Patrick Pajon
Université Stendhal, Grenoble, France
patrickpajon@gmail.com
Fantômes et significations de la mort au temps de l’Internet
New Ghosts Stories and the Meaning of Digital Death
Abstract: In every culture, ghost stories have always be a way to exemplify the relations between the dead and the living beings. But these stories greatly depend on cultural and religious factors like the conception of death and afterlife, but they also vary following the conceptions of body. In new societies where the informational paradigm is raising, the body is not only seen as an ensemble of codes (genetics) and flux: the social personality is extended by a « digital double » on the so-called social networks. What does happen to this immortal double after the death of the flesh body? A reviewed selection of recent ghost stories provides a double answer to this question: the growing importance of the brain in ghost fictions and the persistent necessity to locate « something » of the dead, in order to support new emerging funerary rituals.
Keywords: Ghost stories; Digitalization; Internet; Social networks; Funerary rituals.
Revenants et fantômes : des constructions historiques
Pour Gilbert Durand, l’imaginaire opère comme un régulateur face à l’incompréhensible et l’incontrôlable. En tant que « dynamisme organisateur des images », il protège des forces de déstructuration, dont la mort par excellence, en les rendant observables et davantage maîtrisables. C’est ainsi que les « revenants », les « fantômes », les « esprits »…, en dépit des différences existant entre ce que recouvrent ces termes, ont toujours été des constructions de l’esprit humain évoquant, par le recours à l’imaginaire, les rapports entre les morts et les vivants. Les histoires, les légendes, les mythes, constituent une façon imagée, plaisante, terrifiante, ou tout simplement frappante de mettre en scène, de garantir ou de questionner la nature et la porosité de cette frontière entre vie et mort, ici et « au-delà », de donner du sens à l’une et à l’autre. Bien sûr, et le contenu même de ce volume en témoigne de façon passionnante, les termes de la question se posent de manières multiples et changeantes à travers la variété des cultures et des époques. Pour s’en tenir à cette question de la barrière entre morts et vivants il suffit de donner quelques exemples de cette diversité.
Le médiéviste et germaniste Claude Lecouteux[1] nous rappelle que jusqu’au XIe siècle, et dans la zone d’influence chrétienne, persistent des croyances, relayées par des récits, où les morts se mêlent aux vivants dans la vie quotidienne, voire sont l’objet de réincarnations. Le récit propagé ensuite par l’Église aura pour but de dresser un mur infranchissable entre les morts (logés au paradis, au purgatoire, ou en enfer) et les vivants. Progressivement, le revenant qui était un être matériel, cède la place au fantôme qui, lui, n’apparaît qu’en songe… Mais on sait que les contes et légendes vont pendant longtemps persister à ignorer un aussi bel agencement ! Michel Ragon[2] souligne qu’en Afrique noire animiste, l’acceptation de la mort s’opère par le culte des ancêtres. En réalité, la mort y est une sorte de promotion. Devenir ancêtre, c’est devenir un petit dieu. La mort individuelle a par ailleurs peu d’importance : l’individu survit dans la tribu, dans la caste, parmi les ancêtres. Le mort n’est pas mort. Il est doté de pouvoirs surnaturels. Il cohabite avec les vivants, mais il doit rester à sa place de mort. Les contes africains intègrent systématiquement ces règles de culte des ancêtres. D’après Christophe Pons[3], on retrouve la même structure plus près de nous, dans la société islandaise, pourtant christianisée. Les échanges entre la communauté des vivants et celle des morts, prenant la forme de dons en échange de ( ?) conseils au sein d’un même lignage, se font par l’intermédiaire des enfants. La mythologie islandaise, encore très vivace est profondément marquée par des récits de passage, via la figure du médium, entre visible et invisible (que l’on songe aux elfes…) mais aussi entre morts et vivants.
La question des revenants ou des fantômes renvoie donc elle-même à la question qui « revient » sans cesse en anthropologie culturelle : comment faire la part entre l’éternel et l’historique, l’archétypal et le circonstanciel, l’universel et le particulier ? En ce qui nous concerne, nous voudrions esquisser ici que la question de « l’imaginaire du revenant », tout en plongeant ses racines au plus profond de l’humanité n’en possède pas moins une dimension historique certaine, et que cette histoire est aujourd’hui à l’un de ses tournants, notamment sous l’influence de mutations tout à la fois sociologiques et technologiques. Les productions narratives contemporaines sont alors à la fois le signe et le constituant de cette mutation. Nous pensons que si les conceptions du fantôme évoluent, c’est qu’elles sont en réalité tributaires d’un modèle plus général qui intègre des traits structurants caractéristiques. Parmi ceux-ci, nous en retiendrons trois : la conception générale de la mort, le traitement religieux de l’au-delà, et la conception du corps sur laquelle nous insisterons tout particulièrement. Ces trois traits sont éminemment sujets à des évolutions historiques et il convient d’en donner ici quelques exemples.
