Erik Bordeleau
SenseLab, Université Concordia, Canada
Erik.bordeleau@gmail.com
Exercices d’auto-virtualisation dans l’élément anonyme de la pensée/
Exercices d’auto-virtualisation dans l’élément anonyme de la pensée
Abstract: This text draws on and experiment with a few thoughts outlined in my book Comment sauver le commun du communisme? (Le Quartanier, Montréal, 2014) about the political and aesthetical situation of abstractions with regard to the politics of the commons. The French title of the essay suggests a rather unsettling ambiguity: it can either be translated as “how to save the common of communism?” or “how to save the common from communism?”. In other words: is communism an abstraction that saves or an abstraction to be saved from? Or again: is the -ism in communism elevating the commons to a higher and more enduring power, or is it instead hindering its cosmopolitical and lived vibrancy? Discussing issues regarding the imaginal dimension of transindividuality, the text ends with four propositions of auto-virtualization exercices.
Keywords: Transindividuality; Communism; Commons; Art; Politics; Resonance; Giorgio Agamben; Taoism; Speculative Pragmatism.
Celui-là pétrit le plus de réalité, qui saisit le plus d’irréalité.
Giorgio Agamben, Stanze
1. Que faire de l’expérience communiste? En quoi nous concerne-t-elle encore aujourd’hui? Depuis la chute du mur de Berlin et l’intégration de la Chine et des pays de l’ex-Union soviétique à l’économie globalisée, on considère souvent l’épisode communiste comme une anomalie ou un simple accroc dans le déroulement de l’Histoire, une sorte de régression ou de délai dans l’avancée irrésistible du capitalisme. Le communisme, ou à tout le moins, cette idée surdimensionnée d’un communisme pour lequel «donner un tract sur un marché était aussi monter sur la scène de l’Histoire »[1], n’est plus, comme Sartre a pu un jour le déclarer, l’horizon indépassable de notre temps. Or, sous les vestiges de cette métaphysique volontariste et de son tout-à-l’action, la question du commun ne s’est jamais posée avec autant d’insistance. Pour tous ceux qui éprouvent, de manière plus ou moins confuse et intermittente, la nécessité de garder ouvert l’horizon du politique pour contrer l’isolement et l’impuissance générés par la barbarie néolibérale, la question la plus urgente serait peut-être: comment sauver le commun du communisme?
Car dans notre universelle schizophrénie, nous avons besoin de nouvelles manières de faire communiquer les gestes et les idées. Nous avons besoin de dehors plus subtils, de zones d’opacité mieux partagées, pour franchir les abîmes au-dessus desquels les mondes diurnes sont érigés. Du fond de nos âmes précarisées, nous avons besoin de réapprendre l’art d’accorder ensemble nos actes et nos pensées afin d’éviter leur capture par la segmentation toujours plus fine des marchés. Nous avons besoin de nous réapproprier la réalité de nos désirs avant qu’ils ne soient convertis en matière sombre du capitalisme. Nous avons, en somme, besoin de faire de nous-mêmes les précurseurs d’un nouveau type de communisme : un communisme de la résonance sensible plutôt qu’un communisme de la volonté.
2. C’est cette proposition que j’aimerais développer plus avant dans le cadre de cet article. Elle forme le cœur de mon livre Comment sauver le commun du communisme? (Le Quartanier, Montréal, 2014), qui porte sur la situation politique et esthétique des abstractions en regard de la question du commun. Le titre de l’essai suggère une certaine ambiguïté : s’agit-il de sauver le commun du communisme ou l’inséparabilité du commun-du-communisme? Est-ce que le -isme de communisme élève le commun à une puissance supérieure et plus durable, ou est-ce qu’il en compromet plutôt le potentiel de transversalité cosmopolitique? Ou selon l’interrogation de Derrida au commencement de Foi et savoir : est-ce que le communisme est une abstraction qui sauve ou une abstraction dont il faut se sauver? Abstraire ou ne pas abstraire le commun : telle serait la question…
Avec son acuité poétique habituelle, Fernand Deligny indique d’un trait la tension éthico-politique qui fait la teneur de ce commun qui transite entre les êtres:
Je lui disais qu’entre le commun que j’essaie d’évoquer et le communisme, il n’y a pas, comme on pourrait le croire en se fiant au son des mots, un isthme qu’il serait facile de traverser à pied sec.
Il y va d’une fêlure, d’une faille, à vrai dire infranchissable, le commun étant d’espèce et le communisme, l’à-faire des hommes, plutôt portés à dominer, c’est-à-dire à se croire.
Respecter la fêlure, et permettre au commun d’exister, c’est sans doute l’ouvrage le plus difficile que les hommes se sont / pourraient se donner.[2]
Nous ne savons que trop bien comment les tentatives révolutionnaires d’avant-garde visant à produire/extraire un homme nouveau à partir du monde bourgeois et « décadent » se sont soldées par un échec; et combien le « socialisme réellement existant » s’est révélé être une indésirable machine molaire. Un large consensus commoniste[3] s’en suit: les communs à venir n’ont pas pour vocation d’être (universellement) abstraits; ils se veulent d’abord être localement et transversalement éprouvés. À cet égard, il n’est certainement pas anodin que le renouvellement de la pensée du commun coïncide avec celui des pratiques relationnelles et artistes. Si l’art joue un rôle de plus en plus important en regard du politique et qu’à plusieurs égards ces deux pôles deviennent indiscernables, c’est peut-être parce qu’à leur confluence s’entretient un goût du possible situé et, par extension, un soin pratique de nos capacités d’initiative. La proposition d’un communisme de la résonance sensible s’élaborerait ainsi tout naturellement à la jonction de l’esthétique et du politique.
3. En guise de remarque préliminaire, j’aimerais introduire deux précisions conceptuelles. La première concerne l’usage du mot « commun » et son corollaire, celui de « communauté ». Ces deux mots tendent à induire un malentendu tenace (sur arrière-fond libéral) où commun rimerait avec massification et négation de l’individualité. Dans Introduction à la guerre civile, Tiqqun explique comment la communauté n’est pas une affaire d’échelle ou de plus ou moins grand nombre, mais relève plutôt des clinamen, des inclinations et des penchants qui traversent des corps donnés. En un mot : « Il n’y a de communauté que dans les rapports singuliers. Il n’y a jamais la communauté, il y a de la communauté, qui circule. »[4] C’est cette idée du commun et de la communauté qui m’intéresse et que laisse entrevoir la description de Deligny. Elle suggère une conception non-libérale et anti-représentationnelle du politique, qui met de l’avant l’expérience à la fois imaginale et fugitive d’un commun sauvage qui est affaire de rythmes et de résonances et qui échappe à toute forme d’appropriation privative.
Cette précision ne suffit toutefois pas, à mon sens, à lever entièrement le problème. Revenant sur sa propre histoire intellectuelle, Nancy explique pourquoi il a finalement dû substituer le mot communauté par « être-ensemble », « être-en-commun » et, finalement, « être-avec ». Le terme de communauté a trop de références chrétiennes et religieuses dit-il, et surtout trop de « résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et d’intériorité »; en revanche, « l’avec est sec et neutre », il est « presqu’indiscernable du co- de la communauté, mais – point fondamental – il porte en lui « un indice plus net de l’écartement au cœur de la proximité. »[5] Cette élucidation conceptuelle me semble déterminante. Dans un esprit similaire, je pense qu’il est parfois utile, à la suite de Gilbert Simondon, de parler de relation transindividuelle ou de transindividualité. L’idée d’expérience transindividuelle, qui participe d’une autre ontologie, permet de se déprendre de la tendance historisante que le mot communauté comporte et d’en venir directement à la relation. Aussi, l’idée de transindividualité laisse davantage place à la composition, au jeu, aux techniques et à l’invention.
Dans l’optique d’un communisme de la résonance, la relation transindividuelle est première. La conception d’individus prédéterminés, séparés et en compétition les uns avec les autres est généralement prise comme la vérité première de l’existence, mais ce n’est pas le cas. Je m’accorde avec Bernard Aspe lorsqu’il souligne qu’à proprement parler, « il n’y a pas des individus atomisés, mais des consistances transindividuelles mutilées. »[6] La question de l’organisation politique s’en voit soudainement transformée. Notre relation à l’histoire aussi. Il y a tout un travail de dégagement théorique à faire pour affirmer ce plan du commun sensible et de la relation transindividuelle. Et de là développer des modes d’existence collectifs qui ne laissent pas la teneur commune ou transindividuelle de nos expériences être capturée et reconduite par le Capital.
