Valérie Deshoulières
Institut d’Etudes Françaises de Saarbrücken
Université de la Sarre, Allemagne
valeriedeshoulieres@gmail.com
Généalogie du roman spectral
Histoires de fantômes et affaires de lignage dans l’ethos islandais
Spectral Novel’s Genealogy
Stories of Ghosts and Business of Lineages in the Icelandic ”Ethos”
Abstract: As Isabelle Casta wrote it in Nouvelles mythologies de la mort (Champion, 2007) ”killers, jurists, coroners and vampires knock at the Other-World’s doors”, which have been opened by criminal novel, supernatural story and ”heroic fantasy”. But Icelandic spectral literature has a distinct voice: from ”saga” to ”skotta” (”fantômette” in French), Realism is prevalent and forbids compromises with the supernatural and the fantasy. In Iceland, exchanges between the dead and the living belong to a specific ”ethos” besotted with genealogy, ”in reality like in fiction”, and registered in a domestic cosmogony.
Keywords: Icelandic Literature; Novel; Ghost; Lineage; Memory; The Other World; Realism; Domestic cosmogony.
Enfin émergée de ses brumes, après des siècles d’oubli, l’Islande, l’une des plus jeunes terres de la planète, est à la mode. Ses contrastes s’affichent généreusement sur les murs du métro parisien, condensés dans ces formules-choc et clichéiques venant spontanément aux lèvres de tout “exploraseur” : un pays de glace et de feu, une terre des extrêmes et des oppositions, une île prodigue en spectacles naturels et croyances étranges. Parmi les vocables prompts à combler l’ignorance au sujet d’une culture représentant l’une des branches les plus originale de la production littéraire occidentale, “elfes” et “fantômes” occupent, en effet, aux côtés des “runes”, des “vikings” et des “valkyries”, une place de choix. De Jules Verne, qui fit du volcan Snaeffels la porte du “centre de la terre”, à Jean Malaurie dont les rêveries géologiques remontèrent des solfatares de Reykjavik en direction du Grand Nord, écrivains et scientifiques ont été nombreux à commenter la double leçon, géographique et spirituelle, dispensée par ce sol instable de 103 000 km2.
Auteur d’une étude de référence sur les expériences psychiques des Islandais qu’il relie aux phénomènes naturels agitant l’île en permanence (geysers, sources d’eau chaude, éruptions volcaniques…), Erlendur Haraldsson nous communique d’abord les résultats de sondages extensifs qui laissent songeurs : 70% des Islandais croient à la vie après la mort ; 60% sont convaincus qu’un contact est susceptible d’être établi avec un défunt ; 32% avouent avoir assisté à une séance de spiritisme, guidés par un médium ; 1 islandais sur 5 enfin dit avoir croisé, au moins une fois dans sa vie, un elfe ou une fée. La littérature se fait évidemment l’écho de ces croyances : de la mythologie norroise peuplée de créatures divines et de “gens cachés” (huldufólk) aux bruissements d’ailes du roman moderne et contemporain, la frontière entre la communauté des morts et celle des vivants est, en Islande, des plus poreuse[1]. Parmi les orientations essentielles de l’ère post-laxnessienne[2], Fridrik Rafnsson[3] relève ainsi l’importance du récit spectral. Que le narrateur soit mort : Hanani de Steinumm Sigudardóttir (1997), Les Aurores boréales d’Einar Kárason (1998), 7, rue de Grandi de Vigdís Grimsdóttir (1996) ou encore Les Anges de l’univers d’Einar Már Gudmundsson (1993) ; ou qu’il rapporte de manière objective le dialogue familier et constant entre ce “côté-ci” du monde et “l’autre côté” (hinum megin) T’es pas la seule à être morte ! de Kristín Ómarsdóttir (1997).
Les histoires de fantômes ont souvent valeur de symptômes : sous la plume de Wilkie Collins (1824-1889)[4], de Charles Dickens (1812-1870)[5] ou d’Arthur Conan Doyle (1859-1930)[6], elles montrent la précarité de l’homme ordinaire à l’époque victorienne et tiennent de la critique sociale. Quels que soient leurs noms “monstre(s), simulacre(s) ou vision(s), ombre(s), apparition(s), esprit(s)”[7], les revenants anglais assument, sous le règne d’une monarque orgueilleuse et puritaine, la double critique du matérialisme et de la sentimentalité dont se repaissent les romans bourgeois ou aristocratiques. À propos des nouvelles fantastiques de Henry James, Virginia Woolf remarquait à quel point l’apparition spectrale convenait à “la crise de conscience ou de passion” de l’individu qui en était victime[8]. Ce que les spectres manifestent alors, c’est l’effondrement d’un système de valeurs caractéristiques de l’Angleterre d’avant le début du XVIIIe siècle, prolongé par le XIXe. Les revenants islandais n’ont guère à voir avec ces “figurants décentrés, dédoublés, d’une société inquiète et oppressive”[9]. Pas plus qu’ils ne témoignent d’un renouveau mythique de nos anciennes Vanités.
