La mémoire de la souffrance
La chute du régime communiste en Roumanie, en 1989, a ouvert les tiroirs d’une littérature que la censure toute-puissante avait réduite au silence pendant un demi-siècle. Il s’agit des écrits qui témoignent de la souffrance de tout un peuple sous une dictature qui a provoqué un véritable génocide. Après avoir retrouvé la liberté d’expression, les victimes ont commencé à témoigner du calvaire qu’ils ont enduré pendant les décennies de la « haine de classe » et de construction de « l’homme nouveau ». Toute une littérature est sortie des oubliettes de la mémoire, racontant les atrocités des prisons politiques, des camps de travail forcé, de la déportation, de l’ostracisme social, de la destruction de nos valeurs de culture et de civilisation. Dans les deux dernières décades, le genre des mémoires de prison s’est constitué en un corpus qui compte environ trois cents livres et volumes, véritable « somme » de l’expérience (ou l’expérimentation) sociale traumatique du communisme.
En tant que littérature de frontière ou paralittérature, plus proche de la confession que de la fiction, ce genre a une visée plutôt éthique qu’esthétique. Son rôle premier est de dire la vérité sur une réalité féroce, qui avait été cachée et falsifiée par le régime. Il est le miroir d’un ensemble de vécus portés à la limite de l’humain, qui réclame une rédemption dans le sens presque religieux du terme. C’est aussi est un instrument de remémoration et de connaissance de soi, de reconstruction du passé et de l’histoire personnelle et collective. L’intention esthétique et l’art de l’écriture y sont secondaires par rapport au besoin de confession, et pour la plupart, les auteurs ne sont pas des écrivains de profession. Le genre exige donc une autre échelle de valeurs que celle artistique, une échelle morale ou, selon un jeu de mots bien trouvé, « est-éthique ».
Quel pourrait donc être le critère concret pour valoriser la littérature de détention ? Lui appliquer le critère esthétique serait, évidemment, non seulement immoral, mais aussi contre-productif. Selon un tel jugement, Vingt ans en Sibérie de Anita Nandris-Cudla, par exemple, devrait être exclu de la littérature, puisqu’il est la narration d’un auteur non-professionnel, qui raconte sans aucun souci artistique. Et pourtant, c’est un livre bouleversant, comme beaucoup d’autres du même genre. Au delà de la valeur artistique, ce qui compte dans ces livres est l’authenticité, les valeurs humaines qu’elles charrient. Symétriquement, c’est plutôt le désir « d’écrire beau » qui peut nuire au récit. La prétention de « faire de la littérature » arrive souvent à falsifier le noyau de vérité de la confession. C’est pourquoi nous pensons que le critère qui s’impose pour juger de la valeur de ces livres est la sincérité de l’auteur. Sincérité qu’on ne doit pas confondre avec la véracité historique. Pour toucher ses lecteurs, ces livres ne sont pas obligés de reconstituer correctement (et donc froidement) la réalité extérieure. Il est plus important que l’auteur reflète sa propre vérité intérieure, son vécu inaliénable, ses convictions, sa vision, sans se mystifier soi-même. Le manque de valeur n’est pas causé par le « manque de style », mais plutôt par le manque de sincérité, par le désir de se poser en quelque chose d’autre (idéologue, martyre, juge, écrivain…). Avant tout, les mémoires de prison sont un document humain et historique, et seulement en deuxième instance un document esthétique.
Mais quoi qu’il en soit du genre en tant que tel, le champ est bel et bien constitué et le corpus ne cesse de s’agrandir rapidement. La littérature du Goulag communiste, et l’univers terrifiant dont elle est le miroir et le témoin, se dresse devant nous et ne nous laisse plus la possibilité de feindre l’ignorance.
Corin Braga