La numérisation du corps
L’un des aspects les plus frappants de notre époque est sans conteste la formidable mutation des conceptions du corps à laquelle nous assistons depuis quelques années. Pour le dire rapidement, les sociétés où règnent les conditions les plus « avancées » du marché et de la technologie semblent favoriser le passage d’une conception du corps « contenant » à une conception du corps « signe ». Cette mutation conceptuelle se double d’un basculement du corps « stock » vers le corps « flux ». C’est ainsi que le corps passe progressivement, dans une sorte de retournement topologique, d’un statut de contenant qui stockait à un statut de relais dans un flux de signes.
Le « corps stock », c’est donc celui que l’on remplit progressivement, de nourriture, de savoir, d’expériences. Celui qui recèle une « intériorité » dont l’émergence est indissociable de l’avènement du droit à une certaine individualité, dés la Renaissance et le XVIe siècle (retrouvant par là des concepts qui furent forgés dans l’Antiquité grecque). La conception du corps comme stock est encore celle qui enjoint à chacun « d’adopter une contenance », au risque justement d’être « décontenancé », ou pire encore d’être « hors de soi ». Cette structure contenant-contenu qui organise la vie se déploie également dans le domaine de la mort : le tombeau est un contenant, le cercueil, la terre… Sont des « dernières demeures ». Plus généralement, « l’imaginaire de la maison », conçue comme un lieu de repos, fournit un cadre stable au défunt et évite son errance. Bien sûr, cette conception du corps est celle qui fournit un cadre culturel approprié à la présence de l’âme contenue dans le corps, qui le quitte, lors du trépas, pour des destinations qui varient selon les contextes religieux. La question du revenant, ou du fantôme, se pose alors très souvent en termes de « situation » : il lui manque un endroit pour se loger ! Le monde des revenants est un monde d’âmes sans maisons. C’est pourquoi ces revenants réapparaissent si souvent dans leur ancienne demeure. Par exemple, les vieilles histoires bretonnes nous montrent, des « Anaons » (les âmes des défunts) voulant revenir se chauffer à l’âtre, demandant secours pour abréger leur temps de pénitence, réparant un forfait, s’acquittant d’une dette, ou donnant des avertissements… (Le 2 novembre, veille du jour des morts, les Celtes allumaient une bougie pour guider le retour des « Anaons » chez eux…).
La conception contemporaine du corps est à l’inverse. Le corps doit, plus que jamais, faire signe dans un environnement qui multiplie les interactions. Il est une surface émettrice et réceptrice d’informations. Des tatouages et un téléphone « portable » en seraient les marqueurs identitaires. Le phénomène n’est certes pas nouveau, et l’usage sémiotique du corps est consubstantiel du procès d’hominisation. Claude Levi-Strauss aurait résumé un jour la chose d’une formule : « L’homme n’est homme que lorsqu’il est peint ». Mais, pendant des milliers d’années, les signes du corps furent largement encadrés par des traditions collectives. Le jeu des possibles était réduit, sinon réglé. Ce n’est que récemment que le corps émetteur de signes est devenu ouvertement support de singularisation. Observant la figure de l’individu solitaire dans la « Grande Ville » du IXe siècle et surtout du XXe, Georg Simmel[4] note déjà qu’« il faut extérioriser le plus de singularité et de différence ; il faut exagérer cette extériorisation simplement pour se faire entendre, même de soi-même ». Mais, c’est avec le développement de la société médiatique que l’image du corps va se mettre à compter autant sinon plus que le corps lui-même, et à vrai dire, la différence entre les deux va s’estompant. La multiplication des images du corps incline en effet à concevoir celui-ci comme une image. Il faut soigner son « image », son « look » par une auto surveillance quotidienne de sa surface. Plus avant, les techniques les plus récentes de chirurgie esthétique font précéder l’intervention sur la chair d’un lent remodelage du corps ou du visage sur l’écran. Il s’agit de créer une image désirable puis de plier le corps à celle-ci. Jamais le corps n’a été autant saisi et mis en images. La banalisation de la photographie, puis de l’enregistrement vidéographique se conjugue à la multiplication des réseaux dits « sociaux » et des « mondes virtuels » où chacun se présente uniquement par un ensemble d’images qui vont des plus analogiques au plus fantasmatiques. C’est ainsi que le corps et ses signes sont rendus équivalents au sein d’un ensemble de flux sémantiques où se catalysent les nouveaux ressorts de la civilité et leur appareillage technique. On peut ainsi faire l’expérience quotidienne d’une « vie digitale » où l’existence prétend se passer de la chair par une duplication de l’être sur le réseau. Ce profond processus contemporain de sémantisation du corps trouve, de fait sa potentalisation dans les technologies numériques, mais également dans les conceptions que la science se fait du corps conçu comme un ensemble de « données ». Cela commence par l’empire de l’approche « génétique » de l’existence (dont on cherche à calculer les probabilités de maladie dés la naissance). Le mouvement se poursuit dans la documentation continue d’un « double numérique » du corps que la médecine (prolongée par des outils banalisés d’auto surveillance) alimente continuellement par des examens, des mesures et des analyses.