4. La deuxième précision conceptuelle que j’aimerais introduire concerne l’usage du mot imagination. Si je préfère parler d’imaginal plutôt que d’imaginaire, c’est que dans l’usage courant, « imaginaire » renvoie à l’irréel et au fantastique, tandis que dans le terme « imaginal », j’entends une efficace qui n’a rien d’utopique. Dans son essai Mundus imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal, Henry Corbin suggère que « si nous parlons couramment en français de l’imaginaire comme de l’irréel, de l’utopique, ce doit être là le symptôme de quelque chose » (2008 : 28). Ce quelque chose, pour Corbin, c’est la sécularisation de l’imaginal en imaginaire. Cette thèse s’éclaire lorsqu’on la pense en lien avec la discussion menée par Agamben dans Enfance et histoire sur le rapport entre imagination et expérience dans le contexte du développement de la science moderne. Agamben rappelle d’abord qu’avant d’être expulsée hors de la connaissance pour cause « d’irréalité », l’imagination était pour les Anciens le medium par excellence, « permettant dans le fantasme l’union entre la forme sensible et l’intellect possible » (2002a : 45). Très proche de ce que, dans sa remarquable description du rapport entre vérité et sujet à l’ère moderne, Foucault appelait le « moment cartésien » (2002a : 20), Agamben poursuit en soulignant qu’avec
Descartes et la naissance de la science moderne, le rôle de l’imagination se trouve dévolu au nouveau sujet de la connaissance : l’ego cogito (on remarquera que cogitare, dans le vocabulaire technique de la philosophie médiévale, désignait plutôt le discours de l’imagination que l’acte de l’intelligence). Entre le nouvel ego et le monde des corps, entre res cogitans et res extensa, point n’est besoin de médiation. D’où l’expulsion de l’imagination, qui se manifeste dans la nouvelle manière de caractériser sa nature : dans le passé, elle ne relevait pas du « subjectif », elle se définissait plutôt comme la coïncidence du subjectif et de l’objectif, de l’intérieur et de l’extérieur, du sensible et de l’intelligible; (…).[7]
Cette manière de penser l’efficacité imaginale recoupe de près ce que George Didi-Huberman définit pour sa part comme l’efficacité « visuelle », qu’il distingue de la positivité du visible. Dans son combat contre le positivisme dans l’histoire de l’art, il articule en effet une distinction entre le visible et le visuel afin de rendre compte de la puissance virtuelle des images. « L’histoire de l’art, dit-il, échoue à comprendre l’immense constellation des objets créés par l’homme en vue d’une efficacité du visuel, lorsqu’elle cherche à les intégrer au schéma convenu de la maîtrise du visible. C’est ainsi qu’elle a trop souvent ignoré la consistance anthropologique des images. »[8]
Pour penser à sa juste mesure la teneur imaginale de la relation transindividuelle, voire la possibilité même d’un communisme de la résonance sensible, il faut garder en vue cette forclusion de l’imaginal et du visuel (au sens fort que lui donne Didi-Huberman) au fondement de la distinction moderne entre sujet et objet. Je m’attacherai dans la suite de cet article à suivre cette efficace virtuelle propre à l’imaginal et visuel tel qu’elle se profile à la jonction de l’esthétique et du politique.
5. Encore faut-il s’accorder une juste part d’ombre, histoire de se mettre à l’abri du ciel-néon des idées toutes faites sur ce que serait l’art et sur ce que serait le politique. Dans Moving the Sleeping Images of Things Towards the Light, un petit livre édité à Montréal aux éditions Le laps par Marie-Douce St-Jacques, le cinéaste expérimental montréalais Daïchi Saïto renverse les termes de l’allégorie de la caverne pour en dégager un plan sensible soustrait aux prédéterminations catégorielles de la pensée : « Être enfermé dans la caverne de Platon est le privilège de l’artiste, non son malheur. L’artiste est celui qui dégage la clarté des ténèbres de la caverne, une évidence qui échappe à la vérité (« a clarity away from truth »). C’est quelque chose qui rend l’artiste plus humble. »[9] Cette humilité qui signe la vie et le travail de l’artiste s’enracine dans une profonde considération pour la durée et les exigences propres à la pratique (« poursuivre le travail, comme si on produisait du miel »[10]). À sa manière, Saïto pointe vers une expérience ou une épreuve qu’on pourrait dire authentique sans qu’elle soit pour autant « vraie », une évidence sensible qui se dérobe au langage du clair et distinct mais qui requiert un exercice prolongé au contact des forces de gestation du monde. L’artiste résume sa méditation sur sa méthode de travail, le rôle de l’improvisation et la place accordée à l’intuition dans son processus de création par le biais de cette belle citation de Paul Valéry : « Le chemin qui va de l’idée confuse à l’idée claire n’est pas fait d’idées ».[11]
6. Je me demande à quel point cette caractérisation de l’expérience artistique peut être étendue en-dehors de celle-ci, jusque dans les parages du politique. Je ne peux m’empêcher d’y voir une indication essentielle pour tout ce qui a trait aux processus de transformation et de production des subjectivités. Comme Félix Guattari le souligne dans un entretien sur l’art contemporain, l’expression de soi ou la possibilité de se mettre en récit implique d’en passer par « un seuil de rupture des coordonnées du monde », ce qu’il appelle un « foyer de non-discursivité ». Guattari insiste sur le fait que c’est ce point de non-sens, cette dimension d’innommable qui fait l’objet d’une attention spécifique, que c’est précisément cela qui s’élabore dans le travail de l’artiste.[12] Ce seuil participe de ce qu’il appelle le paradigme éthico-esthétique. La grande affaire de Guattari, c’est de faire transiter les sciences humaines et les sciences sociales vers des paradigmes éthico-esthétiques, de manière à ce qu’on devienne plus réceptif aux intensités non-discursives. Il soutient que cette connaissance pathique et non-discursive tend à être occultée et contournée dans la subjectivité rationaliste capitaliste.
Dans la foulée de Guattari, je me demande donc: en quoi les expériences esthétiques se révèlent-t-elles parfois aussi chargées d’une teneur initiatique? Et en quoi celle-ci concerne-t-elle nos mises en consistance imaginales, collectives et politiques? Certaines œuvres ont le singulier pouvoir de transformer en profondeur nos perceptions du monde : elles court-circuitent les récits usuels et les schémas préétablis, pour nous plonger dans cet élément de non-discursivité qui insiste au cœur de chaque subjectivité. Pour se maintenir sur ce seuil où l’action et la passion, le sujet et l’objet tendent à se confondre, pour ouvrir et en-durer ce plan métamorphique, il faut apprendre à tracer les formes qui sauront nous enclore, le temps de se rendre disponible à la capture par les mystérieuses forces du dehors ainsi convoquées. Dans ses plus récents ouvrages, et en particulier La ragazza indicibile, Giorgio Agamben s’intéresse aux mystères d’Éleusis et rappelle que le verbe grec myen, qu’on trouve à la racine des mots « mystère » ou « mystique » et qui signifie en premier lieu « initier », désigne le fait de se clore, de garder la bouche et les yeux fermés.[13] L’immédiateté sensible de l’expérience esthétique s’accompagne ainsi chaque fois d’une opération de clôture relative – d’un geste dit mystique.
7. C’est peut-être là l’occasion d’un raccord avec le politique. Dans le dernier chapitre de Comment sauver le commun du communisme?, « Du commun, de la résonance et d’autres choses obscures et animées », j’explore, dans les parages de Tiqqun et du Comité invisible, une conception de la résistance dite extatique qui implique de se tenir sous le seuil des représentations, aux limites du langage et aux abords de l’élément mystique. J’y marque le contraste entre un commun qui s’atteint à la pointe corporelle sombre et le modèle d’une subjectivité volontariste qui se déploie claire et distincte sur la scène du politique. L’idée de commun sensible ou de communisme de la résonance que j’esquisse de manière prospective se développe en contrepoint du modèle du sujet politique moderne et de sa figure militante exacerbée : autonome, volontaire et aussi imperméable que possible aux conditions dans lesquelles il se trouve engagé. C’est dans ce contexte-là que je remets globalement en question la grammaire politique de l’engagement et de la sacro-sainte « conscientisation ». Pour faire court, je trouve que cette conception du politique issue des Lumières et qui suppose un peu trop allègrement une forme de transparence à soi-même, ne cesse de reconduire une opposition stérile entre raison et affects et que cela à terme ne fait qu’augmenter notre impuissance collective. En ce sens, je m’accorde entièrement avec Yves Citton pour qui « faire de l’esthétique un domaine d’expériences mystiques constitue un moyen de se réapproprier tout un pan – transindividuel – de nos existences, dont l’idéologie de la modernité nous a obstrué l’accès ».[14]
8. Mais revenons à un notre plan nocturne et métamorphique, et continuons nos déambulations parmi les clair-obscur de la philosophie classique. J’aime bien comment Peter Sloterdijk congédie la fiction de l’autonomie du sujet politique et contribue, avec son regard rétrospectif jeté sur l’histoire de la métaphysique occidentale et son obsession immunitaire de l’Un, à une réappropriation contemporaine de la réalité obscure du commun. Dans les premières pages d’Écumes, le troisième tome de sa trilogie des sphères, Sloterdijk rappelle que pendant très longtemps, l’appel d’Héraclite à s’en tenir à l’élément commun (koinon) fut perçu comme une invitation à se tenir éloigné du nocturne, du privé et de l’onirique. « Là où le commun est éprouvé dans la lucidité, souligne Sloterdijk, l’Être se donne des allures officielles. »[15] À la lumière de cette description, on pourrait interpréter la profonde transformation qui affecte les rapports entre art et politique comme un des signes les plus significatifs d’un désir de laisser à lui-même le monde molaire et officiel – le monde ensorcelé par l’idée unitaire du progrès – pour faire proliférer, en mode mineur, des dehors plus subtils et des zones d’opacité mieux partagées. Chez Sloterdijk, cela se traduit par une attention renouvelée aux « systèmes affectés de co-fragilité », qui s’oppose au préjugé substantialiste dominant et débouche sur l’élaboration d’« une ontologie politique des espaces intérieurs animés dans lesquels le plus fragile est conçu comme le plus réel. »[16] Voilà un programme de pensée à la fois pratique, imaginal et spéculatif, voué à l’exploration des interstices esthético-politiques.
