Alina Silvana Felea
Université « Transilvanie » de Braşov, Roumanie
afelea@yahoo.com
L’européanisme, le balkanisme et leur transfiguration dans le genre littéraire de la ballade.
Le cas de l’œuvre de Radu Stanca
Europeanism, Balkans and their transfiguration in the ballad literary gender.
The case of Radu Stanca’s work
Abstract: The term „Balkan” has obvious negative connotations due to a simplifying perception of this geographic space. But the complex socio-historical and cultural reality of the Balkan Peninsula contradicts simple perceptions. It is true, the local tensions, conflicts and wars that were quite frequent created the impression of continuous insecurity and instability in the region. It is one of the reasons why the dominant stereotype of this perception is that of the difference and even opposition between Europeanism and Balkanism. Nevertheless the two concepts do not exclude each other, as appearances would suggest; culture and literature are privileged ways of harmonizing the differences and of imposing a common language to Eastern and Western Europe. The example chosen to sustain this idea is that of a literary category, the ballad, illustrated by the creation of Radu Stanca, the most important representative of the Sibiu Literary Circle. In a dramatic historical moment, the Second World War, the Romanian young people that formed the Circle chose the ballad as emblematic genre for their artistic creed. This option is not done by chance. The ballad has the capacity to blend different elements that make its composition, it allows the writers to be in the same time traditional and modern, European and Balkan, classical and romantic. One of the most successful plays of Radu Stanca, The Dance of the Young Ladies, has the starting point in a myth specific for the Balkan space, the myth of the pixies. The suggestions from the Romanian and regional folklore are transfigured and sublimated in an original interpretation that lays stress on the eternal truths and the classical principles: common mortals cannot control and dominate their time, but profound and pure love can create the illusion of eternity. Unfortunately it is only an illusion because in this tragic vision the Eros is followed by Thanatos. Literature proves therefore, without effort, that the two dimensions, Balkanism and Europeanism, are not incompatible.
Keywords: Balkans; Romanian Literature; Radu Stanca; Europeanism; Myth; Theatre.
Assez souvent on regarde comme une fatalité l’appartenance à un espace dont l’attribut, « balkanique », fonctionne comme un stigmate, une étiquette honteuse qui fait office de sanction. La sanction vient d’habitude de l’Europe occidentale, la partie civilisée, progressiste et avancée du continent qui « observe » dans quelle mesure la Péninsule Balkanique a déçu et peut encore décevoir. Il ne s’agit donc pas d’un simple espace, la géographie n’est pas ici neutre et sans coloration subjective. Trop souvent les connotations négatives l’imprègnent et l’image qu’on a des Balkans est tributaire, comme Maria Todorova le souligne, des stéréotypes et des préjugés, des simplifications faciles des données historiques et socio-culturelles[1]. Le mécanisme de ces préjugés n’est pas vraiment compliqué. Les tensions et les crises, les guerres locales et la « culpabilité » pour la première guerre mondiale[2], les conflits plus récents de l’Ex-Yougoslavie semblent valider l’image peu flatteuse de cet espace « barbare, violent, fanatique ». La presse spécialisée d’hier et d’aujourd’hui, les médias de masse, les experts livrent des analyses perçues comme objectives, en remarquant avec inquiétude l’insécurité de cette zone. Et puisque l’apparence d’objectivité a la valeur de l’évidence, tout le monde, y compris le monde balkanique, l’accepte. Pourtant l’image distord la réalité et la simplifie excessivement.
Si l’opposition à cette conception se limite à un refus pur et simple de cette perception partielle et arbitraire, il n’y a aucune chance de corriger les préjugés. Ni l’acceptation fataliste du stigmate, ni l’isolement des habitants des Balkans dans leur monde imparfait, que les autres « ne peuvent pas comprendre », ne sont des solutions viables. Certes, il y a une délimitation claire et non seulement géographique entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, mais assumer l’identité balkanique n’implique pas nécessairement l’acceptation d’une instabilité foncière à l’intérieur de cet espace. L’histoire n’est ni univoque, ni réductible aux stéréotypes. De plus, pourquoi éliminer de l’équation, la richesse des cultures, de l’imaginaire, des mentalités des peuples balkaniques, abusivement réduites aux idées de stagnation, d’obscurantisme et de despotisme ?
