Andrei Lazăr
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
lazar_andrei_ioan@yahoo.fr
Hervé Guibert, spectateur-photographe de La Jetée de Chris Marker/
Hervé Guibert as the Photographer-Spectator of Chris Marker’s La Jetée
Abstract: Hervé Guibert’s self-portraits bear the traces of Chris Marker’s filmic imaginary, echoing his science-fiction film, La Jetée, produced in 1962. While Chris Marker’s protagonist – a man who has no name and no history – travels across anti-utopian, dystopian and utopian universes, seen as reversible episodes of his evolution, Hervé Guibert creates an alternative account of this indefinite universe in his images of the 1980s, by insisting on the fictitious aspects of photography and on its failure to represent anything other than death.
Keywords: Body; Dystopia; Photography; Self-Portrait, Blindness; Time Travel.
Si les noms de Chris Marker et d’Hervé Guibert sont de plus en plus présents aujourd’hui dans le domaine des études filmiques, le mince réseau d’influences réciproques qui relient leurs œuvres entre elles est jusqu’à présent peu exploité par la critique. Les deux sont entrés dans la conscience du public et des spécialistes non par l’entremise d’une présence soutenue dans les milieux artistiques de la deuxième moitié du XXe siècle, mais grâce à des productions considérées, dès le moment de leur apparition, comme « inclassables », chevauchant plusieurs genres et régimes de représentation, sans adhérer complètement à aucun d’entre eux en particulier.
Photographe, écrivain[1], artiste numérique (il est l’auteur de Immemory, paru sur CD en 1998[2]), Chris Marker reste pour les cinéphiles, toutes proportions gardées, le réalisateur de La Jetée[3], un film de science-fiction composé uniquement de clichés photographiques, sorti en 1962, qui lui valut une série de prix comme Le Prix Jean Vigo et Le Grand Prix du Festival de Trieste. Après sa mort, survenue en 2012, une rétrospective organisée par le Centre Pompidou[4] tout comme les nombreux dossiers qui lui sont dédiés, comme celui de la revue Europe[5], essaient d’imposer un autre côté de l’artiste. On découvre, ainsi, un Chris Marker ayant fait place dans sa création, surtout depuis les années 80, à l’expérimentation et à la recherche des formes et des formules transgressives qui reposent sur l’alliage de l’image photographique au son, à la musique, au texte et à l’image filmique. C’est surtout le cas de son exposition de 2002 sur la plate-forme Second Life, de son film Level 5[6] qui exploite le numérique, autant de productions bien loin des documentaires militants comme Le Fond de l’air est rouge[7], Sans soleil[8] ou Le Joli mai[9]. Le réalisateur est complété, tout dernièrement, par l’écrivain et le photographe.
Le cas d’Hervé Guibert est similaire à celui de Marker. Connu pour avoir livré dans à l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie[10] et les deux autres récits qui lui font suite (Le Protocole compassionnel[11] et L’Homme au chapeau rouge[12]), une description en clé autobiographique de son combat contre le Sida et surtout pour avoir décrit de façon trop objective les derniers moments de Michel Foucault dont il a été le compagnon, le nom de Guibert est récupéré aujourd’hui comme celui d’un photographe de talent (la rétrospective de 2011 de La Maison Européenne de la Photographie en témoigne) ou d’un cinéaste. Eût-il vécu plus longtemps, Guibert se fût probablement orienté vers le cinéma[13] dont les signes traversent d’un bout à l’autre son écriture. En tant que cinéaste, Hervé Guibert est le réalisateur d’un seul film – La Pudeur ou l’impudeur[14] –, enregistrement fragmentaire des quelques mois précédant sa mort.
Encore est-il que les deux artistes côtoient les mêmes milieux parisiens de l’époque et partagent le même l’intérêt pour la photo, la littérature et le cinéma. Marker dirige la collection « Petite Planète » aux Éditions du Seuil tandis que Guibert est un des auteurs-phares des Éditions de Minuit et de la maison Gallimard. De surcroît, Guibert est le premier critique de photographie du Monde, où il signe des articles entre 1977 et 1985[15] et n’hésite pas à aborder directement la question du cinéma. Enfin, les amitiés communes – Sophie Calle, par exemple – ont dû jouer un certain rôle dans cette rencontre probable[16].
Pourtant, excepté un compte rendu[17] que Guibert consacre à l’installation Quand le siècle a pris formes[18] de Chris Marker, en 1978, ni ses textes, ni son journal ne portent aucune mention à Marker. Quant à la critique, sauf quelques fragments sur une possible ressemblance entre certains autoportraits[19] d’Hervé Guibert et une scène de La Jetée, rien ne semble statufier un tel rapprochement[20]. Toujours est-il que la logique de cette rencontre, s’il y en a, passe aussi par quelques aveux éclairants sur le choix des stratégies artistiques des deux hommes. Bien qu’aucun d’eux n’ait jamais théorisé de façon directe l’essence de la photographie ou du cinéma, ils ont laissé des témoignages sur le rapport entre le vécu personnel et l’art de l’image.
Chris Marker, tout d’abord, livre dans un bref article paru dans Film Quarterly, en 1998, une explication sur son choix de l’emploi des photogrammes dans La Jetée : enfant, il veut réaliser lui-même un de ces objets fascinants qui permettait aux passionnés de cinéma de regarder un film à travers la minuscule ouverture d’une boîte, en faisant tourner les images une après l’autre. Pour réaliser son « Pathéorama », le nom de l’appareil, il prend son chat pour modèle et dessine tous les cadres de ce film. Hélas, la magie n’opère que sur lui. Lorsque l’enfant montre son ouvrage à un ami d’école, celui-ci réplique : « Les films, ça doit bouger. Personne ne peut réaliser un film avec des images statiques […] C’était il y a trente ans déjà. Et j’ai réalisé La Jetée. »[21] [n. tr.]
Authentique ou non, l’aveu tardif de Marker pose d’emblée la question de la représentation et de la mémoire par rapport à la fixité de l’image ; il suscite un questionnement sur le cinéma et le mouvement, et, en filigrane, sur la réception des images, autant de pistes de réflexion sur lesquelles débouche La jetée. Son « Pathéorama » représente ainsi, une sorte d’utopie cinématographique au sens où ce n’est pas le mouvement qui sous-tend le déroulement du récit mais l’image statique, l’agencement des photos, prises dans un maillage de significations grâce à la voix-off du narrateur filmique.
Pour Guibert, aussi, son premier cinéma passe par l’écriture et le dessin, mais le moteur qui l’anime est l’amour. Épris d’un collègue de classe, Guibert compose des scènes filmiques après avoir essayé, en vain, d’écrire quelques poèmes :
[…] j’écris un poème où il est question de la création du monde. Puis j’en écris un autre, puis un troisième, mais j’arrête d’écrire des poèmes, je me mets à écrire des séquences cinématographiques. […] C’est cela que je vois et que j’ai envie de composer : des mouvements de caméra.[22]
Ce désir du cinéma que manifeste Guibert ne trouvera pas son accomplissement dans un film, mais dans la photographie. Une photo intitulée Le rêve du cinéma (1982) semble synthétiser ce fantasme de l’immobilité transformée en image-mouvement, au cœur du film markerien. Sur ce cliché n’y figure que la photo d’une caméra. L’objet censé enregistrer le mouvement est figé par une autre caméra, par l’autre œil qu’est l’appareil photo derrière lequel se situe Guibert et qui capte effectivement la scène. Le désir guibertien du cinéma n’est que celui d’une immobilité qui, tout en suspendant l’instant, arrive à en détacher une histoire, à créer un récit par le seul jeu de la lumière et de l’obscurité, des formes et des volumes, de l’intelligible et de l’inintelligible. Mais serait-ce pour autant Le rêve du cinéma un clin d’œil non-avoué à La Jetée ? Ou s’agirait-il, tout simplement, d’une manière de faire entrer dans le cliché argentique la promesse d’un récit issu de la projection mentale d’images opérée par le spectateur, au dépit de tout repère spatial et temporel, comme c’est le cas des autoportraits des années 80 ? Afin de pouvoir répondre à ces questions il convient de revenir à La Jetée.
