Horváth Andor
Henry Jacquier:
Le Professeur ou de l’intériorité
Acte de mémoire, acte de commémoration: nous nous retrouvons aujourd’hui sur les deux versants de ce qu’on appelle l’évocation du passé[i]. D’un coté, nos souvenirs, de l’autre, l’existence dans le temps de celui qui fut notre professeur. Parlant de nos souvenirs, parlons-nous de lui ou de nous-mêmes? Est-il encore pour nous cet autre que nous avons autrefois connu sous le nom de Henri Jacquier ou est-il déjà autrement présent a l’intérieur de ces souvenirs? J’avoue, quant à moi, que c’est effectivement dans son altérité qu’il m’est apparu dans l’après-midi d’un jour d’octobre de l’année 1961. Totalement autre non tellement par sa qualité de professeur, mais de professeur français – soit parce que la réalité de l’étranger, et d’autant plus celle de l’étranger vivant parmi nous s’était fait rare dans la société, soit parce que j’avais ressenti comme un véritable choc ce fait devenu par la suite banal de la socialisation. Cette altérité, il n’en reste plus pour moi que le souvenir, à tel point elle s’est modifiée au fil des années. Ses cendres, comme on sait, reposent dans la terre qu’il s’est choisie comme deuxième patrie et sa mémoire reste, voilà, vivante parmi nous. Il convient donc, à mon avis, de rappeler ici notre gratitude à l’adresse des autorités roumaines et françaises d’autrefois qui, à l’issue de la Grande Guerre, avaient décidé de faire venir des enseignants dans nos lycées et dans nos universités, avec notre reconnaissance, bien sur, devant la mémoire de celui dont la carrière académique, proprement roumaine, mérite, autant par sa longévité que par ses fruits, une mention à part dans les annales de notre institution. Car force nous est d’admettre, convenons-en, que si les chances d’une Roumanie francophone allaient plutôt s’agrandissant dans la période de l’entre-deux guerres, nous en trouverons les raisons principalement dans la qualité de l’enseignement universitaire et dans le rayonnement, à sa suite, de la culture française.
Étranger au début, et qui l’est ensuite de moins en moins: ne serait-ce au fond l’une des définitions du pédagogue, a fortiori celle du maître? Étranger avant tout par la distance qu’impose la qualité de son savoir, tout à la fois envoûtant, énigmatique et avenant? Étranger également par un prestige qui le rend en sa personne même différent et distant, ce prestige qui, curieuse contradiction, dérive du savoir et s’y rajoute, pour embrouiller davantage, un bon moment, le regard des disciples? Ne dirait-on pas, alors, que la marque du vrai maître est l’art de réduire sinon d’éliminer la distance, en vous rapprochant du savoir et en se rapprochant de vous, dans un double mouvement par lequel, votre concours aidant, vous recevez en propre et les énigmes recherchées, et les honneurs qui en accompagnent la possession?[ii] Rendre plus que familier ce qui, au début, vous était étranger. Du maître, ou de l’intériorité…
***
Je vous propose donc, en souvenir du professeur Henri Jacquier, une brève interprétation du poème Intérieur de Paul Valéry – lu et commenté jadis par lui au milieu de ces murs.
Composé de huit vers, publié pour la première fois en 1921, il est inséré dans le volume intitulé Charmes entre Le vin perdu et Le cimetière marin.
Paul Valéry, Intérieur
Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs –
Elle met une femme au milieu de ces murs
Qui, dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.
