Véronique Adam
Université Toulouse 2 le Mirail, Université Grenoble 3-Stendhal, France
veroniqueadam@gmail.com
Le fantôme : naissance d’une imagination rationnelle
Phantoms: The Birth of the Rational Imagination
Abstract: Between 1570 and 1651, many French treaties or cheap newspapers deal with ghosts and most of them are published several times. They find both a wise and popular audience. If they try to build a new and pure science of the ghost and exhibit their own rationality, they also reveal, study and maybe for the first time, human psychology. Their ghost is about humanity and human science. By crossing their scientific point of view with their fantasy picture of the ghost, they draw a new topic of the ghost staging their own fantasy. The final question is to determine what the ghost stands for. As far as they are concerned, the ghost has nothing to see with a lie or an illusion. It is a real and truthful mental image, a mimetic representation, but far away from the nature.
Keywords: Ghost; Demonology; Psychology; Le Loyer; Taillepied; Lavater.
De 1571 à 1651, on voit se multiplier en France, les éditions d’ouvrages évoquant des prodiges, des apparitions d’esprits, de fantômes et de spectres. Ils mentionnent soit un événement contemporain, comme le surgissement de 12000 fantômes en 1608[1], soit rappellent une série de prodiges repris depuis l’antiquité. Les multiples rééditions de plusieurs de ces ouvrages témoignent de l’engouement pour ces publications, quelle que soit leur nature : Ludwig Lavater dont on réédite le Traité des fantômes[2] une douzaine de fois en latin ou en français, Noël Taillepied[3] qui voit son le Traité de l’apparition des esprits publié six fois à quelques années d’intervalles et Pierre Le Loyer[4] qui fait lui aussi rééditer son Discours et histoires de spectres, trois fois, en le corrigeant pour répondre aux ouvrages parus entre ses éditions. Ce succès témoigne de l’égal intérêt des calvinistes comme Lavater et des catholiques comme Le Loyer et Taillepied, pour la question des apparitions et des phénomènes relevant de la démonologie. Elle est devenue un enjeu de polémique entre les deux religions, mais il y est moins question de Dieu que du développement et des errements de l’imagination et de la psychologie humaine. Tout en autorisant leurs auteurs à se faire reconnaître comme autorité théologique – comme en témoignent les avant-propos rédigés dans l’ouvrage de Le Loyer par les Régents de la faculté de théologie–, ces ouvrages se font aussi l’écho de trois traités bien connus, celui de Johann Wier, de Jean Bodin et de Jean de Nynaud[5]. Ils organisent tout le débat autour de la question des sorciers, des démons, des anges, et par là des faiblesses humaines face aux leurres et aux fantasmes. Au-delà des clivages religieux dont ils témoignent, ils assurent aussi une fonction de commentaires ou de compilations d’anecdotes, de faits singuliers qu’ils collectent également en évaluant leur caractère fictionnel ou réel, aussi bien qu’une myriade d’ouvrages, des « canards[6] » marqués par un savoir plus populaire et parfois cantonnés à la description de prodiges et de catastrophes bien sûr fréquentes dans ce passage entre deux siècles où l’on voit parfois même une « épidémie[7] » de sorcellerie. Si l’on retrouve entre ces écrits sur les fantômes, le clivage bien étudié par Robert Mandrou[8] entre les milieux éclairés et le peuple, l’intérêt de ces volumes réside surtout dans leur travail de définition de la notion d’imagination, dans l’esquisse d’une psychologie des témoins de ces fantômes, comme dans la volonté de rationnaliser des phénomènes surnaturels. Le fantôme peut être vrai, et il est en tout cas le révélateur d’un imaginaire très humain à l’œuvre.
Nous examinerons donc la manière dont se construit une science humaine des spectres qui tente de mêler dans la figure du fantôme, une démarche rationnelle et méthodique et le spectacle de l’imagination humaine. En marge de cette science humaine du fantôme, on découvrira que le spectre révèle l’univers imaginaire de l’auteur, qui invente pour le spectre une topique cohérente. Cette rencontre d’un esprit scientifique et d’une création de l’imaginaire, tout en s’opposant à la science de la nature, convoque la question de la mimesis empruntée à la philosophie et la littérature et ce faisant fait échapper le fantôme aux accusations de mensonge et de leurre : au lieu d’un fantasme trompeur, le spectre devient une image mentale douée de vérité.
