Jean Marigny
Université Stendhal-Grenoble III, France
Jean.marigny@orange.fr
Les fantômes et le mythe de l’innocence enfantine
Ghosts and the Myth of Children’s Innocence
Abstract: This paper deals with the treatment of ghost children in English fantastic literature. These characters are recurrent in Victorian literature. Unlike adult ghosts who are often malevolent, they are generally the innocent victims of a cruel fate which they did not deserve and are consequently harmless. Their presence is only a sad reminder of what they suffered in their lifetime. This conception was respected by twentieth century writers until the seventies. Novels such as The Other by Thomas Tryon or Julia by Peter Straub completely shatter the myth of children’s innocence. It is clearly a post-Freudian conception. Freud and his disciples have demonstrated that young children, far from being the immaculate angels we like to imagine, have strong sexual impulses which my lead them to a criminal behaviour. As Sabine Büssing puts it, children in contemporary literature have become the “strangers in the house”.
Keywords: Fantastic literature; Ghosts; Children; Evil; Innocence.
Pendant la période victorienne qui est considérée comme l’Âge d’Or des histoires de fantômes, on voit souvent des spectres d’enfants dans les récits fantastiques. Ils sont généralement conformes à la conception qu’avaient les victoriens de l’enfance et, à la différence des fantômes adultes qui sont souvent maléfiques, ils apparaissent souvent comme les victimes d’un sort cruel qu’ils n’ont pas mérité. Dans une nouvelle de M. R. James, « Cœurs perdus » (« Lost Hearts », 1895), par exemple, une maison, Aswarby Hall dans le Lincolnshire est hantée par deux fantômes d’enfants, un garçon et une fille. Stephen Elliott, petit orphelin qui a été adopté par son cousin entre deux âges, M. Abney, le propriétaire d’Aswarby Hall, voit les deux fantômes d’enfants d’abord dans ses rêves puis dans la réalité et il est effrayé quand il regarde de plus près la poitrine du petit fantôme : « Sur le côté gauche de sa poitrine s’ouvrait une plaie noire et béante »[1]. Convoqué par son cousin, Stephen entre dans son bureau et, sur la table, il découvre des documents dans lesquels M. Abney reconnaît le meurtre de deux enfants, un garçon et une fille, afin d’obtenir la vie éternelle en absorbant leur âme. Une phrase dit : « Le meilleur moyen d’effectuer l’absorption désirée consiste à extraire le cœur du sujet vivant, à le réduire en cendres et à mélanger celles-ci à une pinte de vin rouge, de préférence, du porto »[2]. Le dénouement de l’histoire est assez sinistre : « On trouva M. Abney dans son fauteuil, la tête rejetée en arrière, son visage exprimant la colère, l’effroi et une douleur mortelle. Une épouvantable plaie au flanc gauche terrible mettait le cœur à nu »[3]. Le lecteur comprend que les deux enfants fantômes ont pris leur revanche.
La nouvelle de M. R. James est probablement le seul exemple de la littérature victorienne dans lequel les fantômes d’enfants deviennent des assassins. Dans la littérature de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les fantômes d’enfants, en règle générale sont totalement inoffensifs. Leur présence, la nuit dans une maison, n’est là que pour rappeler tristement ce qu’ils ont souffert de leur vivant. Loin d’être effrayants, ce sont de gentilles petites créatures, comme la petite Elsbeth dans « Their Dear Little Ghost » (Leur cher petit fantôme) d’Elia Wilkinson Peattie (1898), une petite fille qui meurt quelques jours avant Noël. Le lendemain du jour de Noël, ses frères ont une foule de cadeaux mais, évidemment, il n’y a rien pour la petite fille. La narratrice, qui est la marraine d’Elsbeth, entend pleurer le fantôme. Le Noël suivant, elle décide de disposer des jouets dans la chambre d’Elsbeth. Pendant la nuit, elle entend rire l’enfant et, le lendemain matin, tous les jouets ont disparu. Le petit fantôme les a emportés et il ne viendra plus hanter la maison de ses parents. Une autre histoire émouvante est « Le fantôme perdu » (« The Lost Ghost », 1903) de Mary Eleanor Wilkins-Freeman. Une nuit, une jeune institutrice qui loue une chambre dans une maison appartenant à deux veuves, Abby Bird et sa sœur Amelia Dennison, voit une étrange petite fille au teint pâle, vêtue