Corin Braga
La “pensée enchantée” des explorateurs
La quête des Indes et du Paradis
On sait que l’alchimie n’était pas une chimie pré-scientifique et que l’astrologie non plus une pré-astronomie. De même, la géographie du Moyen Age et de la Renaissance avait peu de choses en commun avec la géographie de nos jours. Les premiers explorateurs ne pensaient pas sur des mappemondes et des globes similaires aux ceux que nous employons aujourd’hui. Ils utilisaient des cartes qui se subordonnaient à une vision différente du monde, une vision que Carolly Erikson a décrite dans les termes d’un monde enchanté. Ce syntagme désigne une conception dans laquelle la géographie sacrée se surimpose à la géographie empirique, dans laquelle l’autorité religieuse et classique l’emporte, du moins dans les cabinets des encyclopédistes et des cosmographes, sur les données expérimentales.
Le but principal des explorations de la Renaissance était d’atteindre les Indes. Les armateurs espéraient trouver des routes alternatives pour rétablir le commerce aux épices, que l’avènement de l’Islam avait interrompu. Sur les cartes médiévales, très approximatives, les Indes occupent un quart (ou même un tiers) du monde habité. Elles vont du Nil (incluant donc l’Ethiopie et l’est de l’Afrique) jusqu’à l’extrémité orientale de l’Asie, près du Paradis Terrestre. Jean Mandeville les situe aux antipodes de l’Angleterre. Ce gigantesque royaume est gouverné par le Prêtre Jean, souverain mythique qui doit son existence à un célèbre faux du XIIe siècle, la soi disant Lettre du Prêtre Jean adressée au Pape et au roi de France. Ayant comme point de repère des informations vagues sur des roitelets chrétiens (dans la variante nestorienne) de l’Asie et sur le royaume chrétien de l’Ethiopie, les Européens n’ont pas cessé de chercher pendant des siècles ce fabuleux roi-prêtre pour conclure avec lui une alliance contre l’Islam. Sa richesse et son pouvoir sont tels, pense-t-on, qu’il ne peut se comparer qu’au Grand Khan, autre allié potentiel, qui occupe l’immense territoire depuis le nord de l’Europe, par la Tartarie, jusqu’en Chine. Isolé au centre du monde, par la formidable alliance entre les Européens, le Grand Khan et le Prêtre Jean, l’Islam serait bien vite chassé de la Terre Sainte. Le problème est que ce projet d’alliance est fantasmatique. Pendant les XIIIe et XIVe siècles, des missions diplomatiques (Plan Carpin, Guillaume de Roebruck, Odoric de Pordenone etc.) ont été envoyées vers les successeurs du Gengis Khan, et même Colomb emportera avec lui des lettres d’accréditation auprès du Grand Khan. Néanmoins, si l’empire mongol finit par être assez bien connu, l’empire du Prêtre Jean ne se laisse pas situer sur les cartes, et pour cause! Sous son nom on place rien moins que les Indes fabuleuses.
Sur les mappemondes ou sur la sphère, les Indes sont la région la plus éloignée de l’Europe. Elles sont situées dans les parages du Paradis Terrestre, donc elles sont la partie de la terre la plus proche de la création. En conséquence, elles gardent les formes de vie les plus primitives, les plus monstrueuses, mais aussi les plus pures. Voyager vers les Indes, c’est plonger dans l’inconnu. Si on prenait la carte du monde pour un corrélatif objectif de la conscience européenne, les Indes correspondraient à son inconscient collectif. L’imagination des européens y place tous ses fantasmes et ses cauchemars.
Le voyage vers l’Orient
En principe, il y a deux chemins possibles pour atteindre les Indes> par l’Est et par l’Ouest, par la voie terrestre et par la voie maritime.
Le modèle du voyage terrestre vers l’Orient est fixé dans le corpus de légendes se référant à Alexandre le Grand. Pendant l’Antiquité, le roi de Macédoine avait déjà fait l’objet des biographes et historiographes tels que Ptolémée Soter, Clitarque, Diodore, Quinte Curce, Plutarque, Arrien. C’est au IIIe siècle A.D. qu’un écrivain d’Alexandrie, se donnant comme pseudonyme le nom de Callisthène, un des compagnons du roi, écrit un Roman d’Alexandre qui esquisse le mythe du héros tel que l’héritera le Moyen Age. Le récit du Pseudo-Callisthène a un but apologétique. L’écrivain se propose de rehausser le prestige de sa ville par une héroïsation de son bâtisseur éponyme. Alexandre est divinisé selon les rites et symboles du culte des héros pratiqué dans le monde antique. Ses expéditions militaires sont valorisées comme une quête initiatique de l’immortalité héroïque. Alexandre est autant un conquérant qu’un explorateur mystique. Au volet historique de la conquête de l’Asie par les armes, l’apologiste rajoute un volet mythique – la conquête des Indes par la connaissance. Explorer, d’une manière fantastique, les régions inconnues et inaccessibles du monde revient à cartographier les zones d’ombre de soi-même. L’emprise que le Roman d’Alexandre, dans ses nombreuses ré-élaborations médiévales, eut sur ses lecteurs (après la Bible, ce fut le texte le plus lu pendant des siècles) paraît être due à la participation empathique qu’il suscitait, au processus de d’auto connaissance qu’il déclenchait par l’intermédiaire des images mythiques. L’aventure du protagoniste est greffée sur les constellations de symboles par lesquels la pensée collective appréhendait l’inconnu. Pseudo-Callisthène met en narration presque tous les stéréotypes imaginaires de la géographie sacrée, de l’anthropologie exotique et de la zoologie et biologie tératologiques collectés dans les traités d’Hérodote, de Strabon, de Ctésias de Cnide, de Pomponius Méla, de Pline, de Solin et autres érudits de l’Antiquité.
Le bout de la quête est l’obtention de l’immortalité. Il y a dans la légende plusieurs symboles qui renvoient à l’idée de vie éternelle, comme la fontaine de jouvence ou l’arbre de vie. Toutefois le couronnement de la quête d’Alexandre est représenté par sa tentative de conquérir le Paradis Terrestre, narrée dans des épisodes circulant parfois séparément, intitulés Iter ad Paradisum, Voyage au Paradis. Sur les cartes médiévales, à la fin de la terre, au-delà des Indes, se trouve le mont du jardin biblique de l’Eden. Après avoir parcouru et conquis tout le monde physique, Alexandre arrive aux confins du monde métaphysique. Son élan de conquistador trouve là sa limite, le héros se heurtant à l’interdiction divine d’y pénétrer. Les raisons théologiques de cette interdiction seront éclaircies dans un autre groupe de légendes du Moyen Age, ayant pour protagoniste saint Macaire et les moines qui partent en pèlerinage vers le Paradis Terrestre.