Dans son exploration des terrae incognitae qui lui semblent surgies “des nouvelles noces de Techne et d’Oneïros”, Isabelle Casta[10] estime que la fictionnalisation de la mort indique, depuis les années 80, le reflux du religieux et du sacré et le triomphe du destin biologique laissant le champ libre à l’exhibition, l’obscène, le gore, le trash. Le questionnement sous-entendant son propos est simple : notre rapport à la mort a-t-il changé ? Quand et comment ? Si une mutation est repérable, que symbolise-t-elle ? La réponse qu’elle propose ne l’est pas moins : les nouveaux codes des œuvres policières, principalement françaises ou anglo-saxonnes, ayant retenu son attention témoignent de “l’ébranlement des consciences occidentales, lié aux atrocités du second conflit mondial, de la faillite des idéologies de substitution (…), de l’exaltation du matérialisme marchand comme unique référence, seule finalité et seule mesure des activités humaines”[11]. Dans le nouveau type de récits qu’elle identifie, “le messianisme médical se conjugue aux interventions spectrales pour faire pièce à la mort”. Tueurs, légistes et morts-vivants se bousculent ainsi aux portes de l’invisible ouvertes simultanément par le roman criminel, le récit surnaturel et l’heroic fantasy. Là encore, les voix islandaises d’outre-tombe se distinguent : de la saga médiévale à la skotta, appellation générique de “fantômette”, prévaut un style réaliste interdisant toute concession, comme l’a montré Régis Boyer, à “l’idéalisation”, au “fantastique” et au “merveilleux”[12]. En Islande, les échanges entre morts et vivants participent, dans la réalité comme dans la fiction, d’un ethos spécifique obsédé par la continuité généalogique et inscrit dans une cosmogonie domestique.
Histoires de familles. La “forme simple” du Mémorat
La relation étroite entre généalogie et spectralité qui fonde les (p)jó(d)sögur, ces brèves histoires de lignage, variantes populaires des grands récits généalogiques, genre cher entre tous aux Islandais, nous invite d’abord à interroger le concept d’ethos développé, en particulier, par Gregory Bateson dans La cérémonie du Naven. Sensation d’appartenance culturelle ou, plus largement, “expression d’un système culturellement normalisé d’organisation des instincts et des émotions des individus”[13], un tel concept nous permet de comprendre, en effet, l’ethnologie du banal requise par l’analyse des dits et des récits spectraux qui prolifèrent sur l’île et dont le ton nous est donné par ce proverbe : “Il y a des morts dans toutes les maisons d’Islande comme il y a des fruits dans les plateaux”. En d’autres termes, selon la “pensée islandaise”, la présence des morts enveloppe celle des vivants dans une domesticité quotidienne. Au commencement des histoires de fantômes sont sans nul doute des histoires de familles. Si l’appellation de “Sagas de familles” semble par trop restrictive, il n’en demeure pas moins que les premiers textes littéraires islandais nous mettent en présence d’hommes et de femmes tenant, en vertu d’une croyance païenne fort ancienne, la communauté familiale pour sacrée.