d’une chemise de nuit, qui murmure qu’elle a perdu sa mère. Le lendemain elle interroge ses hôtes sur cette étrange visiteuse et elle apprend que la maison est hantée par le fantôme d’une petite fille qui est morte de faim après avoir été enfermée dans sa chambre et abandonnée là par son irresponsable mère. Quelques jours plus tard, l’une des deux veuves meurt soudain et la narratrice voit son fantôme marcher dans le jardin tenant la petite fille par la main. Le petit fantôme a enfin trouvé une mère. Dans « L’intercesseur » (« The Intercessor », 1911), nouvelle de May Sinclair, on retrouve la même idée. Le protagoniste, un écrivain du nom de Garvin, loue une chambre dans une maison isolée en campagne appartenant à la famille Falshaw. Les époux Falshaw sont des gens maussades et rustres qui habitent là avec leur nièce Onny. Chaque nuit, Garvin entend pleurer un enfant et il suppose qu’il est enfermé dans une pièce par les Falshaw. Une nuit, il voit une petite fille entrer dans sa chambre, monter sur son lit et l’enlacer. Il comprend finalement que c’est un fantôme mais il n’a pas peur d’elle et une étrange relation s’établit entre eux. Grafton apprend du médecin de famille que les Falshaw avaient une fille qui était totalement délaissée par sa mère et qui s’est noyée accidentellement en tombant dans une citerne. Pleine de remords, la mère a entièrement rejeté le souvenir de sa fille morte. À force de patience, Garvin réussira à réconcilier le petit fantôme et sa mère, d’où le titre de la nouvelle « L’intercesseur ».
Les fantômes dont nous avons parlé viennent hanter les vivants parce qu’ils sont à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un qui leur a manqué de leur vivant ou après leur mort. Parfois, c’est le remords qui les fait apparaître parmi les vivants. Dans « La porte ouverte » (« The Open Door, 1882, nouvelle de Margaret Oliphant, Roland, le fils du colonel Mortimer qui a loué la vieille maison de Brentwood en Écosse, entend chaque nuit dans le parc une voix jeune qui s’écrie « O maman, laisse-moi entrer ». Le colonel Mortimer décide de fouiller le parc de fond en comble pour trouver le détenteur de cette voix mystérieuse mais en vain. Une nuit, il est accompagné d’un médecin et du pasteur du coin, le Dr Moncrieff. Les trois hommes entendent l’orateur invisible et le Dr Moncrieff reconnaît la voix d’un garçon mort il y a quelques années. Ce garçon a fait une fugue laissant sa mère désespérée. Apprenant qu’elle est tombée malade, il est revenu mais c’était trop tard : il a trouvé sa mère sur son lit de mort. Le fantôme veut rejoindre sa mère au paradis mais il en est empêché par son sentiment de culpabilité. Une prière prononcée par le pasteur finit par libérer son âme. Ce genre de fantôme n’a rien d’effrayant mais il suscite plutôt notre pitié.
Les fantômes d’enfants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ne sont jamais maléfiques. Ils peuvent même jouer un rôle positif. Dans « Le grenier » (« The Attic », 1912) d’Algernon Blackwood par exemple, le fantôme d’un petit garçon mort un an avant le début de la nouvelle, redonne la paix à l’âme d’un vieil usurier français du nom de Petavel qui s’est pendu dans le grenier et qui a depuis lors hanté la maison. À la fin de l’histoire, le narrateur voit s’éloigner le vieil homme et le petit garçon main dans la main. Grâce à l’intercession de l’enfant, Petavel a été pardonné pour son suicide, et son âme peut aller au ciel. Dans certains cas, la présence d’un enfant fantôme peut apporter la paix et le réconfort aux vivants. Dans la nouvelle de Hugh Walpole « Le petit fantôme » (« The Little Ghost, 1922), le narrateur qui souffre d’une dépression nerveuse à la suite du décès précoce de son meilleur ami décide de quitter son domicile à Wimbledon et de passer une quinzaine de jours au bord de la mer. Invité par des amis de son frère, il passe son temps dans une maison du XVIIIe siècle. Une nuit, dans sa chambre, il voit une silhouette dans l’obscurité. Les nuits suivantes, il sent une présence près de lui et, au lieu d’en avoir peur, il s’y habitue. Lors de sa dernière nuit dans la maison, il voit enfin une petite fille apparemment effrayée par les bruits faits par des enfants qui jouent. Il essaie de la réconforter et il y a un instant d’harmonie parfaite entre le