous prend le visage de la vierge noire. Elle rejoint ainsi rituellement la figure chtonienne (la fée de la grotte qui lui est apparue) pour signifier qu’elle lui appartient intégralement. Elle accomplit une sorte de passage rituel vers l’autre monde, sombre et souterrain, pour entrer dans l’ombre de la vérité divine.
Le christianisme païen ?
Pour l’historien Jacques Le Goff, le XIIIe siècle marque à juste titre « l’apogée de la chrétienté »[17]. Mais quel christianisme et quelle chrétienté ? Certainement pas ceux du concile Vatican II ni même celui de la Contre-Réforme. Certainement pas non plus le christianisme savant (des théologiens érudits) mais un christianisme « populaire » (risquons le mot) qui est majoritairement (mais non exclusivement) celui des illettrés conduits vers la foi par des prêtres missionnaires. Ce christianisme flirte souvent avec le paganisme mais c’est pour mieux l’assimiler et le réinterpréter.
On l’oublie trop souvent : le christianisme médiéval est une religion de tradition, de compromis et de synthèse, surtout pour la couche la moins cultivée de la population[18]. Il y a une grande distance entre le christianisme d’un intellectuel de haut vol formé à la culture latine et à l’exégèse théologique et celui d’un humble paysan des campagnes qui ne sait ni lire ni écrire et qui n’a jamais entendu parler de saint Augustin ni des Pères de l’Eglise. Pourtant, le christianisme médiéval se donnait comme la religion de tous, y compris des plus humbles. Aussi, pour s’imposer dans les campagnes de toute l’Europe, cette religion venue du Proche-Orient dut composer avec des réalités religieuses locales qui préexistaient à son avènement. Elle dut construire une vision du monde et du sacré où se répondaient le message de la Bible et certains témoignages de l’ancien paganisme (celte, germanique, scandinave ou balto-slave).
On a souvent fait commencer l’histoire religieuse de l’Europe au premier siècle de notre ère et on a d’ailleurs de cette christianisation une idée bien sommaire qui se fonde trop aveuglément sur certaines légendes de saints : que l’on songe, par exemple, aux saintes Marie de la mer qui seraient venues spécialement de Terre sainte pour évangéliser la Provence. Il ne faut pas oublier que les hagiographes du Moyen Age ne sont pas des historiens modernes. Ils ne travaillent pas avec une conception scientifique de l’histoire qui repose sur la confrontation contradictoire des témoignages, sur la vérification objective de leurs sources. Ils se fondent plutôt sur des traditions légendaires qu’ils mêlent à de vagues données historiques. Ils compilent plusieurs textes, rajoutent des éléments de leur cru et aboutissent à construire une vérité qui tire sa légitimité de sa beauté bien plus que de sa validité historique. Pour le Moyen Age, le vrai se confond souvent avec le beau. La légende dorée des saints[19] repose ainsi sur une arborescence de thèmes mythiques qui se ramifient bien avant la période chrétienne proprement dite. La légende tient lieu d’histoire et l’imaginaire remplace souvent la « vérité » théologique. Mais « qu’est-ce que la vérité ? » demandait le Christ lui-même lors de sa Passion aux juges qui l’interrogeaient.
La réalité archaïque du paganisme pré-chrétien a été, de ce fait, souvent occultée par les textes ecclésiastiques officiels ainsi que par les naïvetés de l’histoire académique. Ce paganisme préchrétien n’est guère accessible qu’au niveau du « folklore », c’est-à-dire d’une mémoire traditionnelle qui s’exprime aussi bien dans des coutumes, des rites de fêtes que dans des témoignages détournés, plus ou moins « littéraires ». Cette religion « populaire » a duré très longtemps.[20] On en retrouve des traces jusqu’à nos jours dans des pélerinages à des sources, des troménies bretonnes ou des dévotions à des pierres. Il y a, par exemple, dans l’enceinte de la cathédrale du Puy-en-Velay une « pierre des fièvres » qui en tant que vieux témoignage mégalithique continue d’attirer les prières et les dévotions. Cette pierre a une histoire.