Les informations fantastiques véhiculées par l’Antiquité sur les Indes seront reprises, modifiées, amplifiées, transformées et adaptées par les encyclopédistes et les compilateurs du Moyen Age. Ce sont les grands summae de Isidore de Séville, de Bédé le Vénérable, de Jacques de Vitry, de Vincent de Beauvais, de Brunet Latin, de Pierre d’Ailly, qui ont l’ambition de rassembler et de classifier toutes les connaissances géographiques, physiques, biologiques, historiques, astronomiques de leur(s) époque(s). C’est dans ce lignage que s’insère la Lettre du Prêtre Jean, écrite au XIIe siècle. Faux à intention politique (soutenant le Pape dans sa confrontation avec l’Empereur), savante ou purement littéraire, la relation épistolaire place les Indes fabuleuses sous le dominion du non moins fabuleux Prestre Jehan. Dans son royaume sont agglutinées les mirabilia des bestiaires, des lapidaires des cosmographies et des hagiographies qui hantaient l’imagination des ces siècles. Animaux> olifans, dromadaires, chevaux blancs, bœufs sauvages à sept cornes, ours blancs, lyons moult estranges, rouges, vers, noirs et blancs, asnes sauvaiges, lièvres sauvaiges grans comme ung mouton, chevaulx vers qui ont deux petites cornes, griffons qui portent bien ung beuf ou ung cheval en leur nid, yllerious (oyseaulx lesquelz ont seignourie sur tous les autres oyseaulx du monde et ont couleur de feu et leurs helles sont tranchantes comme rasoirs), tigres (oyseaulx ª!º de sy grant force et vertus qu’ilz emportent bien ung homme tout armé et son cheval), lycornes, vers, noirs et blans qui occisent le lyon aucunes foys, le fénix (de ses cendres se congrue un ver et puys retourne ung oyseau), salamandres (vers qui ne pèvent vivre sans feu). Des êtres (quasi)humains> une manière d’omme qui sont cornuz lesquelz n’ont que ung œil devant et troys ou quatre derrière< des gens qui ne vivent fors que de chair crue d’ommes et de femmes et de bestes (anthropophages)< gens qui ont les piez rons comme un cheval, aux tallons derrière< amazones, qui habitent une terre appelé Feminie la Grant< Pytici, des pygmées qui font la guerre aux cigognes< sagitaires, qui sont depuys la sainture en amont en forme d’omme, et contre bas en forme de cheval< géants, qui avaient autrefois soixante coudées de hault (environ vingt mètres), et maintenant n’en ont que vingt (donc sept mètres)< gens qui ont corps d’omme et la teste de chien, ne l’on peut entendre leur langage et sont bons pescheurs, car ilz entrent au plus parfons de la mer et sont ung jour sans yssir dehors, et prennent de telz poyssons qu’ilz veulent, et viennent tous chargez en leurs maisons qui sont soubz terre (cynocéphales + ichtyophages + troglodytes). Curiosités hydrographiques> une mer de sable, agitée par des vagues, que personne ne peut traverser, mais de laquelle on pêche de poissons délicieux< une fontaine dont qui “peut en boire de l’eaue troys foys à jun, il n’aura maladie de trente ans, et quant il aura beu il lui sera avis qu’il ait mangé toutes les meilleures viandes et espices du monde”< une rivière qui est pleyne de pierres précieuses, et court tant fort que nulle personne ne la peut passer, excepté le sabmedy qu’elle repose. Parmi ces pierres précieuses il y en a à vertus magiques> une pierre qui fait un grand froid, une autre qui produit une grande chaleur, une autre qui tempère les excès de chaleur ou de froid, une pierre qui donne de la lumière pendant la nuit et une autre qui engendre des ténèbres pendant le jour, des pierres qui transforment l’eau en lait ou en vin, d’autres qui rassemblent les poissons pour les pécheurs ou le gibet pour les chasseurs, une pierre qui produit le feu, si elle est mouillée dans du sang de lion.
On s’attendrait que de telles informations restent enfermées dans les livres de fiction (de deleigtage) ou, du moins, dans les traités des géographes en chambre. Elles font surface dans les relations des vrais voyageurs aussi. On les retrouve chez Jean de Plan Carpin, envoyé en 1245 par Innocent IV chez les Mongols< chez Guillaume de Roebruck, envoyé, en 1253, du roi Louis IX< chez Odoric de Pordenone, franciscain en mission prés du Grand Khan entre 1318-1330< enfin, chez Marco Polo, que la tradition veut le plus grand globe trotteur, bien que des doutes planent sur la réalité de ses voyages en Asie. Pour ce qu’ils voient de leurs yeux, ces voyageurs donnent des informations géographiques, politiques, historiques, anthropologiques et ethnographiques en général fiables. Mais dès qu’il s’agit d’interpréter des informations reçues par ouï-dire, l’arrière fond cultural inconscient prend le dessus. Alors voilà Odoric de Pordenone fabuler sur les anthropophages> “La chair d’un homme, s’il est gras, est consommée chez eux, comme chez nous celle du bœuf. Les marchands qui abordent ce pays y mènent avec eux de hommes gras qu’ils vendent exactement comme s’il s’agissait de porcs, et qui sont immédiatement tués et dévorés” (en fait, il s’agit de la consommation rituelle de la chair humaine, pour ingérer le pouvoir du mort). Ou bien Marco Polo sur les cynocéphales> “Hommes et femmes ont des visages de chien< ils prient un bœuf, tel leur dieu et en portent l’effigie au front” (Cook> masques de guerre).
La grande synthèse épique des voyages médiévaux vers l’Orient est le livre de sire John de Mandeville, gentilhomme anglais et grand coureur de l’Asie, quoique la critique contemporaine le voit plutôt comme un bourgeois bourguignon, Jean de Bourgogne, habitant à Liège, professeur de médicine et grand explorateur de cabinet. En compilant les encyclopédies et les récits de voyage de son temps, Mandeville a donné une image (imago), un miroir (speculum), un “tableau curieusement synoptique du monde” (Xavier Walter). Il a fait en quelque sorte le bilan de toute la pensée géographique du Moyen Age, ce qui lui a valu une grande estime (Christophe Colomb, par exemple, le considérait une grande autorité) jusqu’au XVIIe, quand ont commencé à se faire ouïr des doutes sur ce “raconteur de mensonges” Le grand scandale, avec l’accuse de faussaire, n’éclatera qu’au XIXe siècle.
Mandeville construit son livre sur deux volets> une première partie décrivant le parcours jusqu’à Jérusalem, et une deuxième partie présentant son voyage dans l’Asie lointaine. Pour le premier voyage, qu’il est d’ailleurs possible qu’il l’ait fait lui-même, Mandeville utilise des informations recueillies dans des écrits de pèlerinage et dans des guides de pèlerins de l’époque, Eugesippus, Tractatus de distanciis locorum Terrae Sanctae, Jean de Würzburg, Descriptio Terrae Sanctae, Burchard de Mont Sion, Descriptio Terrae Sanctae, Albert d’Aix, Historia Hierosolymitana, et spécialement Guillaume de Boldensele, Liber de quibusdam ultramarinis partibus. Pour la deuxième partie, il clone son voyage de cabinet sur les récits de Odoric de Pordenone, Jean de Plan Carpin, Guillaume de Roebruck et Marco Polo. Comme on le voit, le matériel narratif est déployé sur la géographie sacrée du christianisme médiéval. Le premier voyage est un pèlerinage pieux vers Jérusalem, le “nombril du monde”. Par cela, Mandeville réitère l’histoire sacrée de la crucifixion du Christ, sacrifice qui fait pendant à la chute d’Adam et d’Eve. Une fois le péché originel symboliquement racheté, Mandeville peut procéder au deuxième voyage initiatique, qui le conduit vers l’extrême Orient, vers le Paradis Terrestre. Centre sacré que d’ailleurs il n’atteint pas, par piété religieuse, mais aussi par souci de véridicité> “Je ne saurais vous parler proprement du Paradis terrestre< j’ai le grand regret de n’y être pas allé, et, d’ailleurs, je n’en étais pas digne. Mais, ajoute-t-il, je vous rapporterai volontiers ce que m’en ont dit des hommes dignes de foi.”
Par contre, il ne se prive pas de rapporter tous les miracles qu’il aurait vu sur le parcours préliminaire, dans les Indes fabuleuses. Voilà donc, dans un grand panorama rétrospectif, mêlant réel et imaginaire, les mirabilia qui continuaient de hanter l’homme européen à la fin du Moyen Age> une fille-dragon, des femmes habitées par des serpents que leurs époux font déflorer par des étrangers, pour ne pas en être mordus, le phénix, les amazones, Gog et Magog, les sciapodes, les diamants qui se multiplient par procréation familiale, le rocher magnétique qui fait naufrager les vaisseaux qui ont des clous en fer, la fontaine de jouvence, les poissons qui se jettent sur la rive pour être cueillis par les pêcheurs, les troglodytes, les cynocéphales, les anthropophages, les cyclopes, les blemmyes, les pytici, les hermaphrodites, le Val Périlleux, la mer de sable, les bragmanes, les griffons, les fourmis grandes comme des chiens qui gardent l’or, les crocodiles, les orafles, les caméléons grands comme des chevreaux, le leoranc et l’odenthos. C’est la pensée enchantée à son apogée.