narrateur et le petit fantôme. Il a soudain l’impression que son propre chagrin s’est dissipé comme si le petit fantôme l’avait réconcilié à l’idée de la mort. À son retour à Londres, il apprendra que le fantôme lui a laissé un cadeau, une poupée portant un nom et une date : « Ann Trelawney, 1710 ». Les petits fantômes peuvent être amicaux et même jouer avec des enfants vivants. Dans « Camarades de jeu » (« Playmates ») de A. M. Burrage (1927), une petite orpheline, Monica, est adoptée à l’âge de huit ans par un certain Everton, célibataire d’un certain âge qui était le meilleur ami de son père. Everton, historien et érudit, ne fait guère attention à sa pupille. Quand il décide de déménager quatre ans plus tard pour habiter une vieille maison dans le Suffolk, Monica est abandonnée à elle-même et elle passe ses journées à jouer avec des fillettes imaginaires dans une pièce qu’elle appelle la « salle de classe ». Everton a la surprise de constater que sa pupille utilise des tournures de phrases et des termes surannés qu’elle n’a jamais appris. Le pasteur local, Parslow, révèle enfin la vérité : la maison où habitent Everton et Monica était, il y a un siècle, une école de filles. Jusqu’à sa fermeture définitive à la suite d’une épidémie de diphtérie. Sept écolières moururent en quelques jours et leurs fantômes sont devenus les compagnes de jeu de Monica. La même idée est utilisée de manière différente par Rosemary Timperley, dans une nouvelle plus récente, « Harry » (1955). Christine est une orpheline âgée de huit ans qui a été adoptée comme bébé par les James. Ses parents adoptifs n’ont jamais su d’où elle venait, comme le règlement de la Société d’adoption de Greyhorne l’interdit. Mrs James est très anxieuse parce que Christine parle constamment avec un compagnon imaginaire qu’elle appelle Harry et elle affirme que c’est son frère. Mrs James, néanmoins, décide de demander à la directrice de la société d’adoption, Miss Cleaver d’où vient Christine. Elle apprend finalement que les parents de Christine habitaient dans un quartier pauvre de Londres et qu’ils avaient deux enfants, Christine, qui était alors un bébé et un frère aîné, Harry, qui avait quatorze ans. Quand le père désespéré décida de commettre un suicide collectif en ouvrant le gaz dans la maison, Harry réussit à sauver sa petite sœur en sautant par la fenêtre de sa chambre. Le bébé était sain et sauf mais son frère s’est tué en sautant. Cette histoire émouvante, cependant, a un dénouement sinistre. Lorsque Mrs James arrive en retard à l’école pour chercher Christine, la directrice lui dit que son frère est déjà venu la chercher. On ne reverra plus jamais la petite fille.
Dans toutes les nouvelles que nous avons mentionnées les enfants fantômes sont avant tout des victimes. Ils ne font preuve d’aucune hostilité envers les vivants et ils essaient plus ou moins de réparer un tort qui leur a été fait de leur vivant, à eux ou à leurs parents proches. Dans « Walnut Tree House » (« La Maison au noyer ») de Charlotte Riddell (1868) par exemple, Edgar Stainton qui vient d’hériter une vieille maison en très mauvais état venant de son lointain cousin, Alfred Stainton, apprend de l’agent immobilier que les lieux sont hantés. Il passe la nuit dans la maison et voit le fantôme d’un petit garçon triste et émacié portant des vêtements en lambeaux. Le lendemain, le notaire de la famille lui explique que le premier propriétaire de la maison, Felix Stainton, a adopté malgré lui les enfants de sa fille décédée, un garçon et une fille. Étant avare, il les a privés de nourriture jusqu’à ce que la petite fille tombât gravement malade. L’une de ses tantes l’a retirée de la maison mais le petit garçon est resté seul et il en est mort de chagrin. Pris de remords, Felix Stainton a rédigé un testament en faveur de sa petite-fille lui léguant sa maison. Mais le testament a été perdu après sa mort et la maison est revenue finalement à son neveu Alfred, et, après la mort de ce dernier, à Edgar. Celui-ci réussit à retrouver la véritable propriétaire de la maison, Mary, la sœur du petit garçon et, ayant retrouvé le testament manquant il lui rend la propriété dont elle avait été spoliée. Voyant que sa sœur est heureuse et que le tort qui lui avait été fait a été réparé, le petit fantôme peut enfin trouver la paix.