La pierre, la neige et le cerf
Selon la tradition locale, c’est au IIe siècle de notre ère qu’une veuve souffrant de fièvre maligne vint se coucher sur la pierre en suivant un ordre de la Vierge. Aussitôt, elle se trouva guérie. Georges, le premier évêque du Velay (en Auvergne) serait venu de son siège épiscopal situé à Saint-Paulien pour visiter la pierre réputée miraculeuse. Or, on était au mois de juillet et il la trouva recouverte d’une épaisse couche de neige. De plus, un cerf y avait en courant imprimé le plan du sanctuaire qui devait être édifié sur les lieux. Ne pouvant faire procéder immédiatement à la construction, l’évêque fit entourer la pierre d’une haie sèche d’aubépine. Le lendemain, l’aubépine était en fleurs. A la suite de ces miracles, l’évêque demanda au pape de construire une basilique sur ce rocher. C’est ainsi que la basilique du Puy-en-Velay se trouve aujourd’hui construite sur un rocher escarpé, qu’elle présente toujours la pierre miraculeuse exposée sous un porche. En outre, le sanctuaire abrite une des nombreuses vierges noires d’Auvergne. La figure virginale n’est autre que celle d’une grande déesse, véritable génie du lieu païen et garant de sa sacralité. Le cerf y est selon la formule de M. Gimbutas, « l’animal sacré de la déesse qui donne naissance » voire la forme animale de lé déesse elle-même.[21]
La présence du cerf dans ce contexte doit retenir l’attention. En effet, le motif du cerf comme arpenteur d’un domaine généralement sacré est fréquent dans l’hagiographie médiévale. On le retrouve par exemple dans la Vie de sainte Milburge qui obtient pour son abbaye toute la partie de l’île de Thanet (Kent) parcourue par un cerf en un temps limité. Il en est de même pour saint Edern qui reçoit tout le territoire dont il pourra faire le tour en une nuit. Pour obtenir un vaste territoire, Edern monte sur un cerf et le fait avancer au grand galop[22]. La présence du cerf lié à une fondation relève du mythe païen. On en trouve un bel exemple dans le Roman de Mélusine. La fée suggère à son mari Raymondin de demander en dot au comte de Poitiers, son seigneur, autant de terre que pourra en recouvrir le cuir de la peau d’un cerf. Ainsi présentée, la requête ne semble pas très difficile à satisfaire. De fait, la demande est accordée mais Mélusine suggère aussitôt à Raymondin de découper la peau du cerf en petites lanières et de mettre ces lanières bout à bout. Elles formeront ainsi un très grand cordon qui pourra entourer un vaste domaine[23].
La fondation de la basilique du Puy sur une pierre enneigée marquée par les pas d’un cerf arpenteur n’est pas une pure invention légendaire. Le motif possède une belle tradition antérieure au Moyen Age puisqu’on le retrouve associé à la fondation de Carthage. Dans l’Enéide (I, v. 371-372), Virgile résume l’histoire de manière laconique : « On appelle (Carthage) Byrsa parce qu’ils achetèrent pour la bâtir autant de terrain qu’ils en pourraient entourer de la peau d’un bœuf. » Dans son Histoire romaine, Hérodien rappelle encore le mythe : « On dit que Didon la phénicienne avait érigé cette statue lorsque, découpant une peau de bœuf (byrsa) en lanières, elle fonda Carthage ». C’est toutefois Justin, l’abréviateur de Trogue-Pompée qui a fourni le récit le plus circonstancié :
« Elissa acheta autant de terrain qu’en pouvait couvrir une peau de bœuf, pour assurer jusqu’à son départ un lieu de repos à ses compagnons fatigués d’une si longue navigation ; puis, faisant couper le cuir en bandes très étroites, elle occupa plus d’espace qu’elle n’en avait paru demander. De là vint plus tard à ce lieu le nom de Byrsa ».[24]
On pourrait croire que les auteurs médiévaux ont trouvé dans les récits antiques le motif en question mais c’est méconnaître la nature de la tradition mythique qui se transmet oralement plus que par écrit. Si les hagiographes médiévaux et l’auteur du Roman de Mélusine mentionnent ce motif, c’est parce qu’ils le trouvent dans la tradition orale dont ils héritent. L’imaginaire collectif avait maintenu ces motifs mythiques sous des formes variées. Or, c’est précisément cette variation interne des motifs qui garantit leur origine mythique. Dans le Heimkringsla scandinave, le roi Cyef donne à Géfion ce qu’il peut labourer en un jour et une nuit.[25] Tite-Live rapporte qu’Horatius Coclès reçoit en récompense de sa victoire près du pont Sublicius autant de terrain qu’il peut en circonscrire en un jour avec sa charrue. Selon Hincmar, Clovis donne à l’église de Reims autant de terrain que saint Rémi peut en parcourir à cheval pendant que le roi sera à table.
Ce lent mouvement d’assimilation du paganisme par le christianisme a façonné la « légende dorée » qui parcourt tout le Moyen Age. Les légendes chrétiennes des saints ou des fondations ne se sont pas créées à partir de rien. Le christianisme médiéval a hérité d’éléments mythiques divers (celtiques, germaniques, voire préhistoriques) et les paysans[26] gaulois du VIe ou VIIe siècle n’ont accédé au christianisme qu’après avoir projeté les vieilles croyances de leurs pères dans la religion nouvelle. On les a aidés pour cela : le clergé a utilisé l’hagiographie (les légendes des saints) comme une sorte de machine à transformer le paganisme, en le recyclant dans le christianisme. L’hagiographie a été une structure d’accueil pour un polythéisme irrécupérable dans le christianisme officiel centré sur une trinité monothéiste. Au lieu d’exclure radicalement le sacré inhérent au paganisme, le christianisme lui a donné une sorte d’existence affaiblie qui a permis de l’apprivoiser en douceur. Un transfert du sacré païen vers le sacré chrétien accompagna cette installation du christianisme en terre européenne.