Le voyage vers l’Occident
Au XVe siècle, avec la redécouverte des cartes de Ptolémée et le perfectionnement des globes et des mappemondes, mais aussi des vaisseaux et des instruments de navigation, l’Europe commence à chercher d’autres voies pour gagner les Indes. Les Portugais explorent et finissent par découvrir la voie du Sud, par la circumnavigation de l’Afrique. Les Espagnols, et bientôt les Français et les Anglais, quant à eux, ils s’attaquent à la voie de l’Ouest. Ces entreprises ont, elles aussi, un prototype mythique. Il s’agit des voyages maritimes initiatiques entrepris par des héros et des moines légendaires de l’Irlande médiévale. Dans la “matière d’Irlande”, en langue celtique ou en latin, on retrouve toute une classe de récits décrivant des pérégrinations sur la mer> les immrama. L’objectif de ces quêtes est le Mag Mell, l’Avalon, les Champs Elysées de la mythologie celtique.
Les héros s’embarquent pour raisons qui ne sont pas toujours en relation avec la quête de l’immortalité. Les trois frères Hui Corra (Le voyage de Hui Corra) partent en mer comme pénitence pour les massacres commis sur les chrétiens de leur région. Mael Duin (Navigation de la barque de Mael Duin) cherche les assassins de son père, qui habitent une autre île. Bran (Le voyage de Bran vers l’île des femmes) est mis en route par une apparition mystérieuse, qui l’invite à joindre une île magique. Snegdus er Mac Riagla (du Voyage de Snegdus et Mac Riagla) sont des moines du monastère de saint Colomban, qui décident d’entreprendre une ailithre (peregrinatio pro amore Dei), un pèlerinage pour l’amour de Dieu. Quant à saint Brendan, qui est le protagoniste de la branche la plus disséminée des immrama (la Navigation de saint Brendan), il se met en mer pour chercher le Paradis Terrestre. La gradation des motifs va en parallèle avec la christianisation du thème de la quête.
On voit tous ces navigateurs errer sur l’océan et faire cabotage d’île en île. Ils abordent des terres miraculeuses, habitées souvent par des êtres non-humains> fourmis gigantesques, chevaux monstrueux, sangliers de feu, hommes à tête de chien, de chat, de porc, géants, cyclopes, forgerons terribles (ogres), démons etc. Ces îles sont en dehors de l’espace-temps normal, des phénomènes étranges et inexplicables y ont lieu. Dans telle île la couleur de celui qu’y débarque change en son contraire (du blanc au noir ou du noir au blanc)< une autre est parcourue par un fleuve suspendu comme un arc-en-ciel, dans lequel on peut pêcher les poissons à la lance< une autre repose sur un piédestal< une autre a la forme d’une immense colonne d’argent< dans une autre il y a un château non-habité, avec le repas pour les voyageurs tout frais préparé, gardé par un chat< une autre est habitée par des hommes qui rient tout le temps et dont la gaieté contamine ceux qui y descendent< on retrouve une île symétrique, avec des hommes qui pleurent continuellement< une île dans laquelle poussent des pommes magiques, qui nourrissent les voyageurs sans jamais se terminer< une autre avec une fontaine magique de laquelle coule de l’eau, mais aussi du bon lait – le dimanche et aux fêtes des martyres -, ou de la bière et du vin – aux fêtes des apôtres, de la Vierge et aux autres solennités.
Dans les immrama où le processus de christianisation du merveilleux celtique est plus poussé, les îles ont tendance à se grouper dans des archipels qui correspondent à l’Enfer et au Paradis. Les frères Hui Corra rencontrent une mer de têtes qui se cognent les unes contre les autres< le moulin de l’enfer qui moule les iniquités du monde séculaire< des condamnés qui n’ont pas respecté le repos du dimanche et sont obligés de chevaucher un cheval de braise, de porter sur le dos des bâtons en flamme, d’errer perpétuellement poursuivis par un rouleau de feu< une île où ceux qui ne se sont pas repentis du temps de la vie sont écrasés par les dalles de l’Enfer. Les moines de saint Brendan contournent la forge de l’Enfer, et puis une montagne couverte de fumée qui n’est rien d’autre que la bouche de l’Enfer. Ils y conversent avec Judas, qui leur raconte les différentes tortures qu’il y subit chaque jour de la semaine, sauf le dimanche, par clémence divine. L’archipel complémentaire est constitué par des îles paradisiaques habitées le plus souvent par des ermites et des moines. Mael Duin, les Hui Corra, saint Brendan découvrent l’île du pèlerin solitaire, l’île de l’ermite et du lac de la jeunesse, l’île du vieil homme qui chante la plus douce des mélodies possibles, des îles d’anachorètes vêtus seulement de leurs cheveux, l’île de la communauté des moines du saint Ailbee etc.
Quant à la destination finale de la quête, les immrama s’organisent autour de deux solutions mythiques principales. Dans les récits où domine la religion des druides, l’idée d’immortalité est liée à l’île des femmes-fées. L’équipage de Mael Duin aborde le Mag Mell (l’Elysée celtique), où les navigateurs sont accueillis par la reine et ses dix-sept filles, une pour chacun. S’ils y demeurent, ils ne vieilliront plus. Bran, qui y habite aussi pour ce qu’il pense être un an, constate à son retour en Irlande que personne ne le reconnaît plus et que ceux qui essayent de débarquer se transforment aussitôt en cendres. Dans une figuration plus proche à la Bible, les frères Hui Corra ou Snegdus et Mac Riagla rallient des individus ou des communautés qui habitent la terra repromissionis sanctorum, des terres ou Dieu a placé les hommes à qui Il a donné la “permission” de ne plus mourir jusqu’à l’Apocalypse (sur le modèle des prophètes Elias et Enoch). Quant à saint Brendan, lui, il cherche par la voie de l’Occident ni plus ni moins que le Paradis Terrestre. Les anges lui en font faire le tour en visite guidée, jusqu’à la porte du Paradis Céleste, que personne ne peut, bien sûr, franchir du temps de sa vie.
Cristophe Colomb et le Paradis en Amérique
Toutes ces informations, concernant autant les Indes fabuleuses que les îles magiques de l’Atlantique, se retrouvaient dans les cosmographies et sur les mappemondes et globes de la fin du Moyen Age. Christophe Colomb pense son voyage sur de telles cartes. En partant de l’hypothèse de la terre ronde, il estime pouvoir arriver aux Indes par la voie de l’Océan, par la circumnavigation du globe. Cependant ses plans théoriques ne sont pas moins imbus de l’imagination médiévale. Le carroyage sacré des cartes T-O s’entrevoit sous le dessin de ses voyages. Tous les trois points de l’histoire divine sont rassemblés sur le même parcours> l’Est (le début du monde), Jérusalem (le centre du monde) et l’Ouest (la fin du monde). En effet, l’amiral part vers l’extrême Occident, pour découvrir les régions fabuleuses de l’extrême Orient (Taprobane, Ophir, Chersonèse d’or), et accéder ainsi à des richesses qui permettraient aux Souverains Catholiques de financer la reconquête de Jérusalem. C’est comme si son expédition avait en vue non seulement la moitié de la circonférence du globe (d’Espagne aux Indes), mais la circonférence entière (d’Espagne à Jérusalem). Il est préparé à découvrir les terres riches en or de l’Asie et aussi de rencontrer le Grand Khan de Kathay, pour lequel il a des lettres d’accréditation (ça fait déjà plus d’un siècle que la dynastie mongole ne règne plus en Chine, mais les européens ne le savent pas). Le capital ainsi obtenu et l’alliance avec le successeur de Gengis Khan permettraient aux Rois Catholiques d’entreprendre la dernière croisade, qui précède la seconde venue de Christ.