Colonisée entre 874 et 930 environ par des aventuriers venus du sud-ouest de la Norvège, du Danemark et des îles celtiques de l’Atlantique Nord (Orcades, Shetland, Hébrides et Irlande), l’Islande, rappelons-le, fut le seul pays scandinave à connaître un extraordinaire mouvement d’écriture, lequel s’amorça avec la consignation de lois et de généalogies et se poursuivit avec les premiers travaux historiques de Saemundr Sigfússon (mort en 1133) et d’Ari Thorgilsson dit le Savant (mort en 1148). Ce dernier est l’auteur d’une œuvre magistrale en langue vulgaire, le Livre des Islandais (Islendingabók), retraçant l’histoire de l’île et constituant simultanément une introduction au code de l’Église d’Islande. À la même époque, de singuliers ouvrages, les Landnamaboekr ou “livres de colonisation”[14] célèbrent la grandeur de la parentèle selon un procédé sans équivalent dans aucune autre littérature : en partant d’un point de la côte ouest, celui où a débarqué le premier colonisateur, Ingólfr Arnason, et en allant dans le sens des aiguilles d’une montre, on s’arrête à chaque lieu où a débarqué l’un de ces colons. Chemin faisant, on récapitule le lignage des personnages cités et l’on énumère les qualités qui ont rendu ces hommes mémorables ainsi que leurs descendants. Qu’il existe huit versions différentes de ces ouvrages montre assez, comme le souligne Régis Boyer, le goût de la nation islandaise pour les réseaux généalogiques.
Les sagas procèderaient selon toute vraisemblance de ces récits de lignage. Agrémentées ou non de strophes scaldiques[15], voire de poèmes entiers, ces œuvres en prose composées entre la fin du XIIe siècle et le milieu du XIVe nous parlent avant tout des paysans-propriétaires libres du Xe siècle, les boendr : Grímr le Chauve, Helgi le Maigre, Njáll le Brûlé et autres caractères bien trempés ayant donné leurs noms aux rues de Reykjavik… Tous appartiennent, sans exception, à de grandes familles, très anciennes le plus souvent, et dont la puissance est proportionnelle au nombre de leurs membres. Une oligarchie régie par “une dialectique du destin, de l’honneur et de la vengeance” possédant une dimension éminemment tragique. Il reste que l’art narratif de la saga est concis, voire laconique. L’objectivité que paraît s’imposer son auteur l’apparenterait à cette forme linguistique autonome qu’André Jolles définit comme “forme simple”[16], soit “une forme qui se produit dans le langage et qui procède d’un travail du langage lui-même, sans intervention, pour ainsi dire, d’un poète”[17]. Comprenons que tout se passe ici comme si le langage fabriquait lui-même la forme devant lui servir à “rendre compte”. Autonome, il se présente alors comme “un travail qui mène directement à la littérature, même si cette littérature ne provient pas d’un poète déterminé, même si elle n’est pas fixée dans une œuvre déterminée”.
Sans assimiler “saga” et “geste”, comme le fait Jolles, ou saga et légende, il est néanmoins possible s’associer “saga” et “mythe”, à condition de retenir le sens premier du vocable grec, “parole”, “récit transmis”. L’ensemble de l’histoire populaire islandaise peut dès lors être envisagé comme une “forme simple” et même, plus précisément, pour reprendre le terme de Jolles, comme un Mémorat. Une parenté générique unirait, par conséquent, les “livres de colonisation” et les thaettir ou, si l’on préfère, les Dits, qui se composent de petites sagas in nuce et que l’on retrouve dans les contes populaires non seulement en Islande, mais dans l’ensemble de la Scandinavie. Certaines sagas comme, par exemple, la Saga des gens du Ljósavatn ne sont même qu’une collection de Dits rassemblés à l’époque moderne sous ce titre générique. Le sentiment de l’honneur et la nécessité de la vengeance quand cet honneur est bafoué sont, on l’a dit, au cœur des premiers textes islandais. Rien de tel qu’un fantôme, comme on sait, pour laver l’offense. L’au-delà a donc voix au chapitre dès les premières sagas car il est le garant de la cohésion et de la longévité des familles. La part de chance d’un lignage ne s’incarne-t-elle pas dans une entité féminine, la hamingja, susceptible de se révéler à l’un des membres de la famille dans une vision ou dans un rêve[18] ? À sa naissance, l’individu est placé sous la tutelle des dísir, divinités de la fertilité, par le choix de son prénom. Des Puissances occultes, autrement dit, s’intéressent à lui dès sa venue au monde en tant que membre d’une communauté. Ce processus du “rêve du prénom” (draumarnafn) exprimerait à lui seul le caractère indissociable, dans l’ethos islandais, entre le lien intergénérationnel et la référence spectrale[19].