Par son titre même le poème renvoie à la peinture. Mais, chose frappante, ce n’est pas un tableau statique. Au lieu d’une description, nous assistons à un récit mettant en scène des personnages. Qui sont-ils? „Une esclave aux longs yeux” – lit-on au début du poème et c’est elle, en effet, qui accomplit les premiers gestes et mouvements. Bientôt elle introduit pourtant au quatrième vers un deuxième personnage: „Elle met une femme au milieu de ces murs” et dans les quatre vers qui suivent c’est déjà lui, ce deuxième personnage qui domine la scène. Une esclave et une femme – la première, „aux longs yeux chargés de molles chaînes” ayant certains attributs (notons en passant que „molles chaînes” se rapportent a ses „yeux”), tandis que la deuxième n’en a point, elle reste donc sans définition aucune. Sans être nommé, un troisième personnage est présent dans le tableau. C’est celui qui parle et qui dit: „mes fleurs”, „ma rêverie”, „mes regards”. Est-ce le poète? Rien n’interdit de le croire, même si rien ne l’indique, sauf la direction que les gestes successifs impriment au récit. Nous avons donc d’abord des notations qui concernent les gestes de l’esclave („change l’eau de/s/ fleurs”, s’affaire autour du „lit mystérieux”, fait apparaître „une femme”), ensuite les mouvements de cette dernière. Entre les deux personnages il y a évidemment différence de régime, de l’une à l’autre il y a donc progression. Leur nom (esclave/femme) atteste déjà cette disparité que les gestes qu’ils accomplissent ne font que mettre en évidence: l’esclave évolue dans l’espace du concret, de la matière, de l’étant, tandis qu’a la femme est réservé le monde de l’esprit, de l’imaginaire, de l’abstrait. Mais à les regarder de plus près, on observe que les deux personnages sont également irréels, les deux registres opérant de la sorte non entre le réel et l’imaginaire mais entre deux niveaux de ce dernier, l’une moins matérielle encore que l’autre. Car si l’esclave „plonge aux glaces prochaines”, „prodigue ses doigts purs” „au lit mystérieux” et, pour parachever sa présence, „elle met une femme au milieu de ces murs”, celle-ci ne fait que reprendre le relais puisqu’elle „err/e/ avec décence” dans la „rêverie” de celui qui parle et elle „passe entre /s/es regards sans briser leur absence”. De l’apparence d’un intérieur, meublé d’objets usuels, on est conduit donc dans cet autre intérieur, celui de l’imagination et de la pensée, de la subjectivité pure, ou le monde est égal a lui-même dans la parole. Et si le mot pur est le seul à figurer deux fois dans le poème: „ses doigts purs” (3e vers), „la raison pure” (8e vers), c’est comme s’il indiquait la proximité des deux intérieurs, leur essence immatérielle commune, puisque du „lit mystérieux” évoqué dans le troisième vers, l’image glisse facilement à la „rêverie” du cinquième vers, confirmant notre sensation que les objets n’ont d’autre fonction que celle de marquer les dimensions d’un espace ayant ses propres lois. En effet, les vers six et sept du poème confirment la sensation d’un espace fort curieux: La femme
Passe entre mes regards sans briser leur absence
Comme passe le verre au travers le soleil –
Voila deux images a la limite du compréhensible et du cohérent! Briser l’absence (du regard) équivaut ici à capter l’attention, se faire remarquer, tandis que le verre qui passe au travers du soleil renchérit, par l’inversion des termes, l’impression que nous donne normalement le rayon du soleil qui passe par le verre. L’usage, deux fois de suite, de ce que Todorov appelle une „anomalie sémantique”[iii], investit ces deux vers d’une signification à la fois dense et provocatrice, destinée à préparer la culmination atteinte dans le dernier vers:
Et de la raison pure épargne l’appareil.
Tableau ou récit, tableau sous forme de récit, Intérieur n’est, dans sa totalité, que l’image de cet appareil, celui de la raison, décrit ou raconté, conformément à sa nature, dans son fonctionnement, c’est à dire dans cette plénitude pure de la conscience qui exige, pour se voir et se savoir, la présence de tous ces objets réels ou imaginaires, peu importe, capables, à travers leur forme à eux de donner corps à elle, à la raison pure. Vision d’elle-même par le truchement du monde objectal, cette contemplation de soi s’identifie avec la forme poétique en tant que telle, en conférant aux objets une réalité apparente afin que, pour le lecteur, recommence le jeu de la mise en scène des choses et de l’esprit, dans ce croquis de la raison pure regardant défiler devant elle les images auxquelles, pour devenir représentation, la parole a prêté un instant sa propre réalité. Doit-on voir dans ce poème, dans une perspective strictement philosophique, un glissement et une conversion du regard de l’extérieur vers l’intérieur, ou, au contraire, une réduction du monde où tout n’est que phénomène? Tout semble indiquer que la logique du poème va dans cette deuxième direction[iv].
Une esclave, une femme: est-ce que l’apparition des deux figures féminines comporte quelque connotation érotique? On serait tenté, à premier abord, de dire non, puisque leur féminité se réduit visiblement à une simple présence protectrice et bénigne, idéale, dirait-on, sans la moindre référence au topos traditionnel de compagne terrestre ou même de Muse. Toutefois, leur présence n’est pas, dans un sens plus large, totalement dénuée de connotation érotique et non seulement sous une forme négative („dans ma rêverie errant avec décence”) ou allusive („lit mystérieux”) mais encore en tant qu’affirmation de l’essence féminine qui, source et dépositaire de la fertilité, recueille la pensée et l’entoure de son assistance bénéfique. Aussi impersonnelle et anonyme qu’elle soit dans la figure de celui qui pense, de celui qui parle, la pensée, elle, habite dans le poème le cerveau d’un homme, dont la présence, il est vrai, se réduit a la voix et au regard, mais qui, pour être chez lui, se projette à l’intérieur de ce qui le reçoit et le préserve. Or, cet intérieur n’est pas vide de vie humaine, comme pour signifier que la pensée, dans sa pureté même, se trouve sous l’empire du charme féminin. Obéissante ou abstraite, cette féminité n’est différente finalement de la pensée qui la pense („la conscience consciente”[v] – disait Valéry a propos de La Jeune Parque) que pour illustrer la dualité primordiale du verbe et du sujet, de la représentation et de la pensée.