La rationalité du fantôme : naissance d’une science humaine
Le titre choisi par N. Taillepied (Psicologie) comme l’avant-propos et le second livre[9] du Traité de P. Le Loyer témoignent à l’instar de ce que proposera R. Mandrou, de la volonté de mêler une étude de psychologie sociale et mentale à une science : la peur, la passion ou la fantaisie sont étudiées en fonction de la faiblesse de ceux qui en manifestent ou en maîtrisent les effets. Dans les canards, plus populaires, le témoignage des paysans est conforté par celui des gentilshommes et de la noblesse :
Plusieurs paysans furent tellement alarmés, que croyant cette armée [de 12000 spectres et fantômes] être véritablement des hommes de guerre, s’en allèrent à leurs maisons pour emporter aux châteaux voisins ce qu’ils avaient de plus cher. Plusieurs gentilshommes montèrent à cheval pour reconnaître cela, et les suivirent, ils remarquèrent que cette armée s’approchant d’un bois taillis pour le passer et pour ne rompre point leur ordre, ils s’enlevèrent tous par dessus le bois, et touchaient des pieds la feuille des arbres, puis furent vus ayant passé le bois encore à terre cheminant jusque vers une forêt, où toujours la noblesse du pays les suivait pour savoir ce qu’ils deviendraient[10].
En revanche, la vision des démons, dans les traités plus savants, est soit fausse lorsqu’elle est le fait de personnages faibles, soit véritable et devient signe d’élection et de sainteté, lorsqu’elle est destinée à des témoins dignes de foi. On examine l’authenticité du fantôme en fonction de la nature de son spectateur et de sa propension à l’imagination. On tente ainsi de créer conjointement une science au sens strict des fantômes – Le Loyer veut même offrir une « science des spectres », au même titre que les mathématiques sont une science[11]– et une psychologie de la peur. Produits de l’imagination, spectres, fantômes, esprits et visions se voient inscrits dans une organisation conceptuelle et rationnelle de phénomènes surnaturels. On n’est pas alors étonné de voir que certains ouvrages, à fondement scientifiques, comme les traités d’alchimie[12], choisissent de mettre en exergue l’idée de « prodiges » ou d’apparition dans leurs titres pour nommer les ouvrages dans lesquels on pourra reconnaître des transmutations chimiques et dans lesquels on veut montrer les merveilles de la pensée et non les errements de l’imagination : l’esprit scientifique semble passer par le spectre et le fantôme. Inversement, l’idée de transmutation, empruntée à l’alchimie, est aussi permanente dans les descriptions des apparitions d’esprit, dès lors qu’on veut leur donner une authenticité : eux aussi sont passées par cette démarche mi magique, mi rationnelle qui explique leur changement de matière, un esprit invisible devenu corps visible et tangible. Ce qu’on pourrait prendre pour des ouvrages de merveilles, sont en réalité des traités soucieux de démontrer l’existence de phénomènes certes surnaturels, mais réels et scientifiquement démontrables. De tels écrits reposent sur un paradoxe : au prodige surnaturel de l’imagination capable de percevoir cette merveille et de la force divine ou démoniaque qui l’imprime dans une forme visible à l’homme, on oppose la rationalité de son observation et de la démarche méthodique de l’auteur. Ce dernier propose une taxinomie de phénomènes imaginaires, révèlant la présence même de l’imagination humaine à l’œuvre, tout en se voulant porteur de science et de vérité.
Ainsi, l’auteur inscrit son traité dans une forme argumentative et logique, tout aussi paradoxale, puisqu’on va repérer une méthode rationnelle, mais elle sera marquée, on le verra plus loin, par une représentation imaginaire cohérente du spectre. Examinons pour l’heure la rationalité à l’œuvre. Le Loyer pour établir la réalité des spectres, les inscrit dans des cadres taxinomiques, refusant justement la pensée analogique trop marquée par l’image et la métaphore. Les fantômes sont d’abord insérés dans une typologie solidement validée par des autorités antiques ou chrétiennes : on distingue les spectres qui sont vraiment visibles mais sans aucune origine naturelle (ils sont « contre-nature »), des autres formes purement illusoires et justement liées à un excès de l’imagination, réelles ou non, mais naturelles, au contraire des spectres. La distinction entre réalité et caractère naturel est inattendue, puisque bon nombre de scientifiques humanistes faisaient reposer la notion de réalité d’un élément, et en particulier celle du fantôme, sur sa présence effective dans la nature et sa consistance atomique ou élémentaire : ainsi Cardan[13], cité par Le Loyer, se voit réfuter justement parce qu’il postule une consistance et une épaisseur d’éléments naturels dans le corps du fantôme, ce que refuse Le Loyer. Le traité est donc une double critique de la pensée par analogie et d’une conception qui placerait en son cœur la nature. Il garde néanmoins une démarche empirique puisqu’il veut examiner le monde surnaturel et naturel pour y repérer tous les types de fantômes.