S’interrogeant sur la validité des “croyances incroyables”, Lucien Lévy-Bruhl a d’abord tenté de circonscrire un autre lieu de pensée où elles pourraient faire sens, gouvernées par d’autres lois que la ratio des sciences positives. Tout en reconnaissant l’avantage heuristique de cette catégorisation dualiste (pensée logique, pensée prélogique), Lévy-Bruhl finit cependant par reconnaître son caractère artificiel et refusa dès lors de parler de “surnaturel”, d’”irrationnel” ou encore de “paranormal”. L’esprit des peuples possédant ces croyances, écrit-il, est simplement préoccupé par “autre chose”[20]. En Islande, on n’hérite jamais sans avoir à s’expliquer avec les spectres : chaque lignage possède le sien. Cet “autre chose”, par conséquent, qui préoccupe les Islandais procède d’un attachement hors normes à la famille que la littérature ancienne, nous l’avons suggéré, n’a cessé de mettre en scène. À l’instar des Legenda sanctorum et des Legenda aurea, en écho aux sagas, les histoires populaires d’Islande où se manifeste une “présence spectrale” sont des “formes simples” marquées du sceau de la généalogie. De même que les Dits populaires de fantômes réactivent certains traits des grands textes généalogiques fondateurs de la littérature islandaise, les romans d’outre-tombe actuels présentent souvent les deux caractéristiques de ce Mémorat : l’amour de la famille et le dialogue avec les défunts.
Histoires de fantômes. La banalité de “l’autre côté”
Dans l’essai qu’il a consacré aux échanges entre morts et vivants en Islande, Christophe Pons a montré que l’aventure spectrale, à laquelle les personnes qu’il interroge disent avoir participé, reproduisait très précisément la structure des (p)jó(d)sögur. Ces récits populaires reposent sur des faits réels et transmis et partent d’un individu offrant des caractéristiques mémorables (le don de double vue par exemple), puis saisissent ensuite un événement qui, ajouté à cet individu, deviendra lui aussi mémorable. Précisons que la mémorisation de l’histoire est d’autant plus aisée qu’elle est inscrite dans un lieu précis. Résultat d’une enquête menée entre 1996 et 1997 dans la région des grands fjords de l’Ouest, le Vestfjör(d)ur, cette étude remarquable rend compte à la fois de la “banalité” et de la “prépondérance” du partenariat symbolique entre ce “côté-ci” du monde et “l’autre côté”. Les Islandais, en effet, n’ont pas le sentiment d’appartenir à une communauté plus qu’à l’autre et pensent moins la relation qui les unit à leurs défunts qu’ils la vivent. En d’autres termes, la communauté islandaise des morts n’existerait que dans l’espace culturel des représentations dont nous nous proposons ici de tracer les limites. Disons pour commencer que cet espace se caractérise essentiellement par un système d’échange : chaque communauté n’existe que dans le rapport qu’elle entretient avec l’autre.
Aux antipodes du spectacle, comprenons : de l’hystérie mystique dont notre époque, privée de repères, se montre friande, les échanges entre défunts et vivants baignent, en Islande, dans une magie qu’on pourrait qualifier de naturelle. Rien de nouveau, autrement dit, sous le soleil nordique quant aux mythologies de la mort : depuis l’Edda jusqu’au roman spectral de Kristín Omarsdóttir, T’es pas la seule à être morte ! (Elskan mín ég dey)[21], parangon du genre, croyons-nous, le réel a toujours été représenté comme double[22]. Transes, divinations, rêves, autant de procédés courants susceptibles de rendre “l’autre côté” visible, audible, palpable. À croire que le Moyen Âge n’a jamais pris vraiment fin sur cette île située en bordure du cercle polaire. Comme le souligne Éric Boury, traducteur de ces savoureux “propos du monde des morts”, “la langue islandaise elle-même, l’évolution qu’elle a subie depuis l’époque des sagas est presque un épiphénomène”[23]. Malgré la création de nouveaux mots et le glissement de sens de certains autres, la structure de l’islandais est demeurée quasi intacte depuis l’époque médiévale. Autant dire que les écrivains islandais contemporains lisent les sagas comme ils tournent les pages de Morgenblassi(d), quotidien national : sans y penser, accueillant les nouvelles de ce monde et de l’autre avec la même disponibilité d’esprit. Un nom cristalliserait cette perméabilité unique des temporalités : celui d’Isafjör(d)ur, petite ville située à l’ouest de l’île. Car c’est à l’ouest, on s’en souvient, que tout a commencé : du premier “livre de colonisation” à l’aventure spectrale analysée par Christophe Pons en passant par la leçon moralisatrice de la Saga de Hávardr, Isafjördr pourrait bien constituer le point d’origine de cette impressionnante généalogie avec laquelle la littérature islandaise tend à se confondre.