Dans la littérature contemporaine, il y a toujours des fantômes d’enfants qui sont pitoyables, inoffensifs et victimes des adultes. C’est le cas de deux romans récents, The Loveliest Dead (Les adorables morts) de Ray Garton (2006), et Le Secret de Crickley Hall (The Secret of Crickley Hall) de James Herbert (2007). Les deux romans racontent l’histoire d’une famille qui s’installe dans une vieille demeure hantée par des fantômes d’enfants. Dans The Loveliest Dead, la maison où arrive la famille Kellar a été naguère habitée par un tueur en série du nom de Leonard Baines. Les fantômes sont ceux des enfants qui ont été enlevés, séquestrés dans la cave, abusés sexuellement, torturés et tués par Baines. L’esprit de Baines est toujours présent dans la maison et il veut une nouvelle victime, le jeune Miles Kellar. Il parvient même à posséder le corps du père de Miles afin de pouvoir le torturer. À la fin du roman, cependant, les fantômes des petites victimes exercent une terrible vengeance sur leur tortionnaire :
Le gros homme, Leonard Bains crie – et son hurlement est un son aigu et angoissant. Lily le voit par intermittence au moment où les garçons l’attaquent. Ils déchirent son T-shirt, son maillot de corps, sa peau. Ils lui arrachent les yeux et lui griffent la bouche tandis que son chapeau de cow-boy tombe et disparaît dans la profonde obscurité, tout éclaboussé de sang.[4]
Dans Le Secret de Crickley Hall, la vieille demeure où les Caleigh sont venus habiter est une ancienne école fondée pendant la Seconde Guerre mondiale pour les enfants dont les parents sont morts à Londres pendant le Blitzkrieg. Les pauvres orphelins ont été placés sous l’autorité d’un gardien sadique, Augustus Cribben qui a pris plaisir à les battre et même à les torturer. En 1943, il y a eu une terrible inondation et les corps sans vie des enfants et de leur tortionnaire ont été retrouvés dans l’eau. L’intrigue du roman se situe à notre époque et les fantômes des enfants sont revenus comme pour avertir la famille Caleigh d’une nouvelle tragédie. Crickley Hall est de nouveau inondé, le fantôme de Cribben est revenu et les Caleigh sont en danger. Comme dans le roman précédent, les fantômes d’enfants prennent leur revanche :
Ils s’agglutinèrent autour de Cribben comme des abeilles en colère autour d’un promeneur qui aurait dérangé leur ruche, fonçant sans arrêt sur lui comme pour le piquer, tandis que lui, faisait inutilement des moulinets avec sa canne, criant sa colère silencieusement.[5]
Terrassé par les enfants, le fantôme de Cribben meurt finalement pour la seconde fois et l’un des témoins de la scène comprend que
[…] c’était ainsi que Cribben était mort à l’origine, que c’était une répétition de ses derniers moments, et que, à moins que son esprit disparût et cessât de hanter Crickley Hall, il ne reposerait jamais en paix.[6]
Ces deux exemples récents montrent qu’aujourd’hui la façon d’envisager les fantômes d’enfants en littérature est tout à fait différente de ce qu’elle était au début du siècle. Dans la littérature du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les fantômes d’enfants étaient des victimes, mais ils étaient passifs et inoffensifs. Maintenant, ils sont pleins de haine et sont capables de se venger cruellement de ceux qui les ont tués ou torturés. La nouvelle tendance de la littérature contemporaine est de montrer des enfants surnaturels qui sont totalement diaboliques.