Je finirai cette analyse par deux brèves notations. Plus par sa tournure que par sa substance, le dernier vers du poème semble renvoyer au vers qui clôt Une soirée perdue de Musset: „Et de la neige effacerait l’éclat”. Est-on en droit de parler de réminiscence ou s’agit-il de simple coïncidence structurale de la phrase? Sans trancher la question, je trouve assez curieux qu’un tel écho puisse rapprocher le beau poème de Musset, profession de foi de son attachement a Molière, où le vers cité n’est pas de la main de l’auteur, puisqu’il provient d’une poésie d’André Chénier, repris par ailleurs deux fois, comme dans une fantaisie musicale. Que ces quelques notes („Et de la…”) suffisent-elles, oui ou non, à tracer la ligne Molière-Chénier-Musset-Valéry – ou, dans le cas d’une réminiscence directe, la ligne Chénier-Valéry – reste pour l’instant, faute de preuve, simple hypothèse. Néanmoins, même sous réserve, cette éventuelle réminiscence existe et, comme le vers en question exalte la beauté féminine, notamment celle du cou d’une jeune femme, certaines connotations d’Intérieur peuvent s’en trouver renforcées.
Figures féminines et rêverie: le Verlaine de Mon rêve familier nous vient tout naturellement à l’esprit. Aucune analogie évidente ne justifie ce rapprochement, sinon précisément l’idée, dans les deux poèmes, d’une présence féminine floue, indéterminée et, pourtant, destinale. Si la pensée de Verlaine, tout en restant circonscrite par l’idée du couple, élargit les contours d’une rêverie non pas poétique, mais de poète, Valéry, quant à lui, en radicalise les termes a l’extrême, pour inscrire le rêve dans l’abstraction verbale parfaite.
D’Intérieur au Cimetière marin et à La Jeune Parque, sans oublier, bien sur, les poèmes de Narcisse – le cercle est large de cette poésie de la conscience, si chère à Valéry. Voyons-y, puisque l’occasion s’y prête, un rappel au charme, à la poésie donc, „à l’amitié – je cite Gérard Granel – qui lie l’esprit a l’infini miroitement des signes”[vi], à tout ce que représente pour nous l’exercice fondamental de l’intériorité.
[i] Pour la différence entre acte de mémoire et acte de commémoration, voir Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Seuil, 2000, p. 109-111, 531-535.
[ii] Nicolae Balotă : “În amintirea mea Henri Jacquier îmi apare întotdeauna într-un tablou de grup, un fel de fotografie de familie, înconjurat de noi toţi, cei din Cercul literar din Sibiu. Îl revăd – după mai bine de o jumătate de secol – acolo, la Sibiu, în camera mare, tapetată cu cărţi, a locuinţei sale, unde ne ţineam cenaclurile, jucându-şi rolul de amfitrion, bun conducător de căldură spirituală. Dar dincolo, mult dincolo, de rolul său catalizator, îl recunosc azi pe acela al unui trezitor. Pentru noi, francezul acesta împământenit prin destin şi alegere în spaţiul nostru ca şi în verbul nostru, a manevrat (precum muzicienii, bagheta lor) instrumentul revelator de izvoare ascunse al unui meşter sourcier.” v. Caietul albastru, vol II. p. 256.
[iii] Todorov appelle anomalie sémantique „une incompatibilité au sein de la phrase” qui implique „la nécessité d’interpréter”. Voir Tzvetan Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1978, p.47.
[iv] Pour la différence entre la conception bergsonienne des données immédiates de la conscience et la réduction phénoménologique tel que l’entend Husserl, cf. Pierre Guenancia, „L’immédiat et son reste”, in Un siècle de philosophie. 1900-2000, Paris, Gallimard, 2000, p. 280-281.
[v] „Ce poème est l’enfant d’une contradiction. C’est une rêverie qui peut avoir toutes les ruptures, les reprises et les surprises d’une rêverie. Mais c’est une rêverie dont le personnage en même temps que l’objet est la conscience consciente.” Paul Valéry, Oeuvres. Paris, Gallimard, Éd. de la Pléiade, I. p. 1635.
[vi] Voir Gérard Granel, „L’inexprimé de la recherche. (Quelques remarques sur l’introduction de la Première Recherche Logique de Husserl)”, in Écrits logiques et politiques, Paris, Éd. Galilée, 1990,
p. 76.