Nous y situerions volontiers les tribulations de la famille Árnason mise en scène par Kristín Omarsdóttir, à côté de laquelle la famille Simpson semblerait presque conventionnelle. Née en 1962, l’auteur de Elskan mín ég dey a d’abord écrit des poèmes et des nouvelles, avant de publier des pièces de théâtre. Ce troisième roman a retenu toute notre attention pour ce qu’il présente une parfaite homologie entre la présence spectrale et la narration[24], l’une et l’autre marquées de cette “temporalité ouverte” que Shakespeare devait exprimer dans Hamlet en une formule qui fit couler la sueur des traducteurs, de Gide à Bonnefoy, “the time is out of joint”. Quintessence du temps spectral, comme l’explique Christophe Pons: “Le temps spectral nous parle bien sûr de durée, mais d’une durée qui ne se mesure pas, qui ne se mesure plus, qui n’a jamais été et qui ne sera jamais mesurable, en un mot insaisissable (…). C’est le temps des lignées, le temps sans cesse répété des groupes continués ; celui des généalogies shakespeariennes toutes scandinaves…”[25]. Dans un village de pêcheurs, un veuf et ses quatre fils vivent la mort de leur sœur Jóhanna, la dernière femme de la famille, qui s’est suicidée par noyade en apprenant sa grossesse, sur un mode “typiquement islandais”. Le père, puis l’un des frères ne tarderont guère à la rejoindre de “l’autre côté”. La petite communauté masculine restante vit ainsi en huis clos, coupée du reste de la terre, mais non pas du Ciel, d’où l’observent ses chers défunts, attablés avec Hemingway et Léonard de Vinci autour d’un Bacardi. Les échanges incessants entre les deux mondes nous sont rapportés par Högni, l’un des frères, âgé de dix-sept ans.
L’ethos islandais se manifeste essentiellement dans ces transactions dont l’évidence nous est rappelée au début du roman en ces termes : “Lorsque vient le soir, il fait bon s’asseoir dans l’obscurité avec ses frères pour parler de la mort. Se rappeler les disparus et boire quelque chose de chaud”[26]. De la douce évocation de la mort à la conversation chaleureuse avec les spectres, il n’y a qu’un souffle. C’est donc avec le plus grand naturel que le narrateur nous fait part de sa correspondance avec sa mère défunte : “Chère maman, Tu me manques, lui écrit-il un jour, et ton petit-fils ou ta petite-fille qui ne naîtra jamais aussi (…). Tu me manques, maman et j’espère que tu m’enverras de la force pour affronter cette épreuve”[27]. La réponse maternelle ne se fait pas attendre : “Mon cher fils, Toi aussi, tu me manques, de même que le petit-fils que ton père et moi aurions pu avoir (…). Comme le chat protège son territoire, protège ce que j’ai laissé derrière moi sur Terre (…). Change de chaussettes chaque jour, des chaussettes propres apportent à un homme l’assurance et l’entrain dont il a besoin”[28]. Omniscience céleste et humour terrestre se combinent dans cette missive donnant bien le ton de la vie post-mortem. Dans un chapitre intitulé : “Que mes sœurs surveillent leurs frères demeurés en bas sur Terre”[29], les défuntes sont assises “dans l’une des nombreuses salles du paradis” et sollicitent de Dieu, “vêtu d’une fourrure et d’une paire de cuissardes”, qu’il leur prête la lunette afin d’observer les faits et gestes de ce qui reste de la maisonnée Àrnasson. Le monde des morts, en résumé, n’est que la réduplication de celui des vivants : on y boit et on y mange, on s’y amuse et on s’y ennuie.
Douce, familière, drôle, la mort, dans le roman qui nous occupe, peut aussi être belle, esthétisée même. Isabelle Casta rappelle que “la mort fardée de nos sociétés contemporaines a généré des récits à sa mesure”. La théurgie qui nous permettrait à terme d’abolir la mort consiste, commente-t-elle, à adhérer sans réserve au “discours scientifico-futuriste” qu’ils colportent. Sur “le visage cosmétique de la Mort, anglo-saxon, qu’elle nous décrit, “le voile chamarré de la magie vient déposer l’or et le nacarat de ses récits, de ses images – où terreurs archaïques et dérision gore se mêlent inextricablement “[30]. Sur le visage islandais de Jóhanna-la-noyée, ses frères et son père déposent seulement la lotion à la noisette et la poudre de riz dont elle faisait usage chaque matin. Car “celui qui n’a jamais fréquenté la forêt mais seulement la mer porte sur lui une odeur de noisette en allant à la rencontre de son rédempteur”[31]. Après avoir aspergé leur sœur de parfum sous les poignets, ils cachent dans la poche de sa salopette en éponge blanche l’étoile de mer qu’ils trouvèrent sous sa cuisse quand ils la retirèrent de l’eau. Et Jóhanna peut enfin s’en retourner nager… Sans effets spéciaux. Loin d’avoir métamorphosé son cadavre, ils en auront seulement soigné sa “forme simple”.