Cette évolution a vraiment commencé dans les années 1970, tout d’abord avec un roman de Thomas Tryon, Le Visage de l’Autre (The Other, 1971) où un jeune garçon devient un criminel sadique sous l’influence de son frère jumeau décédé. Le défunt n’apparaît cependant sous la forme d’un fantôme sauf aux yeux de son frère. Le roman le plus terrifiant de ce genre est Julia publié en 1977 par l’écrivain américain Peter Straub qui bouscule le mythe de l’innocence enfantine en faisant le portrait d’une perverse enfant fantomatique. L’héroïne, Julia Lofting, une Américaine habitant à Kensington, est à la fois obsédée par le souvenir de sa fille Kate, morte à l’âge de neuf ans dans de terribles circonstances, et harcelée par le fantôme d’une autre fillette, Olivia morte au même âge que Kate. On apprend que Kate s’était étouffée accidentellement en avalant un biscuit et que sa mère, pour lui sauver la vie, avait essayé de pratiquer une trachéotomie, ce qui avait provoqué la mort de la fillette. Olivia avait eu une mort terrible et presque similaire, lorsque sa mère l’avait égorgée après avoir compris que sa fille était un monstre qui avait torturé et tué un petit garçon âgé de trois ans. Julia rencontre pour la première le petit fantôme en plein jour dans un parc londonien. Elle a l’apparence d’une enfant ordinaire et Julia est attirée par elle :
La petite fille blonde, d’environ neuf ou dix ans (l’âge de Kate) et qui ressemblait suffisamment à Kate pour donner le vertige à Julia, surgit en courant de nulle part d’un pas aérien, longeant Ilchester Place et, faisant des moulinets avec ses bras à l’angle de la rue, s’engagea en virevoltant dans l’allée de Holland Park.[7]
Le lendemain, Julia voit la petite fille pour la deuxième fois. Elle parle à d’autres enfants et elle semble avoir une forte influence sur eux. Peu à peu, Julia ressent une présence étrange dans l’appartement où elle habite et la petite fille blonde s’insinue dans ses rêves. En lisant des vieux journaux dans une bibliothèque, Julia tombe sur une affaire de meurtre qui s’est produit dans les années 1930 à Kensington. Une fillette du nom d’Olivia Rudge, soupçonnée d’avoir tué un petit garçon de quatre ans, avait été égorgée par sa mère. Julia comprend peu à peu que la petite fille blonde est le fantôme d’Olivia et elle veut en savoir plus sur son histoire. Elle commence à enquêter et elle essaie d’interroger des témoins survivants de la tragédie. Le fantôme provoquera méthodiquement leur mort et, à la fin du roman, il incitera Julia à sauter du toit de son immeuble. Ce qui révolte le lecteur dans ce roman, c’est que tous les meurtres sont commis par une fillette de neuf ans. Nous sommes très loin des gentils fantômes d’enfants de la littérature victorienne.
Dans un autre roman publié en 1979, Ghost Story, Peter Straub imagine un autre fantôme d’enfant maléfique. L’histoire qu’il raconte s’inspire manifestement du Tour d’écrou (The Turn of the Screw) de Henry James où l’on voyait deux enfants subir l’influence maléfique d’un couple de fantômes. L’un des personnages du roman de Peter Straub, Sears James, raconte à ses amis que, lorsqu’il était un jeune instituteur, il était persuadé que l’un de ses élèves, Fenny Bates, était soumis à l’influence maléfique de son frère aîné Gregory, un adulte qui s’était tué en tombant d’une échelle. Comme la narratrice du Tour d’écrou, James avait essayé désespérément de forcer le jeune garçon à reconnaître cette influence maléfique mais il n’avait fait que provoquer sa mort sous le coup de la vive émotion qu’il avait provoquée. Bien des années après, le fantôme du jeune garçon est revenu pour hanter et harceler les vivants. À la différence des fantômes traditionnels qui sont immatériels et inoffensifs, Fenny a un corps tangible qui lui permet de torturer et de tuer ses victimes. Il commettra donc une série de meurtres horribles.
L’idée d’enfants sous l’influence maléfique de fantômes apparaît également dans un roman de Theodus Carroll, Evil is a Quiet Word (Le mal est un mot serein) publié en 1975. Une fillette de treize ans, Clarissa, est confiée à la garde de Louise, la gouvernante, et de Max, le jardinier, pendant que ses parents voyagent en Europe. Les deux adultes ont remarqué que la fillette passe la plupart de son temps à jouer avec un couple d’enfants imaginaires. Ils comprennent bientôt que les compagnons de jeu de Clarissa sont les fantômes de jumeaux, un garçon et une fille, morts il y a un siècle à l’âge de dix ans dans de tragiques circonstances. Les fantômes ont une influence maléfique sur la fillette jusqu’au moment où ils la persuadent de se suicider en se jetant au devant d’un train. Elle sera sauvée au dernier moment par le jardinier.
De nombreux romans d’horreur et de terreur impliquant des fantômes d’enfants ont été publiés dans les années 1980 et 1990. Dans The Unquiet Dead (Les morts récalcitrants) de la romancière anglaise Margaret Bingley (1987), les enfants d’une petite ville sont sous la domination des esprits d’enfants morts dans un incendie l’année précédente. Les enfants morts veulent se venger des adultes de la ville et ils possèdent littéralement l’esprit des enfants vivants pour leur faire commettre une série de meurtres. L’un des plus horribles épisodes est raconté dans le prologue où un bébé tue sa propre mère avec un couteau de cuisine.
