Arzu ETENSEL ILDEM
Université Hacettepe, Ankara, Turquie
EXIL ET IDENTITÉ DANS L’ŒUVRE DE KENIZÉ MOURAD
Abstract: During long years Kenizé Mourad worked as a journalist at the Nouvel Observateur. In 1987, she became worldwide famous with her first novel entitled Regards from the Dead Princess. This is the story of Princess Selma, granddaughter of the Ottoman Sultan Mourad V. She died in exile in Paris. In fact Princess Selma is Kenizé Mourad’s own mother. In her second novel The Garden of Badalpur, she writes her own story, her childhood in Paris and her discovery of India and her father, the former Rajah of Badalpur. With her third book Our Sacred Land, Kenizé Mourad returns as a journalist and listens to the voice of ordinary people from Israel and Palestine. She tries not to judge but to understand the two parts. One can detach three themes dominating these books: exile, identity and sense of belonging. The exile of the Ottoman family and the exile of the Palestinian people. The identity quest of Zahr (The Garden of Badalpur) and Kenize Mourad herself. The sense of belonging of two communities to “the sacred land”.
Keywords: Turkish literature, Kenizé Mourad, exile, identity, sense of belonging
Avant de connaître la célébrité mondiale grâce à son premier roman, un best-seller qui a tenu pendant des mois la première place des listes de vente en France, qui a eu le Grand Prix des Lectrices de Elle en 1988 et a été traduit en plus de 20 langues, Kenizé Mourad était journaliste. Après des études de psychologie et de sociologie à la Sorbonne, elle a travaillé au Nouvel Observateur pendant de longues années. Grand reporter, elle s’est spécialisée dans un domaine: crises, conflits et guerres, et dans une région: le Moyen-Orient et le sous-continent indien. En 1983 elle interrompt ses activités de journaliste pour s’adonner à la rédaction de son roman intitulé De la part de la princesse morte. Le succès extraordinaire qu’a obtenu cette oeuvre a permis au public de découvrir son auteur qui est une femme pour le moins surprenante. Kenizé Mourad est princesse ottomane de part sa mère et princesse indienne de part son père, ascendance impériale et princière que cache une naissance parisienne, une éducation française et une vie professionnelle menée en France. Dans son premier livre De la part de la princesse morte (l987), elle a raconté l’histoire de sa mère Selma, petite-fille du sultan ottoman Mourad V[1]. Dans son second livre Le Jardin de Badalpour (l997), elle va raconter sa propre histoire, son enfance de petite orpheline à Paris, ses études à la très catholique et très bourgeoise institution Merici, dans le 7ème arrondissement, sa vie d’étudiante engagée à la Sorbonne et sa rencontre avec l’Inde et son père. Certains ont vu dans ces deux romans une saga familiale à deux volets. En fait, ce sont également et surtout des fresques historiques multicolores : la fin de l’Empire ottoman, le mandat français au Liban, les dernières années de l’Empire britannique des Indes, la proclamation de la deuxième guerre mondiale, l’invasion de Paris par les Allemands et, enfin, les années 90 en Inde où la montée de l’extrémisme hindoue menace le fragile équilibre ethnique du pays. La journaliste est présente dans ces deux romans et seconde la romancière pour créer un univers construit sur des informations extrêmement détaillées d’une exactitude qui se veut méticuleuse. Le troisième et dernier livre de Kenizé Mourad intitulé Le Parfum de notre terre (2003) n’est pas une oeuvre de fiction, il se présente comme une suite d’entretiens effectués en Palestine et en Israël avec des Palestiniens et des Israéliens. Dans cet ouvrage c’est la romancière qui vient aider la journaliste à exprimer les émotions et les souffrances des personnes rencontrées et à en brosser des portraits vifs et rapides qui les rendent plus tangibles et combien plus crédibles.