Les mots et les images engendrés par la mort n’ont donc ici rien de solennel, de fantastique, de fastueux. Des boucles d’oreilles fantaisie de Jóhanna, préparée tendrement par ses frères pour franchir l’autre rive, aux stèles funéraires imaginées par Högni, la poésie a la discrétion d’”un plateau de fruits”. Les défunts Àrnasson ne requièrent point de dithyrambes, mais la célébration quotidienne du réel, désirable et comestible : “Et qu’allons-nous écrire sur la pierre tombale de Jóhanna, de papa et de Thórdur ? demande Einar. Voici ce que nous graverons sur leur pierre tombale commune : “Les myrtilles nocturnes ont gorgé la poitrine de notre jeune sœur au début du mois d’août. Notre père en a bu le jus alourdi. Notre frère a tenté de détacher les myrtilles collées à notre sœur mais ses doigts se sont égarés dans la sombre bruyère. Qu’ils reposent en paix à l’ombre de baies nouvelles”[32]. Et les frères survivants d’imaginer leurs morts remontant une rivière laiteuse jusqu’à “l’île verte” (graena eyju). “L’autre côté” ne leur fait pas peur : à les entendre, c’est une île qui ressemble à l’Islande, verte d’un vert d’herbe. D’un vert d’argent parfois, au moment des aurores boréales, qui poudrent le tableau noir sur lequel Dieu tient sa comptabilité. On apprendra à la fin du roman que ce génial architecte a créé les êtres vivants non seulement avec une règle, mais aussi avec un rapporteur.
L’architecte de T’es pas la seule à être morte ! s’est appliquée, de la même manière, à rapporter les angles de la culture islandaise sur le dessin de ses personnages. À l’instar des aventures spectrales, se jouant, se vivant plutôt, comme l’a montré Christophe Pons, selon une forme générique précise, celle des histoires du peuple, les (p)jo(d)sögur, son roman ne laisse pas transparaître, a priori, de structures particulières, mais se déploie à partir des prises de positions et des divergences d’opinions qui distinguent et opposent les membres d’une même famille autour de la question de leurs spectres. Les soixante-trois historiettes qui le composent ne sont pas sans évoquer les récits agglutinants tissant les histoires de fantômes des grands fjords de l’ouest, lesquelles s’augmentent, au fil des années et des siècles, des aventures survenues aux nouvelles victimes de l’au-delà. À cette différence près qu’ici, c’est au fil des heures et des jours que la structure narrative se met en place. Et que la participation des personnages à l’aventure spectrale n’a rien de traumatisant. Le roman de Kristín Omarsdóttir présente, par conséquent, la plupart des caractéristiques relevées par Christophe Pons dans les Dits populaires : introduction de l’héritage comme facteur explicatif de la spectralité, conception de la personne comprise dans une dimension intergénérationnelle, panchronie lignagère où les différences entre les jours s’estompent, constitution d’un espace frontalier où le passé et le présent se mêlent, cosmogonie familière où les morts suscitent des commentaires sur la vaisselle, coïncidence des formes d’apparitions et des formes de discours, humoristiques et poétiques le plus souvent, et surtout, absence de séquence finale.
