Yannick Preumont
Università degli Studi della Calabria, Italia
y.preumont@unical.it
De Ţara Brînzei à Confession pour un ordinateur de Felicia Mihali
From Ţara Brînzei to Confession pour un ordinateur.
Felicia Mihali and the Narrative Discourse
Abstract: The family novel as a whole is best defined in terms of its four most distinguishing characteristics: first, it deals realistically with a family’s evolution through several generations; second, family rites play an important role and are faithfully recreated in both their familial and communal contexts; third, the primary theme of the novel always focuses on the decline of a family; and fourth, such a novel has a peculiar narrative form which is woven vertically along the chronological order through time and horizontally among the family relationships. Felicia Mihali plays with this definition given by Ru Yi-Ling and proposes with Confessions pour un ordinateur a new “personnel du roman”.
Keywords: Romanian Literature; Felicia Mihali; Family Novel; Computer; Narrative Discourse.
Au centre de la production romanesque de Felicia Mihali se trouve la problématique de la famille qui y est déclinée sous divers éclairages. Dans The Family Novel. Toward a Generic Definition, Ru Yi-Ling définit ainsi le roman de la famille :
The family novel as a whole is best defined in terms of its four most distinguishing characteristics : first, it deals realistically with a family’s evolution through several generations ; second, family rites play an important role and are faithfully recreated in both their familial and communal contexts ; third, the primary theme of the novel always focuses on the decline of a family ; and fourth, such a novel has a peculiar narrative form which is woven vertically along the chronological order through time and horizontally among the family relationships[1].
Nos propres études sur la traduction du discours sur la famille nous ont permis d’approfondir la question et l’œuvre de Felicia Mihali fait partie de notre corpus d’investigation. Sa « politique de ré-énonciation »[2] nous a particulièrement intéressés dans le cas de son autotraduction en français de Ţara Brînzei, mais c’est l’invention d’un nouveau « personnel du roman »[3] dans Confession pour un ordinateur qui fera ici l’objet d’une brève analyse.
Nous avons souvent proposé des exemples tels qu’un foyer qui reste « lisse » après la disparition du dernier habitant et qui peut être un cas intéressant de ré-énonciation: « Cet endroit restera lisse comme une paume de nouveau-né »[4]/ « Locul va rămîne neted ca-n palmă »[5]était écrit dans le texte roumain de départ. et nous ne devrions pas être étonnés par l’ajout de « abandonnée comme un squelette » lors du passage de « casa aceea, rămăse goală »[6]à « cette maison vide, abandonnée comme un squelette »[7]. D’une façon générale, parler de désagrégation des familles signifie, grâce au multilinguisme et au multiculturalisme qui caractérisent les auteurs et leurs traducteurs[8], donner des exemples concrets d’une grande créativité et d’intéressantes pratiques de reformulation. Mais à présent, après le passage de « Zgomotul motorului s-a auzit vreme îndelungată, ca o chemare » (p. 9) à « J’ai écouté longtemps le bruit du moteur qui me suppliait avec insistance, comme une lourde prière » (p. 13), le texte français rendant plus expressive la description de l’éclatement d’un noyau familial vécu dans la douleur, nous pouvons affirmer qu’avec le dernier roman de Mihali, il y a une évolution vers la disparition du chœur classique tragique, fait que nous désirons mettre en évidence dans une démarche scientifique d’observation et d’exploration du phénomène de la transtextualité.
Dans Confession pour un ordinateur nous pouvons facilement repérer les « formes de l’écriture oblique »[9], l’humour[10] et le discours tragique[11], fort nuancé, surtout : les « cavalcades » érotiques de l’héroïne font oublier quelque peu que, si elle est la Belle et la nymphe Galatée[12], que si elle peut se voir, grâce au peintre Serge, en Kyra[13], elle est aussi, après un divorce raconté de façon plus réaliste que les déboires évoqués dans Le pays du fromage, où le rêve et le délire prennent souvent le dessus, une belle Médée qui a connu le désespoir.