Christophe Colomb et les explorateurs qui les suivront perçoivent les terres qu’ils découvrent à travers la grille d’interprétation de la pensée enchantée. Chaque fois que les données empiriques sont insuffisantes, vagues, malaisées à interpréter ou contradictoires, les découvreurs font appel aux répères établis par les cosmographies médiévales. Ils découpent la réalité inconnue sur le système de symboles de la pensée mythique (la pensée “scientifique” n’apparaîtra qu’un siècle plus tard, avec Descartes et Bacon). Convaincu (ou désireux de se laisser convaincre) qu’il est arrivé aux Indes, l’amiral y retrouve les monstres du Roman d’Alexandre et du Voyage de Mandeville. Il identifie les Amazones quand un Indien lui dit que l’île Matinino (Martinique) est exclusivement habitée par des femmes sans hommes. Il ne manifeste aucun trouble de rapporter aux rois, en ce qui concerne les provinces du Cuba, que “l’une d’elles s’appelle Avan, et c’est là que naissent les hommes à queue”. C’est de la rencontre des pratiques rituelles et des légendes aborigènes avec les mythes européens sur les cyclopes, les ogres et les anthropophages que naisse l’image du Cannibale. Les Indiens (c’est à dire ces peuples rencontrés par Colomb dans les “Indes”) lui parlent d’une “grande île ªHaïtiº, habitée par des hommes qui avaient un seul œil au milieu du front, et par d’autres qu’ils appelaient Cannibales, et dont ils semblaient avoir une peur affreuse. Aussitôt qu’ils se rendirent compte que l’on se dirigeait vers cette terre, il dit ªColomb – c’est l’historien Bartholomé de las Casas qui reproduit les paroles du journal de l’amiralº qu’ils n pouvaient plus parler de frayeur, car ils disaient que ces hommes-là les mangeaient”. Les cynocéphales ne manquent non plus à la rencontre> “Ils racontaient que leurs ennemis n’avaient qu’un seul œil et des têtes de chien”. Quand il reste sceptique, Colomb ne fait qu’opposer à un mythe local son mythe personnel> “L’amiral, pour sa part, était convaincu qu’ils mentaient. Il soupçonnait qu’il s’agissait en réalité de quelques sujets du Grand Khan, qui venaient les faire prisonniers”.
Mais la plus spectaculaire identification que la pensée enchantée induit à Christophe Colomb se produit au cours de son troisième voyage, quand le Génois aborde pour la première fois le grand continent américain. En descendant toujours plus bas vers le sud, dans l’espoir de trouver un passage qui le mènerait directement au continent asiatique, il dépasse péniblement un canal “mugissant avec un énorme fracas”, qu’il appelle (en pensant peut-être à Jasconius, la baleine gigantesque sur le dos de laquelle saint Brendan fête les Pâques) le détroit du Dragon (ou golfe de la Baleine), et pénètre dans l’embouchure de l’Orénoque. Le fait de se croire au “bout de l’Orient, le point où prennent fin toutes les terres et toutes les îles”, les îles paradisiaques peuplées par des hommes menant une vie adamique qu’il a rencontrés jusqu’à ce moment, la “température extrêmement douce” qui y règne, et la quantité immense d’eau douce de l’Orénoque, qui renvoie à la source des quatre plus grands fleuves du monde médiéval, “tout ceci, écrit l’amiral, nous fournit des indices très clairs sur la proximité du Paradis Terrestre”. En se positionnant correctement sur les mappemondes de son époque, Christophe Colomb croit avoir abordé les rives du mont de l’Eden! Il en est si convaincu qu’il développe à son appui une théorie cosmographique fascinante> “C’est ainsi que je suis arrivé à la conclusion que la terre n’est pas ronde, de la manière dont on l’écrit. Elle a plutôt la forme d’une poire, qui serait parfaitement ronde partout, sauf à l’endroit où sa queue forme un renflement< ou comme s’il y avait une pelote parfaitement ronde, mais qui porterait en un point déterminé de sa surface quelque chose comme un tétin de femme. Le côté qui correspond à ce mamelon est le plus haut et le plus proche du ciel< il se trouve au-dessous de la ligne équatoriale, à l’intérieur de cette mer Océane, et à l’extrême bout de l’Orient.”
Les successeurs de Colomb resteront sous l’emprise du même pouvoir de mirage exercé par les terres inconnues, bien que le choque initial de la découverte diminue progressivement. Confondue au début avec l’Asie, l’Amérique hérite les mirabilia des Indes fabuleuses. Les théologiens et les érudits de l’époque parlaient d’une translatio imperii de l’Est vers l’Ouest (déplacement de l’empire européen, de la Grèce d’Alexandre à la Rome impériale, au saint Empire romano-allemand et aux royaumes contemporaines d’Espagne, France et Grande Bretagne), suivie d’une translatio studiorum (déplacement des centres de sagesse vers l’ouest) et même d’une translatio ecclesiae (du vieux monde, corrompu par les hérésies, au Nouveau Monde, territoire d’une pureté paradisiaque). En fait, la véritable translation, c’est une translation de la civilisation occidentale et de ses topoï mythiques. On les retrouve projetés sur les réalités géographiques et ethnographiques du nouveau continent autant vers le Nord que vers le Sud. Les mirabilia européenes se greffent rapidement sur les légendes locales, elles se perpétuent dans les nouveaux décors ou engendrent des mythes nouveaux, tels que ceux de l’Eldorado, de la Cité d’or de Cibolla, de la Cité enchantée des Césars etc.
L’Amérique du Nord
En regardant vers le Nord, au-dessus des Caribes paradisiaques de Colomb, le plus proche point de coagulation mythique est la Floride, l’ “île” fleurie découverte par Ponce de Leon en 1512. Le conquistador faisait route vers l’île de Bimini, en vue d’obtenir une capitulación (concession) royale sur des terres nouvellement découvertes. Au 2 avril, le jour des Pâques fleuries, il accoste la presqu’île, qu’il baptise avec un nom correspondant à l’impression édénique qu’elle lui procure. C’est des peuplades locales qu’il apprend la légende de “un rio, o fuente, que decian remoçaba” (une rivière, ou une source, de laquelle on dit qu’elle rajeunisse). Dans son histoire du nouveau monde, Fernández de Oviedo livre un commentaire sceptique, même désenchanté, sur cet avatar américain de la Fontaine de Jouvence du Roman d’Alexandre> “Juan Ponce entreprit d’armer deux caravelles et partit en la direction du Nord, où il découvrit les îles de Bimini, qui se trouvent au septentrion de l’île Fernandina, et ce fut de là que se répandit cette fable de la fontaine qui fait rajeunir et transforme les vieux en des garçons> et ceci se passa en l’an mil quatre cents douze. Cette rumeur était si bien répandue et certifiée par les Indiens de ces parts-là, que le capitan Juan Ponce et ses gens et ses caravelles traînèrent, à coût de beaucoup de travail, plus de six mois par ces îles à chercher cette source, ce qui fut une grande plaisanterie de la part des Indiens qui l’ont racontée et une plus grande niaiserie encore de la part des chrétiens qui l’ont cru et ont perdu le temps à la chercher.”
Au nord de la Floride espagnole, c’est le tour de Giovanni Da Verrazano d’explorer un littoral de nature paradisiaque. Soutenu par des commerçants et des banquiers de Lyon et de Rouen, qui l’avaient mis en contact avec l’armateur Jean Ango de Dieppe, le capitan florentin lève l’ancre en 1523. Une “tempête essuyée dans les régions septentrionales” détermine le retour de trois des quatre navires. Verrazano reprend la route avec seule la Dauphine, il touche l’Amérique au nord de la Floride, en la Caroline actuelle, il explore la façade atlantique du continent par la Virginie, le Delaware, New Jersey, il est le premier à prospecter la baie du futur New York et il conclut son voyage à Terre Neuve. Malheureusement, son intention initiale, et le but des ses armateurs, de même que dans le cas de Colomb, n’était pas d’explorer un nouveau continent, mais de trouver une route vers le Cathay. Or, à ses dires même, “je ne pensais pas rencontrer un tel obstacle du côté de la terre nouvelle que j’ai découverte”.
