Corina-Amelia Georgescu
Les fonctions du regard textuel dans Michel Strogoff
I. Introduction
L’œuvre de Jules Verne s’offre au chercheur comme une provocation, car il ne sait pas quelle approche choisir : toutes les perspectives sont possibles et elles se montrent aussi séduisantes les unes que les autres. Alors chacun essaie de limiter ce choix infini en appelant à un corpus précisément défini et à une ou plusieurs approches qui lui semblent plus intéressantes ou plus appropriées que les autres. Nous nous sommes confrontés avec ce genre de provocation en essayant de choisir le sujet de ce travail et nous nous sommes difficilement décidés à travailler sur le roman Michel Strogoff qui propose même à une première lecture, beaucoup de pistes de recherches. Finalement, en considérant que le regard est le fil qui guide le personnage principal du début jusqu’à la fin, nous avons estimé que ce serait un sujet captivant pour une telle recherche. D’ailleurs, la question du regard est très vaste par les connexions et par les connotations que ce mot peut évoquer : point de vue, description, réalisme du détail dans la présentation des personnages, des endroits ou des phénomènes, tout comme la minutie de suggérer les relations interhumaines. Arrivé à ce point, on est de nouveau en difficulté. C’est pour cela que nous avons limité encore une fois l’objet de notre recherche en le précisant en même temps :
1) Notre analyse porte uniquement sur le regard des personnages et non pas sur celui du narrateur qui nous mènerait vers la question du point de vue ou de la focalisation.
2) En ce qui nous concerne, les termes « regard » et « vue » ne sont pas de synonymes. Selon la définition qui existe dans Le Petit Robert, le verbe regarder signifie faire en sorte de voir, s’appliquer à voir (qqn, qqch), ayant comme synonymes les verbes examiner et observer. D’autre part, le verbe voir signifie percevoir les images des objets par le sens de la vue. La différence entre les deux verbes est apparemment insignifiante, il y a même des cas où ils peuvent apparaître comme des synonymes. Cependant, la différence entre les deux surgit au moment où l’on prend en considération le caractère volontaire de l’action : le verbe voir est plutôt lié au domaine de la perception, impliquant un acte involontaire, tandis que le verbe regarder met précisément en relief le côté volontaire de l’acte considéré. C’est dans cette direction que notre analyse avance, car le nom regard (selon la définition fournie par le même dictionnaire) a le sens d’action, manière de diriger les yeux vers un objet, afin de le voir, mais aussi d’expression des yeux de celui qui regarde. Il importe de mettre en évidence le fait que le regard ne renvoie pas seulement à une action, mais aussi à quelque chose de plus profond, aux sentiments.1 Nous pouvons nous rendre compte facilement que le regard textuel ressemble au regard réel. En fait, on pourrait considérer le regard comme un signe (selon la définition de Saussure2) qui possède un signifiant (l’action de regarder) et un signifié (l’expression des yeux de celui qui regarde), similaire au signe linguistique. Vu dans ce contexte, le regard acquiert la possibilité de transmettre des messages, en étant considéré unanimement par les spécialistes comme un moyen de communication non-verbale.3 Dans ce contexte, nous allons essayer de voir si les fonctions du regard ressemblent les fonctions du langage établies par Jakobson.4
II. Les Fonctions du regard textuel
Pour établir les fonctions du regard textuel, nous avons pris en considération le schéma de la communication telle qu’il a été proposé par Jakobson et la fonction qu’il associe à chaque facteur qui détermine la communication verbale.5
Puisque le regard est une forme de communication non-verbale, les types de messages qu’il transmet doivent être mis en relation avec ceux du corps tout entier. En faisant une étude sur le corps aristocratique, Mireille Labouret-Grare6 ajoute aux six fonctions établies par Jakobson une septième qu’elle appelle « anti-linguistique » et qui montre en quoi le message du corps peut contredire celui du discours verbal.