La Saga des Árnason – et le Dit de Johanna qui en constitue le noyau -intègre en effet l’inachèvement sur le modèle du Dit populaire de Gunnhildur comprenant, dans la collection de Helgi Gu(d)mundsson, dix-sept petites histoires: elle commence dans “l’eau” (Vatn), titre du chapitre inaugural, et s’achève un “jour de pluie” (Regndagar). Trait d’union entre les mondes, la voix de la mère, entendue d’outre-tombe durant tout le roman, parvient finalement aux oreilles de Högni, après qu’il a appuyé sur le bouton play d’un magnétophone : “Je vais maintenant lire à haute voix le premier poème que mes filles me demandent de lire : Les jours de pluie. “Je voudrais te parler des jours de pluie. Lorsque la pluie s’infiltre, que les filles qui m’aiment ne parviennent pas à la maintenir en deçà du seuil et que les ombres voient s’accomplir leur désir d’avoir un corps (…) Le défunt cesse d’être esseulé et les lourdes senteurs des arbres entrent par la fenêtre ouverte si les jours le permettent, ce qui, en réalité se produit souvent”. Maman se tait. Elle toussote pour s’éclaircir la voix. Elle continue : “Ensuite, je vais vous lire…”[33]. Avant que mes yeux ne se ferment, je vois haut dans le ciel, commente Högni, une bulle de savon s’approcher lentement et sereinement de moi”. En Islande, les morts sont familiers, parce qu’ils sortent de la bouche des vivants. Des Formes simples flottant dans l’air insulaire depuis les premiers temps de la colonisation.
Notes
[1] Au début du XVIe siècle, maints livres étrangers faisaient état des difficultés des Islandais à faire la différence entre les vivants et les morts. La plupart croyaient en effet que les esprits des morts cherchaient à fréquenter leurs anciennes demeures (Afturgöngur ou revenants) aux intentions malhonnêtes le plus souvent. La légende veut même que certaines familles soient hantées par le même fantôme, un móri, créature aux cheveux noirs, qui les suit de génération en génération.
[2] Halldór Kiljan Laxness, né en 1902, mort en 1998, à l’âge de 95 ans, reçut le Prix Nobel de littérature en 1955. Il est l’auteur, en particulier, de Salka Valka (2 vol. 1931-1932), un violent pamphlet où se manifeste l’éveil du socialisme dans un petit village arriéré de pêcheurs ; La Cloche d’Islande (Islands Klukkan, 3 vol. 1943-1946) dénonçant avec virulence le faux héroïsme et plaidant pour la paix ; Station atomique (Atomstödin, 1948) contestant l’installation d’une base américaine atomique à Keflavík ; Lumière du monde (Heimsljós), son chef d’œuvre, publié en 1937, narrant le dialogue mystique d’un poète, Olafur Karason de Ljosavik, avec “l’ami invisible”. Dieu ou Esprit de l’univers, cet “ami invisible” lui donne la force de triompher de toute adversité et de mourir heureux dans l’adoration de la beauté.
[7] Consulter à ce sujet Jacques Goimard et Roland Stragliati, Préface à Histoires de fantômes, in La Grande anthologie du fantastique, Paris, Presses Pocket, 1982. © 1977, page 22.
[8] Virginia Woolf, à propos des nouvelles fantastiques de Henry James dans Granite and Rainbow, essai, Hogarth Press, Londres, 1958 (traduction de Robert Louit).
[9] Voir l’introduction de Jean-Pierre Krémer à l’anthologie des Fantômes des Victoriens, José Corti, 2000, p. 14.
[12] On se reportera ici à sa remarquable introduction aux Sages islandaises dans la Bibliothèque de la Pléiade (2004. © 1987).
[13] Gregory Bateson, La cérémonie du Naven (1936), Paris, Les Éditions de Minuit, 1971, p. 159. Voir le commentaire de Christophe Pons in Le Spectre et le Voyant. Les échanges entre morts et vivants en Islande, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne. 2002, p. 10.
[14] Cf. Le Livre de la colonisation de l’Islande, traduction, introduction, notes et commentaires par Régis Boyer, Paris, Mouton, 1973.
[15] La poésie scaldique est l’un des grands fleurons de la littérature médiévale occidentale qui nulle part ailleurs ne poussera plus loin le raffinement et la sophistication. Les scaldes désignent une catégorie de poètes officiels (comparables aux poètes de cour) attachés à la suite d’un “roi” ou d’un “chef” et détenteurs d’un art professionnel de caractère assez ésotérique. Leur rôle était de louer le dignitaire qu’ils servaient et qui, sans doute, les payait pour jouer le rôle d’historiographes. Les Eddas constituent le chef d’œuvre de la poésie scaldique. Il s’agit de récits de mythologie nordique rédigés en langue vernaculaire par l’historien islandais Snorri Sturluson au début du XIIIe siècle. Voir Histoire des littératures scandinaves par Régis Boyer (Fayard, 1996).