Dès lors, on organise et on explique la présence ou l’absence du spectre en fonction de la cause et de la conséquence de sa manifestation : d’origine divine, provoquant l’étonnement, le spectre s’oppose à ce qui est naturel et induit la peur. Ainsi ce qui est naturel ou ce qui n’est pas réel, ne peut jamais être spectral : les fantômes, à l’instar des visions qui ne sont pas d’origine divine, sont alors expliqués par une référence à Plutarque et aux causes qu’il leur assigne. Ils sont crées par les humeurs et n’ont aucune réalité, car « l’imagination des furieux, insensés et mélancoliques […] se persuadent de ce qui n’est pas[14] ». Les spectres provoquent des émotions, mais ne sont pas des projections de l’esprit humain déréglé par le mouvement des humeurs. Le fantôme devient donc un pur produit humain, symptôme d’un trouble organique et humoral, alors que le spectre préserve son origine supérieure, divine ou démoniaque, restant en cela purement spirituel. Aux fantômes s’ajoutent les « prodiges », qui annoncent « quelque mal à venir » et sont assimilés à des phénomènes surnaturels comme des comètes[15]. La référence au phénomène naturel permet à Le Loyer de contester encore l’autorité de savants comme Cardan ou les épicuriens, comme la vision apocalyptique propagée par les canards imprimés au même moment : si l’on donne une épaisseur matérielle aux corps qui surgissent brutalement, si l’on montre leur contemporanéité, on ne leur donne pas pour autant le statut de véritables fantômes ou spectres. Cette épaisseur leur donne une corporéité tangible dont sont dépourvus les spectres. Paradoxalement, pouvoir toucher les résidus d’un prodige fabuleux (sang d’une pluie venue du ciel, éclat de terre) dément le caractère fantomatique de ce prodige, puisqu’il est visible de tous, provoquée par un chaos naturel et surtout inscrit dans une temporalité prospective. L’enjeu pour Le Loyer est le suivant : il faut absolument désincarner le spectre et en le privant de matérialité et d’une temporalité (il n’annonce pas l’avenir, puisqu’il n’est ni présent, ni passé, mais évanescent et éphémère), il lui donne une existence purement spirituelle, mais authentique et réelle.
La représentation imaginaire du spectre
Bien sûr en désincarnant le spectre, il risque de le montrer trop inconsistant pour être perceptible et inscrit dans un instant de réalité. L’épaisseur du spectre va naître de deux phénomènes : le désir du spectre de se rendre visible en se projetant dans une image visible, la peur de l’homme qui dans « un mouvement de l’âme », met « en action » le sang qui crée et engendre le spectre[16]. Ces deux manifestations psychologiques suggèrent que le spectre ne peut exister sans la présence d’un être humain : dans une sorte d’équilibre parfait, le spectre doit être visible pour quelqu’un, sinon il n’a pas d’existence, nous y reviendrons. Cette intentionnalité du spectre va aussi de pair avec une représentation imaginaire récurrente.
Le spectre est en effet d’abord repérable à sa mobilité : plusieurs fois dans le très long traité de Le Loyer, on trouve cette allusion au mouvement du spectre. Cette animation devient un critère d’évaluation du spectre contre les autres formes fantomatiques. Ainsi les « exhalaisons sèches de la terre » sont « enflammés en la région de l’air », et forment les comètes, mais celles-ci ne sont que « fixes et arrêtées[17] ». La mobilité du spectre va ainsi de pair avec la peur et l’émotion prise littéralement qu’il provoque. Sans doute l’auteur joue-t-il sur la double origine de l’âme, animus et anima. L’esprit du spectre n’a rien à voir avec l’air ou la fumée, bien trop naturels et tangibles pour un vrai fantôme. Le Loyer imagine un fantôme de pur mouvement, inscrit même dans un élan automatique, alors que l’air pseudo-fantomatique a nécessairement une origine motrice extérieure à lui : le spectre a bien en propre « un guide et un moteur à part[18] ». La rencontre de ce mouvement induit par le spectre autoguidé (et non contrôlé par les astres ou la terre, comme dans les sciences naturelles), et de la peur, dévoile la psychologie humaine : le spectre est une apparition d’esprit divin dans une projection mentale humaine. Le mécanisme d’impression du spectre repose sur un mouvement psychique : après avoir pris un corps « animé ou inanimé », les démons « se meuvent » et opèrent « sur notre puissance imaginative, par la motion et transmutation des choses sensibles[19] ». Les traités de démonologie évoquaient le retour des morts sous forme de fantômes, pour le Loyer, les spectres peuvent aussi prendre forme dans des êtres vivants, pourvu qu’ils puissent les mouvoir au sens propre et figuré. L’essence du spectre n’est pas dans le corps ou l’esprit mais dans l’élan entre ces deux pôles.