En ce qui nous concerne, nous avons identifié les fonctions du regard, en prenant en considération le but auquel il sert, telles qu’elles s’offrent à l’analyse dans le roman Michel Strogoff. Courrier du czar, Michel Strogoff est chargé par celui-ci à remettre à son frère qui se trouve à Irkoutsk, une lettre dans laquelle on le prévenait que l’invasion tartare menaçait de soustraire à l’autonomie russe les provinces sibériennes et que le traître Ivan Ogareff qui s’était allié aux tartares voulait le tuer. Le héros doit donc parcourir le trajet Moscou-Irkoutsk à tout prix et, si possible sans révéler son identité. Dans ce contexte, tout le roman semble redevable au couple vue/vie, couple symboliquement constitué de deux termes presque identiques du point de vue phonique et graphique, d’où leur équivalence, telle qu’elle est affirmée par Jean-Pierre Goldenstein7 : « La vue c’est la vie ». Sa remarque est une déduction d’un des commentaires du narrateur : « Perte de la vue, plus terrible peut-être que perte de la vie ! »8
– La fonction informative se manifeste lorsque le sujet du regard veut s’informer sur ce qui l’entoure, espaces ou personnes. Ce genre de regard a à son origine la curiosité, parfois de l’inquiétude, mais aussi le désir de surprendre un secret. C’est le regard spécifique à ceux auxquels le métier demande de s’informer attentivement, tels Alcide Jolivet ou Harry Blount. Au début du voyage, le journaliste français « regardait de tous ses yeux et faisait vingt questions auxquelles on ne répondait que très évasivement »9. Son regard s’applique à tout découvrir et le lecteur pourrait avoir l’impression que c’est une des habitudes naturelles acquises grâce à son métier, mais lorsque le personnage en question n’est plus journaliste, comme c’est le cas de Michel Strogoff, la fonction informative du regard devient très évidente d’autant plus qu’elle se manifeste en relation avec certaines personnages qui auront plus tard une influence significative sur sa mission ; il s’agit des tsiganes et des tartares. Son premier contact avec les tsiganes qui se produit la nuit, dans la rue, l’oblige à les considérer attentivement, car le courrier du czar doit être prévoyant :
Il lui sembla alors, en l’observant bien, qu’il avait affaire à une sorte de bohémien, tel qu’il s’en rencontre dans toutes les foires, et dont il n’est pas agréable de subir le contact ni physique, ni moral. Puis, en regardant plus attentivement dans l’ombre qui commençait à s’épaissir, il aperçut près de la case un vaste chariot, demeure habituelle et ambulante de ces zingaris ou tsiganes qui fourmillent en Russie, partout où il y a quelques kopeks à gagner.10
Les informations que Strogoff se procure en regardant le bohémien sont entièrement mises sous le signe de la subjectivité à cause du modalisateur « sembla » et soulignent encore une fois la distinction regarder/voir et le côté volontaire du premier verbe. Cette rencontre apparemment due au hasard, s’avérera très importante pour l’avenir du personnage et si, pour l’instant le regard n’a qu’une fonction d’information, celle-ci sera complétée par la fonction d’évaluation qu’il acquiert.
– Cette fonction d’évaluation de l’objet du regard est très évidente dans le roman que nous prenons en considération, d’autant plus que deux de ses occurrences sont placées au début et respectivement à la fin du roman justement pour que le lecteur attentif les mette en relation et pour que l’on puisse accentuer la différence entre le personnage positif et le personnage négatif sans les mettre en présence. La rencontre du czar et de Michel Strogoff débute par un regard à fonction évaluative :
Le czar, sans lui adresser la parole, le regarda pendant quelques instants et l’observa d’un śil pénétrant, tandis que Michel Strogoff demeurait absolument immobile.
Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute, retourna près de son bureau, et, faisant signe au grand maître de police de s’asseoir, il lui dicta à voix basse une lettre qui ne contenait que quelques lignes.11
L’évaluation ne s’accomplit pas par des questions ou à travers une discussion, c’est-à-dire par le langage, mais par le regard qui ne dure que quelques instants, mais qui semble pouvoir pénétrer Strogoff jusqu’aux tréfonds de son être. C’est uniquement à la fin de cet examen que le czar se déclare satisfait du courrier que l’on lui avait proposé, mais comme pour s’en assurer encore une fois, il le regarde de nouveau « bien en face, les yeux dans les yeux ».12
Ce deuxième regard est en quelque sorte différent du premier pendant lequel l’objet du regard était immobile, passif. L’expression les yeux dans les yeux suggère la réciprocité de ce regard et l’emploi du singulier IL au lieu du pluriel ILS ne fait que mettre en évidence le point de vue duquel s’accomplit l’évaluation et la supériorité du sujet du regard.