Ce paradigme de l’être numérique prend encore de nombreux autres visages. Il se tient évidemment derrière la puissante recherche en intelligence artificielle qui se donne pour objectif explicite la duplication des cerveaux (« whole brain emulation »). Mais on la retrouve aussi dans la multiplication des acteurs synthétiques de l’industrie narrative, qu’il s’agisse de créatures totalement logicielles (Shrek, L’Âge de glace, Toy story, etc.) mais auxquelles on donne la voix d’acteurs de chair, ou bien de personnages numériques issus de la capture de mouvements de véritables acteurs (Le seigneur des anneaux, Avatar). Le nouvel imaginaire narratif intègre donc parfaitement ces êtres « mi-chair, mi-data » et en propage ainsi la banalité. Ici, l’Homme devient un fichier comme un autre…
Dans ce contexte, la question de la mort se trouve elle-même posée en des termes différents. D’abord elle fait l’objet d’une non-acceptation générale et une vaste industrie anthropotechnique émerge pour en contenir les effets sur le corps somatique. Mais c’est bien évidemment par le corps sémantique qu’il s’agit d’atteindre l’immortalité. Encore une fois, il n’est certes pas nouveau que les hommes utilisent des signes et des images pour lutter contre la mort et c’est même là l’une des origines de l’accès au symbolique. L’image d’un mort n’est donc pas une anomalie, mais précisément le sens originel de ce qu’est en règle générale toute image (d’imago, masque mortuaire romain). Le mort est un absent, la mort une absence intolérable que les vivants cherchent à combler par une image qui puisse leur permettre de la supporter. Cependant, le fait nouveau réside dans cette préséance de l’image qui vaut pour le corps, et plus largement pour le « nuage de signes, de traces et de codes » qui équivaut à l’individu dans l’espace des réseaux médiatiques, et de la conception purement sémio technologique du monde. Dès lors que la chair circonstancielle perd en importance, ce qui va rester ce sont des images, un corps cryogénisé, des prélèvements d’ADN, bref, de quoi rester à jamais présent par l’illusion de présence, ou revenir sous forme de clone…. Comme le souligne naïvement un promoteur de « cimetière virtuel » sur internet : « We’ve never had these abilities before. You had to be a pharaoh to have a pyramid. You had to be an emperor of China to have your clay army. But we have this opportunity now to document people’s lives after they’re gone »[5].
C’est ainsi qu’émergent rapidement de nouvelles pratiques funéraires. Les grands opérateurs de « réseaux sociaux » tels Facebook ou Myspace ont élaboré des protocoles précis concernant l’avenir des pages personnelles lors du décès de leurs abonnés. Ils structurent également une offre de « mémorial numérique », uniquement accessible aux « amis » désirant venir s’y recueillir. Par ailleurs on ne compte plus le nombre de « cimetières virtuels » qui démarchent les vivants pour leur proposer un au-delà numérique permettant de prolonger son existence dans le cyberespace. Ces mémoriaux et cimetière virtuels contiennent des enregistrements visuels et sonores du disparu, des chansons qu’il aimait, des liens vers des sites qu’il consultait, des courriels échangés avec des amis. Bref, ils tentent de nous rendre palpable « l’esprit » du défunt, mais celui-ci se réduit ici à la masse des informations qu’il a « extériorisées » (pour reprendre le terme de Simmel). Certains proposent même des options où le défunt « enverrait » périodiquement des messages à des « amis » choisis, et possèderait une adresse où lui écrire. Encore marginales, ces pratiques pourraient cependant être l’amorce de nouveaux cultes des morts, avec des procédures de sacralisation qui intégreront pleinement les potentialités des technologies numériques et surtout de l’existence qu’elle propose. Celle-ci semble donc avoir pour conséquence une réduction de la distance qui sépare les vivants et les morts. Cet effet de la haute technologie peut alors facilement rencontrer les conceptions des traditions culturelles les plus anciennes, notamment celles où vivants et morts entretiennent un commerce familier et déférent, particulièrement en Asie. C’est ainsi que le gouvernement de Hong Kong vient de mettre en place un mémorial numérique permettant de célébrer à distance le culte des morts et des ancêtres (memorial.gov.hk).