Confronté à un continent inconnu, qu’il appelle Francesca et qu’il se propose de décrire dans une Relation du voyage de la Dauphine à François Ier, Roi de France, Verrazano recourt aux topoï de la culture humaniste> “Les arbres sont de nuances si diverses et ces forêts sont si belles et si plaisantes à voir qu’il est malaisé de l’exprimer. Et que Votre Majesté n’aille pas croire qu’elles ressemblent à la Forêt Hercynienne ou aux âpres solitudes de la Scythie et des côtes septentrionales où abondent des arbres grossiers> elles sont formées et ornées de palmiers, de lauriers, de cyprès et aussi d’autres espèces inconnues des Européens. Ces arbres exhalent à grande distance des odeurs très suaves ª…º L’air y est salubre, pur et tempéré de chaud et de froid. Dans cette région, les vents sont doux. Ceux qui, pendant l’été, soufflent le plus souvent sont le Corus et le Zéphyr ª…º” La conclusion naturelle de ces descriptions bucoliques et pastorales est de baptiser les nouvelles terres Arcadia, réminiscence peut-être de la fameuse œuvre de Sannazaro de 1504. Dans ces régions, Verrazano place l’image d’une population qui rappelle l’Age d’Or de la culture classique. “Cette race est la plus belle et la mieux policée que nous ayons rencontrée.” “Les femmes sont également bien faites et belles. Elles sont fort gracieuses, ont l’air agréable et l’aspect plaisant.” “Ces indigènes sont fort généreux et donnent tout ce qu’ils possèdent.” “Ils vivent vieux et sont rarement malades.” “Nous croyons qu’ils n’ont aucune religion et qu’ils vivent en toute liberté par suite de leur totale ignorance.” L’innocence pré-adamique attribuée aux habitants du nouveau monde sera la base de la théorie du “bon sauvage” et des utopies de type déiste qui écartent l’idée de péché originel.
Plus au Nord encore, c’est le tour de Jacques Cartier d’explorer le continent américain et d’y imposer les structures mentales de la pensée enchantée européenne. Entre 1534 et 1542, le navigateur de Saint-Malo conduit trois expéditions qui explorent la golfe et la rivière de Saint Laurent, jusqu’aux agglomérations indiennes de Stadaconé (l’actuel Québec) et Hochelaga (l’actuel Montréal). Ce qu’il cherche, c’est toujours le fameux passage du nord-ouest (supposé exister par symétrie avec le détroit de Magellan au sud) qui permettrait l’accès vers l’Asie. D’ailleurs, le contour du Nouveau Monde est encore flou, les géographes ne se sont pas décidés s’il s’agit d’un continent isolé ou d’une prolongation de l’Asie orientale. De manière que, en remontant le Saint-Laurent vers Hochelaga, Cartier put bien avoir pensé que cette importante habitation des Hurons fusse Cambaluc, la capitale du Grand Khan au Cathay.
La pensée enchantée se manifeste aussi à travers les choronymes (les dénominations) attribuées par Cartier aux lieux découverts. Le symbolisme mythique fonctionne alors comme une métaphore qui donne la meilleure approximation de l’expérience concrète. Robert Melançon, en analysant les “Représentations du nouveau monde dans les Voyages de Cartier”, identifie trois stéréotypes mythiques que le Canada fait consteller sous la plume de l’explorateur> le désert “stérile et sans intérêt”, une “sorte d’Eden avant la faute” et le nouveau monde comme théâtre d’histoires prodigieuses.
La “gaste land” est la première rencontre que Cartier fait sur la mer Océane, dans ce nouveau monde qui est par delà la dernière Thulé des anciens et de la Terre Nouvelle des modernes. En pénétrant dans la baie Saint Laurent par son détroit nordique, il longe une côte désolée, qu’on ne “doibt nommer Terre Neuffve mais pierres et rochiers ªeffarablesº et mal rabottez”. Alors, parcourant les mêmes synapses et associations symboliques que les moines navigateurs irlandais, Cartier pense “que c’est la terre que Dieu donna à Cain” (Cf. la Genèse, où Yahvé punit Caïn> “Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit> tu seras un errant parcourant la terre”). La terre de Caïn, la terre du proscrit de Dieu, correspond à l’île de l’Enfer côtoyée par saint Brendan, île habitée entre autres par Judas. Le deuxième stéréotype mythique, celui du jardin d’Eden, s’active dans les explorateurs quelques jours plus tard, quand ils découvrent le Golfe de la Chaleur. Cartier en donne une description tout aussi émerveillée que celle de saint Brendan arrivé au Paradis Terrestre> “Nous cogneumes que se sont gens qui seroient fassilles à convertir qui vont de lieu en aulstre vivant et prenant du poisson au temps de pescherie pour vivre. Leur terre est en chaleur plus temperee que la terre d’Espaigne et la plus belle qui soict possible de voir et aussi eunye que ung estang. Et n’y a cy petit lieu vide de bonays et fust sur sable qui ne soict plain de blé sauvaige qui a l’espy comme seilgle et le grain comme avoyne et de poys aussi espez comme si on les y abvoient seimés et labourez grouaiseliers blans et rouges frassez frambouaysses et roses rouges ªet blanchesº et aultres herbes de bonne et grande odeur. Parroillement y a force belles prairies et bonnes herbes et estancq où il luy a force saulmons”.
Des armes du Canada paradisiaque ne manque pas l’arbre de vie, dont les explorateurs croient en découvrir les qualités régénératrices dans l’Annedda ªle thuja occidentalis ou peut-être l’épinette blancheº. Une potion préparée de l’écorce de cet arbre les guérit miraculeusement du scorbut> “Tost après qu’ilz eu eurent beu ilz eurent l’advaintage, qui se trouva estre ung vray et evydent miracle car de toutes maladies de quoy ilz estoient entachez apres en avoir beu deux ou troys fois, recouvrerent santé et garison tellement que tel y avoit desdits compaignons qui avoyt la grosse verolle puis cinq ou six ans auparavant la dicte maladie a esté par icelle medecine curé nectement. Apre ce avoyr vu et cognu y a telle presse sus ladicte medecine que on se voulloyt tuer à qui premier en auroyt de sorte que ung arbre aussi groz et aussi grand que je veidz jamays arbre a esté employé en moings de huict jours lequel a faict telle operation que si tous les medecins de Louvain et Montpellier y eussent esté avecq toutes les drogues d’Alexandrie ilz n’en eussent pas tant faict en un an que ledict arbre en a faict en six jours”.
Le Canada fonctionne aussi comme un théâtre des histoires prodigieuses. Elle n’échappe pas à la contamination avec le mythe, spécifiquement américain, de l’Eldorado, renforcé surtout par la conquête des empires aztèque et inca. Les fantasmes de richesse des explorateurs canadiens sont éveillés et nourris par les récits de Indiens sur le “royaume de Saguenay”> “Et nous ont faict entendre que oudict lieu les gens sont vestuz et habillez de draps comme nous et y a force villes et peuples et bonne gens et qu’ils ont grand quantité d’or et cuyvre rouge”. L’expédition de Roberval, qui surplombera le dernier voyage de Cartier, sera commissionnée par Francis I non seulement de coloniser mais, le cas échéant, de combattre et d’investir les supposés royaumes. Bien que l’expédition échoue, le mythe a la vie dure. Il prend des racines surtout dans les cosmographies de cabinet, comme celle de Jean Alfonse de 1544. Le manuscrit, dédié à François I et inspiré par Cartier, étend le Pérou fabuleux non seulement aux Antilles (ce qui se passe aussi chez André Thevet) mais aussi à l’Amérique du Nord, dans une expansion irrépressible de la fantasmatique contrée des sept villes de Cibolla> “Les terres en tirant vers Ochelaga sont beaucoup meilleures et plus chauldes que celles de Canada< et tient ceste terre de Ochelaga au Figuyer et au Pérou, en laquelle abunde or et argent. Veu aussi que ceulx de la terre dient que en la ville nommée Cebola, qui est par les trente et cinq degrez de la haulteur du polle artique, les maisons sont toutes couvertes d’or et d’argent, et sont serviz en vaisseaulx d’or et d’argent.” La greffe du mythe sur le riche Cathay de Marco Polo est évidente, le cosmographe continuant par la précision que “Ces terres tiennent à la Tartarie, et pense que ce soit le bout de l’Azie selon la rondeur du monde”. Comme je l’ai dit, la confusion régnait encore au XVIe siècle en ce qui concerne la délimitation de l’Amérique du Nord et de l’Asie. La Commission royale délivrée à Cartier en 1540 dit> “Et entre aultres y eussions envoyé nostre cher et bien amé Jacques Cartier, lequel auroict descouvert grand pays des terres de Canada et Ochelaga, faisant un bout de l’Asie du costé de l’Occident”.