Film de science-fiction composée presque exclusivement d’images photographiques, un photo-roman, selon son réalisateur, La Jetée est « l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance »[23]. Sur la grande jetée d’Orly le protagoniste observe le visage d’une femme et le corps d’un homme qui s’effondre. Plus tard, après la Troisième guerre mondiale qui a ravagé l’Europe, dans un Paris en ruines, les vainqueurs mènent dans les souterrains du Palais de Chaillot une série d’expériences sur ce qu’ils appellent « les cobayes », afin de percer un « trou dans le temps pour faire passer des vivres, des médicaments et des sources d’énergies »[24]. Le protagoniste, connecté à un étrange appareil qui lui couvre les yeux, est choisi en raison de sa fixation sur une image du passé. Après une piqure qui lui inflige un état proche du coma, le personnage – sans nom et sans passé – est envoyé dans le monde d’avant la guerre où il vit une brève histoire d’amour. Plus tard, le protagoniste est projeté dans le futur, en quête d’une source d’énergie. Il y rencontre d’étranges êtres humains portant sur leur front un appareil minuscule, un troisième œil, qui n’est pas sans rappeler la forme d’un objectif photographique. Lorsque les gens du futur le contactent pour lui proposer de rester définitivement parmi eux, il refuse et demande qu’on le renvoie dans le passé d’avant la catastrophe. La scène finale reprend la scène initiale. Toujours sur la grande jetée d’Orly, il retrouve la même femme, avant d’être tué par un des tortionnaires. En fin de compte, l’image obsédante de son enfance n’était rien d’autre que l’instant de sa propre mort.
Sur le plan chronologique, le film de Marker balaie trois temporalités différentes : le présent des protagonistes – un monde souterrain, terrifiant, concentrationnaire, plongé dans l’obscurité –, le futur, qui est seulement suggéré par la présence de quelques visages sereins qui semblent détachés de tout corps, flottant sur un fond noir, un monde toujours ténébreux mais où le noir est dépourvu de sa valeur angoissante, et le passé, construit à l’image du présent du réalisateur. Par ailleurs, les images qui renvoient au passé du protagoniste sont les seules à avoir été prises à l’extérieur, soit sur la jetée de l’aéroport parisien, soit dans les rues de la ville ou dans le Musée d’histoire naturelle. Ces trois dimensions temporelles recoupent ainsi trois aspects de l’imaginaire utopique. Si le mundus imaginalis[25] est à retrouver de manière fragmentaire à travers le regard intériorisé du personnage, sur le plan du passé, le présent du récit est clairement celui d’une antiutopie, un mundus renversé de tous points de vue, tandis que le futur serait à envisager comme la suggestion d’un univers utopique, un bref aperçu d’une humanité nouvelle. Le passage d’un univers à l’autre se fait de manière presque imperceptible, par la superposition des images en fondu-enchaîné et grâce au continuum créé par la voix-off du narrateur. Toujours est-il que l’épisode antiutopique et celui utopique sont rendus à l’écran de manière similaire, par l’emploi des techniques cinématographiques apparentées. Dans les deux cas, l’absence de profondeur des cadres, la prépondérance du gros plan, l’absence de l’arrière-plan et la lumière diffuse suggèrent, paradoxalement, une certaine continuité, sinon parenté, des deux mondes. Certes, le choix du sujet obligeait Marker à placer ses personnages dans un milieu hostile – le souterrain –, le seul milieu non radioactif après la catastrophe nucléaire. Pourtant, le voyage dans le futur est uniquement suggéré visuellement par la forme d’une « chute » du protagoniste à l’intérieur d’une ville reconstruite, traversée par un réseau de rues incompréhensibles, toujours en fondu-enchaîné de plusieurs images abstraites représentant des formes et des lignes qui composent des textures organiques. Au vu de ces deux mondes sans repères, dont les rouages qui assurent leur fonctionnement restent impénétrables au spectateur, le mundus imaginalis – le Paris des années 60 – acquiert tout du coup le statut de temps utopique, de paradis perdu. Ce n’est donc pas par hasard que Chris Marker choisit d’insérer au cœur de cette incursion dans le passé, la seule séquence filmée de La Jetée, de quelques fractions de seconde à peine, un infime battement de cils de la femme aimée par le voyageur à travers le temps. Encore est-il que le protagoniste refuse de rester dans le futur et préfère revenir avant la Troisième guerre mondiale. Par ce renversement des perspectives, Marker place l’utopie du côté du souvenir et de la mémoire. Elle apparaît comme une image mentale qui se développe, fragmentairement, dans les interstices du présent, à l’instar d’une photographie, tout comme un référent (le « ça a été » de Barthes) à jamais inatteignable, présent en tant que réminiscence funèbre à la surface de l’image et de l’imaginaire. Comme corollaire de ce bouleversement de perspectives sur le passé et le présent, le mouvement et la fixité, l’utopie et l’antiutopie, les corps des protagonistes perdent de leur substance et de leur présence pour devenir les crochets qui permettent au récit du narrateur filmique d’adhérer aux images. Ainsi s’expliquent l’emploi des cadrages serrés et des gros plans sur les visages, superposés parfois aux visages ravagés des statues de pierre.
Cette double pratique – du figé cinématographique et du morcellement du corps – est également présente dans les œuvres photographiques de Hervé Guibert des années 80.
à regarder Rue du Moulin Vert (1982) on serait tentés d’accepter l’hypothèse d’un renvoi direct à La Jetée, ne fût-ce qu’au niveau de la signification de l’image. Il s’agit d’une reprise différente de la scène du Rêve du cinéma : cette fois-ci, la caméra est placée dans un coin de la pièce afin de capter l’envol d’un hibou blanc. Sauf que l’oiseau est naturalisé, immobile, aux ailes déployées pour toujours (l’esthétique de la taxidermie oblige), à l’œil fixe, mort. On se rend compte que la petite caméra du coin tournera indéfiniment une image statique, produisant un film composé d’une seule image, un cinéma photographique. Dans cette mise en scène d’un tournage virtuel – puisqu’il s’agit toujours d’une photo – on retrouve aisément les quelques cadres – ou « cinématogrammes »[26] – prises par Chris Marker pour La Jetée dans le Musée d’histoire naturelle, en plongée. On y rencontre aussi le même vol arrêté, la même sensation que quelque chose va sourdre de l’image malgré la sensation d’un espace inerte et malgré la présence des deux protagonistes du film.