Vers de nouveaux fantômes ?
Ces possibilités de survie numérique, directement issues des conditions contemporaines d’existence, viennent en nourrir l’imaginaire, et notamment l’imaginaire du revenant et du fantôme. C’est bien sûr dans le champ de la science-fiction que celui-ci va s’exprimer le plus facilement et nous en donnerons ici quelques exemples, mais il est également possible d’observer ce que nous indiquent certaines démarches artistiques. La science et la technologie, la fiction et la création artistique, qui sont toutes sources de mondes nouveaux, explorent ainsi les futurs possibles.
La « numérisation de l’esprit humain » est un des concepts clé de La cité des permutants de Greg Egan[6]. Les fonctions physiologiques du cerveau sont modélisées par ordinateurs et technologie est utilisée par les plus riches pour faire des copies numérisées d’eux-mêmes et devenir immortels. Les capacités de calcul requises sont telles que ces êtres numériques vivent dans un monde 17 fois plus lent que le vrai monde. Dans ce roman un scientifique, Paul Durham, effectue des tests pour savoir si une personne numérique perçoit le fait que le processus de simulation peut être fragmenté en plusieurs lieux, voire être exécuté à l’envers. Il est toujours possible pour les « Copies » de procéder à un suicide virtuel pour échapper à l’enfer de l’infini. Dans La Grande Rivière du ciel de Gregory Benford[7], les esprits des morts (les « Aspects ») sont numérisés pour être utilisés, sous forme d’implants comme conseillers auprès des vivants. Le roman de Michel Houellebecq[8] La possibilité d’une île met en scène la numérisation de l’esprit mentionnée, l’un des moyens permettant de vivre, jeune, plusieurs vies successives avec un corps et un esprit identiques. Le personnage principal, Daniel (dit Daniel I), se présente sous la forme d’un éternel revenant sérialisé, jusqu’à Daniel 25 qui vit plusieurs milliers d’années après lui. Dans la saga de John Scalzi [9]Le vieil homme et la guerre, les brigades fantômes et la dernière colonie, l’esprit humain est téléchargé sur des ordinateurs avant d’être transféré vers un nouveau corps dont le « propriétaire » ignore tout de la manipulation. Le manga (puis le film) Ghost in the shell[10] met en scène une personnalité numérique, un esprit logiciel enfermé dans la coque métallique d’un cyborg. Mais cet esprit, comme d’autres, est piraté, via le réseau informatique, par une intelligence artificielle qui s’appelle le « Marionnettiste ». Cette question de l’impossibilité de savoir si la conscience baigne dans une simulation programmée de l’extérieur traverse également toute la saga Matrix. Dans le film La Cité des enfants perdus des réalisateurs français Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro (1994), Irvin est un personnage composé uniquement d’un cerveau, présent dans une cuve, relié à des récepteurs sensoriels et s’adressant au « monde réel » via un haut-parleur. En 1974, le réalisateur John Carpenter, dans le film Dark Star, mettait déjà en scène le cerveau du capitaine d’un vaisseau fantôme placé dans une cuve cryogénique. À partir de 1999, la série animée Futurama créée par Matt Groening, montre certains personnages comme étant des têtes – et non pas uniquement des cerveaux – dans une cuve. Et, en 2000, le héros du film de Mondes possibles, de Robert Lepage, est un homme dont le cerveau a été volé et maintenu fonctionnel dans une cuve…
Après ces quelques exemples pris dans la littérature ou le cinéma, tournons-nous maintenant vers la démarche d’un collectif artistique, le groupe Etoy dont les membres viennent d’horizons divers (architectes, designers, chercheurs, avocats, scientifiques). Avec le projet « Mission Eternity », Etoy propose le concept d’« arcanum capsule ». Cette capsule permettrait de stocker les informations concernant une personne disparue, des informations visuelles, des extraits de la voix, des photos de sa famille et de ses amis, les morceaux de musique qu’il aimait, éventuellement un extrait d’ADN, ou des messages pour ses proches. Chaque capsule est identifiée par un code qui permet d’accéder à son contenu stocké sur un réseau d’ordinateurs de volontaires (les « Data Angels »). Le projet ne se limite pas à des données numériques intangibles dérivant dans le cyberespace. Il inclut également les restes biologiques. Le Sarcophagus est un cimetière mobile qui pourrait contenir les cendres d’un millier de personnes. Il s’agit d’un container de 6 mètres de long dont l’intérieur est tapissé de 17 000 diodes électroluminescentes (LED), autant de pixels, formant un écran qui permet d’afficher le contenu des capsules. Les projets d’Etoy ne sont pas isolés et de nombreuses autres démarches exploratoires sont en cours afin d’explorer les possibles rites funéraires du futur.