Que ce soit dans ses romans ou dans son ouvrage sur la Palestine, Kenizé Mourad parle d’une expérience personnelle. Elle n’a certes pas connu sa mère qui est morte quand elle avait un peu plus d’un an, mais pour écrire son histoire « elle a fait confiance à son intuition et à son imagination »[2]. La narration dans De la part de la princesse morte est faite par une instance narratrice omnisciente et omniprésente. Kenizé Mourad précise dans une note, au début du livre, que l’Histoire qu’elle tente de reconstituer pour accompagner Selma de son enfance à sa mort, est « souvent différente »[3] de l’histoire officielle. Dans la première partie du roman intitulée « Turquie », les événements sont exposés par les membres de la famille ottomane[4]. Le sultan Vahideddine est obligé d’accepter les conditions de paix imposées par les alliées, tandis que les résistants d’Anatolie refusent et organisent la lutte armée. La mère de Selma, Hatidjé sultane soutient les combattants d’Anatolie, tout en restant attachée au pouvoir impérial[5]. Sa position est en quelque sorte la réhabilitation de l’attitude de la famille ottomane pendant la guerre d’indépendance. Il est évident que la princesse Hatidjé ne va pas applaudir à la création de la nouvelle assemblée nationale qui déclarera quelques années plus tard l’abolition du sultanat et la proclamation de la république et, faire les éloges de Mustafa Kemal qui, envoyé selon elle en Anatolie par le sultan Vahideddine, aurait agi par ambition personnelle et aurait voulu fonder une république pour en prendre la présidence[6].
Le Jardin de Badalpour se présente au début comme un roman autobiographique. Zahr, la fille de Selma, parle de son enfance, de son adoption par la famille du consul général de Suisse à Paris. Elle décrit les milieux estudiantins de Paris des années 59-61 où elle assiste aux cours de Lacan avec Françoise Dolto à ses côtés. C’est l’avant-garde des années 1968 ; à quelques années près nous retrouvons un peu le climat des Samouraïs[7] : « (…) nos révoltes se nourrissaient des mêmes indignations que celles qui allaient engendrer, sept ans plus tard, la révolution culturelle de Mai 68 »[8]. Dans la deuxième partie du roman la narration passe de la première à la troisième ; on a l’impression que Kenizé Mourad se distancie en quelque sorte de son personnage. D’ailleurs l’instance narratrice ne nous dira pas ce qu’il advient de Zahr à la fin du roman. La montée du nationalisme hindou et la destruction de la vieille mosquée de Babur sont les événements historiques qui accompagnent la lutte de Zahr pour reprendre son jardin de Badalpour. À la fin du roman, le message d’unité et de fraternité, exprimé par les habitants de Bombay proposera une solution, non seulement au malaise du peuple indien mais aussi à celui de Zahr.
Dans son dernier ouvrage Kenizé Mourad retourne au journalisme. En 2002, lors d’un séjour de plusieurs mois au Moyen-Orient, elle a écouté « les voix de Palestine et d’Israël ». Estimant que « la situation dans cette région depuis plus de deux ans ne permet plus de continuer à se taire »[9] elle a voulu partir à l’écoute des uns et des autres, et, comme Spinoza, elle a voulu « non pas juger, mais essayer de comprendre ». Dans ce livre Kenizé Mourad a donné la parole à des gens ordinaires. Le dialogue est au premier plan mais chaque rencontre est comme une petite scène avec un cadre particulier et des personnages décrits en quelques mots, qui ont tous une histoire, pour la plupart du temps tragique, et des gestes poignants qui marquent le lecteur. Morane, qui porte une perruche bleue sur l’épaule et dont la meilleure amie a été tuée dans un attentat kamikaze, est touchante, « on ressent son désarroi, sa solitude d’enfant de divorcés, son besoin de chaleur qu’elle compense en frottant tendrement sa joue contre le plumage de l’oiseau »[10]. Kenizé Mourad essaye de garder une certaine distance vis-à-vis de ses interlocuteurs mais parfois l’émotion est trop grande, comme quand elle parle avec Hussam, le petit garçon qui a été blessé sans raison par les soldats israéliens :
« Je l’ai embrassé sur le front et suis sortie précipitamment pour cacher mes larmes. Ce beau petit garçon ne le sait pas mais il est, à jamais infirme »[11].
Deux romans d’une même veine et un recueil d’entretiens ; quels sont les liens qui les relient ? Quel est leur point de convergence ? Nous allons voir que trois thèmes majeurs, qui sont d’ailleurs complémentaires, dominent ces œuvres : l’exil, l’identité et l’appartenance ; trois aspects d’une même problématique.