Une longue cohorte se meut alors : spectres de démons, têtes d’enfant parlantes ou cadavres de morts. Elle est empruntée aux exemples de la bible et en particulier des évangiles (on trouve même, comme caution, en fin de volume un index des citations bibliques), mais on peut aussi voir que ces anges et démons se trouvent dans les textes recueillant le savoir populaire. Au gré de ces énumérations, on découvre alors une autre tentative d’organiser ces éléments spirituels, au-delà d’une typologie des espèces, en une géographie personnelle. Le Loyer, comme en écho aux canards racontant des faits incroyables et exotiques, va en effet repérer les lieux et temps propices à la manifestation des spectres. S’il n’y a pas de changement concernant le temps (la nuit est le moment préféré des spectres), les lieux privilégiés des spectres sont plus inattendus : les pays du Nord, le Japon et la Turquie qui revient citée par Taillepied et Le Loyer. Si les Ottomans sont naturellement liés aux mystères des barbares, les autres contrées sont plus originales, surtout pour un orientaliste comme Le Loyer. Cette géographie et cette temporalité du spectre donnent à ce fantôme spirituel une prévisibilité et un caractère familier dans ces contrées. Il existe surtout à l’inverse de la catastrophe et de la contamination en particulier. Ces dernières sont ailleurs imputées aux pays du Sud et vues comme exceptionnelles même dans ces contrées. En territorialisant le spectre au Nord et en lui donnant une temporalité spécifique, inscrit dans un merveilleux exotique plus acceptable qu’un univers fantastique qui surgirait dans le pays de son lecteur, l’auteur lui confère une matérialité réduite certes (pas de corps, pas de matière), mais tout de même inscrite dans un mouvement géo-localisable. S’il n’est fait d’aucun élément naturel, il est inscrit dans un contexte terrestre. Le spectre de ce traité qui se veut théologique, choisit, on devine pourquoi, surtout les terres où se sont implantées les Jésuites. Tout en montrant l’omniprésence des spectres, Le Loyer fait aussi remarquer que l’arrivée des Jésuites permet de diminuer leurs apparitions : la conquête de l’espace des spectres est ainsi rendue acceptable par la présence authentique des religieux.
Je confesse bien que les Chrétiens qui sont toujours en cette île [le Japon] brident la puissance diabolique qui n’est telle et si grande comme elle était avant que les pères jésuites y plantassent la foi[20].
La géographie des spectres correspond à des lieux à évangéliser ou en cours d’évangélisation. Il n’est pas question de mettre en avant les faiblesses des habitants, mais plutôt la force de la foi qui élimine les fantômes, non pas parce qu’elle fait passer du mensonge à la vérité, mais parce qu’elle élimine la menace symbolique mais bien réelle, que les fantômes se devaient de représenter (absence de religion, menace du diable). Pour légitimer la vérité du spectre tout en minimisant la puissance du spectre d’origine démoniaque, on inverse donc le modèle du sorcier utilisé par J. Bodin ou J. Nynaud : les sorciers jouaient de leurres pour feindre l’existence de démons et acquérir un pouvoir sur le peuple, les Jésuites font disparaître, par leur présence, les vrais spectres et sont le signe de la puissance de la foi comme de la vérité des fantômes envoyés par le diable. La géographie du spectre se double alors d’un enjeu de pouvoir : la christianisation des pays à l’échelle mondiale montre l’avancée et la puissance de la foi sur les démons dans une évangélisation inscrite dans la métaphore de la germination (« planter »), qui repose sur la puissance du verbe divin propagé par les Pères et leurs techniques.