Le désespoir me donnait cette beauté unique de l’antique Médée, qui avait tout détruit, afin de maîtriser sa rage, mais qui finissait victorieuse[14].
Mais si le discours ironique et le discours tragique sont présents, un élément important du roman de la famille, le chœur tragique[15] est remplacé par l’ordinateur, seul témoin du déclin du début à la fin du récit. Nous trouverons encore le regard des amis de Serge, de la famille du premier mari et de celle du second, ou encore le regard des parents d’un des amants[16], rappelant quelque peu les scènes comiques avec le grand-père de Jacques dans L’avenir est dans les œufs d’Eugène Ionesco, mais nous ne trouvons plus la présence constante de quelque tante qui pourrait témoigner du désastre, comme le fit l’inoubliable Tante Dide des Rougon-Macquart, et moins encore la vision chorale dont il est encore question dans Dina, et qui rappelle celle d’Aci-Trezza des Malavoglia de Giovanni Verga. La technologie, qui a fait une brève apparition dans Dina[17] et dont la présence n’étonne guère chez un auteur qui a travaillé activement pour une revue électronique (Terra Nova), prend ici le relais pour assister à tout jusqu’à la fin, et même jusqu’après la fin :
Dossier: À la fin
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Dossier: Après la fin
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Dossier: À la fin des fins
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Felicia Mihali multiplie les versions de Ţara Brînzei à Confession pour un ordinateur en faisant appel à de nombreux masques, comme ceux dont l’héroïne du dernier roman se pare pour se raconter à Serge sans oublier les fausses histoires[21] qu’elle raconte à ses autres amants. Nous savons que pour la symbolique profonde :
tout homme a un vrai visage, un visage originel qui est caché par son visage ordinaire, masque posé sur la vérité de son être. D’où toute l’ambiguïté fondamentale du masque qui révèle nos désirs les plus cachés (nos identifications fantasmatiques) […], qui montre donc notre visage « noir » le plus caché, mais cache notre « moi de lumière » dans notre figure quotidienne[22].
Ce sont les ajouts dus à l’autotraduction[23] des œuvres précédentes et les ajouts dus à une imagination d’artiste féconde qui aboutissent à un résultat aussi étonnant que celui des ajouts Microsoft :
Dossier: Ajouts
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Type de document: Microsoft Word
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Résultat surprenant et neuf où, si l’Histoire ne peut disparaître comme dans les plus grandes réussites du roman familial francophone[32], du moins certains détails peuvent être « gommés ». L’analyse de la construction textuelle du point de vue[33] devra tenir compte de cette évolution et de l’arrivée d’un nouveau type de personnages :
Je vous épargnerai les détails concernant le lieu précis où je suis née et où j’ai grandi ; il ne m’a jamais procuré de plaisir. Quant à mon nom, je pense qu’il est tout aussi inutile que vous le connaissiez, car que seront les noms, à l’avenir, sinon de simples assemblages de lettres, de points ou de chiffres ? Tentez donc de deviner l’histoire d’amour de Fid=9038&da et de In*//box&86664[34].
Bibliographie
A. Berman, La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
M. Cazenave (dir.), Encyclopédie des symboles, Paris, Le Livre de poche, 1998.
J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éd. Laffont, 1982.
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
B. Folkart, Le conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté, Candiac, Les Éditions Balzac, 1991.
G. Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
P. Hamon, Le personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 2004.
P. Hamon, L’ironie littéraire. Essais sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996.
F. Mihali, Confession pour un ordinateur, Montréal, XYZ éditeur, 2009.
F. Mihali, Dina, Montréal, XYZ éditeur, 2008.
F. Mihali, Le pays du fromage, Montréal, XYZ éditeur, 2002.
F. Mihali, Ţara Brînzei, Bucarest, Image, 1999.
Y. Preumont, Dire la famille. Discours tragique et discours ironique, Rome, Bagatto Libri, 2005.
Y. Preumont, « Le roman familial belge – Voyage entre absence et magie », in Poétique du voyage, Quaderni del Dipartimento di Linguistica, no. 22, Università degli Studi della Calabria, 2005, p. 153-176.