L’exil
Au commencement il y avait l’exil. L’exil d’une famille impériale qui a dû quitter le pays qu’elle gouvernait depuis plus de six siècles. L’exil d’un peuple qui a dû céder ses terres à un autre peuple qui revenait de loin recouvrer ses possessions bibliques. De la part de la princesse morte commence avec l’annonce de la mort du Sultan Abdulhamit qui sonne le glas de la dynastie des Ottomans[12]. Le peuple pleure le dernier grand sultan et les temps révolus à jamais où, l’Empire ottoman était encore une puissance respectée en Europe. Abdulhamit avait fait emprisonner le grand-père de Selma, prétextant qu’il était déséquilibré mentalement et, par conséquent inapte au règne. Les sultans qui ont suivi Abdulhamid n’ont pas pu mener à bien l’Empire qui est parti à la dérive. Il est vrai que le rôle du triumvirat de Jeunes Turcs n’a pas été des moindres et les ambitions d’Enver Pacha n’ont fait qu’accélérer la fin. Dans la première partie du roman, l’apparition de la petite réfugiée russe est une prémonition : Selma l’accueille, elle et son père, le comte Walenhoff, officier de cavalerie de l’armée du tsar, et, compatissante, écoute leur histoire avec des larmes aux yeux. Quelques années plus tard elle aussi prendra les chemins de l’exil. Le départ de la famille impériale était-il inéluctable ? Est-ce qu’on aurait pu éviter les souffrances et la misère aux descendants des ottomans ? C’est là le sujet d’une discussion qui dépasse les cadres de la littérature. Mais il est vrai que Hatidjé sultane, la mère de Selma, ne vivra que soutenue par l’espoir de retourner un jour à son pays[13] et Selma elle-même n’oubliera jamais « sa belle Istanbul ».
De la part de la princesse morte est l’histoire d’une fin : la fin d’un empire. Avec des réminiscences dans le texte d’une autre fin : la fin de l’Empire russe[14]. Ces fins qui préparent les exils. Quand Selma est en Inde, elle pressent la fin des principautés musulmanes. La fin de l’empire colonial britannique est souhaitée par les princes indiens eux-mêmes, mais tous ces les maharadjahs, radjahs, nawabs et autres souverains, ne réalisent pas que l’indépendance, une sorte de révolution en somme, sera la fin de leur système de privilèges. Pour certains d’entre eux ce sera l’exil, le départ vers le Pakistan.
La petite phrase de l’épilogue donne une force rétrospective au roman : « Ainsi s’achève l’histoire de ma mère ». L’héroïne de Kenizé Mourad, cette attachante princesse ottomane qui a bel et bien existé, c’est donc sa propre mère et, cette famille ottomane qui s’est dispersée aux quatre coins du monde c’est sa propre famille ! Cet aveu pudique est arrivé à la fin de l’histoire, quand le lecteur est encore saisi par la mort inattendue de Selma. De la part de la princesse morte est l’histoire de l’exil des derniers ottomans, des « Osmanoğlu », racontée par l’une d’entre eux. Histoire tragique comme fut la fin de toutes les grandes dynasties.[15] A l’annonce de l’exil, décrété par l’Assemblée Nationale Turque en 1924, après l’abolition du califat, les princes et princesse de sang ottoman et les quelques fidèles qui les accompagnaient[16] sont partis en Italie, en France, au Liban, en Egypte, aux Etats-Unis et en Inde, comme les princesses Duruchehvar et Nilufer qui ont été mariées aux fils du Nizam de Hyderabad. Avec sa mort à Paris, dans la misère, Selma partage le destin de plusieurs membres de sa famille.[17] Elle n’est pas la seule à être enterrée au cimetière musulman de Bobigny. Ahmed Nureddin Efendi, un des fils du sultan Abdulhamid est mort en exil à Paris, en 1945 et, un autre de ses fils, Abdurrahim Efendi, s’est suicidé de désespoir et de misère dans une chambre d’hôtel toujours à Paris. Les deux sont enterrés à Bobigny[18]. La fin de Selma se présente donc comme le symbole des souffrances des siens. Le ton narratif ne souligne pas l’aspect tragique de la situation mais le dénuement de Zeynel, le drap blanc trouvé dans un coin par le gardien du cimetière, le bout de marbre qui porte le nom de Selma, sont autant de détails imprégnés d’une tristesse accablante[19].