Le christianisme n’est donc pas la première religion d’Europe. Il n’est pas non plus la première forme de spiritualité car il n’est pas né de rien. Il succède à des cultes autochtones qu’il a cherché à assimiler plus qu’à éliminer. Dès le VIe siècle, la recette de cette christianisation en douceur avait été donnée par le pape Grégoire dont les propos furent repris plus tard par Bède le Vénérable :
« Il ne faut pas empêcher les païens de s’assembler autour de ces temples, mais, au contraire, les encourager à construire leurs huttes en branches d’arbres autour du sanctuaire et à y préparer leurs repas rituels. Mais il faut qu’ils fassent cela les jours anniversaires des martyrs pour qu’ils n’immolent plus leurs animaux au diable, mais à Dieu. Si on leur laisse ainsi leurs joies terrestres, ils s’abandonneront d’autant plus volontiers aux joies célestes » (Saint Grégoire, Registrum, I, lettre 30).[27]
Dès lors semble se dégager une règle simple en matière d’histoire des religions et de mythologie. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. C’est ce que les sociologues appellent l’acculturation, c’est-à-dire un processus qui se déclenche lorsque deux cultures (ou deux religions) se trouvent en contact, agissent ou réagissent l’une sur l’autre. C’est ce qui se produisit pour le christianisme médiéval. Il dut assimiler les vieilles religions qui l’avaient précédé. Ceci signifie que le christianisme médiéval a finalement conservé des traditions émanant des religions antiques et que la mythologie chrétienne du Moyen Age entretient en l’occultant partiellement un paganisme antérieur à elle. Le christianisme a pu ainsi conserver (en les édulcorant parfois) certaines traditions religieuses dont il n’était pas l’instigateur. Il a hérité de croyances et de dogmes dont il a dû tenir compte pour sa propre doctrine. Dans ce mouvement de compréhension et d’assimilation, l’imaginaire a toujours joué un rôle essentiel d’humanisation de la foi et de la pensée.
[2] J. Merceron, Dictionnaire thématique et géographique des saints imaginaires, facétieux et substitués, en France et en Belgique francophone du Moyen Age à nos jours. Traditions et dévotions populaires, littérature, argot, Paris, Seuil, 2002.
[8] Les églises se vident le dimanche mais elles se remplissent lors de pélerinages ou de pratiques dévotionnelles qui perpétuent l’obscur message d’une tradition autant sacrée que populaire. Nous n’en prendrons pour preuve que cette église lorraine de Metz qui le 3 février, jour de saint Blaise, accueille une foule de pélerins venus faire bénir de petits pains censés protéger des maux de gorge et de la morsure des animaux enragés (Blaise en langue celtique signifie le loup et le saint est connu d’après son ancienne légende pour avoir parlé comme saint François d’Assise à des animpaux sauvages). Ce jour-là, plusieurs messes sont célébrées dans la journée et l’église ne désemplit pas. Lors des dimanches ordinaires, elle est vide. N’est-ce pas la preuve que la religion populaire a conservé l’imaginaire d’une tradition que les théologiens progressistes ont dénoncent comme superstitieuse ? En se démythologisant, le christianisme s’est asséché.
[9] S. Bonnet, La cuisine d’Emmaüs, Cerf, 1979, p. 20. On trouvera une réfutation des thèses bultmaniennes dans G. Durand, La foi du cordonnier, Paris, Denoël, 1984.
[13] P. Gallais, La fée à la fontaine et à l’arbre. Un archétype du conte merveilleux et du récit courtois, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1992.
[14] On se reportera par exemple à G. Bertin, Apparitions / Disparitions, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
[16] Sur cette coutume : C. Gaignebet et J. D. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris, PUF, 1985.
[18] Ph. Walter, Mythologie chrétienne. Mythes et rites du Moyen Age, Paris, Editions Entente, 1992. Deuxième édition revue et complétée : Mythologie chrétienne. Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Imago, 2003. Traduction espagnole : Mitologia cristiana. Fiestas, ritos y mitos de la Edad Media, Buenos Aires, Paidos, 2005, 204 p. Traduction polonaise : Mitologia chrzescijanska, Varsovie, Editions Pax, 2006. Traduction en anglo-américain : Christianity. The origins of a pagan religion, Rochester (USA), Inner Traditions, 2006.
[19] Jacques de Voragine, La légende dorée, traduction de J. B. Roze, Paris, Garnier Flammarion, 1967. On signalera aussi la récente traduction commentée de ce texte du XIIIe siècle dans la Bibliothèque de la Pléiade (Editions Gallimard).
[21] M. Gimbutas, Le langage de la déesse, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2005 (pour la traduction française).
[22] Le Braz, Les saints bretons d’après la tradition en Cornouaille, dans Magies de la Bretagne, Paris, Laffont, 1994, t. 2, p. 884-898. Voir aussi la légende de saint Théleau p. 917.
[23] Jean d’Arras, Le Roman de Mélusine, édition et traduction de J. J. Vincensini, Paris, Livre de poche, 2003.
[24] R. Basset, La légende de Didon, Revue des traditions populaires, 5, 1890, p. 717-721. Voir aussi les textes rassemblés dans : F. Létoublon, Fonder une cité, Grenoble, ELLUG, 1987, p. 191-223.