9. On dirait qu’essayer de penser à la jonction de l’art et du politique, c’est en premier lieu résister à la tentation de réduire les pratiques artistiques à leur coefficient de radicalité politique. C’est aussi éviter de se laisser entraîner sur les voies d’une « recherche du réel perdu », comme va le titre d’un opuscule stimulant mais terriblement lacanien (« le réel, c’est l’impossible ») récemment publié par Alain Badiou.[17] Badiou y souligne que de nos jours, le mot « réel » est souvent utilisé comme moyen d’intimidation. Et en effet, tout le discours austéritaire, on le sait bien, opère comme un chantage au nom du principe de réalité. Dans ce livre, Badiou propose une lecture inspirée d’un poème de Pasolini qui constate la perte de la « religion véridique » et déplore la vie informe et désorientée qui s’en suit. J’aime bien l’appel de Badiou à « demeurer dans la passion du réel », mais son idéalisme communiste – au sens où selon lui le « matérialisme démocratique contemporain nous ordonne de vivre sans Idée » – me lasse. Et puis sa revendication d’un « forçage de l’impossible en direction du possible » me fait l’effet d’un désastre relationnel programmé.
10. Mettre l’accent sur les puissances qui s’élaborent et se jouent entre les êtres, là où s’esquissent effectivement de nouveaux possibles, me semble une manière efficace de tenir en échec une certaine prétention du pôle « politique » à revendiquer le monopole de l’accès au réel et au vrai. Ce pseudo-réalisme mutilant est profondément ancré dans nos habitudes de pensée et de discussion. Il agit comme un fantasme unitaire et protecteur dans de nombreux milieux artistiques, militants et académiques en mal de consistance. Il fait l’effet d’une misplaced concretness, d’une concrétude mal placée pour reprendre l’expression d’Alfred N. Whitehead, où la référence au politique agit trop souvent comme une sorte de sceau de validation, un signifiant vide qui produit de la réalité certifiée conforme. Il est difficile de se soustraire à ce conformisme du tout politique, qui sur-joue ses effets de gravité, ou plutôt d’aggravation. Cela ne signifie évidemment pas de cautionner je ne sais quel jovialisme. Le poids du réel politique demeure et doit être pris en charge. Mais j’aime l’idée guattarienne selon laquelle l’artiste est une sorte d’écologiste du virtuel qui se consacre à la promotion et à la prolifération d’espèces incorporelles. Cela suppose de savoir reconnaître et prendre soin de nos mouvements ascensionnels, et d’entretenir collectivement nos dispositions à l’envol et aux compositions fugitives. Apprendre à cultiver ensemble des arts de vivre idiorythmiques, dirait Barthes. Car ces mouvements sont fragiles et varient énormément d’un individu ou d’un collectif à l’autre. La pensée dite critique a souvent tendance à sous-estimer l’importance de cette dimension de propulsion affective ou à invariablement la plomber par négligence, c’est-à-dire en la prenant pour acquis.
11. Moins on croit au monde et à la possibilité d’habiter les plis et les replis de la matière, plus il est difficile d’assumer une présence capable de résister à la tentation de se fondre en une identité Une, ou de se dissoudre sans reste dans les flux communicationnels et médiatiques. Car ton âme se définit précisément du risque de la perdre. Elle peut aussi être sauvée. L’âme et ses incessantes mises au foyer. Entends-tu le silence hors-ligne? Avoir une âme, c’est être aux prises avec le problème d’habiter son présent. Avec lenteur et de toute éternité. «Dans la patience, acquiert ton âme.» (Luc, 21:19) Certaines pratiques y sont plus propices que d’autres.
L’âme telle qu’elle est ici comprise n’a rien de substantiel, si par là on entend qu’elle comporterait une sorte de noyau stable et immuable auquel il suffirait de se tenir et de revenir. Si elle est essentielle, c’est au sens dynamique et monadologique du terme, en ce qu’elle désigne un minima d’appartenance, un seuil de localité, une vulnérabilité différentielle – l’intériorité expressive d’un pli.[18] Dans le langage technique du pragmatisme spéculatif, « l’âme est un mode de fonctionnement qui arrive à l’occasion, pas la vérité ultime de notre expérience ».[19] Comme l’a souligné Whitehead avec sa sobriété et sa rigueur usuelles, nous devenons des âmes. Ce qui revient à dire que les âmes, comme les longueurs d’onde, vivent d’être (collectivement) instaurées.
12. Leibniz décrit l’âme comme une monade sans porte ni fenêtre et pleine de plis obscurs, qui « tire d’un fond sombre toutes ses perceptions claires[20] » et qui, malgré qu’elle ne puisse sortir d’elle-même, est en relation de résonance avec les autres monades qui composent l’univers. C’est une image de pensée qui, mise en relation avec l’idée d’un commun sauvage et imaginal, me semble de la plus grande pertinence. Je me propose de la décliner en une série de quatre exercices immanentistes d’auto-virtualisation en vue d’entretenir notre disposition à la vibrante opacité.
I. Version kafkaïenne extatique : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends, simplement. N’attends même pas, sois pleinement calme et seul. Le monde va s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut rien faire d’autre, il va se tordre extasié devant toi. »[21]
II. Il y a aussi la méthode islamo-apocalyptique librement inspirée du délire schizo-géologique de Reza Negarestani. Très risquée. Enferme-toi dans un alignement stratégique avec le dehors, de manière à te faire complice des matériaux anonymes et autres matières sombres et hautement inflammables qui composent l’univers. Au plus loin de tout désir de t’ouvrir au monde, enfouis-toi méthodiquement en toi-même de manière à obtenir un creux. Puis, suscite la capture par les forces du dehors et fais-toi appât. Tu seras chair, proie, flamme et esprit. Wide open. Grand ouvert.
III. Tu peux aussi t’adonner au clair-obscur de l’amour, à la manière définie par Agamben:
Vivre dans l’intimité d’un être étranger, non pour le rendre plus proche ou le connaître, mais pour qu’il demeure étranger, lointain et même inapparent, au point que son nom le contient tout entier. Puis jour après jour, jusque dans le malaise, n’être rien d’autre que le lieu toujours ouvert, la lumière impérissable au sein de laquelle cet être unique, cette chose demeure à jamais exposée, emmurée[22].
IV. Finalement, La méthode proposée par Cooley Windsor et ses future farmers peut paraître contradictoire de prime abord, mais elle est tout aussi empreinte d’organicité :
Imagine que tu es aussi transparent que le verre, et que tout ce qui est en toi peut être vu par tout ce qui est hors de toi. Tu n’as pas à dire, penser ou changer quoi que ce soit, juste imaginer que tout ce qui est en toi peut être vu par quiconque est à l’extérieur de toi. Ceci est une offrande, et ce qui est offert, c’est ton âme[23] .
13. Dans la tradition taoïste, le sage a pour fonction à la fois de montrer et de cacher. « Des hommes et des êtres / [Le sage] ne rejette aucun. / C’est ce qu’on appelle / Garder intérieurement la lumière[24]. » Comme il peut rayonner, le sage peut aussi intérioriser sa lumière, l’absorber, devenir invisible. « Connais le blanc, garde le noir » est le nom d’un exercice taoïste aux termes duquel l’adepte peut disparaître et se multiplier. Dans le chapitre intitulé « De l’examen des choses obscures » du Huainan zi, un traité taoïste du deuxième siècle avant J.-C., on découvre l’esquisse d’une théorie de la résonance transindividuelle (ganying), selon laquelle tous les êtres sont potentiellement en rapport d’interaction vibratoire, en fonction d’affinités mystérieuses et préétablies. L’être accompli est celui qui, remontant le cours du processus de différentiation cosmologique, est capable d’entrer en résonance créatrice et transformatrice avec l’univers tout entier dans une sorte de sym-pathie originaire avec le fond d’indifférencié. En chinois contemporain, xinlingganying, littéralement « résonance des âmes », désigne la possibilité « télépathique » de communiquer et de se comprendre directement par les sens sans passer par la parole (c’est l’expression utilisée pour décrire la relation privilégiée entre jumeaux, par exemple). C’est une vision séduisante sous plusieurs aspects, qui laisse entrevoir la possibilité d’harmonies dégagées des tenailles du rapport de cause à effet positiviste et de la prosaïque volonté. Cependant, le problème avec les interprétations classiques du dao comme mouvement de retour aux origines – et c’est à toute fin pratique le même avec l’orthodoxie heideggérienne –, c’est qu’elles tendent à une expérience authentique ou conservatrice de l’être, qui ne s’accommode que trop bien d’une politique de la gouvernance ou de la « juste gestion des flux » (traduction littérale de zhengzhi, « politique »)[25]. A priori donc, rien pour satisfaire notre désir d’un communisme entendu comme coprésence de mondes hétérogènes soustraits à l’utopie unitaire du marché globalisé.[26] À moins qu’on pense le dao de la résonance transindividuelle non pas comme mouvement de retour à une origine, mais comme processus d’instauration qui implique un passage, toujours incertain et à renouveler, par une dimension de surexistence créatrice ?