[16] Régis Boyer, à propos du style des sagas, et Christophe Pons, dans sa description de celui des narrations spectrales, se réfèrent au même ouvrage d’André Jolles, Formes simples (1929), Paris, Éditions du Seuil, 1972.
[19] Christophe Pons consacre un chapitre entier à ce processus : “La demande du nom” in Le Spectre et le Voyant, pages 126-127. Voir aussi l’étude de Guy Tassin analysant cette logique de transmission à partir de dix-huit íslendinga sögur (ou sagas de familles) rédigées en 1200 et 1400, de la Sturlunga Sögur (fin XIIIe) et du Landnamabók (rédigé vers 1130) qui dresse l’arbre généalogique de 2245 personnes, remontant ainsi jusqu’au VIIIe siècle, G. Tassin, “La tradition du nom selon la littérature islandaise des XIIe et XIIIe siècles”, L’Homme, 1981, XXI (4), pp. 63-86.
[20] Lucien Lévy-Bruhl, “Abandon définitif du caractère prélogique”, Carnets III (Juin 1938), Éditions Quadrige, P.U.F., 1998, pp. 60-62. Voir Christophe Pons, op. cit., p. 11.
[21] Kristín Omarsdóttir, Elskan mín ég dey, Mál og menning, Reykjavik, 2000. Traduction française par Éric Boury, T’es pas la seule à être morte !, Paris, Le Cavalier Bleu éditions, 2003. Nous nous référons à ces deux éditions dans cette étude. L’édition islandaise est désignée par l’abréviation Elsk.
[22] Lire à ce sujet Le Monde du double, la magie chez les anciens Scandinaves de Régis Boyer (Éditions Berg International, Paris, 1986).
[24] En 1997, Kristín Omarsdóttir avait déjà publié un roman de ce type, Je vais mourir mon amour, dans lequel les membres défunts de la famille regardent les vivants du haut de leur planète.
[26] “Á kvöldin er gott a(d) sitja í rökkrinu me(d) brae(d)rum sínum og tala um dau(d)ann. Minnast hinna föllnu og fá sér heitt a(d) drekka”, Elsk, p. 13. P. 21 pour la traduction française.
[27] “Elsku mamma, Eg sakna (th)in og ófaedds barnabarns (th)íns, systursónar míns e(th)a systurdóttur.”, Elsk., p. 52. P. 65 pour la traduction française.
[28] “Elsku Sonur, Eg sakna (th)ín líka barnabarnsins sem vi(th) pabbi (th)inn hef(th)um eignast (…). Gaettu (th)ess fyrir mig sem ég skildi eftir á jör(th)inni (…). Skiptu um sokka á hverjum degi, hreinir sokkar auka manni taust og (th)ot.”, Elsk, p. 53. P. 65 pour la traduction française.
[31] “Sá sem hefur aldrei gengi(th) inn í skóg en a(th)eins gengi(th) í sjóinn ber me(th) sér hnetuilm (th)egar hann heldur til fundar vi(th) dómara sinn”, Elsk, p. 23. P. 31 pour la traduction française.
[32] “Hva(th) eigum vi(th) (p)a a(th) skrifa á legstein pabba, Jóhönnu og (P)ór(th)ar” spyr Einar. Á sameiginlegan legstein (p)eirra skrifum vi(th) : Naeturkraekiber fylltu brjóst ungrar systur okkar í byrjun ágústmánu(th)ar. Fa(th)ir okkar drakk (p)ann (p)unga safa. Bró(th)ir okkar reyndi a(th) greina í dimmu lynginu. Hvíli (p)au í fri(th)i undir nyjum berjum”, Elsk, p. 131. P. 153 pour la traduction française.
[33] “Ég les hér fyrsta ljó(th)i(th sem stelpurnar mínar bi(th)ja mig um a(th) lesa fyrir sig upphátt. “Rendagar. Mig langar tila(th) segja (p)ér frá regndögunum. (P)egar regni(th) streymir inn og stelpurnar sem elska mig hafa ekki undan a(th) halda (p)ví skefjum úti vi(th) (p)röskuldinn og óskir skugganna um líkama raetast. (…) Hinn dau(th)i haettir a(th) vera einmana og (p)ungur ilmur trjánna berst inn um opinn gluggann ef dagana ber upp a(th) sumarlargi sem í sjálfu sèr gerist oft. (…) Mamma (p)agnar. Hún raeskir sig. Hún heldur áfram : “Naest les ég…”, Elsk, pp. 205-206. Pp. 236-237 pour la traduction française.