L’Amérique du Sud
L’Amérique du Sud, reconnue, quant à elle, comme continent indépendant depuis les expéditions d’Amérigo Vespucci entre 1497-1504, nourrit elle aussi les préjugées mythiques des explorateurs. Une tentative de colonisation au Brésil conçue par l’amiral Gaspard de Coligny comme contrepoids aux empires de Portugal et d’Espagne inspirera deux travaux de grande valeur ethnographique, sinon scientifique, ceux d’André Thevet, Les singularitez de la France Antarctique, de 1557, et de Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, de 1578. En 1555, deux bâtiments conduits par le chevalier Nicolas Durand de Villegagnon ancrent à l’embouchure du Rio de Janeiro avec l’intention d’y établir une colonie (qui sera détruite en 1560 par l’armada portugaise de Mem de Sá). André Thevet fait partie du groupe, mais il est obligé de quitter l’Amérique après seulement dix semaines de résidence, pendant lesquelles il a été proie d’une fièvre ininterrompue. Il ramène avec lui en France un dossier avec des enquêtes anonymes et collectives sur les mœurs des aborigènes, recueillies en grande mesure à l’instigation de Villegagnon. Thevet le publie avec le titre Les singularitez de la France Antarctique et sous son nom, quoique le texte paraisse avoir été rédigé par un “esclave”, le lettré Mathurin Héret (qui ne tardera pas d’intenter un procès de paternité littéraire).
Le travail de Thevet-Héret dans la préparation du matériel est double. Premièrement, les informations sur les natifs du Brésil sont mises dans la rame d’une narration de voyage. Thevet rassemble plusieurs relations (de Colomb, Vespucci, Ponce de Leon, Pizarro, Orellana, Cartier etc.) qu’il enchaîne d’une manière qui lui permet de couvrir d’une seule ligne tout ce que la France savait sur les nouveaux mondes, de l’est à l’ouest, et du sud au nord. Le périple commence par la descente vers le sud de l’Afrique, son contournement jusqu’à Madagascar, puis la volte face vers l’Amérique du Sud, avec deux stations sur Rio de Janeiro et sur l’Amazone, la remontée vers les Antilles, qui sont englobées au Pérou, puis la Floride et l’Amérique du Nord jusqu’au Canada. Deuxièmement, les informations sont doublées d’un commentaire érudit, avec des renvois à la mythologie et à la science classiques, commentaire qui a le rôle, comme le montre Frank Lestringant, l’éditeur du texte, de réduire l’inconnu au connu. Toutefois, bien qu’elle ait le mérite de mieux orienter des lecteurs peu habitués à voir leurs repères géographiques balayés d’un seul coup, cette procédure introduit aussi des faux effets de perspective.
La déformation touche aux deux points de grand intérêt de la description, là où l’apport informatique original est des plus consistants> la présentation des cannibales et celle des amazones. Bien sur, il n’est pas question de s’attendre à ce que les érudits de la Renaissance eussent compris quoi que ce soit des rites chamanistes de prélèvement du pouvoir (la force de vie) des ennemis (ou même d’un parent mort) et de purification après la mise à mort d’un tel prisonnier. Alors, on voit Thevet-Héret, imprégnés des traditions sur les anthropophages scythes et indiens, traduire les rites sacrificiels dans le “langage” européen de l’élevage, la mise à mort et le dépècement d’un bétail (de préférence le porc) destiné à la consommation. “Le prisonnier ª…º sera fort bien traité quatre ou cinq jours, après on lui baillera une femme, par aventure la fille de celui auquel il sera le prisonnier, pour entièrement lui administrer ses nécessités à la couchette ou autrement< cependant est traité des meilleures viandes que l’on pourra trouver, s’étudiant à l’engraisser comme un chapon en mue jusques au temps de le faire mourir. ª…º Le corps, ainsi mis par pièces et cuit à leur mode, sera distribué à tous, quelque nombre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quant aux entrailles, les femmes communément les mangent, et la tête, ils la réservent à pendre au bout d’une perche sur leurs logettes, en signe de triomphe et victoire< et spécialement prennent plaisir à y mettre celles des Portugais.”
Quant au portrait des amazones, il bénéficie d’un façonnage encore plus radical, puisque, au contraire des cannibales que Thevet a tout de même pu voir sur le vif, les femmes guerrières n’existent que dans une maigre légende. Il s’agit de la relation de Francisco de Orellana, compagnon de Pizzaro dans la conquête du Pérou et premier explorateur du fleuve amazonien. Durant l’expédition de 1540-1541, au cours de laquelle il descendit le fil d’eau depuis les Andes jusqu’à l’Atlantique, Orellana a cru à un certain moment être attaqué par une population qui lui sembla entièrement féminine. Le mythe antique des Amazones a vite émergé dans son imagination, ce qui a valu au plus grand cours d’eaux du monde son nom actuel. Bien que des doutes planassent déjà sur la véridicité de l’identification faite par le conquistador espagnol, l’auteur des Singularitez de la France Antarctique a décidé de prendre la part du mythe. “Quelques-uns, commente-t-il, pourraient dire que ce ne sont Amazones, mais quant à moi, je les estime telles, attendu qu’elles vivent tout ainsi que nous trouvons avoir vécu les Amazones de l’Asie”. Ainsi, il applique sur une information des plus vagues, sinon douteuse, la description standard des Amazones> “elles sont séparées d’avec les hommes et ne les fréquentent que bien rarement, comme quelquefois en secret la nuit ou à quelque autre moment déterminé. Ce peuple habite en petites logettes et cavernes contre les roches ªcontamination avec la figure du troglodyteº, vivent de poisson ou de quelques sauvagines, de racines et quelques bons fruits que porte ce terroir. Elles tuent leurs enfants mâles, incontinent après les avoir mis sur terre< ou bien les remettent entre les mains de celui auquel elles les pensent appartenir. Si c’est une femelle, elles la retiennent à soi, tout ainsi que faisaient les premières Amazones.” Pour prévenir les doutes possibles sur l’existence d’un peuple féminin en Amérique, Thevet, ou plutôt Héret, n’hésite pas à lui construire, de toutes pièces, une généalogie. Il énumère quatre nations d’Amazones> celles d’Afrique, les plus anciennes, entre lesquelles figurent les Gorgones qui avaient Méduse pour reine< celles de Scythie, près du fleuve Tanaïs ªle Donº, dont parle Hérodote< celles d’Asie, près du fleuve Thermodon, visitées par Alexandre< et celles d’Amérique, migrées dans ce continent sous leur reine Penthésilée, après la chute de Troie.
Thevet n’est pas le premier français à avoir atteint et décrit le Brésil. En 1503, donc assez tôt dans l’histoire des découvertes, Paulmier de Gonneville part de Honfleur sur le navire l’Espoir, accompagné par deux navigateurs portugais, pour tenter d’atteindre les Indes par le cap de Bonne-Espérance. Ils dépassent la ligne et descendent vers le sud sans problèmes. Mais quelque part au niveau du tropique, ils sont confrontés pendant trois semaines avec des vents contraires, puis le pilote mort d’apoplexie, ils perdent la route et sont réduits à se laisser aller à l’abandon. Sans savoir où ils ont été amenés, ils accostent au Brésil. Ils y sont bien reçus par les Indiens Carijo, qui voient en eux “des anges descendant du ciel”. Les Européens, à leur tour, sont émerveillés par le pays “fertile, pourvu de force bêtes, oiseaux, poissons arbres et autres choses singulières inconnues en Chrétienté”. Le mode de vie des Indiens, surtout, leur rappelle l’Age d’Or, avec sa simplicité et son manque d’effort pour assurer la vie> “les Indiens étant gens simples, ne demandant qu’à mener joyeuse vie sans grand travail< vivant de chasse et de pêche, et de ce que la terre donne d’elle-même, et de quelques légumes et racines qu’ils plantent”. Le contraste entre nature et civilisation, qui obsédera les penseurs des XVIe et XVIIe siècles, trouve son origine dans des telles descriptions que le Nouveau Monde fournissait à l’Ancien.