14. Pour le dire de manière schématique : l’enjeu ici consiste à penser le problème de l’effectuation sensible des idées et des abstractions sur fond pluraliste plutôt qu’unitaire et conversif. La prise en compte active des états virtuels, transitoires ou surexistentiels participe d’un monde conçu comme une infinité de hiatus et de « scandaleuses discontinuités » à travers lesquelles, pour reprendre le motif philosophique central et éminemment whiteheadien de l’Enquête sur les modes d’existence de Bruno Latour, les « existants peuvent courir le risque d’exister ».[27] Elle concerne un plurivers à rêver jusque dans ses zones les plus obscures et à recomposer indéfiniment à coup de gestes, de récits et de scientifiques contes de fées.[28]
Soit un exemple aussi analytique qu’il se peut, la conjonction de coordination « et ». Elle instaure un rapport entre deux éléments, quels qu’ils soient. Qu’est-ce qui fait qu’ils soient considérés ensemble ou réunis? La question est somme toute oiseuse ; ils se trouvent là, voilà tout, juxtaposés physiquement (côte-à-côte, comme on dit joliment) ou au bonheur d’une connexion mentale. Rien à creuser ici, sinon pour ceux qui tiennent à se dévisser le cerveau. Mais qu’on observe le fait suivant : en chinois, « et » s’écrit 和, un caractère qui signifie « paix ». Simple hasard de la langue ? Voyons là où il nous porte. La puissance instauratrice de la conjonction de coordination acquiert subitement une dimension dramatique insoupçonnée : dans le tumulte de l’existence, au milieu de la grande guerre civile des particules cosmiques, toi et moi, nous ne sommes ensemble que le temps d’une paix, à moins de quoi, il n’y a pas de «et» qui tienne. Ce qui apparaît ainsi, c’est quelque chose comme le degré zéro de la résonance transindividuelle, le minimum de concordance pour que deux éléments soient dit en relation. L’événement de l’être-ensemble réduit à sa plus simple expression[29].
15. Dans Communisme: un manifeste, le Collectif pour l’intervention propose un communisme dont la puissance réside dans la capacité d’entrée en résonance les uns avec les autres, et le refus de laisser cette expérience d’être surdéterminée par les besoins du Capital. Un communisme de la relation transindividuelle pour lequel l’essentiel se joue entre les êtres:
C’est dans cet espace interstitiel qu’un individu peut partager avec d’autres ce qui ne lui appartient pas en propre – un langage, un imaginaire, une sensibilité ou une amitié – et qui n’existe que parce qu’il y a un effet de résonance entre plusieurs êtres, susceptible de les transformer. […] Le commun qui est en jeu dans le communisme est la configuration singulière de ces liens: le soin que l’on y porte, les contraintes que l’on s’impose pour les faire tenir[30].
C’est par leur composante sombre et indistincte que les êtres entrent en résonance. Pour accueillir la singularité d’autrui, il faut apprendre à prendre soin de ce qui en soi reste indéterminé. La pragmatique de la transformation humaine exige d’être attentif à la nature fragmentée et virtuelle du moi. Sur le plan éthopoïétique ou spirituel, le communisme de la résonance, au contraire du communisme de la volonté, requiert des exercices non pas d’actualisation ou de réalisation de soi, mais d’auto-virtualisation, dans la foule, entre amis, à couvert, ou dans l’élément anonyme de la pensée.
Notes
[1] Alain Badiou, L’Idée du communisme, Éditions Lignes, Paris, 2010, p. 11.
[2] Fernand Deligny, “Quand le bonhomme n’y est pas”, in L’arachnéen et autres textes, L’arachnéen, Paris, 2008, p.192.
[3] La légère mais décisive altération du mot communisme introduite par le journal en ligne Open! signale efficacement le désir de rouvrir la question du commun sur des bases renouvelées. Pour en savoir davantage sur le projet « Commonist Aesthetics », voir la série d’articles publiées en ligne à l’adresse suivante : www.onlineopen.org.
[4] Tiqqun, Introduction à la guerre civile, thèse #14 www.bloom0101.org
[5] Frédéric Neyrat, Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy, Éditions Lignes, Paris, 2013, p. 48-49.
[6] Bernard Aspe, Horizon inverse, p. 37.
[7] Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Payot Rivage, Paris, 2002, p. 46.
[8] Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 39.
[9] Daïchi Saïto, Moving the Sleeping Images of Things Towards the Light, traduction de Patrick Poulin, préfacé par André Habib, Le laps, Montréal, 2013, p. 26.
[10] Ibid, p. 39.
[11] Ibid, p. 41.
[12] Félix Guattari, Olivier Zahm, « Félix Guattari et l’art contemporain », Texte Zur Kunst, avril 1992.
[13] Giorgio Agamben, La ragazza indicibile. Mito e mistero di Kore, Electa, Verona, 2010.
[14] Yves Citton, Gestes d’humanités : Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Armand Colin, Paris, 2012, p.20
[15] Peter Sloterdijk, Sphères III : Écumes, Maren Sell Éditeurs, Paris, 2005, p. 25. Rappelons que dans un fragment célèbre, Héraclite a aussi écrit : « La vie aime à se cacher ».
[16] Ibid, p. 32.
[17] Alain Badiou, À la recherche du réel perdu, Fayard, Paris, 2015.
[18] « Il n’y a pas seulement du vivant partout, mais des âmes partout dans la matière. (…) Le monde entier n’est qu’une virtualité qui n’existe actuellement que dans les plis de l’âme qui l’exprime, l’âme opérant des déplis intérieurs par lesquels elle se donne une représentation du monde incluse. » Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, Paris, 1988, p.16, 32.
[19] Isabelle Stengers, “Whitehead’s Account of the Sixth Day”. Ce texte se risque avec dextérité dans les parages théologiques de la pensée de Whitehead, prenant pour point de depart cette affirmation liminaire tirée de Modes of Thought : “The account of the sixth day should be written, ‘He gave them speech and they became souls’.” Alfred North Whitehead, The Free Press, New York, 1968, p.41.
[20] Gilles Deleuze, Le pli: Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, Paris, 1988, quatrième de couverture.
[21] Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, trad. de l’allemand par Bernard Pautrat, Paris, Rivages, 2001, p. 77-78.
[22] Giorgio Agamben, Idée de la prose, Christian Bourgois, Paris, 1998, p. 43.
[23] Cooley Windsor, Future farmers Rosary: A Series of Spiritual Exercises for Perceiving the Soul, 2011 (je traduis)
[24] Laozi cité in Huainan zi, « Des résonances du Dao », texte traduit, présenté et annoté sous la direction de Charles Le Blanc et de Rémi Mathieu, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2003, p. 558.
[25] Cette idée chinoise d’une grande régulation thérapeutique du corps social semble biopolitique avant la lettre. En mandarin, guan désigne à la fois les sens (qi guan, ou encore guanneng, les facultés sensorielles) et les fonctionnaires ou «officiels» du gouvernement – quelque chose comme les yeux et les oreilles du pouvoir?
[26] François Zourabichvili, grand commentateur de Deleuze, précise le sens de cette hétérogénéité qui fait la consistance même du commun : « […] « commun » n’a plus ici le sens d’une identité générique, mais d’une communication transversale et sans hiérarchie entre des êtres qui seulement diffèrent. » Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, p. 82-83.
[27] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes, Paris, La découverte, 2012, p. 149.
[28] « « Les sciences » ne peuvent donner l’impression d’exister qu’en faisant de leur existence un miracle permanent. Incapables d’accepter leurs véritables alliés, elles ne peuvent expliquer un prodige que par un autre prodige et ainsi de suite, jusqu’à qu’on soit dans le royaume des fées. » Bruno Latour, Irréductions, La découverte, Paris, 2001, p. 324.
[29] À un niveau plus «humain»: l’idéogramme chinois ren, clef de voûte de la pensée éthique confucéenne et qui désigne la vertu d’humanité, reflète avec une déconcertante simplicité la situation d’intermédiarité éthico-affective fondamentale de l’être humain. Le caractère est composé du radical «homme» (à gauche) et du signe «deux» (les deux traits à droite). On a là une illustration graphique de la relation d’interdépendance constitutive qui fait notre humanité. Grâce au pouvoir tactile de son étymologie, l’idéogramme ren définit une zone éthique minimale et irréductible: il nous révèle que nous sommes toujours déjà rencontre avec autrui. Être humain, être ren, «c’est sortir sa conscience de son engourdissement vis-à-vis des autres, être réceptif à ce qui leur arrive, sentir renforcé son lien vital avec eux. […] C’est promouvoir cette dimension transindividuelle propre à l’existence; être inhumain, c’est couper avec elle.» François Jullien, Dialogue sur la morale, Grasset, Paris, 1995, p. 83-84. En contraste avec l’atomisme libéral, ren suggère une intimité de contact constitutive entre les individus. N’est-il pas révélateur que buren ou littéralement « non-ren » dans la médicine chinoise, désigne l’engourdissement des extrémités?
[30] Collectif pour l’intervention, Communisme: un manifeste, Éditions Nous, Caen, 2012, p. 36.