La misère et la tristesse engendrées par l’exil, nous les retrouvons également dans Le Parfum de notre terre, notamment chez Nabil qui habite au camp de Jabaliya, au nord de Gaza. Ses parents ont dû quitter leur village qui se trouvait de l’autre côté de la bande de Gaza. Après 1967, il est allé ramasser des oranges dans son village natal. Le nouveau propriétaire de la terre était un juif hongrois. Quand la grand-mère de Nabil a eu le droit de retourner voir sa maison, elle « s’est agenouillée sur le sol de son jardin et s’est couverte la tête de terre en pleurant. Elle est morte peu après »[20].
Identité
« Mon identité, c’est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne »[21] écrit Amin Maalouf dans les Identités meurtrières. Partant d’une constatation aussi simple, il est intéressant d’observer que la notion d’identité a posé tant de problèmes dans les siècles passés et continue de le faire d’une façon si violente de nos jours. Pour Zahr, la fille de Selma, elle se pose dès la naissance. « Sur ce qu’il est convenu d’appeler ” une pièce d’identité ” on trouve nom, prénom, date et lieu de naissance, photo… »[22] continue Amin Maalouf. Ce qui n’est pas aussi simple pour Zahr ! D’abord elle devait s’appeler Zahra mais le « a » final est tombé. Puis le nom de son père a été transformé : de radjah de Badalpour, il est devenu un simple commerçant. Sa date de naissance a été faussée, sa naissance a été déclarée à la mairie alors qu’elle était âgée de plus de 6 mois. Seul le lieu de naissance est vrai : Paris pendant l’occupation allemande. Sa mère disparue à jamais, Zahr reste toute seule au monde. Qui est-elle ? Ottomane et turque, musulmane sunnite par sa mère ou indienne et anglaise, musulmane chiite par son père « du Zinde » ou encore américaine et chrétienne par cet autre père qui la réclame ? En tout cas les bonnes sœurs qui s’occupent d’elle avec beaucoup de dévotion finiront par la faire baptiser. De part le « jus solis » Zahr est française car elle est incontestablement née en France. C’est d’ailleurs pour qu’elle naisse en France que sa mère se trouvait à Paris quand éclata la guerre. Elle voulait fuir les affrontements entre musulmans et hindous à Lucknow et elle se retrouva au milieu de l’Europe en guerre avec la menace d’être déportée en tant que sujet anglais. Ce fut peut-être le sort du fidèle Zeynel : « étranger parmi les étrangers, a-t-il été embarqué dans quelque wagon plombé ? »[23].
Pour Selma la France c’est d’abord une langue qu’elle apprend par Mademoiselle Rose dès sa petite enfance. Nourrie des romans de Pierre Loti et de Claude Farrère, cette gouvernante française a jeté les fondements de l’éducation française de Selma[24], éducation qu’elle continuera à Beyrouth chez les « Sœurs de Besançon ». Cela ne se passe pas sans heurts : l’histoire enseignée par les Sœurs ne coïncide pas avec celle de Selma. Comment peut-elle admettre qu’on insulte ses ancêtres, les derniers sultans ottomans ? « Révérende mère, que feriez-vous si on vous forçait à réciter – sa voix s’étouffe – que votre grand-père était fou… votre grand-oncle un monstre sanguinaire… votre autre grand-oncle un faible d’esprit et le dernier un lâche ? »[25]. Heureusement, la révérende mère Marc comprend la sensibilité de Selma et garde la petite princesse ottomane dans le sein de la culture française. Dans ce Liban de l’entre-deux-guerres sous la domination française Selma est confrontée aux problèmes politiques engendrés par la présence française mais elle en subit aussi l’influence. D’ailleurs en Inde, on la prend souvent pour une française à cause de ses manières occidentales, de son teint blanc et du français qui est comme sa langue maternelle. Quand Selma arrive en France en 1939, elle se sent parfaitement à l’aise dans le monde parisien. Tout un passé d’affinité culturelle l’a donc menée au pays où est née sa fille.