Finalement, ils décident de rentrer en France, en ramenant avec eux le fils du roi Arosca, Essomericq, bientôt baptisé Binot. Ils font deux escales plus au nord, qui leur donnent l’opportunité de confirmer les stéréotypes déjà établis du mauvais et du bon sauvage (correspondant aux îles infernales et respectivement paradisiaques de saint Brendan). Si les Tupinamba se montrent accueillants, les Tupiniquin sont agressifs et tuent trois membres de l’équipage. Ce qui leur vaut d’être aussitôt assimilés aux anthropophages de la mythologie médiévale, dans un portrait où les observations ethnographiques sont colorées par les jugements affectifs sur la nudité, le cannibalisme, la déformation rituelle et/ou esthétique du corps et autres mœurs incomprises> “des Indiens rustres, nus comme au sortir du ventre de leur mère, hommes et femmes< bien peu couvraient leur nature< se peignant le corps, notamment de noir< lèvres trouées, les trous garnis de pierres vertes soigneusement polies et agencées< incisés en maints endroits de la peau, par balafres, pour paraître plus beaux garçons, sans barbe, mi-tondus. Au reste, cruels mangeurs d’hommes”.
Le Continent Austral Inconnu
Néanmoins l’aspect le plus spectaculaire du voyage de Gonneville ne consiste pas dans ces rencontres avec des aborigènes américains. Sur le chemin de retour, l’Espoir est attaqué par des pirates, l’un anglais, l’autre breton, qui le font couler. Les journaux de bord sont perdus et la “relation authentique” du voyage sera reconstituée de mémoire plus tard, une fois les survivants de l’équipage rentrés à Honfleur. Or, de ce compte rendu ne résulte pas clairement où est située la terre du vieux roi Arosca. Aucune mention de l’Amérique du Sud n’y étant faite, le récit paraît se rapporter plutôt à un nouveau continent, situé au sud de l’Afrique, vers le pôle antarctique. De cette relation, retrouvée et restituée un siècle plus tard, par l’Abbé Jean Paulmier de Courtonne, un descendant du prince Essomericq établi en France, se développe le mythe d’un grand continent austral inconnu. Sur les cartes de l’époque, de Oronce Finé, La Popélinière, Mercator ou Ortelius, on voit se dessiner une immense Terra Australis Incognita. Elle s’étend autour du pôle jusqu’au sud de l’Amérique et de l’Afrique, en englobant l’Australie et autres îles du Sud. Le continent fantasmé est presque aussi grand que le vieux monde, Europe, Afrique et Asie confondues. On peut discerner dans cette acromégalie géographique non seulement le désir de remplir une tache blanche de la mappemonde, même d’imagination, vu le manque chronique d’informations concrètes, mais aussi peut-être le reflet du principe de symétrie invoqué par les géographes médiévaux de la sphère, qui voulaient, suivant les raisonnements des néo-pythagoriciens, que la masse de terre de l’hémisphère boréal soit contra-balancée par une masse équivalente dans le continent austral. En tout cas, on voit des plans politiques, économiques et littéraires se construire à partir du supposé continent. En 1582, La Popelinière distingue sur le globe Les Trois mondes> l’Ancien, le Nouveau et la Terre Australe Inconnue. Puisque le Nouveau Monde a été déjà investi par les Espagnols, il recommande au roi de France de se dépêcher de conquérir et de coloniser les terres gigantesques du troisième monde. La chimère se perpétuera jusqu’au XVIIIe siècle. Yves de Kerguelen, en mission de découverte au sud de l’Océan Indien, s’étayant sur des expectatives plutôt fantasmatiques que scientifiques, débarque aux îles qui garderont son nom, mais veut croire et rapporte en France qu’il y a abordé le grand continent. Pourtant, quelque trente années plus tôt, un autre voyage, de Bouvet-Lozier, avait déjà laissé douter que le continent austral fût bien plus recoulé vers le pôle qu’on ne le pensait pas. C’est avec l’expédition de James Cook, entre 1776-1780, que le Sud est exploré systématiquement et que le mythe austral sort des cartes et rentre au pays des illusions.
Les explorations ont beau progresser, et les blancs des cartes disparaître, le mythe paradisiaque ne meurt pas facilement. Bien sûr, après le désenchantement rationaliste de la pensée, il ne s’agit plus de concevoir le Paradis en termes réalistes, mais en termes métaphoriques. Néanmoins, le mythe continue de fournir une grille de symboles qui redirigent la perception des voyageurs. Si l’Amérique se dessine mieux sur les cartes dès le XVIIe siècle, si le continent austral, quant à lui, se dissipe ou, tout au plus, se réduit aux continents beaucoup plus modestes de l’Australie et de l’Antartique dès le XVIIIe siècle, l’emplacement du Paradis n’est que repoussé dans des recoins plus reculés, dans des îles encore inexplorées. Je m’arrêterai, pour conclure ce travail, sur deux relations plus tardives, dans lesquelles le mythe de l’Eden continue de rayonner.
La première est le Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes Orientales. Le texte, publié en 1707, raconte la tentative d’installation d’une colonie huguenote aux Mascareignes. De toute l’expédition projetée ne part finalement qu’un bateau de reconnaissance, l’Hirondelle, ayant comme destination l’île Bourbon ªla Réunionº, rebaptisée par les futurs colons l’île de l’Eden. Le navire n’y arrive pas et débarque huit réfugiés huguenots, dont François Leguat, sur une autre île, Diego-Ruys ªîle Rodrigueº. Les huit pionniers y resteront plusieurs années, puis repartiront sur une barque improvisée vers l’île Maurice, où ils passeront deux ans d’enfer, tourmentés par les autorités locales, et finiront par retourner en Europe en 1698, huit ans après leur départ. La beauté de l’île Rodrigue, tout autant que le relâchement de la tension de la persécution religieuse subie en Europe, leur donne l’impression, au début du séjour du moins, d’avoir accédé au Paradis sur terre. « Nous admirâmes les secrets et divins ressorts de la providence qui, après avoir permis que nous eussions été ruinés dans notre patrie, nous en avoit ensuite arrachez par diverses merveilles, et voulut enfin essuyer nos larmes dans le Paradis Terrestre qu’elle nous montrait et où il ne tiendrait qu’à nous d’être riches, libres et heureux. » La description que Leguat donne de l’île est vraiment arcadienne. L’air est « admirablement pur et sain », « riant et serein », les chaleurs de l’été sont fort modérées, les saisons se confondent dans un printemps éternel, les arbres « hauts et droits » offrent une protection contre les intempéries, la terre produit les fruits nécessaires à l’alimentation des colons et le gibier est très coopérant > il suffit de mouiller l’hameçon pour que le poisson morde et, en ce qui concerne la chasse, « il n’y a qu’à frapper sur un arbre ou à crier de toute sa force, et le gibier qui entend ce bruit accourt incontinent, de sorte qu’il n’y a qu’à choisir ». Le merveilleux de la description a une couleur de rêve névrotique, destiné à compenser les chagrins éprouvés en Europe. Les compagnons de Leguat ne paraissent pas avoir partagé sans réserves son enthousiasme. La preuve est leur désir de partir, assez vite formulé. Malgré le conseil contraire de François, les autres réfugiés décident d’abandonner l’île du paradis, en invoquant non tant les moustiques, les muches et autres bestioles, les invasions de rats ou de crabes, ou l’ouragan annuel qui détruit invariablement leurs abris, mais l’absence de la compagnie des femmes, contraire aux préceptes de Dieu en Eden. Quoique ces nouveaux Adams ne sont pas chassés mais s’en vont de leur propre gré de l’île, il reste que les fantasmes qu’elle suscite en Leguat recoupent point par point la description standard du Paradis Terrestre et réinventent le mythe heureux de l’Age d’Or.