Le fragment qui s’oppose à celui-ci, mais qui semble être son image déformée en miroir est placé à la fin du roman et met face à face le grand-duc, frère du czar, et Ivan Ogareff qui veut passer pour Michel Strogoff. Les deux personnages qui y prennent partie semblent être les doubles de ceux qui s’étaient rencontrés au début du roman : le grand-duc est le double moins expérimenté du czar, tout comme Ogareff est le double négatif de Strogoff :
Le grand-duc regarda Ivan Ogareff pendant quelques instants, et avec une extrême attention. Puis :
– Tu étais, le 15 juillet, à Moscou ? lui demanda-t-il. 13
L’évaluation se produit toujours premièrement par le regard et puis, mais tout de suite par la parole et nous sommes frappés par l’identité des mots choisis pour ce deuxième fragment. D’ailleurs l’attention semble la même, mais elle est rendue uniquement par l’adjectif « extrême », beaucoup moins suggestif que l’expression employée dans le premier fragment.14
– La fonction émotive est basée sur la capacité du regard à exprimer des émotions. Il s’agit des émotions agréables ou désagréables qui sont remarquées plus ou moins par ceux qui les provoquent ou par ceux qui en sont témoins. Cette fonction émotive du regard semble réussir à opérer une distinction entre les personnages, car ceux dont les regards expriment des sentiments mesquins tels la méchanceté (Ogareff) ou la joie sauvage (Sangarre) se placent dans la catégorie des opposants, tandis que ceux dont le regard reflète la dignité ou l’amour (Strogoff ou sa mère) peuvent être qualifiés comme des personnages positifs. L’amour de Marfa pour son fils l’aide à se maîtriser parfaitement lorsqu’elle voit son fils pour ne pas le compromettre devant Ogareff :
Sur l’ordre d’Ivan Ogareff, les prisonniers défilèrent devant Marfa Strogoff, qui resta immobile comme une statue et dont le regard n’exprima que la plus complète indifférence. 15
A son tour, Michel se comporte d’une façon très digne, même s’il sait qu’il était menacé et refuse de trahir ou de demander de la pitié de ses ennemis ; il fait encore plus : il les méprise et son « regard hautain pour l’émir, méprisant pour Ivan Ogareff »16 exprime clairement son attitude. Le regard à fonction émotive s’avère souvent plus apte à exprimer les sentiments intenses que la parole ne peut l’être et il se manifeste dans les points-clé du récit comme pour augmenter l’intensité de celui-ci et pour accentuer le suspense. Pourtant, le regard ne se limite pas à exprimer des sentiments ; il veut provoquer une réaction, ce qui relève d’une autre fonction, notamment la fonction performative.
– La fonction performative reflète la qualité du regard d’émettre tout message désiré, voire de soutenir des dialogues avec le regard de l’autre lorsque les circonstances l’y obligent et, si cela ne suffit pas, de faire l’autre agir dans le sens qu’il souhaite sans que rien ne soit dit. Moins bien représentée que les fonctions que nous venons de commenter auparavant, la fonction performative est pourtant très importante, car elle met en évidence le pouvoir du regard de Strogoff. Celui-ci se manifeste premièrement dans une circonstance quelconque, sans signification réelle pour l’évolution du récit, lorsque le courrier du czar regarde un voyageur dont la position gênait Nadia et celui-ci change de position tout de suite.17 En effet, la relevance de cette fonction devient saisissable à la fin du roman, lorsque Strogoff affronte Ogareff :
Ces yeux qui semblaient lire jusqu’au fond de son âme et qui ne voyaient pas, qui ne pouvaient pas voir, ces yeux opéraient sur lui une sorte d’effroyable fascination.
Tout à coup, Ivan Ogareff jeta un cri. Une lumière inattendue s’était faite dans son cerveau.