Erik Bordeleau
SenseLab, Université Concordia, Canada
Erik.bordeleau@gmail.com
Exercices d’auto-virtualisation dans l’élément anonyme de la pensée/
Exercices d’auto-virtualisation dans l’élément anonyme de la pensée
Abstract: This text draws on and experiment with a few thoughts outlined in my book Comment sauver le commun du communisme? (Le Quartanier, Montréal, 2014) about the political and aesthetical situation of abstractions with regard to the politics of the commons. The French title of the essay suggests a rather unsettling ambiguity: it can either be translated as “how to save the common of communism?” or “how to save the common from communism?”. In other words: is communism an abstraction that saves or an abstraction to be saved from? Or again: is the -ism in communism elevating the commons to a higher and more enduring power, or is it instead hindering its cosmopolitical and lived vibrancy? Discussing issues regarding the imaginal dimension of transindividuality, the text ends with four propositions of auto-virtualization exercices.
Keywords: Transindividuality; Communism; Commons; Art; Politics; Resonance; Giorgio Agamben; Taoism; Speculative Pragmatism.
Celui-là pétrit le plus de réalité, qui saisit le plus d’irréalité.
Giorgio Agamben, Stanze
1. Que faire de l’expérience communiste? En quoi nous concerne-t-elle encore aujourd’hui? Depuis la chute du mur de Berlin et l’intégration de la Chine et des pays de l’ex-Union soviétique à l’économie globalisée, on considère souvent l’épisode communiste comme une anomalie ou un simple accroc dans le déroulement de l’Histoire, une sorte de régression ou de délai dans l’avancée irrésistible du capitalisme. Le communisme, ou à tout le moins, cette idée surdimensionnée d’un communisme pour lequel «donner un tract sur un marché était aussi monter sur la scène de l’Histoire »[1], n’est plus, comme Sartre a pu un jour le déclarer, l’horizon indépassable de notre temps. Or, sous les vestiges de cette métaphysique volontariste et de son tout-à-l’action, la question du commun ne s’est jamais posée avec autant d’insistance. Pour tous ceux qui éprouvent, de manière plus ou moins confuse et intermittente, la nécessité de garder ouvert l’horizon du politique pour contrer l’isolement et l’impuissance générés par la barbarie néolibérale, la question la plus urgente serait peut-être: comment sauver le commun du communisme?
Car dans notre universelle schizophrénie, nous avons besoin de nouvelles manières de faire communiquer les gestes et les idées. Nous avons besoin de dehors plus subtils, de zones d’opacité mieux partagées, pour franchir les abîmes au-dessus desquels les mondes diurnes sont érigés. Du fond de nos âmes précarisées, nous avons besoin de réapprendre l’art d’accorder ensemble nos actes et nos pensées afin d’éviter leur capture par la segmentation toujours plus fine des marchés. Nous avons besoin de nous réapproprier la réalité de nos désirs avant qu’ils ne soient convertis en matière sombre du capitalisme. Nous avons, en somme, besoin de faire de nous-mêmes les précurseurs d’un nouveau type de communisme : un communisme de la résonance sensible plutôt qu’un communisme de la volonté.
2. C’est cette proposition que j’aimerais développer plus avant dans le cadre de cet article. Elle forme le cœur de mon livre Comment sauver le commun du communisme? (Le Quartanier, Montréal, 2014), qui porte sur la situation politique et esthétique des abstractions en regard de la question du commun. Le titre de l’essai suggère une certaine ambiguïté : s’agit-il de sauver le commun du communisme ou l’inséparabilité du commun-du-communisme? Est-ce que le -isme de communisme élève le commun à une puissance supérieure et plus durable, ou est-ce qu’il en compromet plutôt le potentiel de transversalité cosmopolitique? Ou selon l’interrogation de Derrida au commencement de Foi et savoir : est-ce que le communisme est une abstraction qui sauve ou une abstraction dont il faut se sauver? Abstraire ou ne pas abstraire le commun : telle serait la question…
Avec son acuité poétique habituelle, Fernand Deligny indique d’un trait la tension éthico-politique qui fait la teneur de ce commun qui transite entre les êtres:
Je lui disais qu’entre le commun que j’essaie d’évoquer et le communisme, il n’y a pas, comme on pourrait le croire en se fiant au son des mots, un isthme qu’il serait facile de traverser à pied sec.
Il y va d’une fêlure, d’une faille, à vrai dire infranchissable, le commun étant d’espèce et le communisme, l’à-faire des hommes, plutôt portés à dominer, c’est-à-dire à se croire.
Respecter la fêlure, et permettre au commun d’exister, c’est sans doute l’ouvrage le plus difficile que les hommes se sont / pourraient se donner.[2]
Nous ne savons que trop bien comment les tentatives révolutionnaires d’avant-garde visant à produire/extraire un homme nouveau à partir du monde bourgeois et « décadent » se sont soldées par un échec; et combien le « socialisme réellement existant » s’est révélé être une indésirable machine molaire. Un large consensus commoniste[3] s’en suit: les communs à venir n’ont pas pour vocation d’être (universellement) abstraits; ils se veulent d’abord être localement et transversalement éprouvés. À cet égard, il n’est certainement pas anodin que le renouvellement de la pensée du commun coïncide avec celui des pratiques relationnelles et artistes. Si l’art joue un rôle de plus en plus important en regard du politique et qu’à plusieurs égards ces deux pôles deviennent indiscernables, c’est peut-être parce qu’à leur confluence s’entretient un goût du possible situé et, par extension, un soin pratique de nos capacités d’initiative. La proposition d’un communisme de la résonance sensible s’élaborerait ainsi tout naturellement à la jonction de l’esthétique et du politique.
3. En guise de remarque préliminaire, j’aimerais introduire deux précisions conceptuelles. La première concerne l’usage du mot « commun » et son corollaire, celui de « communauté ». Ces deux mots tendent à induire un malentendu tenace (sur arrière-fond libéral) où commun rimerait avec massification et négation de l’individualité. Dans Introduction à la guerre civile, Tiqqun explique comment la communauté n’est pas une affaire d’échelle ou de plus ou moins grand nombre, mais relève plutôt des clinamen, des inclinations et des penchants qui traversent des corps donnés. En un mot : « Il n’y a de communauté que dans les rapports singuliers. Il n’y a jamais la communauté, il y a de la communauté, qui circule. »[4] C’est cette idée du commun et de la communauté qui m’intéresse et que laisse entrevoir la description de Deligny. Elle suggère une conception non-libérale et anti-représentationnelle du politique, qui met de l’avant l’expérience à la fois imaginale et fugitive d’un commun sauvage qui est affaire de rythmes et de résonances et qui échappe à toute forme d’appropriation privative.
Cette précision ne suffit toutefois pas, à mon sens, à lever entièrement le problème. Revenant sur sa propre histoire intellectuelle, Nancy explique pourquoi il a finalement dû substituer le mot communauté par « être-ensemble », « être-en-commun » et, finalement, « être-avec ». Le terme de communauté a trop de références chrétiennes et religieuses dit-il, et surtout trop de « résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et d’intériorité »; en revanche, « l’avec est sec et neutre », il est « presqu’indiscernable du co- de la communauté, mais – point fondamental – il porte en lui « un indice plus net de l’écartement au cœur de la proximité. »[5] Cette élucidation conceptuelle me semble déterminante. Dans un esprit similaire, je pense qu’il est parfois utile, à la suite de Gilbert Simondon, de parler de relation transindividuelle ou de transindividualité. L’idée d’expérience transindividuelle, qui participe d’une autre ontologie, permet de se déprendre de la tendance historisante que le mot communauté comporte et d’en venir directement à la relation. Aussi, l’idée de transindividualité laisse davantage place à la composition, au jeu, aux techniques et à l’invention.
Dans l’optique d’un communisme de la résonance, la relation transindividuelle est première. La conception d’individus prédéterminés, séparés et en compétition les uns avec les autres est généralement prise comme la vérité première de l’existence, mais ce n’est pas le cas. Je m’accorde avec Bernard Aspe lorsqu’il souligne qu’à proprement parler, « il n’y a pas des individus atomisés, mais des consistances transindividuelles mutilées. »[6] La question de l’organisation politique s’en voit soudainement transformée. Notre relation à l’histoire aussi. Il y a tout un travail de dégagement théorique à faire pour affirmer ce plan du commun sensible et de la relation transindividuelle. Et de là développer des modes d’existence collectifs qui ne laissent pas la teneur commune ou transindividuelle de nos expériences être capturée et reconduite par le Capital.