La présence à rebours des démons dans certains lieux plus familiers, vagues et proches de la terre du lecteur, mais incontrôlés, témoigne du même enjeu de pouvoir : Le Loyer examine les déserts, les forêts, après avoir observé les sépulcres, les carrefours et les temples païens. Chacun de ces lieux montre la volonté de certains démons de s’emparer par la peur de cet espace. L’exemple des mines permet de préciser la typologie des démons :
Les uns sont fâcheux et terribles, les autres ne sont ni bons ni mauvais et les derniers ne sont aucunement doux et paisibles. Les terribles apparaissent communément et […] prétendent juridiction pour se dire les maîtres et possesseurs [de l’or et l’argent des mines] et intenter contre les hommes non seulement un interdit possessoire, ainsi [mais] une revendication et un chalengement[21].
A cette volonté de puissance lancée par les démons, Le Loyer apporte une nuance : tout le monde ne peut pas les voir, il faut avoir « des organes et des sens propres et aptes à les recevoir[22] ». La maîtrise se voit donc partager entre les fantômes des démons qui possèdent un territoire et ceux qui peuvent les voir et en témoigner ; l’ange en cela devient une figure particulière à qui il est « nécessaire[23] » d’apparaître même d’une manière fantastique. On voit alors surgir une relation dans laquelle le spectre, l’esprit ou l’ange ne peuvent « subsister l’un sans l’autre[24] » et doivent être apparus et avoir été vus pour qu’on accepte leur présence et existence. La relation du spectre et de l’humain s’inscrit donc dans une relation proche de celle du maître et de l’esclave telle que la théoriseront Hegel et Marx[25] : le démon fait acte de possession en s’emparant d’un espace dans lequel évolue l’homme, mais il a besoin de son regard pour exister et à rebours, il peut se laisser prendre son pouvoir et son existence par l’homme de foi.
Le Loyer ajoute alors parallèlement à la visibilité de ces anges et démons, un dernier élément qui rend inimitable le vrai spectre et permet de montrer la supériorité de l’ange. Le bruit de l’ange et du démon, qui peut être simplement sonore (comme dans l’exemple de Dion cité plus haut) ou signifiant et verbal, peut se muer en voix. Alors, il montre à la fois sa présence mais reprend aussi un aspect essentiel : le démon comme l’ange existent pour communiquer avec le vivant et c’est finalement autant sur la voix que la visibilité du spectre que repose la réalité de sa présence. On notera au passage que Le Loyer ne s’attarde pas sur une éventuelle beauté du chant des anges ou un quelconque esthétisme de ceux-ci : il y a pour lui des spectres à l’aspect monstrueux et il explique qu’il ne veut surtout pas parler du genre et de l’apparence des anges. Il se contente de remarquer qu’ils n’ont pas de corps, mais en prennent, préférant ainsi St Thomas d’Aquin à St Augustin[26]. En revanche, si la qualité du discours de l’ange et sa teneur peuvent finalement montrer sa supériorité, c’est davantage pour montrer leur possibilité : reprenant l’argument selon lequel, les anges et démons n’ont pas de poumons, il souligne que puisqu’ils peuvent prendre corps, ils sont donc aussi capables de se mouvoir en « corps d’air »[27]. Là encore, il s’oppose à l’imaginaire de St Augustin qui les voyait comme des corps de lumière et de feu[28] et semble reprendre en filigrane son opposition entre la comète vue supra, ce corps d’air exhalé d’une terre sèche et le corps d’air de l’ange, exhalé d’un esprit immatériel et mobile.
Progressivement l’auteur concède donc à cette puissance de l’imagination et de l’esprit, un pouvoir religieux qui se manifeste dans les lieux réels comme dans l’espace mental, sans pour autant recevoir une quelconque matérialité : ni atome, ni éléments naturels ne composent le démon. La matérialité est déplacée sur les lieux et les corps qu’il vient hanter.
Le recueil se termine par l’énoncé des croyances de plusieurs civilisations et religions (indiens, barbares, arabes, juifs, païens), avec en point d’acmé, les évangiles. Toutes convergent vers la définition d’un spectre mobile dont l’existence est avérée mais dont la présence peut être feinte ou douteuse (notamment quand on évoque le retour des morts chez les musulmans). L’existence rationnelle du spectre naît de la précision de la typologie dans laquelle il s’inscrit, de la caution savante sur laquelle repose le discours, mais aussi du souci constant de vérité, d’universalité et de réalité conférée au spectre surnaturel. On le voit, la définition du monde imaginaire du spectre correspond à la création du monde et de l’homme : faire apparaître dans la masse des éléments naturels et des visions qui se confondent avec lui, ses contours, lui donner un temps et des lieux, le laisser s’animer de son propre mouvement. Cette démarche fait passer le spectre de la théologie à une sorte de science humaine, puisqu’au travers de ses manifestations, on devine l’étude naissante d’une ethnologie des peuples et de la psychologie humaine.