Pourtant, les deux personnages de Marker sont des présences improbables. À l’encontre de l’image qui met devant l’œil du spectateur un homme et une femme qui flânent paisiblement dans le Paris des années 60, le discours en voix-off et la logique du récit jettent le doute sur leur identité. L’homme est appelé par la femme « mon fantôme » tandis que celle-ci, toujours sans nom et sans histoire, est, le plus probablement, une figure imaginée par le protagoniste, lors de son coma induit par la piqûre, dans un passé reconstruit de bribes et de morceaux. Les deux (et la stratégie photographique choisie par Marker déploie ainsi tous ses effets) s’apparentent, parmi les centaines d’animaux naturalisés du Musée d’histoire naturelle, à des statues de cire, des mannequins improbables surpris dans un musée fictionnel. Or, vers la même période, Hervé Guibert avoue dans son journal, le désir d’allier photographie et cinéma, mouvement et immobilité : « J’ai rêvé plusieurs fois, ces derniers temps, de l’existence d’un type de photographie qui déborde dans sa restitution de l’instant qu’elle a capturé, un peu comme du cinéma, mais plutôt comme une sorte d’holographie temporelle, transparente. »[27]
Markerien par ce désir du débordement temporel de la photographie, par la mise en scène d’un moment rêvé ou imaginé, Guibert veut que la photographie soit poignante, plus que le cinéma : une projection fictive des corps, un halo ou un « corps glorieux » qui viendrait envelopper le corps périssable et mourant de son aura intemporelle. Il semble avoir clairement saisi ce bouleversement de la nature même de la photographie que le film de Chris Marker nous permettait d’entrevoir : sachant que les scènes captées à Paris ou dans le futur émanent de l’imagination du protagoniste de La Jetée, on se rend compte que le rapport temporel de la photographie à son référent a été complètement inversé. à l’exception du prologue et de l’épilogue à Orly ou des clichés qui décrivent le monde souterrain, toute l’aventure du héros markerien est une aventure fantasmée. Sa captivité dans un présent antiutopique, à Paris, dans le futur simili-utopique et finalement dans le passé utopique, font s’effriter le noème barthien de l’image « ça-a-été » pour lui substituer un autre : « ça-sera » ou « ça-aurait-pu-être ».
C’est dans cette brèche dans le régime de la visibilité que Guibert, spectateur probable de La Jetée, travaille son corps photographique.
Tout d’abord dans l’Autoportrait de 1986, Hervé Guibert capte son visage, les yeux cachés par un linge blanc. Le cadrage, la mise en scène, la lumière et surtout la présence du voile aveuglant reprennent sans faille la scène de « torture » de La Jetée. Ce faisant, Guibert remplace le corps de l’acteur par le sien et occupe à la fois le rôle de sujet, de réalisateur, de caméraman et de spectateur. Son regard entravé par le linge se confond dorénavant avec celui de la caméra et, d’emblée, avec le regard du spectateur de la photo. Par ce jeu d’identifications répercutées à plusieurs niveaux, le photographe transpose visuellement l’effet de syntonisation. Bien au-delà d’un innocent clin d’œil à Chris Marker, l’autoportrait guibertien fait office de catharsis citationnelle et lui permet de placer sa propre pratique artistique dans la proximité du cinéma expérimental de Marker.
à l’intérieur du corpus photographique de l’auteur, l’image trouve sa justification dans une certaine réticence d’Hervé Guibert face à ses autoportraits. Selon Frédérique Poinat « [s]es autoportraits sont le plus souvent cachés, voilés, pour ne pas être touchés parce que la prise de vue est trop forte, l’image un rapt dont il se protège […]. »[28] Toujours est-il que la représentation des yeux bandés renvoie sans détour à la vision intériorisée et au repli sur soi-même. Pourtant, l’étrange appareil posé sur les yeux du protagoniste de La Jetée enregistre les images qu’il fabrique à partir de ses souvenirs d’avant la guerre nucléaire tandis que le linge couvrant les yeux de Guibert photographe s’interpose comme un obstacle au regard et, d’ici, à la compréhension même de la photo. La tête détachée du corps, effet de décadrage, le flou de l’image et l’absence d’arrière-plan, placent toute la représentation sous le signe de l’indécidable. Guibert suggère que, à l’instar du Rêve du cinéma, tout ce que la caméra pourrait jamais capter sur la pellicule s’apparente à la mort, et d’ici, qu’en réalisant son autoportrait, il aurait remplacé ses yeux par l’œil inerte de l’appareil photo. L’exécution d’un autoportrait photographique équivaut chez lui au surgissement d’un univers dystopique où, par chaque déclic de l’appareil, le vivant est remplacé par la mort et le visage par le masque.
Il est évident que l’Autoportrait de 1986 prolonge la série des figures de cire réalisées une dizaine d’années auparavant. Les clichés pris dans le Musée Grévin à Paris, en 1978, cadrent d’une manière similaire les têtes des personnages de cire. Têtes de statues, morceaux de corps, mains, pieds, moulages anatomiques et même des écorchés anatomiques pullulent dans les images. Cette fois-ci, le regard fixe des figures de cire devient presque humain sur les tirages en noir et blanc. Par ailleurs, presque rien ne permet au spectateur non averti de faire la distinction entre le visage vivant et le moulage. Ainsi, au niveau de la poétique visuelle guibertienne la prise de photos se transforme en rituel inversé au sens où le photographe est saisi lui-aussi par le regard de son sujet. Si sur ces images une certaine vivacité des corps de cire se laisse entrevoir, dans les autoportraits, le corps de chair se transforme en masque funéraire toujours selon la même logique de la dystopie photographique.
Cette série antérieure aux autoportraits porte elle aussi les traces de l’imaginaire markerien. Un autre cliché du Musée Grévin (1978) reprend l’image mythique de la femme sur la jetée d’Orly. La même posture, le même geste – la main portée aux lèvres – sont récrées et détournés. Il ne s’agit pas d’une main mais d’une dizaine de mains qui cernent un visage en cire au regard creux. Le cliché de Guibert va dans le sens d’une « ambiguïsation » constante des limites entre la vie et la mort, l’animé et l’inanimé. Au-delà de la surprise provoquée par un tel spectacle, Hervé Guibert souligne le côté spectaculaire des scènes du début et de la fin de La Jetée où la mobilité, le mouvement et le vivant prennent le dessus sur la rigidité à laquelle est sujette toute photographie.
Ces présences allusives du double et du transfert vital entre le vivant et la marionnette, entre le corps et la statue, renvoient à la pratique de l’ex-voto[29]. Le club des cinq (1988) représentant cinq ex-voto achetés pendant les voyages de l’écrivain en Italie, font référence directe aux visages des gens du futur de La Jetée. Sur le fond noir, les têtes se détachent comme pour flotter en l’air, libérées de la pesanteur d’un corps. De son côté, Guibert réalise un autre autoportrait en 1986 sous la même lumière, s’appliquant au même jeu d’ombres et de clair-obscur utilisé par Marker vingt ans auparavant et un deuxième autoportrait en 1985-1986 où il tient son appareil photo devant son œil gauche. À moitié aveugle par cette prothèse optique, le photographe chevauche deux temps différents : il se voit tel qu’il apparaît dans le miroir, au moment de la prise d’images et tel qu’il apparaîtra sur le cliché, à l’avenir, au moment du développement du négatif. Il est à son tour un des gens du futur, à l’image de ses aveugles du roman éponyme auxquels on demande de prendre des photos et qui peuvent reproduire, à rebours, les figures sereines des personnages utopiques markeriens :
Un photographe était venu à l’Institut. […] La prise de la photo ne les effrayait pas : ils n’en comprenaient pas le processus, ils croyaient à un jeu, une farce. Des sels d’argent, une plaque sensible, des diaphragmes ? Comme une machine pouvait-elle procéder, alors que leurs yeux en étaient incapables ? ne devait-on plutôt greffer ces machines à la place de leurs yeux ? Ne devaient-ils pas eux aussi devenir photographes ?[30]
Si l’on admet que Guibert recrée visuellement, sous la forme des autoportraits, les scènes les plus importantes du film, la citation visuelle passe chez lui, par un morcellement du corps qui est à mettre en relation non pas avec le jeu des temporalités différentes et des allers-retours entre utopie et antiutopie, mais, de manière rétrospective, avec sa maladie, le Sida. Devant le spectre d’une mort prochaine, l’écrivain photographe revient à l’image filmique pour mieux mettre en avant la certitude de sa propre disparition. Par l’entremise du personnage masculin de La Jetée, Guibert anticipe et déclame au niveau visuel la désagrégation à venir de son propre corps.