L’Inde qui accueille Selma à son arrivée à Lucknow est un pays qui se trouve sur le point de céder à la montée de l’intolérance religieuse. Les hindous et les musulmans s’affrontent sous le regard réprobateur du maître colonial, la Grande Bretagne, qui, d’autre part, est bien aise car cette situation est pour elle un prétexte pour prolonger sa présence en Inde. L’Inde comme l’Empire ottoman, était un espace multiculturel où toutes les religions vivaient ensemble, dans une harmonie respectueuse des différences mais, la présence et la politique des Anglais ont détruit cet équilibre. Selma, qui n’a jamais fait montre de piété jusqu’à son mariage, est furieuse quand elle apprend que les femmes n’ont pas le droit de prier dans les mosquées en Inde et, déclare qu’elle est petite-fille de khalife et que personne ne peut l’en empêcher. Elle revendique son identité de musulmane tout en refusant pourtant le « purdah », tradition qui oblige les femmes à se couvrir. Déjà à 12 ans, elle avait mis en pièces son premier tcharchaf. Selma se réclame d’un Islam mystique dont elle reconnaît les préceptes pendant le moushaïra[26] organisé par le radjah de Mahdabad. Aux paroles de la Bhagavad-Gita, grand livre sacré de la religion hindoue, répondent celles du « Traité de l’unité » d’Ibn-Arabî, l’un des plus grands mystiques de l’Islam. Ces mots sacrés « se renvoient comme en écho, à travers les siècles et les continents, les mêmes profondes intuitions, la même Vérité »[27]. Dieu est unique, l’être suprême est le même pour chacun. Nous sommes tous Dieu et, l’Infini ne se divise pas.
Plusieurs années plus tard, Zahr découvre dans le palais de Lucknow les livres de sa mère et lit à son tour les paroles du Bhagavad-Gita ; comme sa mère, elle comprendra l’unité du monde. Pourtant, à son grand désespoir, elle sera témoin de la destruction de la mosquée de Babur par les extrémistes hindous. Ce qu’elle et sa mère ont compris, échappe à tous les autres. Kenizé Mourad qui se définit comme musulmane est très proche de ses héroïnes[28].
Tout en assumant son identité de musulmane (c’est à Delhi que, pour la première fois de sa vie elle entrera dans une mosquée)[29], Zahr se bat contre une certaine perception de l’Islam conservateur, voire intégriste. Elle s’insurge contre le port du burkah, et la conférence qu’elle devait donner à propos de la destruction de la mosquée de Babur tourne en un réquisitoire contre les ulémas conservateurs[30]. Il est intéressant de voir que de 1923, où la petite Selma déchirait son tcharchaf, à 1992, où Zahr essaye de convaincre les musulmanes de Licknow que le burkah n’est pas mentionné dans le Coran, 80 longues années ont passé.
En Palestine, les musulmanes pensent plus à leur survie qu’à leur émancipation mais même dans ces conditions difficiles, Kenizé Mourad souligne le poids supplémentaire qui pèse sur les femmes. Pendant qu’elle s’entretenait avec un groupe de jeunes, on vient les avertir que l’armée israélienne va investir la ville. Iman, l’une des jeunes palestiniennes du groupe doit rentrer chez elle, au camp, bravant par là un grand danger car la tradition veut qu’une fille retourne chez elle la nuit. « Même en ces temps de guerre, de dangers, d’horreurs, la femme doit continuer à sacrifier sa vie à cette étroite idée de la vertu… »[31] commente Kenizé Mourad.
Appartenance
« Notre terre » c’est la Palestine : elle appartient aux juifs et aux arabes et aussi aux chrétiens. Si Dieu est unique, sa terre peut nous accueillir tous[32]. L’imam d’un petit village près de Jénine dont les habitants sont à majorité chrétiens, confectionne des parfums chez lui : c’est son hobby. Un imam parfumeur au cœur de la Palestine ! Il marche avec difficulté car sa colonne vertébrale a été abîmée dans une prison israélienne. Il peut imiter n’importe quel parfum pourvu qu’il en ait un échantillon mais il préfère créer ses propres parfums à la demande de ses clients, les villageois des environs. Nous pensons à la passion qu’avait Amir, le radjah de Badalpour pour les parfums. Un vieux marchand venait lui vendre des essences aussi rares que subtiles qui transformaient la vie d’Amir : « Cet amour des parfums est un trait de famille »[33] disait-il à Selma. Plusieurs années après, cet imam parfumeur a sans doute rappelé à Kenizé Mourad son personnage fictif : en effet les orientaux aiment les parfums envers et malgré toutes les circonstances.