Peut-être le dernier explorateur qui se permet le luxe de céder aux charmes de la vision paradisiaque, avant que la géographie ne soit définitivement adjugée à la science positive, est Bougainville. Parti en 1766 de Brest pour l’Amérique du Sud, avec la mission de remettre officiellement les Malouines aux autorités espagnoles, Bougainville enchaîne par un voyage de circumnavigation de la terre, destiné à explorer les mers du Sud. Avec deux bateaux, la frégate La Boudeuse et la flûte L’Etoile, il traverse le détroit de Magellan, où il entre en contact avec les Patagons (un des derniers peuples aborigènes encore entourés d’un mythe fabuleux), et s’engage dans le pacifique. Après une traversée difficile, pendant laquelle le scorbut commence à attaquer les équipages, il arrive en vue de Taïti ªTahitiº. L’opulence du paysage et le chaleureux accueil des habitants activent dans l’esprit du navigateur l’imagerie paradisiaque. Tous les topoï de la mythologie classique et biblique accourent pour lui fournir des termes de comparaison. « Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden < nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité ». Le « peuple nombreux » qui y habite, dans des maisons dispersées sans aucun ordre et sans former jamais de village », lui rappelle les champs Elysées. En accord avec la théorie antique de l’influence des climats sur l’anatomie humaine, les Taïtiens sont les hommes les mieux faits et mieux proportionnés > « pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles ». Les utopies déistes du XVIIe et XVIIIe siècles ne manquent pas d’influencer Bougainville, en lui fournissant la description d’un mode de vie pré-adamique, sans les corruptions de nature et de morale apportées par le péché. Dans les Taïtiens, l’explorateur admire « l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité », « la finesse de tous leurs sens », « la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge » grâce au régime alimentaire naturel et modéré, la nudité innocente, la « bonne foi » dont ils témoignent dans leurs relations, la communauté de biens et l’absence de l’instinct de propriété, le gouvernement « éclairé » assuré par les chefs, la langue harmonieuse et très mélodique. Le plus grand succès, en l’Europe plus ou moins libertine du XVIIIe siècle, aura néanmoins la description des mœurs sexuelles des indigènes > « Ici une douce oisiveté est le partage des femmes, et le soin de plaire leur plus sérieuse occupation. Je ne saurais assurer si le mariage est un engagement civil ou consacré par la religion, s’il est indissoluble ou sujet au divorce. Quoi qu’il en soit, les femmes doivent à leurs maris une soumission entière > elles laveraient dans leur sang une infidélité commise sans l’aveu de l’époux. Son consentement, il est vrai, n’est pas difficile à obtenir, et la jalousie est ici un sentiment si étranger, que le mari est ordinairement le premier à presser sa femme de se livrer. Une fille n’éprouve à cet égard aucune gêne < tout l’invite à suivre le penchant de son cœur ou la loi de ses sens, et les applaudissements publics honorent sa défaite. Il ne semble pas que le grand nombre d’amants passagers qu’elle peut avoir eu l’empêche de trouver ensuite un mari. Pourquoi donc résisterait-elle à l’influence du climat, à la séduction de l’exemple ? » Ce culte de l’érotisme amène l’explorateur à baptiser Taïti du charmant non « la nouvelle Cythère », l’île de la déesse de l’amour.
Bougainville n’est pas pour autant un idéaliste irrémédiable. Tout au contraire, il est un officier de marine très soigneux avec les informations de navigation qu’il rassemble. En plus, il est aussi un homme de son époque, qui se sent obligé de faire des concessions au Zeitgeist sceptique des Lumières en ce qui concerne les mythèmes paradisiaques. Si dans le Journal de l’expédition il laisse sa fantaisie se délecter sans censure dans le décor édénique, dans le Voyage qu’il publie en 1771 il apporte des corrections à ses considérations idylliques, faisant place à des jugements plus sévères sur la cruauté des pratiques guerrières, sur les « superstitions » religieuses, sur les inégalités de classe ou sur l’ « oisiveté » des Taïtiens. Heureusement (pour l’imaginaire littéraire), ces réserves ne parviennent pas à assombrir la lumière arcadienne qui baigne l’île dans le journal. L’encadrement contrastant offert par les autres îles rencontrées au cours du voyage (les îles Pernicieuses, l’Enfant perdu, l’île des Lépreux, noms qui rappellent les îles infernales de saint Brendan) ne fait que mieux mettre en relief, comme dans un diaporama, l’excellence féerique du Tahiti de Bougainville.
Explorateurs et conquistadors
Je voudrais conclure par une comparaison entre l’imaginaire des explorateurs et celui des conquistadors. La distinction entre ces deux typologies est évidement difficile à soutenir jusqu’au but, je l’envisage toutefois d’une manière qui, j’espère, ne simplifie pas intolérablement les choses. Je vois dans l’explorateur le personnage qui se donne comme but principal de son expédition la découverte et la connaissance de territoires inconnus (ce qui n’exclut d’ailleurs l’attente de quelques bénéfices – titres, richesses, terres, esclaves, réputation et gloire etc.). Par contraste, le conquistador est un personnage qui, même quand il explore un territoire vierge, a pour but principal la conquête des royaumes indigènes, leur mises à sac, leur colonisation, leur exploitation. Colomb, Vespucci, Magellan, Verrazano, Cartier, Bougainville rentrent dans la première catégorie, alors que Hernando Cortéz, Francisco Pizzaro et les autres conquérants du Nouveau Monde, dans la seconde. Je ne me propose pas d’angéliser la typologie de l’explorateur et de sataniser celle du conquistador, je voudrais seulement avancer, avec toutes les précautions, l’observation suivante. La pulsion cognitive qu’on peut attribuer aux explorateurs paraît déterminer l’apparition dans leurs récits des symboles de la quête paradisiaque. La pulsion guerrière des conquistadors active plutôt les symboles de la quête chevaleresque. En arrivant à Tenochtitlan, la magnifique capitale de l’empire aztèque, le chroniquer de l’expédition de Cortéz ne trouve meilleure comparaison pour exprimer son émerveillement que celle avec un château enchanté d’Amadis de Gaule. Le même stock d’images, fourni par les corpus réunis des textes sur les Indes fabuleuses, d’une part, et des îles fantastiques de l’Océan, de l’autre, est valorisé sous des lumières différentes et complémentaires, en fonction de la motivation qui pousse les explorateurs. La curiosité, le désir de connaître, détermine les Européens à recourir aux images de l’Eden, du bon sauvage, de la pureté et de la beauté. Le désir d’appropriation et de conquête, par contre, se procure une autojustification en renversant ces images dans leur contraire > Enfer, hommes-bêtes, monstres, souillure physique et morale, laideur. La sélection des valeurs paradisiaques ou infernales, que la pensée enchantée des Européens opère dans les mythes classiques et bibliques qui leur servent de grille interprétative, reflète peut-être moins les réalités rencontrées que l’intention qui gouverne ces rencontres.
Bibliographie sélective
Pseudo-Callisthène, Le Roman d’Alexandre. Vie d’Alexandre de Macédoine, Traduction et édition par Aline Tallet-Bonvalot, Paris, Flammarion, 1994
Xavier Walter, Avant les grandes découvertes. Une image de la Terre au XIVe siècle. Le voyage de Mandeville, Préface de Pierre Chaunu, Roissy-en-France, Alban Editions, 1997
Navigatio Sancti Brendani Abbatis from Early Latin Manuscripts, Edited with Introduction and Notes by Carl Selmer, Doublin, Four Courts Press, 1989
Oeuvres de Cristophe Colomb, Présentées, traduites de l’espagnol et annotées par Alexandre Cioranescu, Paris, Gallimard, 1961
Jacques Cartier, Voyages au Canada. Avec les relations des voyages en Amérique de Gonneville, Verrazano et Roberval, Edités par Ch.-A. Julien, R. Herval, Th. Beauchesne, Introduction de Ch.-A. Julien, Paris, François Maspero, 1981
Jacques Cartier, Relations, Edition critique par Michel Bideaux, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986
Le Brésil d’André Thevet, Les singularités de la France Antarctique (1557), Edition intégrale établie, présentée et annotée par Frank Lestringant, Paris, Editions Chandeigne, 1997
François Leguat, Aventures aux Mascareignes. Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes Orientales 1707 (Texte intégral), Introduction et notes de Jean-Michel Racault, Paris, Editions de la Découverte, 1984
Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi la Boudeuse et la flûte L’Etoile, Paris, Gallimard, 1982