Par la transposition photographique, à la première personne, des scènes filmiques, Hervé Guibert expose son « moi » posthume. Encore une fois, il rejoint le propos du film où l’homme « marqué par une image d’enfance » découvre sur la grande jetée d’Orly, à la fin, que ce qu’il avait vu était l’instant de sa mort, que ce qu’il avait perçu comme un instant de bonheur, réminiscence précieuse de son enfance, était, en effet, le point final de son existence.
Comme pour prolonger visuellement le récit de La Jetée, Guibert se représente en tant que cadavre dans un autre Autoportait (Rue du Moulin Vert) toujours en 1986. Tous les éléments identifiés auparavant semblent y affluer : allongé sur le dos sur une table, il a les yeux fermés. Son corps est couvert d’un linceul et sur la cheminée d’à côté, un visage en cire, un de ses ex-voto, dirige son regard vers le ciel. Au coin droit, le bout d’une aile. Sur la table d’appoint, un disque avec les psaumes de Liszt. On a l’impression que Guibert aurait voulu faire la synthèse, sous la forme d’une image d’ensemble, des renvois markeriens qui ponctuent subtilement son corpus photographique.
Nonobstant, tout n’est qu’une mise en scène habilement orchestrée. Si dans La jetée tout se renferme sur ce double regard – de l’enfant qui observe son « moi » adulte en train de mourir et dont le point de vue se superpose à celui du réalisateur – dans l’autoportrait guibertien il y a cette troisième perspective, ce troisième œil de la caméra qui place tout ce dispositif sous le signe de l’illusion, tel que le titre le suggère. Le linceul qui couvre le corps faisant semblant d’être mort est à comprendre, ainsi, non pas comme l’élément d’un décorum funèbre mais comme un écran. Un écran sur lequel, par un geste mental, se projettent, telle cette holographie désirée par Guibert, d’autres personnages et d’autres vies que la sienne. Le photographe arrive à créer, par des renvois subtils à Chris Marker, un univers dystopique dont les significations prendront toute leur ampleur plus tard, dans sa « pathographie »[31] déployée dans Le Protocole compassionnel.
En fin de compte, si chez Guibert la photo n’est presque jamais conçue comme une pratique artistique sui generis, mais plutôt comme un ancrage de la visibilité dans le corpus littéraire, les autoportraits « markeriens », inspirés par les photogrammes de La Jetée, sont parmi les seules à ne pas avoir de correspondant dans l’écriture. Guibert écrivain ne glose jamais directement sur ces images, il ne les fait pas participer à ce jeu d’échos d’un art à l’autre qui est le sien. Le refus d’avouer l’influence que le film de Marker a pu jouer sur lui ne doit pas être compris comme une tentative de voiler les sources d’inspiration d’une œuvre photographique, très riche, par ailleurs, ni comme une énigme, mais comme l’effet d’une intériorisation, d’une assimilation complète des significations de La Jetée. Guibert photographe, pareil à Guibert écrivain, absorbe le contenu filmique qui lui préexiste dans ce vaste réseau d’aveux et de mensonges, de rêveries et de certitudes – son autobiographie – à laquelle la photographie participe de plein droit.
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Notes
[1] Il est l’auteur d’un Giradoux par lui-même (Paris, éditions du Seuil, 1952) paru dans la collection « Écrivains de toujours » où Barthes publie son Michelet et Roland Barthes par Roland Barthes. Chris Marker est également l’auteur des volumes suivants : Le cœur net (Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1949 – volume traduit en allemand et an anglais) ; Coréennes (Paris, Le Seuil, coll. « Courts-métrages », 1959, traduit en coréen et en anglais) ; Le Dépays (Paris, Hersher, coll. « Format photo », 1982, traduit en allemand).
[2] Chris Marker, Immemory, coproduction Centre Pompidou Musée National d’Art Moderne / Les films de l’Apostrophe, Éditions du Centre Pompidou, 1998, CD-Rom.
[3] La Jetée. Photo-roman, film réalisé par Chris Marker, Argos Films, France, 1962, 29 min. Avec Hélène Chatelain et Davos Hanich.
[4] « Planète Marker », exposition du 16 octobre au 23 décembre 2013 au Centre Pompidou. Commissaire : DDC / Les cinémas, S. Pras, MnamCci / Nouveaux médias, C. Van Assche, BPI / Comprendre, A. Alliguié.
[6] Level five, film réalisé par Chris Marker, Les Films de l’Astrophore, Argos Films, Canal +, France, 1997, 240 min.
[7] Le Fond de l’air est rouge, film réalisé par Chris Marker, Dovidis, Institut National de l’Audiovisuel, Iskra, France, 1977, 240 min.
[13] Voir, Gilles Cugnon, Philippe Artières, « La Pudeur ou l’impudeur d’Hervé Guibert. Genèse ‘d’un des documentaires les plus bizarres’ ». En ligne : http://www.item.ens.fr/index.php?id=223432. [Consulté le 3 septembre 2012.]
[14] La Pudeur ou l’impudeur, film réalisé par Hervé Guibert, diffusé sur TF1, le 30 janvier 1992, 62 min.
[15] Hervé Guibert, La Photo, inéluctablement. Recueil d’articles sur la photographie 1977-1985, Paris, Éditions Gallimard, 1999.
[17] Dans « L’art des machines » paru dans Le Monde du 24 août 1978, Guibert note, non sans un certain étonnement : « Des mots sont jetés sur l’écran, concis, didactiques […] place à l’art maintenant mais comment a-t-il pu se faire dans ce brasier virtuel ? ».
[18] Quand le siècle a pris formes (Guerre et révolution), installation multimédia réalisée par Chris Marker et François Helt, musique de Hanns Eisler, 1978, collection du Centre Pompidou MNAM.
[19] Pour les autoportraits d’Hervé Guibert nous faisons référence à l’album Hervé Guibert photographe. Texte de Jean-Baptiste Del Amo, Paris, Gallimard, 2011.
[20] Voir, Frédérique Poinat, L’Œuvre siamoise. Hervé Guibert et l’expérience photographique, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs Visuels », 2008.
[25] Nous utiliserons les concepts de « mundus imaginalis », « antiutopie » et « utopie» dans le sens que leur attribue Corin Braga dans « Utopie, eutopie, dystopie et anti-utopie » in Métabasis. Philosophie et communication, n° 2, septembre 2006. En ligne : www.metabasis.it [consulté le 10 septembre 2015].
[26] Philippe Dubois, « La Jetée de Chris Marker ou le cinématogramme de la conscience » in Théorème 6. Philippe Dubois (éd.), « Recherches sur Chris Marker », Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 9-45.
[28] Frédérique Poinat, « Hervé Guibert – photographe ? », @nalyses. Revue de critique et de théorie littéraire, n° 2, printemps-été 2012, p. 248.
[29] Guibert note dans le Journal : « L’objet nouveau (cet ex-voto, moulage en cire de tête d’enfant acheté à Palerme) me paralyse ; je ne sais où le placer, j’essaye plusieurs endroits, mais j’ai toujours peur qu’il tombe et se casse, tant que je n’aurai pas trouvé le bon endroit je ne pourrai rien faire d’autre. Pour le moment je le touche délicatement et je l’embrasse, je voudrais le photographier. Il m’envahit. » Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, op. cit., p. 55.
[31] Voir en ce sens l’article de Christian Milat, « Entre thanatographie et pathographie, la mort médicalisée d’Hervé Guibert », @nalyses. Revue de critique et de théorie littéraire, n° 2, printemps-été 2012. En ligne : https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/358/248 [Consulté le 29 août 2015].