Le drame qui se joue actuellement en Palestine vient de ce sentiment d’appartenance qu’éprouvent deux peuples pour la terre. D’un côté une appartenance qui remonte à l’histoire biblique et de l’autre à une réalité de plusieurs siècles. Des deux côtés, la prise de conscience identitaire est exacerbée : on est chez-soi, c’est à l’autre de partir. Nabil, l’exilé du camp de Jabaliya a posément analysé la situation : « Le problème entre les Juifs et nous n’est pas un problème religieux, ni un problème de compréhension, c’est que nous réclamons la même terre »[34]. Des hommes de bonne volonté luttent ensemble pour protéger la terre qui reste aux Palestiniens. Le rabbin Jeremy travaille pour le groupe « Rabbins pour les droits de l’homme » et essaye de protéger les Palestiniens contre les attaques des colons. Les habitants du village palestinien de Kafr Youssef ne peuvent pas récolter leurs olives, ils sont systématiquement empêchés par les menaces des colons de Tapuah, qui voudraient s’approprier de leurs champs car la terre qui n’est pas travaillée, est confisquée par les Israéliens et passe aux colons. Les habitants de Hirbet Yanoum, un autre village palestinien proche de Kafr Youssef, ont dû abandonner leur terre, la laissant à des colons.
Cet attachement à la terre, Selma et Zahr l’auraient ressenti de la même façon au plus profond d’elles-mêmes. Elles se sont battues chacune à sa façon pour la terre de Badalpour. Selma aurait voulu lutter pour « son Istanbul », mais elle était trop jeune. Sa terre natale, elle l’a perdue à cause des aléas de l’Histoire. Dans toutes les autres villes où elle a vécu, Selma a voulu retrouver Istanbul, la douceur des rives du Bosphore, la majesté des mosquées et la splendeur des palais impériaux[35]. Elle a frémi aux côtés de sa mère Hatidjé sultane quand les navires alliés se sont montrés au large de la Corne d’Or. Elle a maudit le moment où de la fenêtre du train défilaient les dernières visions de sa ville. Beyrouth et Lucknow n’ont jamais pu remplacer Istanbul. Partout elle était l’étrangère, les autres le lui faisaient sentir. Seul Badalpour était différent. Elle pensait avoir retrouvé une appartenance : des villageois qu’elle aimerait, qu’elle pourrait aider et qui l’accepteraient comme leur véritable souveraine. C’est à Badalpour qu’elle oubliait son exil et qu’elle retrouvait une paix intérieure, qu’elle se réconciliait avec son destin. Pourtant, au cours des émeutes entre hindous et musulmans, quand elle a voulu empêcher les massacres et qu’elle s’est interposé entre les deux communautés, on lui a crié à la figure : dehors l’étrangère ! « Elle ne pleure plus. A Beyrouth déjà, au couvent des Sœurs de Besançon, les élèves la tenaient à distance parce qu’elle était “ la Turque ”. Depuis l’exil, partout elle est… l’étrangère »[36].
Avant d’appartenir à une terre on appartient à une famille. Selma a souffert quand son père est parti sans même lui dire adieu. Il n’a pas voulu accompagner ses enfants en exil. Pour Selma, c’était une blessure toujours ouverte. Pourtant, paradoxalement, au nom de la sauver du « purdah », elle a tenté de supprimer le père de sa propre fille. Zahr a grandi entourée de plusieurs pères, en l’absence du vrai. Ce qu’elle a toujours voulu avant tout, c’était d’appartenir à une famille :
« Ma famille, mes frères… ces mots roulent sous sa langue comme une gourmandise étrange ; elle entrevoit le délice de liens stables et indiscutables, avec leur cortège de droits et de devoirs naturels et incontestables »[37].