« Il voit, s’écria-t-il, il voit !… »
Et, comme un fauve essayant de rentrer dans son antre, pas à pas, terrifié, il recula jusqu’au fond de la salle.18
Le pouvoir des yeux de Strogoff s’exerce visiblement sur Ogareff et les conséquences en sont plusieurs. Ce pouvoir devient synonyme avec la fascination19 dont le résultat peut être la paralysie de l’adversaire. Dans le cas d’Ogareff, la fascination détermine un moment de prise de conscience, au niveau mental et un recul, dans le plan physique. Ces deux réactions sont provoquées par le regard de Strogoff que nous avons qualifié comme ayant une fonction performative.
– Lorsqu’il transmet le même message que la parole en explicitant le discours verbal ou en le remplaçant, le regard a une fonction métalinguistique. La timidité et la pudeur de Nadia se retrouvent dans sa façon de regarder ; elle remercie Strogoff deux fois en faisant appel au regard :
« Celle-ci regarda un instant le jeune homme, et il y eut un remerciement muet et modeste dans son regard. »20
III. Conclusion
En reprenant les fonctions que nous avons identifiées (informative, d’évaluation, émotive, performative et métalinguistique), nous remarquons que chaque fonction correspond à un certain personnage : la fonction informative du regard est spécifique à Strogoff, la fonction d’évaluation se manifeste dans le cas du czar et de son frère, la fonction émotive se laisse remarquer chez Marfa et Michel Strogoff et le dernier s’exprime également par la fonction performative, tandis que le comportement de Nadia Fédor relève de la fonction métalinguistique du regard. A part le personnage principal dont le regard assume plusieurs fonction, nous pouvons parler d’une sorte de spécialisation du regard. Nous pouvons donc résumer les fonctions du regard selon le but de celui-ci dans le tableau ci-dessous :
No. But Fonction
1 S’INFORMER fonction informative
2 ÉVALUER fonction d’évaluation
3 EXPRIMER UNE ÉMOTION fonction émotive
4 PROVOQUER UNE RÉACTION fonction performative
5 EXPLICITER/REMPLACER LE DISCOURS fonction métalinguistique
Dans ce contexte, le regard des personnages devient un indicateur très important sur leur dominante affective, telle qu’elle se manifeste dans le roman. D’ailleurs, « Michel Strogoff », récit mis sous le signe du regard et de la vue, qui démontre encore une fois la préoccupation de Jules Verne pour le détail, semble pouvoir être lu et analysé de cette perspective qui, sans contredire les autres, ne fait que jeter une lumière différente sur un des romanciers les plus aimés du monde.
Notes
1. Nous avons développé cette distinction dans notre thèse de doctorat Le Regard comme signe de la mentalité dans le roman du XIXe siècle.
2. Saussure, Ferdinand de, Cours de Linguistique générale, Payot, 1971.
3. Voir Corraze, Jacques, Les Communications non-verbales, PUF, 1980 et Descamps, Marc-Alain, Le Langage du corps et la communication corporelle, PUF, 1992
4. Jakobson, Roman, Essais de linguistique générale, Les Editions de Minuit, 1963.
5. Nous faisons une synthèse de ce que Jakobson présente dans le livre que nous venons de citer, pages 213-220.
6. Labouret-Grare, Mireille, Balzac – la duchesse et l’idole. Poétique du corps aristocratique, Honoré Champion, 2002, p. 380.
7 Verne, J., Préface de Michel Strogoff. Moscou-Irkoutsk, Pocket Classiques, Paris, 1999, p. VII8 Verne, J., Michel Strogoff. Moscou-Irkoutsk, Pocket Classiques, Paris, 1999, p. 312.
9. Idem, p. 52.
10. Idem, p. 68.
11. Idem, p. 41(c’est nous qui soulignons)
12. Idem, p. 42.
13. Idem, p. 418 (c’est nous qui soulignons)
14. « l’observa d’un œil pénétrant »
15. Verne, J., Michel Strogoff. Moscou-Irkoutsk, Pocket Classiques, Paris, 1999, p. 287
16. Idem, p. 311.
17. Idem, p. 62.
18. Idem, p. 443.
19. Conformément au Petit Robert, la fascination et l’action qu’exerce quelqu’un/quelque chose sur une personne en fixant son regard ou sa pensée/hypnotisme.
20. Verne, J., Michel Strogoff. Moscou-Irkoutsk, Pocket Classiques, Paris, 1999, p. 62 ; voir également page 90.