Andrei Lazăr
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
lazar_andrei_ioan@yahoo.fr
Hervé Guibert, spectateur-photographe de La Jetée de Chris Marker/
Hervé Guibert as the Photographer-Spectator of Chris Marker’s La Jetée
Abstract: Hervé Guibert’s self-portraits bear the traces of Chris Marker’s filmic imaginary, echoing his science-fiction film, La Jetée, produced in 1962. While Chris Marker’s protagonist – a man who has no name and no history – travels across anti-utopian, dystopian and utopian universes, seen as reversible episodes of his evolution, Hervé Guibert creates an alternative account of this indefinite universe in his images of the 1980s, by insisting on the fictitious aspects of photography and on its failure to represent anything other than death.
Keywords: Body; Dystopia; Photography; Self-Portrait, Blindness; Time Travel.
Si les noms de Chris Marker et d’Hervé Guibert sont de plus en plus présents aujourd’hui dans le domaine des études filmiques, le mince réseau d’influences réciproques qui relient leurs œuvres entre elles est jusqu’à présent peu exploité par la critique. Les deux sont entrés dans la conscience du public et des spécialistes non par l’entremise d’une présence soutenue dans les milieux artistiques de la deuxième moitié du XXe siècle, mais grâce à des productions considérées, dès le moment de leur apparition, comme « inclassables », chevauchant plusieurs genres et régimes de représentation, sans adhérer complètement à aucun d’entre eux en particulier.
Photographe, écrivain[1], artiste numérique (il est l’auteur de Immemory, paru sur CD en 1998[2]), Chris Marker reste pour les cinéphiles, toutes proportions gardées, le réalisateur de La Jetée[3], un film de science-fiction composé uniquement de clichés photographiques, sorti en 1962, qui lui valut une série de prix comme Le Prix Jean Vigo et Le Grand Prix du Festival de Trieste. Après sa mort, survenue en 2012, une rétrospective organisée par le Centre Pompidou[4] tout comme les nombreux dossiers qui lui sont dédiés, comme celui de la revue Europe[5], essaient d’imposer un autre côté de l’artiste. On découvre, ainsi, un Chris Marker ayant fait place dans sa création, surtout depuis les années 80, à l’expérimentation et à la recherche des formes et des formules transgressives qui reposent sur l’alliage de l’image photographique au son, à la musique, au texte et à l’image filmique. C’est surtout le cas de son exposition de 2002 sur la plate-forme Second Life, de son film Level 5[6] qui exploite le numérique, autant de productions bien loin des documentaires militants comme Le Fond de l’air est rouge[7], Sans soleil[8] ou Le Joli mai[9]. Le réalisateur est complété, tout dernièrement, par l’écrivain et le photographe.
Le cas d’Hervé Guibert est similaire à celui de Marker. Connu pour avoir livré dans à l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie[10] et les deux autres récits qui lui font suite (Le Protocole compassionnel[11] et L’Homme au chapeau rouge[12]), une description en clé autobiographique de son combat contre le Sida et surtout pour avoir décrit de façon trop objective les derniers moments de Michel Foucault dont il a été le compagnon, le nom de Guibert est récupéré aujourd’hui comme celui d’un photographe de talent (la rétrospective de 2011 de La Maison Européenne de la Photographie en témoigne) ou d’un cinéaste. Eût-il vécu plus longtemps, Guibert se fût probablement orienté vers le cinéma[13] dont les signes traversent d’un bout à l’autre son écriture. En tant que cinéaste, Hervé Guibert est le réalisateur d’un seul film – La Pudeur ou l’impudeur[14] –, enregistrement fragmentaire des quelques mois précédant sa mort.
Encore est-il que les deux artistes côtoient les mêmes milieux parisiens de l’époque et partagent le même l’intérêt pour la photo, la littérature et le cinéma. Marker dirige la collection « Petite Planète » aux Éditions du Seuil tandis que Guibert est un des auteurs-phares des Éditions de Minuit et de la maison Gallimard. De surcroît, Guibert est le premier critique de photographie du Monde, où il signe des articles entre 1977 et 1985[15] et n’hésite pas à aborder directement la question du cinéma. Enfin, les amitiés communes – Sophie Calle, par exemple – ont dû jouer un certain rôle dans cette rencontre probable[16].
Pourtant, excepté un compte rendu[17] que Guibert consacre à l’installation Quand le siècle a pris formes[18] de Chris Marker, en 1978, ni ses textes, ni son journal ne portent aucune mention à Marker. Quant à la critique, sauf quelques fragments sur une possible ressemblance entre certains autoportraits[19] d’Hervé Guibert et une scène de La Jetée, rien ne semble statufier un tel rapprochement[20]. Toujours est-il que la logique de cette rencontre, s’il y en a, passe aussi par quelques aveux éclairants sur le choix des stratégies artistiques des deux hommes. Bien qu’aucun d’eux n’ait jamais théorisé de façon directe l’essence de la photographie ou du cinéma, ils ont laissé des témoignages sur le rapport entre le vécu personnel et l’art de l’image.
Chris Marker, tout d’abord, livre dans un bref article paru dans Film Quarterly, en 1998, une explication sur son choix de l’emploi des photogrammes dans La Jetée : enfant, il veut réaliser lui-même un de ces objets fascinants qui permettait aux passionnés de cinéma de regarder un film à travers la minuscule ouverture d’une boîte, en faisant tourner les images une après l’autre. Pour réaliser son « Pathéorama », le nom de l’appareil, il prend son chat pour modèle et dessine tous les cadres de ce film. Hélas, la magie n’opère que sur lui. Lorsque l’enfant montre son ouvrage à un ami d’école, celui-ci réplique : « Les films, ça doit bouger. Personne ne peut réaliser un film avec des images statiques […] C’était il y a trente ans déjà. Et j’ai réalisé La Jetée. »[21] [n. tr.]
Authentique ou non, l’aveu tardif de Marker pose d’emblée la question de la représentation et de la mémoire par rapport à la fixité de l’image ; il suscite un questionnement sur le cinéma et le mouvement, et, en filigrane, sur la réception des images, autant de pistes de réflexion sur lesquelles débouche La jetée. Son « Pathéorama » représente ainsi, une sorte d’utopie cinématographique au sens où ce n’est pas le mouvement qui sous-tend le déroulement du récit mais l’image statique, l’agencement des photos, prises dans un maillage de significations grâce à la voix-off du narrateur filmique.
Pour Guibert, aussi, son premier cinéma passe par l’écriture et le dessin, mais le moteur qui l’anime est l’amour. Épris d’un collègue de classe, Guibert compose des scènes filmiques après avoir essayé, en vain, d’écrire quelques poèmes :
[…] j’écris un poème où il est question de la création du monde. Puis j’en écris un autre, puis un troisième, mais j’arrête d’écrire des poèmes, je me mets à écrire des séquences cinématographiques. […] C’est cela que je vois et que j’ai envie de composer : des mouvements de caméra.[22]
Ce désir du cinéma que manifeste Guibert ne trouvera pas son accomplissement dans un film, mais dans la photographie. Une photo intitulée Le rêve du cinéma (1982) semble synthétiser ce fantasme de l’immobilité transformée en image-mouvement, au cœur du film markerien. Sur ce cliché n’y figure que la photo d’une caméra. L’objet censé enregistrer le mouvement est figé par une autre caméra, par l’autre œil qu’est l’appareil photo derrière lequel se situe Guibert et qui capte effectivement la scène. Le désir guibertien du cinéma n’est que celui d’une immobilité qui, tout en suspendant l’instant, arrive à en détacher une histoire, à créer un récit par le seul jeu de la lumière et de l’obscurité, des formes et des volumes, de l’intelligible et de l’inintelligible. Mais serait-ce pour autant Le rêve du cinéma un clin d’œil non-avoué à La Jetée ? Ou s’agirait-il, tout simplement, d’une manière de faire entrer dans le cliché argentique la promesse d’un récit issu de la projection mentale d’images opérée par le spectateur, au dépit de tout repère spatial et temporel, comme c’est le cas des autoportraits des années 80 ? Afin de pouvoir répondre à ces questions il convient de revenir à La Jetée.