L’adresse des morts
Ainsi, entre initiatives concrètes d’entreprises privées ou d’organisme publics émergent progressivement les traitements de la mort à l’heure de la vie numérique. Même si le corps est désormais conçu comme ensemble de signes et moins comme contenant de l’âme, la question de la « maison » semble finalement perdurer. Celle-ci prend cependant des formes contemporaines telles que le « site » informatique, « la mémoire » d’un ordinateur, « la capsule » d’Arcanum ou « le sarcophage multimédia ». Si les vivants sont désormais localisés par leur adresse électronique, il en sera de même pour les défunts. Les récits qui traitent de la mort au temps du numérique présentent pour leur part des caractéristiques communes. L’hyperbolisation de la conception sémantique du corps y conduit à une survalorisation du cerveau, considéré comme l’organe central de traitement de l’information. Dans l’immense majorité de ces récits, ce qui survit à la mort, c’est le cerveau, ou plus précisément, l’information qu’il contient qui se voit transférée sur des supports multiples et constitue ainsi un « cerveau fantôme » ou un « fantôme numérique ». Du temps où nous étions supposés venir de la terre (Adam fut créé à partir de la glaise) nous retournions à la terre (« poussière tu redeviendras »). La conception sémantique du corps nous voue au cyberespace comme destination ultime. Mais surtout, l’argument central de ces récits tient alors le plus souvent de l’impossibilité pour le contenu du cerveau, appelons cela la conscience, de saisir la nature de sa situation. Appartient-elle à un mort, à un vivant, et d’ailleurs que signifient alors ces termes ? Pire, quel est le degré d’autonomie de cette conscience ? N’est elle pas « manipulée », et en l’occurrence programmée, par quelque « malin génie » extérieur ?
On aura évidemment reconnu ici la réflexion que met en œuvre Descartes dans ses Méditations métaphysiques, réflexion qu’a prolongée le philosophe de l’esprit et du langage Hilary Putnam avec son expérience de pensée du « cerveau dans la cuve ». Celle-ci consiste à imaginer que notre cerveau est en réalité placé dans une cuve et reçoit des stimuli envoyés par un ordinateur en lieu et place de ceux de notre corps. La question centrale est alors de savoir si ce cerveau a raison de croire ce qu’il croit.
Les récits considérés sont alors très clairs : en effet, la sortie de la « maison » du corps est un danger immédiat pour le cerveau fantôme, renouvelant ainsi le vieux dualisme du corps et de l’âme. Le « fantôme numérique » y est d’emblée conçu comme voué à l’errance, à la mobilité, à la dérive, mais surtout à l’inquiétude de la perte de repère, la pire étant celle de soi-même. Finalement, ces récits semblent prendre en charge l’angoisse d’un au-delà reflétant assez bien les formes les plus « infernales » de la vie contemporaine : sans attaches, sans certitudes, sans pensée autonome.
La nécessité de relocaliser le défunt à l’heure numérique n’en est alors que plus forte : à la fois pour ses proches, mais aussi, et peut-être avant tout, pour lui-même. Encore balbutiant, les nouveaux récits de fantômes digitaux ont alors une fonction évidente. Ils participent à la production de sens des nouveaux rites funéraires et, plus largement à la construction des significations de la mort et de la vie, au temps des technologies numériques.
Notes
[2] Michel Ragon, L’espace de la mort. Essai sur l’architecture, la décoration et l’urbanisme funéraires, Paris, Albin Michel, 1981.
[3] Christophe Pons, Le Spectre et le Voyant. Les échanges entre morts et vivants en Islande, Préface de Christian Bromberger. Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002.