Badalpour pour elle c’est la terre de sa famille, le jardin moghol qui était l’endroit préféré de sa mère, représente l’amour de Selma et d’Amir. Ce jardin est son identité, son appartenance, elle n’acceptera jamais qu’on le lui prenne des mains. Avant d’arriver à ce jardin Zahr s’est sentie étrangère partout. En Inde, et en France à laquelle elle reproche de l’avoir soustrait à sa véritable famille. Elle avait même pensé à tenter sa chance au Pakistan où vivait sa tante Zahra mais finalement ce projet ne s’est pas réalisé. Du pays de sa mère Zahr n’en parle pas beaucoup. Peut-être Kenizé Mourad le fera-t-elle dans un prochain livre. Furtivement Zahr avoue qu’elle ne sait pas le premier mot de sa langue maternelle. Mais quand elle a dévoilé son identité au vieux guide du palais de Topkapi, celui-ci lui a témoigné aussitôt un respect et un amour dont elle était très touchée[38].
Le jardin de Badalpour est devenu pour Zahr le symbole de l’appartenance à une terre. Puis un jour, le 15 février 1993, à Bombay, pendant qu’elle participe à la chaîne humaine pour l’unité et la paix, elle se demande si, après tout, l’identité et l’appartenance sont vraiment essentielles ? De famille elle en a eu, elle en a perdu. De pays elle en a eu beaucoup tout en restant étrangère partout. Quant à la religion, elle a compris que toutes mènent « vers une même réalité »[39]. Le jardin n’était qu’un prétexte, « mais il lui est nécessaire, car, à travers lui, elle se bat pour la justice et la dignité. Et que c’est dans ce combat qu’on forge son humanité »[40].
Selma, Zahr et Kenizé Mourad, trois visages pour une seule femme ? La seule chose dont nous sommes sûrs c’est que Kenizé Mourad, journaliste de son état, a décidé un beau jour d’écrire l’histoire de sa mère. Puis elle a continué d’écrire l’histoire de la fille de sa mère. Etait-ce sa propre histoire ? Peu nous importe. Selma a souffert de l’exil, Zahr souffrira de ne pas connaître son identité et s’accrochera à son appartenance au Sultan Bagh, le jardin de Badalpour. Kenizé Mourad, entre temps, a compris, mais sans doute le savait-elle déjà, que l’important c’est de pouvoir assumer toutes les identités du monde. L’écrivain, forte de son expérience romanesque et de la leçon humanitaire qu’elle en a tirée s’est tournée vers le problème israélo-palestinien et a réalisé cet admirable ouvrage qui en dit plus sur ce conflit complexe que beaucoup de livres d’analyse historique et politique. Quelles que soient son identité et ses appartenances Kenizé Mourad écrit en français. Pour ses lecteurs en Turquie, elle est une princesse turque. Pour ses lecteurs indiens elle est sans doute une princesse indienne. Pour ses lecteurs français elle appartient à la France.
BIBLIOGRAPHIE
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www.webdo.ch Interview de Françoise Boulianne avec Kenizé Mourad.
www.l’ewpressiondz.com/archives Kenizé Mourad à l’expression.
NOTES
[1] Le sultan Mourad V (1840-1904) est un des fils d’Abdulmedjid Ier. Le dernier sultan ottoman Vahideddine, était son frère. A l’occasion du centenaire de sa mort, l’Orchestre de Chambre d’Istanbul a joué les compositions (valses, polkas, galops et marches) de ce sultan qui était un grand amateur et compositeur de musique classique. Cf. European music at the ottoman court (CD), director Emre Araci, Istanbul, Kalan, 2000.
[2] Kenizé Mourad, De la part de la princesse morte, Paris, Laffont, Le Livre de poche, 1987, épilogue.
[5] La princesse Hatidjé cache dans son palais un lieutenant de Mustafa Kemal, le défend contre les forces de l’ordre et l’aide à s’enfuir en Anatolie. De la part de la princesse morte, pp. 88-94.
[6] En 1919 le sultan Vahideddine a chargé le jeune commandant Mustafa Kemal, vainqueur des Dardanelles, d’une mission en Anatolie : veiller au désarmement de l’armée exigé par les Alliées. Selon certains historiens, en prenant l’initiative d’envoyer Mustafa Kemal et non pas un autre officier en Anatolie, le sultan Vahideddine aurait souhaité l’initiation d’un mouvement de résistance contre les forces d’occupation. Cf. De la part de la princesse morte, pp. 74-75.
[12] Le roman d’Amin Maalouf Les Echelles du Levant (Paris, Grasset, 1996) commence également avec la mort d’un sultan : le sultan Abdulaziz, qui sera succédé par Mourad V.