Film de science-fiction composée presque exclusivement d’images photographiques, un photo-roman, selon son réalisateur, La Jetée est « l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance »[23]. Sur la grande jetée d’Orly le protagoniste observe le visage d’une femme et le corps d’un homme qui s’effondre. Plus tard, après la Troisième guerre mondiale qui a ravagé l’Europe, dans un Paris en ruines, les vainqueurs mènent dans les souterrains du Palais de Chaillot une série d’expériences sur ce qu’ils appellent « les cobayes », afin de percer un « trou dans le temps pour faire passer des vivres, des médicaments et des sources d’énergies »[24]. Le protagoniste, connecté à un étrange appareil qui lui couvre les yeux, est choisi en raison de sa fixation sur une image du passé. Après une piqure qui lui inflige un état proche du coma, le personnage – sans nom et sans passé – est envoyé dans le monde d’avant la guerre où il vit une brève histoire d’amour. Plus tard, le protagoniste est projeté dans le futur, en quête d’une source d’énergie. Il y rencontre d’étranges êtres humains portant sur leur front un appareil minuscule, un troisième œil, qui n’est pas sans rappeler la forme d’un objectif photographique. Lorsque les gens du futur le contactent pour lui proposer de rester définitivement parmi eux, il refuse et demande qu’on le renvoie dans le passé d’avant la catastrophe. La scène finale reprend la scène initiale. Toujours sur la grande jetée d’Orly, il retrouve la même femme, avant d’être tué par un des tortionnaires. En fin de compte, l’image obsédante de son enfance n’était rien d’autre que l’instant de sa propre mort.
Sur le plan chronologique, le film de Marker balaie trois temporalités différentes : le présent des protagonistes – un monde souterrain, terrifiant, concentrationnaire, plongé dans l’obscurité –, le futur, qui est seulement suggéré par la présence de quelques visages sereins qui semblent détachés de tout corps, flottant sur un fond noir, un monde toujours ténébreux mais où le noir est dépourvu de sa valeur angoissante, et le passé, construit à l’image du présent du réalisateur. Par ailleurs, les images qui renvoient au passé du protagoniste sont les seules à avoir été prises à l’extérieur, soit sur la jetée de l’aéroport parisien, soit dans les rues de la ville ou dans le Musée d’histoire naturelle. Ces trois dimensions temporelles recoupent ainsi trois aspects de l’imaginaire utopique. Si le mundus imaginalis[25] est à retrouver de manière fragmentaire à travers le regard intériorisé du personnage, sur le plan du passé, le présent du récit est clairement celui d’une antiutopie, un mundus renversé de tous points de vue, tandis que le futur serait à envisager comme la suggestion d’un univers utopique, un bref aperçu d’une humanité nouvelle. Le passage d’un univers à l’autre se fait de manière presque imperceptible, par la superposition des images en fondu-enchaîné et grâce au continuum créé par la voix-off du narrateur. Toujours est-il que l’épisode antiutopique et celui utopique sont rendus à l’écran de manière similaire, par l’emploi des techniques cinématographiques apparentées. Dans les deux cas, l’absence de profondeur des cadres, la prépondérance du gros plan, l’absence de l’arrière-plan et la lumière diffuse suggèrent, paradoxalement, une certaine continuité, sinon parenté, des deux mondes. Certes, le choix du sujet obligeait Marker à placer ses personnages dans un milieu hostile – le souterrain –, le seul milieu non radioactif après la catastrophe nucléaire. Pourtant, le voyage dans le futur est uniquement suggéré visuellement par la forme d’une « chute » du protagoniste à l’intérieur d’une ville reconstruite, traversée par un réseau de rues incompréhensibles, toujours en fondu-enchaîné de plusieurs images abstraites représentant des formes et des lignes qui composent des textures organiques. Au vu de ces deux mondes sans repères, dont les rouages qui assurent leur fonctionnement restent impénétrables au spectateur, le mundus imaginalis – le Paris des années 60 – acquiert tout du coup le statut de temps utopique, de paradis perdu. Ce n’est donc pas par hasard que Chris Marker choisit d’insérer au cœur de cette incursion dans le passé, la seule séquence filmée de La Jetée, de quelques fractions de seconde à peine, un infime battement de cils de la femme aimée par le voyageur à travers le temps. Encore est-il que le protagoniste refuse de rester dans le futur et préfère revenir avant la Troisième guerre mondiale. Par ce renversement des perspectives, Marker place l’utopie du côté du souvenir et de la mémoire. Elle apparaît comme une image mentale qui se développe, fragmentairement, dans les interstices du présent, à l’instar d’une photographie, tout comme un référent (le « ça a été » de Barthes) à jamais inatteignable, présent en tant que réminiscence funèbre à la surface de l’image et de l’imaginaire. Comme corollaire de ce bouleversement de perspectives sur le passé et le présent, le mouvement et la fixité, l’utopie et l’antiutopie, les corps des protagonistes perdent de leur substance et de leur présence pour devenir les crochets qui permettent au récit du narrateur filmique d’adhérer aux images. Ainsi s’expliquent l’emploi des cadrages serrés et des gros plans sur les visages, superposés parfois aux visages ravagés des statues de pierre.
Cette double pratique – du figé cinématographique et du morcellement du corps – est également présente dans les œuvres photographiques de Hervé Guibert des années 80.
à regarder Rue du Moulin Vert (1982) on serait tentés d’accepter l’hypothèse d’un renvoi direct à La Jetée, ne fût-ce qu’au niveau de la signification de l’image. Il s’agit d’une reprise différente de la scène du Rêve du cinéma : cette fois-ci, la caméra est placée dans un coin de la pièce afin de capter l’envol d’un hibou blanc. Sauf que l’oiseau est naturalisé, immobile, aux ailes déployées pour toujours (l’esthétique de la taxidermie oblige), à l’œil fixe, mort. On se rend compte que la petite caméra du coin tournera indéfiniment une image statique, produisant un film composé d’une seule image, un cinéma photographique. Dans cette mise en scène d’un tournage virtuel – puisqu’il s’agit toujours d’une photo – on retrouve aisément les quelques cadres – ou « cinématogrammes »[26] – prises par Chris Marker pour La Jetée dans le Musée d’histoire naturelle, en plongée. On y rencontre aussi le même vol arrêté, la même sensation que quelque chose va sourdre de l’image malgré la sensation d’un espace inerte et malgré la présence des deux protagonistes du film.