L’image du fantôme
À partir de là, on perçoit chez l’auteur, le danger de cette projection spectrale : puisqu’elle est un reflet d’un esprit, elle peut être imitée : Le Loyer signale en effet qu’on peut imiter le spectre. Saint-Augustin voyait déjà le spectre comme « une image d’un corps absent[29] » : le spectre est en effet lui-même l’objet possible d’un simulacre. Certains peuvent « se dire avoir des visions », d’autres peuvent prendre « la forme [d’un démon] pour faire peur[30] ». Ceux qui feignent l’existence de ces fantômes, peuvent être « des personnages qui ont plus de noms, de vogue et d’autorité parmi les peuples[31] ». Ce dernier point semble suggérer la légitimité de l’imitation du spectre, mais on voit l’écueil du raisonnement de Le Loyer : les autorités universelles et savantes sur lesquels il s’appuie, peuvent aussi faire croire à un leurre bien distinct du vrai spectre. Véritable tour de Babel, le traité de Le Loyer convoque finalement des hérétiques jouant aux spectres[32], personnages pourtant bien différents des figures savantes de l’antiquité contrefaisant le fantôme. L’imitation du spectre est un artifice païen ou hérétique, alors que le véritable spectre est chrétien. Néanmoins, compte tenu de la ténuité entre la vision juste et l’hallucination ou le leurre, seules l’intention et la finalité du spectre peuvent permettre de le distinguer comme vrai ou illusoire. Nous retrouvons ainsi repris l’argument de Bodin, Nynaud ou Wier qui soulignaient déjà que le sorcier démoniaque imitait fort bien pour le peuple, la magie divine, alors que le magicien soucieux de suivre les préceptes de Dieu, crée le phénomène magique à partir d’une imitation de la nature dont il connaît les secrets. Chez Le Loyer, la religion a pris la place de la nature et c’est elle qu’on imite. On comprend mieux alors pourquoi la matière imaginaire du spectre ne devait en rien être naturelle. Le spectre est un modèle autonome qui n’a pas besoin de la nature, mais de Dieu ou au moins du Diable. Progressivement, la fantaisie du spectre est effacée et son caractère illusoire est déplacé sur ceux qui le produisent, et non sur lui. La notion d’imitation et de représentation ne peut en effet dans ce traité reposer sur l’impératif d’une vraisemblance ou d’une conformité à la réalité naturelle comme dans le cas de la mimesis littéraire, puisque justement le spectre est plusieurs fois qualifié de « fantastique » et de « surnaturel ».
Cette démarcation entre la représentation mentale du spectre et l’imitation littéraire est cependant elle aussi bien paradoxale : lorsque Le Loyer donne un exemple de manifestations de spectre de démons, son récit se charge de comparaisons assez surprenantes dans ce contexte :
Quant aux apparitions des démons qui auraient présagé du malheur à venir, il s’en remarque à suffisance, et ne se lit guère autres choses ès histoires. Je commencerai par le spectre qui se montra à Dion Syracusain : il était un jour en sa maison couché sur son lit veillant et tout pensif, il entendit un grand bruit et se levant pour savoir que c’était [sic], dressa ses yeux vers un bout de galerie, et aperçut le visage d’une des Furies comme elles sont dépeintes aux tragédies. Cette femme balayait la maison de Dion. De cette vision s’étonna assez Dion et envoya quérir ses amis, et après leur avoir dit ce qu’il avait vu, les pria de demeurer cette nuit avec lui. Mais le spectre ne fut vu depuis. Et quelques jours après dit Plutarque, le fils de Dion, de désespoir et de rage de la soigneuse garde que son père faisait de lui, se jeta du haut en bas d’un plancher et se rompit le col. Puis longtemps après, Dion se vit inhumainement massacrer par Callippus qu’il estimait être l’un de ses meilleurs amis. Ainsi la maison et famille de Dion en peu de jours fut toute détruite et par manière de dire, balayée et exterminée de Syracuse comme le spectre de la Furie qui n’était qu’un diable, avait semblé l’en avertir par le balai[33].