Le roman terrifiant de Ruby Jean Jensen, Lost and Found (Perdue et retrouvée) publié en 1990 est une autre histoire de fantôme vengeur. L’héroïne du roman, Magret Tracle, fille d’un pasteur sévère et rigoriste, a été violée par un homme marié du nom de Clyde à l’âge de seize ans. Elle a réussi à cacher sa grossesse à ses parents et elle a donné naissance à une petite fille qu’elle a abandonnée dans la forêt. De retour chez elle, Magret a avoué la vérité à son oncle Everett qui est parti chercher le bébé pour découvrir qu’il était mort. Il a enterré l’enfant sur place et il a décidé de n’en parler à personne. Dix-huit ans plus tard, Sheena, la fille de Magret et ses camarades de jeu, faisant une promenade dans la forêt trouvent un bébé de sexe féminin tout nu à l’endroit même ou a eu lieu la tragédie. Quand les enfants vont chercher du secours, leurs parents et la police ne trouvent rien : le bébé a disparu. Il est évident pour le lecteur que les fillettes ont vu le fantôme du bébé de Magret. Par la suite, le fantôme réapparaît plusieurs fois à des endroits différents. Ce qui est surprenant c’est que, en quelques jours, il a grandi : le nouveau-né est devenu une fillette de dix ans. Dès qu’il a trouvé sa forme définitive, le fantôme tue méthodiquement les gens dont il veut se venger à l’aide d’un couteau de cuisine. L’oncle de Magret, Everett, est sa première victime, bientôt suivi par sa femme et par Clyde, le père du bébé, puis par Leigh, la fille aînée de Magret. À la fin du roman, Magret sauve sa fille survivante Sheena en offrant sa propre vie au fantôme vengeur.
Un autre tueur fantomatique est décrit par Graham Masterton dans son roman Hel (Sleepless) publié en 1995. Le but poursuivi par sa protagoniste fantôme, Peggy, cependant n’est pas de se venger de quiconque mais de protéger ses sœurs comme une sorte d’ange gardien ou, plus exactement, de démon tutélaire. Peggy, une petite fille de cinq ans s’est noyée en marchant sur la surface gelée d’une piscine. Bien des années après, ses sœurs Elizabeth et Laura voient Peggy chaque fois qu’elles semblent courir un risque. Le fantôme tue tous les gens qui semblent menacer ses sœurs en les faisant mourir de froid. Le premier meurtre est celui d’un jeune pasteur qui a abusé sexuellement d’Elizabeth. Sa mort est particulièrement horrible. Par la suite, de nombreuses victimes sont tuées de la même façon, étant donné que le fantôme est apparemment incapable de faire la différence entre les bons et les méchants. Heureusement, à la fin du roman, les deux sœurs découvrent enfin un moyen de se débarrasser de ce dangereux fantôme qui fait de leur vie un enfer.
Tous ces exemples montrent que les fantômes d’enfants dans la littérature ont subi une véritable métamorphose dans les années 1970. Tandis que leurs homologues victoriens apparaissaient comme les esprits inoffensifs d’éternelles victimes, les fantômes postmodernes sont dépeints comme des tueurs sans pitié. Le mythe victorien de l’innocence enfantine a été complètement remis en question. On peut voir dans l’importance grandissante de la psychanalyse dans la culture contemporaine l’une des raisons de cette évolution. Freud et ses disciples ont démontré que les enfants, loin d’être les petits anges que nous imaginions, ont une vie sexuelle et qu’ils peuvent même avoir des pulsions meurtrières. Une autre raison de cette évolution est que la littérature fantastique moderne est plus choquante et plus horrible qu’elle ne l’était au début du XXe siècle, comme si les lecteurs contemporains aimaient qu’on leur fasse violence. Les meurtres sont d’autant plus dérangeants qu’ils sont commis par de jeunes enfants. Les romans et les films d’horreur contemporains donnent de l’enfance une image inhabituelle et ambiguë. Comme Sabine Büssing l’a exprimé dans le titre de son essai sur les enfants dans la littérature d’horreur, les enfants qui étaient naguère le principal centre d’intérêt de la famille sont devenus des « étrangers dans la maison. »
Bibliographie :
Sources primaires
Margaret Bingley, The Unquiet Dead (les morts récalcitrants), Londres, Grafton Books, 1988.