Pourtant, les deux personnages de Marker sont des présences improbables. À l’encontre de l’image qui met devant l’œil du spectateur un homme et une femme qui flânent paisiblement dans le Paris des années 60, le discours en voix-off et la logique du récit jettent le doute sur leur identité. L’homme est appelé par la femme « mon fantôme » tandis que celle-ci, toujours sans nom et sans histoire, est, le plus probablement, une figure imaginée par le protagoniste, lors de son coma induit par la piqûre, dans un passé reconstruit de bribes et de morceaux. Les deux (et la stratégie photographique choisie par Marker déploie ainsi tous ses effets) s’apparentent, parmi les centaines d’animaux naturalisés du Musée d’histoire naturelle, à des statues de cire, des mannequins improbables surpris dans un musée fictionnel. Or, vers la même période, Hervé Guibert avoue dans son journal, le désir d’allier photographie et cinéma, mouvement et immobilité : « J’ai rêvé plusieurs fois, ces derniers temps, de l’existence d’un type de photographie qui déborde dans sa restitution de l’instant qu’elle a capturé, un peu comme du cinéma, mais plutôt comme une sorte d’holographie temporelle, transparente. »[27]
Markerien par ce désir du débordement temporel de la photographie, par la mise en scène d’un moment rêvé ou imaginé, Guibert veut que la photographie soit poignante, plus que le cinéma : une projection fictive des corps, un halo ou un « corps glorieux » qui viendrait envelopper le corps périssable et mourant de son aura intemporelle. Il semble avoir clairement saisi ce bouleversement de la nature même de la photographie que le film de Chris Marker nous permettait d’entrevoir : sachant que les scènes captées à Paris ou dans le futur émanent de l’imagination du protagoniste de La Jetée, on se rend compte que le rapport temporel de la photographie à son référent a été complètement inversé. à l’exception du prologue et de l’épilogue à Orly ou des clichés qui décrivent le monde souterrain, toute l’aventure du héros markerien est une aventure fantasmée. Sa captivité dans un présent antiutopique, à Paris, dans le futur simili-utopique et finalement dans le passé utopique, font s’effriter le noème barthien de l’image « ça-a-été » pour lui substituer un autre : « ça-sera » ou « ça-aurait-pu-être ».
C’est dans cette brèche dans le régime de la visibilité que Guibert, spectateur probable de La Jetée, travaille son corps photographique.
Tout d’abord dans l’Autoportrait de 1986, Hervé Guibert capte son visage, les yeux cachés par un linge blanc. Le cadrage, la mise en scène, la lumière et surtout la présence du voile aveuglant reprennent sans faille la scène de « torture » de La Jetée. Ce faisant, Guibert remplace le corps de l’acteur par le sien et occupe à la fois le rôle de sujet, de réalisateur, de caméraman et de spectateur. Son regard entravé par le linge se confond dorénavant avec celui de la caméra et, d’emblée, avec le regard du spectateur de la photo. Par ce jeu d’identifications répercutées à plusieurs niveaux, le photographe transpose visuellement l’effet de syntonisation. Bien au-delà d’un innocent clin d’œil à Chris Marker, l’autoportrait guibertien fait office de catharsis citationnelle et lui permet de placer sa propre pratique artistique dans la proximité du cinéma expérimental de Marker.
à l’intérieur du corpus photographique de l’auteur, l’image trouve sa justification dans une certaine réticence d’Hervé Guibert face à ses autoportraits. Selon Frédérique Poinat « [s]es autoportraits sont le plus souvent cachés, voilés, pour ne pas être touchés parce que la prise de vue est trop forte, l’image un rapt dont il se protège […]. »[28] Toujours est-il que la représentation des yeux bandés renvoie sans détour à la vision intériorisée et au repli sur soi-même. Pourtant, l’étrange appareil posé sur les yeux du protagoniste de La Jetée enregistre les images qu’il fabrique à partir de ses souvenirs d’avant la guerre nucléaire tandis que le linge couvrant les yeux de Guibert photographe s’interpose comme un obstacle au regard et, d’ici, à la compréhension même de la photo. La tête détachée du corps, effet de décadrage, le flou de l’image et l’absence d’arrière-plan, placent toute la représentation sous le signe de l’indécidable. Guibert suggère que, à l’instar du Rêve du cinéma, tout ce que la caméra pourrait jamais capter sur la pellicule s’apparente à la mort, et d’ici, qu’en réalisant son autoportrait, il aurait remplacé ses yeux par l’œil inerte de l’appareil photo. L’exécution d’un autoportrait photographique équivaut chez lui au surgissement d’un univers dystopique où, par chaque déclic de l’appareil, le vivant est remplacé par la mort et le visage par le masque.
Il est évident que l’Autoportrait de 1986 prolonge la série des figures de cire réalisées une dizaine d’années auparavant. Les clichés pris dans le Musée Grévin à Paris, en 1978, cadrent d’une manière similaire les têtes des personnages de cire. Têtes de statues, morceaux de corps, mains, pieds, moulages anatomiques et même des écorchés anatomiques pullulent dans les images. Cette fois-ci, le regard fixe des figures de cire devient presque humain sur les tirages en noir et blanc. Par ailleurs, presque rien ne permet au spectateur non averti de faire la distinction entre le visage vivant et le moulage. Ainsi, au niveau de la poétique visuelle guibertienne la prise de photos se transforme en rituel inversé au sens où le photographe est saisi lui-aussi par le regard de son sujet. Si sur ces images une certaine vivacité des corps de cire se laisse entrevoir, dans les autoportraits, le corps de chair se transforme en masque funéraire toujours selon la même logique de la dystopie photographique.
Cette série antérieure aux autoportraits porte elle aussi les traces de l’imaginaire markerien. Un autre cliché du Musée Grévin (1978) reprend l’image mythique de la femme sur la jetée d’Orly. La même posture, le même geste – la main portée aux lèvres – sont récrées et détournés. Il ne s’agit pas d’une main mais d’une dizaine de mains qui cernent un visage en cire au regard creux. Le cliché de Guibert va dans le sens d’une « ambiguïsation » constante des limites entre la vie et la mort, l’animé et l’inanimé. Au-delà de la surprise provoquée par un tel spectacle, Hervé Guibert souligne le côté spectaculaire des scènes du début et de la fin de La Jetée où la mobilité, le mouvement et le vivant prennent le dessus sur la rigidité à laquelle est sujette toute photographie.
Ces présences allusives du double et du transfert vital entre le vivant et la marionnette, entre le corps et la statue, renvoient à la pratique de l’ex-voto[29]. Le club des cinq (1988) représentant cinq ex-voto achetés pendant les voyages de l’écrivain en Italie, font référence directe aux visages des gens du futur de La Jetée. Sur le fond noir, les têtes se détachent comme pour flotter en l’air, libérées de la pesanteur d’un corps. De son côté, Guibert réalise un autre autoportrait en 1986 sous la même lumière, s’appliquant au même jeu d’ombres et de clair-obscur utilisé par Marker vingt ans auparavant et un deuxième autoportrait en 1985-1986 où il tient son appareil photo devant son œil gauche. À moitié aveugle par cette prothèse optique, le photographe chevauche deux temps différents : il se voit tel qu’il apparaît dans le miroir, au moment de la prise d’images et tel qu’il apparaîtra sur le cliché, à l’avenir, au moment du développement du négatif. Il est à son tour un des gens du futur, à l’image de ses aveugles du roman éponyme auxquels on demande de prendre des photos et qui peuvent reproduire, à rebours, les figures sereines des personnages utopiques markeriens :
Un photographe était venu à l’Institut. […] La prise de la photo ne les effrayait pas : ils n’en comprenaient pas le processus, ils croyaient à un jeu, une farce. Des sels d’argent, une plaque sensible, des diaphragmes ? Comme une machine pouvait-elle procéder, alors que leurs yeux en étaient incapables ? ne devait-on plutôt greffer ces machines à la place de leurs yeux ? Ne devaient-ils pas eux aussi devenir photographes ?[30]
Si l’on admet que Guibert recrée visuellement, sous la forme des autoportraits, les scènes les plus importantes du film, la citation visuelle passe chez lui, par un morcellement du corps qui est à mettre en relation non pas avec le jeu des temporalités différentes et des allers-retours entre utopie et antiutopie, mais, de manière rétrospective, avec sa maladie, le Sida. Devant le spectre d’une mort prochaine, l’écrivain photographe revient à l’image filmique pour mieux mettre en avant la certitude de sa propre disparition. Par l’entremise du personnage masculin de La Jetée, Guibert anticipe et déclame au niveau visuel la désagrégation à venir de son propre corps.