La référence à une figure mythologique, à la tragédie et au symbole inattendu du balai, est destinée à faire comprendre la nature de l’événement et du spectre, mais elle montre aussi la volonté de l’auteur de faire comprendre cette vision tout en jouant de certaines contradictions : il avait en effet consacré dans son premier livre, une dizaine de pages[34] à décrire les procédés des bateleurs qui proposent sur scène dans ce que Le Loyer appelle « comédie » ou « tragédie » de montrer des spectres ou des phénomènes merveilleux ( un éléphant sur une corde, un chien mort qui ressuscite). Il avait alors insisté sur le leurre de ces représentations. La comparaison avec la tragédie est à la fois destinée à aider le lecteur à se représenter la scène mais montre aussi la qualité de l’imitation tragique dont on retrouve aussi la structure : le spectre est un présage qui annonce comme un prologue, le destin de la famille de Dion. Ainsi, si dans le premier livre Le Loyer distingue le prodige (qui annonce un événement souvent catastrophique à venir) du spectre, en revanche dans les récits qu’il propose pour montrer les manifestations du spectre, il confond prodige et spectre.
Mais l’auteur du traité théologique utilise sciemment des modes d’imitations et construit son catalogue d’exemples à rebours de sa typologie des formes spectrales : les formes hallucinatoires non spectrales, fort germaines de celles-ci, sont finalement reprises en filigranes dans son recueil en une somme d’exemples de spectres, modèle qu’avait justement choisi N. Taillepied et qui sont justement conformes à la connaissance de ses lecteurs : on retrouve bien un axe clé de la théorie de la vraisemblance (représenter ce que croit possible le public, plutôt que de représenter ce qui est réel mais inconnu de lui). La force de la compilation d’exemples mettant en scène des anges et des démons, doubles de ces spectres, exemples connus et universels, permet à l’auteur de donner à son traité une caution religieuse et une authenticité aux spectres, peu importe qu’ils ressemblent aux visions, fantômes et autres hallucinations. Sans doute la mention de Dion couché sur un lit, rappelle-t-elle aussi la possibilité d’un songe, dont Le Loyer pourtant soulignait la différence avec le spectre.
A trop vouloir jouer sur la frontière entre le leurre du fantôme et la vérité du spectre, on ne s’étonne pas que ces ouvrages apparemment savants, dont le livre de Le Loyer est le plus emblématique, soient progressivement contaminés aux yeux de la postérité par leur objet : ainsi pour Louis Moreri, auteur du dictionnaire de référence sur les grands hommes du dix-septième siècle, si Lavater est loué pour son érudition et peut être lu par tous les partis[35], Le Loyer, rempli de la même érudition, se voit néanmoins gagner comme Taillepied par la nature de son sujet : s’il avait fait une « lecture prodigieuse », ce serait un savant avec un « si grand mélange de folie » et sa « connaissance extraordinaire » serait due selon Le Loyer lui-même à la grâce de Dieu, « qui opérait dans son esprit tous ses merveilleux effets[36] ». Gabriel Naudé conforte cette idée en parlant de « rêverie » dans son évocation d’une des thèses de Le Loyer[37]. Taillepied, qui veut « insinuer que les âmes reviennent », est quant à lui l’auteur d’ « un recueil de contes ridicules[38] ».
Le Loyer et Taillepied sont ainsi victimes des mêmes erreurs que ceux qu’ils accusent de se laisser prendre par l’imagination de leurs sens. Mais au regard de l’histoire littéraire, on voit naître au rythme de leurs publications, des histoires inouïes de fantômes et de spectres. Ces auteurs n’ont pas réussi à donner corps aux spectres surnaturels qu’ils entrevoyaient comme des signes divins ; ils ont néanmoins réussi à leur donner une vérité et une vraisemblance telle que les romans qui les convoquent, vantent sans qu’on ne remarque plus le paradoxe sur lequel reposait ces traités (parler rationnellement d’êtres irrationnels), leur capacité à proposer des histoires spectaculaires mais vraies, et témoignent des effets des lectures de tels traités comme du surgissement de fantômes. On pourra ainsi conclure en notant qu’au moment où s’arrêtent les rééditions des ouvrages de Lavater, Taillepied et Le Loyer, on voit se multiplier dans les ouvrages de fiction, des histoires d’anges et de démons. Alors que le roman comique, soucieux d’un réalisme parfois grivois, se voit brider par l’essor du classicisme, ces histoires de fantômes, fortes de la vraisemblance et de la rationalité offertes par les théologiens, de la fonction de modèle assigné au spectre et à sa capacité à évaluer la psychologie humaine, perdurent. Romans psychologiques et fantastiques, elles marquent justement la naissance du roman moderne entre introspection humaine et passage à la fiction, comme en témoigne ce roman en plusieurs volumes constamment réédités de la fin du XVIIe siècle jusqu’à la révolution et dont l’auteur est justement un abbé, Laurent Bordelon, L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, causées par la lecture des livres qui traitent de la magie, du grimoire. Description du sabbat, Amsterdam, [sans éditeur], 1789.