Algernon Blackwood, « The Attic », The Westminster Gazette, 20 décembre 1912. Trad. : « Le Grenier », in, Xavier Legrand-Ferronière, dir., La Porte ouverte ; Histoires de fantômes d’enfants, Paris, éditions Joëlle Losfeld, 2000.
M. Burrage, « Playmates », in Some Ghost Stories, Londres, Palmer, 1927. Trad. : « Camarades de jeu », in La Porte ouverte, Paris, Joëlle Losfeld, 2000.
Thoeodus Carroll, Evil Is a Quiet Word (Le Mal est un mot serein), New York, Warner Books, 1975.
Ray Garton, The Loveliest Dead (Adorables morts), New York, Leisure Books, 1995.
James Herbert, The Secret of Crickley Hall, Londres, Pan Books, 2007. Trad. : Le Secret de Crickley Hall, Paris, Bragelonne, 2008.
M.R. James, « Lost Hearts », Pall Mall Magazine, décembre 1895. Trad. : « Cœurs perdus », in, Roger Caillois, dir., Anthologie du fantastique, Paris, Le Club Français du Livre, 1958.
Ruby Jean Jensen, Lost and Found (Perdue et retrouvée), New York, Zebra Books, 1990.
Graham Masterton, Spirit, Londres, Penguin Books, 1995. Trad : Hel, Paris, Pocket, 1977.
Margaret Oliphant, « The Open Door », Blackwood’s Magazine, janvier 1882. Trad. : « La Porte ouverte », in La Porte ouverte, Paris, Joëlle Losfeld, 2000.
Elia Wilkinson Peattie, « Their Dear Little Ghost » (Leur cher petit fantôme), Outlook, octobre 1898.
Charlotte Riddell, « Walnut House » (La maison au noyer), in Weird Stories, Londres, James Hogg, 1882.
May Sinclair, « The Intercessor », English Review, juillet 1911. Trad. : « L’Intercesseur », in La Porte ouverte, Paris, Joëlle Losfeld, 2000.
Peter Straub, Julia, Londres, Jonathan Cape, 1977. Trad. : Julia, Paris, Seghers, 1979.
Peter Straub, Ghost Story, Londres, Jonathan Cape, 1979. Trad., Ghost Story ; Les fantômes de Millburn, Paris, Seghers, 1979.
Rosemary Timperley, « Harry », in Cynthia Asquith, dir., The Third Ghost Book, Londres, Pan Books, 1955.
Thomas Tryon, The Other, New York, Millipede, 1971. Trad. : Le Visage de l’autre, Paris, Le Livre de Poche, 1977.
Hugh Walpole, « The Little Ghost » in The Wind and the Rose-Bush and Other Stories of the Supernatural, New York, Doubleday, 1903. Trad. : « Le Fantôme perdu », in La Porte ouverte, Paris, Joëlle Losfeld, 2000.
Sources secondaires
Gillian Avery, Nineteenth Century Children, Londres, Hodder & Stoughton, 1967.
Sabine Büssing, Aliens in the Home : The Child in Horror Fiction, Westport, Greenwood Press, 1987.
Peter Coveney, The Image of Childhood, Harmondsworth, Penguin Books, 1967.
Peter Coveney, Poor Monkey : The Child in Literature, Londres, Barrie & Rockliff, 1965.
Jacques Finné, Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 3 ; Du renouveau au déluge, Liège, CÉFAL, 2006.
Sophie Geoffroy-Menoux, Miroirs d’outre-monde ; Henry James et la création fantastique, Paris, L’Harmattan, 1996.
David Punter, The Literature of Terror ; A History of Gothic Fiction from 1785 to the Present Day, Londres & New York, Longman, 1980.
Muriel G. Shine, The Fictional Children of Henry James, Chapel Hill, The University of Carolina Press, 1989.
Jean-Louis Steinmetz, La Littérature fantastique, Paris, PUF, 1990.
Notes
[1] M. R. James, « Cœurs perdus », in R. Caillois, dir., Anthologie du fantastique, Paris, Le Club Français du Livre, 1958, p. 39.
[4] Ray Garton, The Loveliest Dead, New York, Leisure Books, 2006, p. 359-360 (notre propre traduction).