Y. Preumont, Lexique familial et énonciation, Arcavacata di Rende, Centro editoriale – Università degli Studi della Calabria, 2004.
Y. Preumont, « Métaphore, descendance et poétique de l’ironie », dans G. Vanhese (dir.), Deux migrants de l’écriture. Panaït Istrati et Felicia Mihali, Arcavacata di Rende, Centro editoriale – Università degli Studi della Calabria, 2008, p. 149-160.
Y. Preumont, Traduire le discours sur la famille, Roma, Aracne, 2009.
A. Rabatel, La construction textuelle du point de vue, Delachaux et Niestlé, Lausanne, 1998.
G. Vanhese (dir.), Deux migrants de l’écriture. Panaït Istrati et Felicia Mihali, Rende, Centro Editoriale e Librario, 2008.
R. Yi-Ling, The Family Novel. Toward a Generic Definition, New York, Peter Lang, 1992.
Notes
[2] B. Folkart, Le conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté, Candiac, Les Éditions Balzac, 1991, p. 398 : « La ré-énonciation, comme l’énonciation, est une appropriation exercée par une subjectivité: le sujet ré-énonciateur rend sien lors de la réception et y met du sien lors de la remédiation. La ré-appropriation est inscrite dans la ré-énonciation et il n’y a lieu ni de s’en scandaliser ni de l’occulter, comme le font les bien-pensants du discours de la traduction. Mais là où l’énonciateur s’approprie la matière pré-discursive fournie par la langue et le polysystème, le ré-énonciateur s’approprie la mise en forme discursive de cette matière par un autre. Cette ré-appropriation se fait selon des modalités diverses, qui traduisent l’attitude du traducteur vis-à-vis de son faire et vis-à-vis de l’énoncé qui fait l’objet de ce faire, modalités qui sont déterminées par ce qu’on pourrait appeler sa “politique de ré-énonciation” ».
[3] Cf. P. Hamon, Le personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 2004.
[8] Cf. Y. Preumont, « Multilinguisme et multiculturalisme. Panaït Istrati et Felicia Mihali face à la traduction du discours sur la famille », in G. Vanhese (dir.), Multiculturalisme et multilinguisme – Multiculturalismo e multilinguismo, Università della Calabria – Arcavacata di Rende, Dipartimento di Linguistica, 2011, à paraître.
[9] P. Hamon, L’ironie littéraire. Essais sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996.
[10] Entre autres exemples: « Ses romans allaient sous peu le rendre populaire, car il avait un humour mordant, et l’humour était la seule façon de rendre supportable la comédie que nous vivions quotidiennement » (F. Mihali, Confession pour un ordinateur, Montréal, XYZ éditeur, 2009, p. 135).
[11] Cf. Y. Preumont, Dire la famille. Discours tragique et discours ironique, Rome, Bagatto Libri, 2005.
[12] F. Mihali, Confession, p. 200: « Notre couple me semblait celui de la Belle et la Bête. […] Il était le sauvage Polyphème tournant autour de la nymphe Galatée ».
[13] Ibid., p. 115: « Je me suis reconnue dans les dessins exécutés d’après l’œuvre de Panait Istrati, dans la jeune Kira Kiralina assistant aux ébats de sa mère ». Voir aussi, à propos de cavalcade érotique, moins prosaïque et bien plus fantastique, dans Kyra Kyralina, G. Vanhese, « L’Albanie dans l’œuvre de Panaït Istrati », in G. Vanhese (dir.), Deux migrants de l’écriture. Panaït Istrati et Felicia Mihali, Rende, Centro Editoriale e Librario, 2008, p. 33 : « Rappelons que le cheval, animal chtonien et psychopompe, “fils de la nuit et du mystère”, est puissamment associé au désir érotique, comme l’est aussi la présence de la chevelure féminine flottant dans le vent de la course, signe d’abandon voluptueux. “Le cheval ténébreux poursuit toujours au fond de nous, remarquent Chevalier et Gheerbrant, sa course infernale” : la passion incestueuse de Dragomir restera latente, comme le montre Giovanni Magliocco dans L’inferno dell’amore. Alterità e sessualità in “Kyra Kyralina” di Panaït Istrati, mais l’évocation de la cavalcade nocturne la dévoile pleinement même si c’est euphémiquement ».