4. La deuxième précision conceptuelle que j’aimerais introduire concerne l’usage du mot imagination. Si je préfère parler d’imaginal plutôt que d’imaginaire, c’est que dans l’usage courant, « imaginaire » renvoie à l’irréel et au fantastique, tandis que dans le terme « imaginal », j’entends une efficace qui n’a rien d’utopique. Dans son essai Mundus imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal, Henry Corbin suggère que « si nous parlons couramment en français de l’imaginaire comme de l’irréel, de l’utopique, ce doit être là le symptôme de quelque chose » (2008 : 28). Ce quelque chose, pour Corbin, c’est la sécularisation de l’imaginal en imaginaire. Cette thèse s’éclaire lorsqu’on la pense en lien avec la discussion menée par Agamben dans Enfance et histoire sur le rapport entre imagination et expérience dans le contexte du développement de la science moderne. Agamben rappelle d’abord qu’avant d’être expulsée hors de la connaissance pour cause « d’irréalité », l’imagination était pour les Anciens le medium par excellence, « permettant dans le fantasme l’union entre la forme sensible et l’intellect possible » (2002a : 45). Très proche de ce que, dans sa remarquable description du rapport entre vérité et sujet à l’ère moderne, Foucault appelait le « moment cartésien » (2002a : 20), Agamben poursuit en soulignant qu’avec
Descartes et la naissance de la science moderne, le rôle de l’imagination se trouve dévolu au nouveau sujet de la connaissance : l’ego cogito (on remarquera que cogitare, dans le vocabulaire technique de la philosophie médiévale, désignait plutôt le discours de l’imagination que l’acte de l’intelligence). Entre le nouvel ego et le monde des corps, entre res cogitans et res extensa, point n’est besoin de médiation. D’où l’expulsion de l’imagination, qui se manifeste dans la nouvelle manière de caractériser sa nature : dans le passé, elle ne relevait pas du « subjectif », elle se définissait plutôt comme la coïncidence du subjectif et de l’objectif, de l’intérieur et de l’extérieur, du sensible et de l’intelligible; (…).[7]
Cette manière de penser l’efficacité imaginale recoupe de près ce que George Didi-Huberman définit pour sa part comme l’efficacité « visuelle », qu’il distingue de la positivité du visible. Dans son combat contre le positivisme dans l’histoire de l’art, il articule en effet une distinction entre le visible et le visuel afin de rendre compte de la puissance virtuelle des images. « L’histoire de l’art, dit-il, échoue à comprendre l’immense constellation des objets créés par l’homme en vue d’une efficacité du visuel, lorsqu’elle cherche à les intégrer au schéma convenu de la maîtrise du visible. C’est ainsi qu’elle a trop souvent ignoré la consistance anthropologique des images. »[8]
Pour penser à sa juste mesure la teneur imaginale de la relation transindividuelle, voire la possibilité même d’un communisme de la résonance sensible, il faut garder en vue cette forclusion de l’imaginal et du visuel (au sens fort que lui donne Didi-Huberman) au fondement de la distinction moderne entre sujet et objet. Je m’attacherai dans la suite de cet article à suivre cette efficace virtuelle propre à l’imaginal et visuel tel qu’elle se profile à la jonction de l’esthétique et du politique.
5. Encore faut-il s’accorder une juste part d’ombre, histoire de se mettre à l’abri du ciel-néon des idées toutes faites sur ce que serait l’art et sur ce que serait le politique. Dans Moving the Sleeping Images of Things Towards the Light, un petit livre édité à Montréal aux éditions Le laps par Marie-Douce St-Jacques, le cinéaste expérimental montréalais Daïchi Saïto renverse les termes de l’allégorie de la caverne pour en dégager un plan sensible soustrait aux prédéterminations catégorielles de la pensée : « Être enfermé dans la caverne de Platon est le privilège de l’artiste, non son malheur. L’artiste est celui qui dégage la clarté des ténèbres de la caverne, une évidence qui échappe à la vérité (« a clarity away from truth »). C’est quelque chose qui rend l’artiste plus humble. »[9] Cette humilité qui signe la vie et le travail de l’artiste s’enracine dans une profonde considération pour la durée et les exigences propres à la pratique (« poursuivre le travail, comme si on produisait du miel »[10]). À sa manière, Saïto pointe vers une expérience ou une épreuve qu’on pourrait dire authentique sans qu’elle soit pour autant « vraie », une évidence sensible qui se dérobe au langage du clair et distinct mais qui requiert un exercice prolongé au contact des forces de gestation du monde. L’artiste résume sa méditation sur sa méthode de travail, le rôle de l’improvisation et la place accordée à l’intuition dans son processus de création par le biais de cette belle citation de Paul Valéry : « Le chemin qui va de l’idée confuse à l’idée claire n’est pas fait d’idées ».[11]
6. Je me demande à quel point cette caractérisation de l’expérience artistique peut être étendue en-dehors de celle-ci, jusque dans les parages du politique. Je ne peux m’empêcher d’y voir une indication essentielle pour tout ce qui a trait aux processus de transformation et de production des subjectivités. Comme Félix Guattari le souligne dans un entretien sur l’art contemporain, l’expression de soi ou la possibilité de se mettre en récit implique d’en passer par « un seuil de rupture des coordonnées du monde », ce qu’il appelle un « foyer de non-discursivité ». Guattari insiste sur le fait que c’est ce point de non-sens, cette dimension d’innommable qui fait l’objet d’une attention spécifique, que c’est précisément cela qui s’élabore dans le travail de l’artiste.[12] Ce seuil participe de ce qu’il appelle le paradigme éthico-esthétique. La grande affaire de Guattari, c’est de faire transiter les sciences humaines et les sciences sociales vers des paradigmes éthico-esthétiques, de manière à ce qu’on devienne plus réceptif aux intensités non-discursives. Il soutient que cette connaissance pathique et non-discursive tend à être occultée et contournée dans la subjectivité rationaliste capitaliste.
Dans la foulée de Guattari, je me demande donc: en quoi les expériences esthétiques se révèlent-t-elles parfois aussi chargées d’une teneur initiatique? Et en quoi celle-ci concerne-t-elle nos mises en consistance imaginales, collectives et politiques? Certaines œuvres ont le singulier pouvoir de transformer en profondeur nos perceptions du monde : elles court-circuitent les récits usuels et les schémas préétablis, pour nous plonger dans cet élément de non-discursivité qui insiste au cœur de chaque subjectivité. Pour se maintenir sur ce seuil où l’action et la passion, le sujet et l’objet tendent à se confondre, pour ouvrir et en-durer ce plan métamorphique, il faut apprendre à tracer les formes qui sauront nous enclore, le temps de se rendre disponible à la capture par les mystérieuses forces du dehors ainsi convoquées. Dans ses plus récents ouvrages, et en particulier La ragazza indicibile, Giorgio Agamben s’intéresse aux mystères d’Éleusis et rappelle que le verbe grec myen, qu’on trouve à la racine des mots « mystère » ou « mystique » et qui signifie en premier lieu « initier », désigne le fait de se clore, de garder la bouche et les yeux fermés.[13] L’immédiateté sensible de l’expérience esthétique s’accompagne ainsi chaque fois d’une opération de clôture relative – d’un geste dit mystique.
7. C’est peut-être là l’occasion d’un raccord avec le politique. Dans le dernier chapitre de Comment sauver le commun du communisme?, « Du commun, de la résonance et d’autres choses obscures et animées », j’explore, dans les parages de Tiqqun et du Comité invisible, une conception de la résistance dite extatique qui implique de se tenir sous le seuil des représentations, aux limites du langage et aux abords de l’élément mystique. J’y marque le contraste entre un commun qui s’atteint à la pointe corporelle sombre et le modèle d’une subjectivité volontariste qui se déploie claire et distincte sur la scène du politique. L’idée de commun sensible ou de communisme de la résonance que j’esquisse de manière prospective se développe en contrepoint du modèle du sujet politique moderne et de sa figure militante exacerbée : autonome, volontaire et aussi imperméable que possible aux conditions dans lesquelles il se trouve engagé. C’est dans ce contexte-là que je remets globalement en question la grammaire politique de l’engagement et de la sacro-sainte « conscientisation ». Pour faire court, je trouve que cette conception du politique issue des Lumières et qui suppose un peu trop allègrement une forme de transparence à soi-même, ne cesse de reconduire une opposition stérile entre raison et affects et que cela à terme ne fait qu’augmenter notre impuissance collective. En ce sens, je m’accorde entièrement avec Yves Citton pour qui « faire de l’esthétique un domaine d’expériences mystiques constitue un moyen de se réapproprier tout un pan – transindividuel – de nos existences, dont l’idéologie de la modernité nous a obstrué l’accès ».[14]
8. Mais revenons à un notre plan nocturne et métamorphique, et continuons nos déambulations parmi les clair-obscur de la philosophie classique. J’aime bien comment Peter Sloterdijk congédie la fiction de l’autonomie du sujet politique et contribue, avec son regard rétrospectif jeté sur l’histoire de la métaphysique occidentale et son obsession immunitaire de l’Un, à une réappropriation contemporaine de la réalité obscure du commun. Dans les premières pages d’Écumes, le troisième tome de sa trilogie des sphères, Sloterdijk rappelle que pendant très longtemps, l’appel d’Héraclite à s’en tenir à l’élément commun (koinon) fut perçu comme une invitation à se tenir éloigné du nocturne, du privé et de l’onirique. « Là où le commun est éprouvé dans la lucidité, souligne Sloterdijk, l’Être se donne des allures officielles. »[15] À la lumière de cette description, on pourrait interpréter la profonde transformation qui affecte les rapports entre art et politique comme un des signes les plus significatifs d’un désir de laisser à lui-même le monde molaire et officiel – le monde ensorcelé par l’idée unitaire du progrès – pour faire proliférer, en mode mineur, des dehors plus subtils et des zones d’opacité mieux partagées. Chez Sloterdijk, cela se traduit par une attention renouvelée aux « systèmes affectés de co-fragilité », qui s’oppose au préjugé substantialiste dominant et débouche sur l’élaboration d’« une ontologie politique des espaces intérieurs animés dans lesquels le plus fragile est conçu comme le plus réel. »[16] Voilà un programme de pensée à la fois pratique, imaginal et spéculatif, voué à l’exploration des interstices esthético-politiques.