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Naudé, Gabriel, Apologie pour tous les grands hommes qui ont été accusés de magie [1625], Paris, Eschart, 1659.
Nynaud, Jean (de), De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, Paris, Millot, 1615.
Seguin, Jean-Pierre, « L’Information en France avant le périodique, cinq cent canards imprimés entre 1529 et 1631 », arts et traditions populaires, t. 11, juillet-décembre 1963, p. 203-280.
Taillepied, Noël, Psichologie, ou Traité de l’apparition des esprits, à scavoir des âmes séparées, fantosmes, prodiges et accidents merveilleux qui précèdent quelquefois la mort des grands personnages ou signifient changemens de la chose publique, Paris, G. Bichon, 1588.
Trevor-Roper, Hugh, The European Witch-Craze of the Sixteenth and Seventeenth Centuries and Other Essays, New York, Harper Torchbooks, 1969.
Wier, Johann Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs, Paris, Chouet, 1579.
Notes
[1] L’espouvantable et prodigieuse vision des fantosmes au nombre de douze mille. Advenus au pays d’Angoulmois, et veuz par les habitans de là, en grande admiration, Paris, Louis Perrin, 1608.
[2] J. Lavater, Trois livres des apparitions des esprits, fantosmes, prodiges et accidens merveilleux qui précèdent souventes fois la mort de quelque personnage renommé… traduits d’aleman en françois, conférez… et augmentez sur le latin… Avecques… un brief discours sur le fait de la magie, et quel pouvoir les magiciens et sorciers peuvent avoir d’invoquer… les esprits. Le tout recueilli de la ″Démonomanie″ de M. Bodin et autres divers livres tant grecs que latins [1569], Zurich, G. Des Marescz, 1581.
[3] N. Taillepied, Psichologie, ou Traité de l’apparition des esprits, à scavoir des âmes séparées, fantosmes, prodiges et accidents merveilleux qui précèdent quelquefois la mort des grands personnages ou signifient changemens de la chose publique, Paris, G. Bichon, 1588.
[4] P. Le Loyer, Discours et histoires des spectres, visions et apparitions des esprits, anges, démons et ames, se monstrans visibles aux hommes [1586], Paris, Buon, 1608.
[5] J. Wier, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs, Paris, Chouet, 1579 ; J. de Nynaud, De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, Paris, Millot, 1615 ; J. Bodin, De la Démonomanie des sorciers, Paris, J. du Puys, 1580.
[6] J.P. Seguin, « L’Information en France avant le périodique, cinq cent canards imprimés entre 1529 et 1631 », arts et traditions populaires, t. 11, juillet-décembre 1963, p. 203-280.
[7] H. Trevor-Roper, The European Witch-Craze of the Sixteenth and Seventeenth Centuries and Other Essays, New York, Harper Torchbooks, 1969
[10] L’espouvantable et prodigieuse vision des fantosmes au nombre de douze mille. Advenus au pays d’Angoulmois, et veuz par les habitans de là, en grande admiration, Paris, Louis Perrin, 1608, p. 12.
[12] Voir par exemple l’ouvrage du médecin Beauvallet, Les Prodiges chimiques, [pas d’éditeur], 1621.
[25] Voir par exemple la traduction et les commentaires sur cette dialectique de P.J. Labarrière, G. Jarczyk, Les Premiers combats de la reconnaissance, Paris, Aubier, 1987.
[29] De genesi ad litteram, in Oeuvres, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, vol. 49, p. 351.Sur ce point voir H. Huot, « Spectres ou pas spectres : telle était la question », Ethnologie française, n°XXXIII, 2003, p. 575-582.
[35] L. Moreri, Le Grand dictionnaire historique, ou le Mélange curieux de l’histoire sacrée et profane [1680], Paris, Le Mercier, 1759, T. VI, p. 189.