[13] Hatidjé sultane mourra à Beyrouth et sera enterrée à Damas, auprès d’autres membres de la famille ottomane, notamment le dernier sultan Vahideddine.
[14] Certains membres de la famille impériale craignent de partager le sort des Romanov. La princesse Hatidjé garde son calme et dit : “ D’ailleurs, mon ami, laissez-moi vous dire que nos Turcs sont quand même plus civilisés que ces moujiks ” De la part de la princesse morte, p. 134.
[15] Fayçal bey, dans son livre intitulé La Dernière odalisque, Paris, Stock, 2001, raconte la fin de la famille impériale de Tunisie, à travers l’histoire de sa grand-mère la princesse Safiyé.
[16] Le mari de la princesse Hatidjé qui n’est que damat, c’est-à-dire beau-fils du sultan, aurait eu le choix de partir avec son épouse ou de rester en Turquie. Par contre les eunuques représentés dans le roman par le très attachant Zeynel, qui n’avaient plus de rôle dans le nouveau système, ont dû préférer partir avec leurs maîtres.
[17] Beaucoup de livres ont paru à ce sujet, parmi les plus accessibles : Kadir Mısıroğlu, Osmanoğullarının dramı, Istanbul, Sebil Yayınevi, 1974 ; Murat Bardakçı, Son Osmanlılar, Istanbul, Pan yayıncılık, 1991; Murat Bardakçı, Şahbaba, Istanbul, Pan yayıncılık, 1998.
[19] L’exil a apporté aux membres de la famille ottomane une pauvreté qu’ils n’étaient pas prêts à affronter. La princesse Hatidjé a survécu à Beyrouth grâce à la vente de ses bijoux. Selma fera la même chose à Paris avec, cependant une différence: à Beyrouth le joaillier arménien Souren Agha était un brave homme qui servait les intérêts de la famille tandis qu’à Paris “ les hommes gris ” dans leurs boutiques sombres volent outrageusement la jeune femme dans le besoin.
[24] Dans les Désenchantées de Pierre Loti, Djenane et ses cousines maîtrisaient si bien la langue française qu’elles utilisaient des expressions à la mode telle « kif kif bourricot ». Dans De la part de la princesse morte Selma dira à propos de sa cousine qu’elle prend « des r ».
[26] Un moushaïra est un récital consacré à la poésie. Vieille tradition de la civilisation indo-musulmane, il dure en principe du coucher du soleil jusqu’aux premières lumières de l’aube.
[28] À la question, êtes-vous musulmane, elle répond : « Oui. Peut-être que si aujourd’hui on crachait sur le christianisme, je me dirais chrétienne. C’est une appartenance plus qu’une religion, pour moi. Une identité ». Interview de Françoise Boulianne, www.webdo.ch
[29] « Descendante du Prophète et petite fille du calife, elle n’a pourtant connu que des églises (…) ici, dans la majesté de cet espace vide, face à ce dépouillement grandiose ou rien ne distrait le regard, sinon la pureté des minarets dressés comme un appel (…) ce silence, cette simplicité, cette absence au monde lui parlent de l’Être », Le Jardin de Badalpour, pp. 166-167.
[30] Kenizé Mourad a dit qu’elle en voulait aux intellectuels musulmans de ne pas élever leur voix : « Et ce que je trouve dommage c’est que les intellectuels des pays musulmans ne fassent rien, pas grand-chose, disons. Certains font, mais pas assez. Je crois, hélas, que les intellectuels des pays musulmans ou bien sont laïques, complètement laïques, ou bien ils sont laïques sans connaître leur religion, ou bien ils ont laissé la place à des gens très religieux mais plus extrémistes alors que l’Islam est très ouvert ». Kenizé Mourad à l’expression, www.l’expressiondz.com/archives
[32] Kenizé Mourad voit partir les enfants palestiniens avec lesquels elle était en train de parler, avec appréhension, « Je dis au revoir à Bassel, Ali, Salim, Imad et Abdel Rahman, en en les regardant partir avec un pincement au cœur, je me surprends à implorer le Dieu unique des chrétiens, des musulmans et des juifs, qu’il les protège ». Le Parfum de notre terre, p. 158.