9. On dirait qu’essayer de penser à la jonction de l’art et du politique, c’est en premier lieu résister à la tentation de réduire les pratiques artistiques à leur coefficient de radicalité politique. C’est aussi éviter de se laisser entraîner sur les voies d’une « recherche du réel perdu », comme va le titre d’un opuscule stimulant mais terriblement lacanien (« le réel, c’est l’impossible ») récemment publié par Alain Badiou.[17] Badiou y souligne que de nos jours, le mot « réel » est souvent utilisé comme moyen d’intimidation. Et en effet, tout le discours austéritaire, on le sait bien, opère comme un chantage au nom du principe de réalité. Dans ce livre, Badiou propose une lecture inspirée d’un poème de Pasolini qui constate la perte de la « religion véridique » et déplore la vie informe et désorientée qui s’en suit. J’aime bien l’appel de Badiou à « demeurer dans la passion du réel », mais son idéalisme communiste – au sens où selon lui le « matérialisme démocratique contemporain nous ordonne de vivre sans Idée » – me lasse. Et puis sa revendication d’un « forçage de l’impossible en direction du possible » me fait l’effet d’un désastre relationnel programmé.
10. Mettre l’accent sur les puissances qui s’élaborent et se jouent entre les êtres, là où s’esquissent effectivement de nouveaux possibles, me semble une manière efficace de tenir en échec une certaine prétention du pôle « politique » à revendiquer le monopole de l’accès au réel et au vrai. Ce pseudo-réalisme mutilant est profondément ancré dans nos habitudes de pensée et de discussion. Il agit comme un fantasme unitaire et protecteur dans de nombreux milieux artistiques, militants et académiques en mal de consistance. Il fait l’effet d’une misplaced concretness, d’une concrétude mal placée pour reprendre l’expression d’Alfred N. Whitehead, où la référence au politique agit trop souvent comme une sorte de sceau de validation, un signifiant vide qui produit de la réalité certifiée conforme. Il est difficile de se soustraire à ce conformisme du tout politique, qui sur-joue ses effets de gravité, ou plutôt d’aggravation. Cela ne signifie évidemment pas de cautionner je ne sais quel jovialisme. Le poids du réel politique demeure et doit être pris en charge. Mais j’aime l’idée guattarienne selon laquelle l’artiste est une sorte d’écologiste du virtuel qui se consacre à la promotion et à la prolifération d’espèces incorporelles. Cela suppose de savoir reconnaître et prendre soin de nos mouvements ascensionnels, et d’entretenir collectivement nos dispositions à l’envol et aux compositions fugitives. Apprendre à cultiver ensemble des arts de vivre idiorythmiques, dirait Barthes. Car ces mouvements sont fragiles et varient énormément d’un individu ou d’un collectif à l’autre. La pensée dite critique a souvent tendance à sous-estimer l’importance de cette dimension de propulsion affective ou à invariablement la plomber par négligence, c’est-à-dire en la prenant pour acquis.
11. Moins on croit au monde et à la possibilité d’habiter les plis et les replis de la matière, plus il est difficile d’assumer une présence capable de résister à la tentation de se fondre en une identité Une, ou de se dissoudre sans reste dans les flux communicationnels et médiatiques. Car ton âme se définit précisément du risque de la perdre. Elle peut aussi être sauvée. L’âme et ses incessantes mises au foyer. Entends-tu le silence hors-ligne? Avoir une âme, c’est être aux prises avec le problème d’habiter son présent. Avec lenteur et de toute éternité. «Dans la patience, acquiert ton âme.» (Luc, 21:19) Certaines pratiques y sont plus propices que d’autres.
L’âme telle qu’elle est ici comprise n’a rien de substantiel, si par là on entend qu’elle comporterait une sorte de noyau stable et immuable auquel il suffirait de se tenir et de revenir. Si elle est essentielle, c’est au sens dynamique et monadologique du terme, en ce qu’elle désigne un minima d’appartenance, un seuil de localité, une vulnérabilité différentielle – l’intériorité expressive d’un pli.[18] Dans le langage technique du pragmatisme spéculatif, « l’âme est un mode de fonctionnement qui arrive à l’occasion, pas la vérité ultime de notre expérience ».[19] Comme l’a souligné Whitehead avec sa sobriété et sa rigueur usuelles, nous devenons des âmes. Ce qui revient à dire que les âmes, comme les longueurs d’onde, vivent d’être (collectivement) instaurées.
12. Leibniz décrit l’âme comme une monade sans porte ni fenêtre et pleine de plis obscurs, qui « tire d’un fond sombre toutes ses perceptions claires[20] » et qui, malgré qu’elle ne puisse sortir d’elle-même, est en relation de résonance avec les autres monades qui composent l’univers. C’est une image de pensée qui, mise en relation avec l’idée d’un commun sauvage et imaginal, me semble de la plus grande pertinence. Je me propose de la décliner en une série de quatre exercices immanentistes d’auto-virtualisation en vue d’entretenir notre disposition à la vibrante opacité.
I. Version kafkaïenne extatique : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends, simplement. N’attends même pas, sois pleinement calme et seul. Le monde va s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut rien faire d’autre, il va se tordre extasié devant toi. »[21]
II. Il y a aussi la méthode islamo-apocalyptique librement inspirée du délire schizo-géologique de Reza Negarestani. Très risquée. Enferme-toi dans un alignement stratégique avec le dehors, de manière à te faire complice des matériaux anonymes et autres matières sombres et hautement inflammables qui composent l’univers. Au plus loin de tout désir de t’ouvrir au monde, enfouis-toi méthodiquement en toi-même de manière à obtenir un creux. Puis, suscite la capture par les forces du dehors et fais-toi appât. Tu seras chair, proie, flamme et esprit. Wide open. Grand ouvert.
III. Tu peux aussi t’adonner au clair-obscur de l’amour, à la manière définie par Agamben:
Vivre dans l’intimité d’un être étranger, non pour le rendre plus proche ou le connaître, mais pour qu’il demeure étranger, lointain et même inapparent, au point que son nom le contient tout entier. Puis jour après jour, jusque dans le malaise, n’être rien d’autre que le lieu toujours ouvert, la lumière impérissable au sein de laquelle cet être unique, cette chose demeure à jamais exposée, emmurée[22].
IV. Finalement, La méthode proposée par Cooley Windsor et ses future farmers peut paraître contradictoire de prime abord, mais elle est tout aussi empreinte d’organicité :
Imagine que tu es aussi transparent que le verre, et que tout ce qui est en toi peut être vu par tout ce qui est hors de toi. Tu n’as pas à dire, penser ou changer quoi que ce soit, juste imaginer que tout ce qui est en toi peut être vu par quiconque est à l’extérieur de toi. Ceci est une offrande, et ce qui est offert, c’est ton âme[23] .
13. Dans la tradition taoïste, le sage a pour fonction à la fois de montrer et de cacher. « Des hommes et des êtres / [Le sage] ne rejette aucun. / C’est ce qu’on appelle / Garder intérieurement la lumière[24]. » Comme il peut rayonner, le sage peut aussi intérioriser sa lumière, l’absorber, devenir invisible. « Connais le blanc, garde le noir » est le nom d’un exercice taoïste aux termes duquel l’adepte peut disparaître et se multiplier. Dans le chapitre intitulé « De l’examen des choses obscures » du Huainan zi, un traité taoïste du deuxième siècle avant J.-C., on découvre l’esquisse d’une théorie de la résonance transindividuelle (ganying), selon laquelle tous les êtres sont potentiellement en rapport d’interaction vibratoire, en fonction d’affinités mystérieuses et préétablies. L’être accompli est celui qui, remontant le cours du processus de différentiation cosmologique, est capable d’entrer en résonance créatrice et transformatrice avec l’univers tout entier dans une sorte de sym-pathie originaire avec le fond d’indifférencié. En chinois contemporain, xinlingganying, littéralement « résonance des âmes », désigne la possibilité « télépathique » de communiquer et de se comprendre directement par les sens sans passer par la parole (c’est l’expression utilisée pour décrire la relation privilégiée entre jumeaux, par exemple). C’est une vision séduisante sous plusieurs aspects, qui laisse entrevoir la possibilité d’harmonies dégagées des tenailles du rapport de cause à effet positiviste et de la prosaïque volonté. Cependant, le problème avec les interprétations classiques du dao comme mouvement de retour aux origines – et c’est à toute fin pratique le même avec l’orthodoxie heideggérienne –, c’est qu’elles tendent à une expérience authentique ou conservatrice de l’être, qui ne s’accommode que trop bien d’une politique de la gouvernance ou de la « juste gestion des flux » (traduction littérale de zhengzhi, « politique »)[25]. A priori donc, rien pour satisfaire notre désir d’un communisme entendu comme coprésence de mondes hétérogènes soustraits à l’utopie unitaire du marché globalisé.[26] À moins qu’on pense le dao de la résonance transindividuelle non pas comme mouvement de retour à une origine, mais comme processus d’instauration qui implique un passage, toujours incertain et à renouveler, par une dimension de surexistence créatrice ?