[15] Cf. Y. Preumont, Lexique familial et énonciation, Arcavacata di Rende, Centro editoriale – Università degli Studi della Calabria, 2004.
[16] F. Mihali, Confession, p. 121: « J’avais l’impression que nous faisions l’amour dans un tombeau et qu’il demandait sans cesse pardon à sa mère. Mais j’étais sûre que la professeure lui accordait – bienveillante et compréhensive – sa clémence. Il me prenait sous le drap, car le portrait jauni de ses parents pendait au-dessus de nos têtes ».
[17] Cf. Les conversations avec la mère depuis le Canada: « Je crois que le brouillage constant créé par les lignes internet me fait confondre la première lettre du nom prononcé par ma mère » (F. Mihali, Dina, Montréal, XYZ éditeur, 2008, p. 12).
[21] Entre autres exemples : « Ainsi, inspirée par la musique larmoyante du quartier, je lui ai raconté que je venais de Brasov, que ma mère était morte, que je détestais ma mère adoptive, que j’avais grandi dans un climat de haine, que mon père était partagé entre nous deux. Deux harpies qui le sollicitaient sans arrêt. Je lui ai expliqué avec une foule de détails que chacune réclamait pour elle seule l’affection de ce vieil homme incapable de choisir entre l’amour égoïste de sa fille et celui de son épouse. Le jeune homme était touché aux larmes » (p. 110-111).
[23] Entre autres exemples de « belles infidèles » pour le premier roman de Felicia Mihali : « Alor mei nu le duceam dorul » (p. 15) -> « Mes proches aussi étaient un lourd fardeau pour moi » (p. 19); « Exista fără bucurie în noi şi tot ce era amintire legată de el ne era neplăcută » (p. 25) -> « Il était bien là, dans nos âmes, sans apporter aucune joie, et tout ce qui l’appelait en souvenir, tout ce qui le concernait de très près pesait désagréablement sur nos vies » (p. 29) ; « Ceea ce murise era cu desăvîrşire mort şi nu merita pomenit. Dacă tragedia lor se dovedise inutilă, atunci să cadă în uitare » (p. 27) -> « Ce qui avait disparu était entièrement mort et ne valait pas la peine d’en parler! Ce qui n’existait plus n’avait aucune importance! Avais-je vraiment besoin de me rappeler? Si la tragédie de ces gens était inutile et sans conséquence, alors à quoi bon en parler? Qu’elle tombe pour toujours dans l’oubli! » (p. 31) ; « Să rămînă o singură clădire, restul să fie demolat, tasat, făcut una cu pămîntul » (p. 44) -> « Qu’il reste un seul logis, celui de mes grands-parents, et que les autres, laids et inutiles, soient entièrement démolis, tassés, mêlés à la terre » (p. 48); « Tot ce vroia sărmana femeie era să se asigure ca nu va muri de una singură, părăsită ca un cîine » (p. 50) -> « Tout ce que la pauvre femme voulait était de ne pas mourir seule, abandonnée comme un chien errant, ainsi qu’elle avait vécu » (p. 55) ; « Continuau antipatia bunicii » (p. 59) -> « Mes tantes avaient hérité du mépris de ma grand-mère pour une telle famille et une telle ascendance » (p. 64).
[32] Nous pensons en particulier au roman belge francophone. Cf. Y. Preumont, « Le roman familial belge – Voyage entre absence et magie », in Poétique du voyage, Quaderni del Dipartimento di Linguistica, n°22, Università degli Studi della Calabria, 2005, p. 153-176.