Par la transposition photographique, à la première personne, des scènes filmiques, Hervé Guibert expose son « moi » posthume. Encore une fois, il rejoint le propos du film où l’homme « marqué par une image d’enfance » découvre sur la grande jetée d’Orly, à la fin, que ce qu’il avait vu était l’instant de sa mort, que ce qu’il avait perçu comme un instant de bonheur, réminiscence précieuse de son enfance, était, en effet, le point final de son existence.
Comme pour prolonger visuellement le récit de La Jetée, Guibert se représente en tant que cadavre dans un autre Autoportait (Rue du Moulin Vert) toujours en 1986. Tous les éléments identifiés auparavant semblent y affluer : allongé sur le dos sur une table, il a les yeux fermés. Son corps est couvert d’un linceul et sur la cheminée d’à côté, un visage en cire, un de ses ex-voto, dirige son regard vers le ciel. Au coin droit, le bout d’une aile. Sur la table d’appoint, un disque avec les psaumes de Liszt. On a l’impression que Guibert aurait voulu faire la synthèse, sous la forme d’une image d’ensemble, des renvois markeriens qui ponctuent subtilement son corpus photographique.
Nonobstant, tout n’est qu’une mise en scène habilement orchestrée. Si dans La jetée tout se renferme sur ce double regard – de l’enfant qui observe son « moi » adulte en train de mourir et dont le point de vue se superpose à celui du réalisateur – dans l’autoportrait guibertien il y a cette troisième perspective, ce troisième œil de la caméra qui place tout ce dispositif sous le signe de l’illusion, tel que le titre le suggère. Le linceul qui couvre le corps faisant semblant d’être mort est à comprendre, ainsi, non pas comme l’élément d’un décorum funèbre mais comme un écran. Un écran sur lequel, par un geste mental, se projettent, telle cette holographie désirée par Guibert, d’autres personnages et d’autres vies que la sienne. Le photographe arrive à créer, par des renvois subtils à Chris Marker, un univers dystopique dont les significations prendront toute leur ampleur plus tard, dans sa « pathographie »[31] déployée dans Le Protocole compassionnel.
En fin de compte, si chez Guibert la photo n’est presque jamais conçue comme une pratique artistique sui generis, mais plutôt comme un ancrage de la visibilité dans le corpus littéraire, les autoportraits « markeriens », inspirés par les photogrammes de La Jetée, sont parmi les seules à ne pas avoir de correspondant dans l’écriture. Guibert écrivain ne glose jamais directement sur ces images, il ne les fait pas participer à ce jeu d’échos d’un art à l’autre qui est le sien. Le refus d’avouer l’influence que le film de Marker a pu jouer sur lui ne doit pas être compris comme une tentative de voiler les sources d’inspiration d’une œuvre photographique, très riche, par ailleurs, ni comme une énigme, mais comme l’effet d’une intériorisation, d’une assimilation complète des significations de La Jetée. Guibert photographe, pareil à Guibert écrivain, absorbe le contenu filmique qui lui préexiste dans ce vaste réseau d’aveux et de mensonges, de rêveries et de certitudes – son autobiographie – à laquelle la photographie participe de plein droit.
Bibliographie
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Trousson, Raymond, D’utopie et d’utopistes, Paris, L’Harmattan, 1998.
Notes
[1] Il est l’auteur d’un Giradoux par lui-même (Paris, éditions du Seuil, 1952) paru dans la collection « Écrivains de toujours » où Barthes publie son Michelet et Roland Barthes par Roland Barthes. Chris Marker est également l’auteur des volumes suivants : Le cœur net (Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1949 – volume traduit en allemand et an anglais) ; Coréennes (Paris, Le Seuil, coll. « Courts-métrages », 1959, traduit en coréen et en anglais) ; Le Dépays (Paris, Hersher, coll. « Format photo », 1982, traduit en allemand).
[2] Chris Marker, Immemory, coproduction Centre Pompidou Musée National d’Art Moderne / Les films de l’Apostrophe, Éditions du Centre Pompidou, 1998, CD-Rom.
[3] La Jetée. Photo-roman, film réalisé par Chris Marker, Argos Films, France, 1962, 29 min. Avec Hélène Chatelain et Davos Hanich.
[4] « Planète Marker », exposition du 16 octobre au 23 décembre 2013 au Centre Pompidou. Commissaire : DDC / Les cinémas, S. Pras, MnamCci / Nouveaux médias, C. Van Assche, BPI / Comprendre, A. Alliguié.
[6] Level five, film réalisé par Chris Marker, Les Films de l’Astrophore, Argos Films, Canal +, France, 1997, 240 min.
[7] Le Fond de l’air est rouge, film réalisé par Chris Marker, Dovidis, Institut National de l’Audiovisuel, Iskra, France, 1977, 240 min.
[13] Voir, Gilles Cugnon, Philippe Artières, « La Pudeur ou l’impudeur d’Hervé Guibert. Genèse ‘d’un des documentaires les plus bizarres’ ». En ligne : http://www.item.ens.fr/index.php?id=223432. [Consulté le 3 septembre 2012.]
[14] La Pudeur ou l’impudeur, film réalisé par Hervé Guibert, diffusé sur TF1, le 30 janvier 1992, 62 min.
[15] Hervé Guibert, La Photo, inéluctablement. Recueil d’articles sur la photographie 1977-1985, Paris, Éditions Gallimard, 1999.
[17] Dans « L’art des machines » paru dans Le Monde du 24 août 1978, Guibert note, non sans un certain étonnement : « Des mots sont jetés sur l’écran, concis, didactiques […] place à l’art maintenant mais comment a-t-il pu se faire dans ce brasier virtuel ? ».
[18] Quand le siècle a pris formes (Guerre et révolution), installation multimédia réalisée par Chris Marker et François Helt, musique de Hanns Eisler, 1978, collection du Centre Pompidou MNAM.
[19] Pour les autoportraits d’Hervé Guibert nous faisons référence à l’album Hervé Guibert photographe. Texte de Jean-Baptiste Del Amo, Paris, Gallimard, 2011.
[20] Voir, Frédérique Poinat, L’Œuvre siamoise. Hervé Guibert et l’expérience photographique, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs Visuels », 2008.
[25] Nous utiliserons les concepts de « mundus imaginalis », « antiutopie » et « utopie» dans le sens que leur attribue Corin Braga dans « Utopie, eutopie, dystopie et anti-utopie » in Métabasis. Philosophie et communication, n° 2, septembre 2006. En ligne : www.metabasis.it [consulté le 10 septembre 2015].
[26] Philippe Dubois, « La Jetée de Chris Marker ou le cinématogramme de la conscience » in Théorème 6. Philippe Dubois (éd.), « Recherches sur Chris Marker », Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 9-45.
[28] Frédérique Poinat, « Hervé Guibert – photographe ? », @nalyses. Revue de critique et de théorie littéraire, n° 2, printemps-été 2012, p. 248.
[29] Guibert note dans le Journal : « L’objet nouveau (cet ex-voto, moulage en cire de tête d’enfant acheté à Palerme) me paralyse ; je ne sais où le placer, j’essaye plusieurs endroits, mais j’ai toujours peur qu’il tombe et se casse, tant que je n’aurai pas trouvé le bon endroit je ne pourrai rien faire d’autre. Pour le moment je le touche délicatement et je l’embrasse, je voudrais le photographier. Il m’envahit. » Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, op. cit., p. 55.
[31] Voir en ce sens l’article de Christian Milat, « Entre thanatographie et pathographie, la mort médicalisée d’Hervé Guibert », @nalyses. Revue de critique et de théorie littéraire, n° 2, printemps-été 2012. En ligne : https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/358/248 [Consulté le 29 août 2015].