14. Pour le dire de manière schématique : l’enjeu ici consiste à penser le problème de l’effectuation sensible des idées et des abstractions sur fond pluraliste plutôt qu’unitaire et conversif. La prise en compte active des états virtuels, transitoires ou surexistentiels participe d’un monde conçu comme une infinité de hiatus et de « scandaleuses discontinuités » à travers lesquelles, pour reprendre le motif philosophique central et éminemment whiteheadien de l’Enquête sur les modes d’existence de Bruno Latour, les « existants peuvent courir le risque d’exister ».[27] Elle concerne un plurivers à rêver jusque dans ses zones les plus obscures et à recomposer indéfiniment à coup de gestes, de récits et de scientifiques contes de fées.[28]
Soit un exemple aussi analytique qu’il se peut, la conjonction de coordination « et ». Elle instaure un rapport entre deux éléments, quels qu’ils soient. Qu’est-ce qui fait qu’ils soient considérés ensemble ou réunis? La question est somme toute oiseuse ; ils se trouvent là, voilà tout, juxtaposés physiquement (côte-à-côte, comme on dit joliment) ou au bonheur d’une connexion mentale. Rien à creuser ici, sinon pour ceux qui tiennent à se dévisser le cerveau. Mais qu’on observe le fait suivant : en chinois, « et » s’écrit 和, un caractère qui signifie « paix ». Simple hasard de la langue ? Voyons là où il nous porte. La puissance instauratrice de la conjonction de coordination acquiert subitement une dimension dramatique insoupçonnée : dans le tumulte de l’existence, au milieu de la grande guerre civile des particules cosmiques, toi et moi, nous ne sommes ensemble que le temps d’une paix, à moins de quoi, il n’y a pas de «et» qui tienne. Ce qui apparaît ainsi, c’est quelque chose comme le degré zéro de la résonance transindividuelle, le minimum de concordance pour que deux éléments soient dit en relation. L’événement de l’être-ensemble réduit à sa plus simple expression[29].
15. Dans Communisme: un manifeste, le Collectif pour l’intervention propose un communisme dont la puissance réside dans la capacité d’entrée en résonance les uns avec les autres, et le refus de laisser cette expérience d’être surdéterminée par les besoins du Capital. Un communisme de la relation transindividuelle pour lequel l’essentiel se joue entre les êtres:
C’est dans cet espace interstitiel qu’un individu peut partager avec d’autres ce qui ne lui appartient pas en propre – un langage, un imaginaire, une sensibilité ou une amitié – et qui n’existe que parce qu’il y a un effet de résonance entre plusieurs êtres, susceptible de les transformer. […] Le commun qui est en jeu dans le communisme est la configuration singulière de ces liens: le soin que l’on y porte, les contraintes que l’on s’impose pour les faire tenir[30].
C’est par leur composante sombre et indistincte que les êtres entrent en résonance. Pour accueillir la singularité d’autrui, il faut apprendre à prendre soin de ce qui en soi reste indéterminé. La pragmatique de la transformation humaine exige d’être attentif à la nature fragmentée et virtuelle du moi. Sur le plan éthopoïétique ou spirituel, le communisme de la résonance, au contraire du communisme de la volonté, requiert des exercices non pas d’actualisation ou de réalisation de soi, mais d’auto-virtualisation, dans la foule, entre amis, à couvert, ou dans l’élément anonyme de la pensée.
Notes
[1] Alain Badiou, L’Idée du communisme, Éditions Lignes, Paris, 2010, p. 11.
[2] Fernand Deligny, “Quand le bonhomme n’y est pas”, in L’arachnéen et autres textes, L’arachnéen, Paris, 2008, p.192.
[3] La légère mais décisive altération du mot communisme introduite par le journal en ligne Open! signale efficacement le désir de rouvrir la question du commun sur des bases renouvelées. Pour en savoir davantage sur le projet « Commonist Aesthetics », voir la série d’articles publiées en ligne à l’adresse suivante : www.onlineopen.org.
[4] Tiqqun, Introduction à la guerre civile, thèse #14 www.bloom0101.org
[5] Frédéric Neyrat, Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy, Éditions Lignes, Paris, 2013, p. 48-49.
[6] Bernard Aspe, Horizon inverse, p. 37.
[7] Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Payot Rivage, Paris, 2002, p. 46.
[8] Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 39.
[9] Daïchi Saïto, Moving the Sleeping Images of Things Towards the Light, traduction de Patrick Poulin, préfacé par André Habib, Le laps, Montréal, 2013, p. 26.
[10] Ibid, p. 39.
[11] Ibid, p. 41.
[12] Félix Guattari, Olivier Zahm, « Félix Guattari et l’art contemporain », Texte Zur Kunst, avril 1992.
[13] Giorgio Agamben, La ragazza indicibile. Mito e mistero di Kore, Electa, Verona, 2010.
[14] Yves Citton, Gestes d’humanités : Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Armand Colin, Paris, 2012, p.20
[15] Peter Sloterdijk, Sphères III : Écumes, Maren Sell Éditeurs, Paris, 2005, p. 25. Rappelons que dans un fragment célèbre, Héraclite a aussi écrit : « La vie aime à se cacher ».
[16] Ibid, p. 32.
[17] Alain Badiou, À la recherche du réel perdu, Fayard, Paris, 2015.
[18] « Il n’y a pas seulement du vivant partout, mais des âmes partout dans la matière. (…) Le monde entier n’est qu’une virtualité qui n’existe actuellement que dans les plis de l’âme qui l’exprime, l’âme opérant des déplis intérieurs par lesquels elle se donne une représentation du monde incluse. » Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, Paris, 1988, p.16, 32.
[19] Isabelle Stengers, “Whitehead’s Account of the Sixth Day”. Ce texte se risque avec dextérité dans les parages théologiques de la pensée de Whitehead, prenant pour point de depart cette affirmation liminaire tirée de Modes of Thought : “The account of the sixth day should be written, ‘He gave them speech and they became souls’.” Alfred North Whitehead, The Free Press, New York, 1968, p.41.
[20] Gilles Deleuze, Le pli: Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, Paris, 1988, quatrième de couverture.
[21] Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, trad. de l’allemand par Bernard Pautrat, Paris, Rivages, 2001, p. 77-78.
[22] Giorgio Agamben, Idée de la prose, Christian Bourgois, Paris, 1998, p. 43.
[23] Cooley Windsor, Future farmers Rosary: A Series of Spiritual Exercises for Perceiving the Soul, 2011 (je traduis)
[24] Laozi cité in Huainan zi, « Des résonances du Dao », texte traduit, présenté et annoté sous la direction de Charles Le Blanc et de Rémi Mathieu, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2003, p. 558.
[25] Cette idée chinoise d’une grande régulation thérapeutique du corps social semble biopolitique avant la lettre. En mandarin, guan désigne à la fois les sens (qi guan, ou encore guanneng, les facultés sensorielles) et les fonctionnaires ou «officiels» du gouvernement – quelque chose comme les yeux et les oreilles du pouvoir?
[26] François Zourabichvili, grand commentateur de Deleuze, précise le sens de cette hétérogénéité qui fait la consistance même du commun : « […] « commun » n’a plus ici le sens d’une identité générique, mais d’une communication transversale et sans hiérarchie entre des êtres qui seulement diffèrent. » Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, p. 82-83.
[27] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes, Paris, La découverte, 2012, p. 149.
[28] « « Les sciences » ne peuvent donner l’impression d’exister qu’en faisant de leur existence un miracle permanent. Incapables d’accepter leurs véritables alliés, elles ne peuvent expliquer un prodige que par un autre prodige et ainsi de suite, jusqu’à qu’on soit dans le royaume des fées. » Bruno Latour, Irréductions, La découverte, Paris, 2001, p. 324.
[29] À un niveau plus «humain»: l’idéogramme chinois ren, clef de voûte de la pensée éthique confucéenne et qui désigne la vertu d’humanité, reflète avec une déconcertante simplicité la situation d’intermédiarité éthico-affective fondamentale de l’être humain. Le caractère est composé du radical «homme» (à gauche) et du signe «deux» (les deux traits à droite). On a là une illustration graphique de la relation d’interdépendance constitutive qui fait notre humanité. Grâce au pouvoir tactile de son étymologie, l’idéogramme ren définit une zone éthique minimale et irréductible: il nous révèle que nous sommes toujours déjà rencontre avec autrui. Être humain, être ren, «c’est sortir sa conscience de son engourdissement vis-à-vis des autres, être réceptif à ce qui leur arrive, sentir renforcé son lien vital avec eux. […] C’est promouvoir cette dimension transindividuelle propre à l’existence; être inhumain, c’est couper avec elle.» François Jullien, Dialogue sur la morale, Grasset, Paris, 1995, p. 83-84. En contraste avec l’atomisme libéral, ren suggère une intimité de contact constitutive entre les individus. N’est-il pas révélateur que buren ou littéralement « non-ren » dans la médicine chinoise, désigne l’engourdissement des extrémités?
[30] Collectif pour l’intervention, Communisme: un manifeste, Éditions Nous, Caen, 2012, p. 36.