L’espace balkanique est appelé aussi et assez souvent byzantin et oriental, déterminants qui offrent d’autres suggestions capables de configurer un profil complexe[3]. L’Orient, par exemple, est réputé pour ses couleurs vives, la préférence pour l’ornemental et le descriptif, l’exotisme, la passion, l’érotisme, le terrorisme. Des traits à l’aide desquels on peut caractériser aussi le balkanisme. En fait, l’image qu’on se fait de cet espace et des peuples qui l’habitent est assez fluide, raison pour laquelle le balkanisme se confond avec l’orientalisme, mais pas toujours. La dominante négative est visible. Cependant, on remarque dans quelle mesure la figuration d’une possible physionomie balkanique est difficile. Les peuples appelés balkaniques[4] ont des traits communs, un fond autochtone commun, mais pas vraiment une identité spirituelle commune. C’est risqué et un peu irresponsable de réduire cette diversité et cette mosaïque de cultures à une personnalité collective unique soi-disant balkanique. Mais il y a aussi des similitudes et il ne faut pas exacerber les vertus, les qualités que les autres ne voient pas, soi-disant, par malveillance. D’autre part, il ne faut pas, non plus, accepter sans discernement les connotations négatives de l’étiquette balkanique. L’impression défavorable peut être corrigée parce que ce n’est pas la malveillance qui a fait du terme « balkanique » presque une insulte, mais la méconnaissance.
Symboliquement, le balkanisme est opposé à l’européanisme. La culture et, plus spécifiquement dans notre exemplification, la littérature peuvent démontrer que ces deux concepts ne se contredisent pas d’une façon radicale. Il est injuste de parler d’un rapport qui oppose frontalement et sans nuances la supériorité de l’Ouest lumineux à l’infériorité de l’Est obscur comme, par exemple, la civilisation à la barbarie. Non seulement la littérature nivelle les aspérités, mais elle a la capacité de révéler les profondeurs, la vitalité des mythes, de l’éthos balkaniques, l’existence de valeurs spirituelles indubitables.
Dans la critique roumaine, c’est George Călinescu qui a identifié le premier un type d’écrivain balkanique, recruté parmi la catégorie de petits commerçants et boyards. Plus tard, Ion Negoiţescu voyait dans le balkanisme une catégorie littéraire construite sur une réalité ayant besoin d’épuration et de sublimation, les connotations négatives étant encore bien visibles. Et pour ajouter un autre trait à ce tableau schématique des références au balkanisme littéraire roumain, on peut dresser une liste presque officielle d’écrivains de notre culture dont les œuvres sont une illustration du balkanisme : Nicolae Filimon, Ion Ghica, Anton Pann, I.L. Caragiale, Mateiu Caragiale, Eugen Barbu, S. Bănulescu. L’énumération n’est pas exhaustive. De plus, on peut observer de nombreuses suggestions dans les œuvres des écrivains roumains qui se revendiquent d’un fond commun et d’une mentalité balkanique. Constantin Geambaşu mettait en évidence quelques-uns des aspects essentiels : le sentiment de l’inutilité, le dérisoire comme mode de vie, la duplicité, le ludique, l’absurde, le chaos et la difficulté de la construction axiologique, le monde hétérogène[5]. Mais il existe aussi une catégorie littéraire favorable à la mise en valeur de l’éthos balkanique, à savoir la ballade. Et on va voir dans quelle mesure le choix de cette catégorie dans l’œuvre de Radu Stanca a permis la communion des valeurs culturelles et artistiques de l’européanisme et du balkanisme.
La résurrection de la ballade culte dans le Cercle littéraire de Sibiu. Les prémisses théoriques
Le début de la vie littéraire du Cercle littéraire de Sibiu est marqué par une lettre manifeste, adressée symboliquement à Eugen Lovinescu[6]. Les jeunes signataires, tous des étudiants à la Faculté des Lettres et Philosophie de Cluj, réfugiés en 1940 temporairement à Sibiu, réagissaient avec le pathos spécifique de leur âge à l’immobilisme de la littérature roumaine, à son caractère rétrograde à l’époque difficile de la Seconde Guerre mondiale. La nécessité des changements était impérieuse et le choix de la personnalité de Lovinescu n’a pas été un hasard. Ses thèses, qui continuaient le programme esthétique de Junimea, sa plaidoirie compétente pour le modernisme et le synchronisme représentaient, dans la conception des jeunes du Cercle de Sibiu, la vraie solution pour l’impasse où se trouvait notre littérature. Ils voulaient réaliser, par leur création et par leurs études critiques, la connexion entre la culture roumaine et la culture universelle et en particulier la culture allemande. Ils militaient contre le provincialisme, pour l’européanisme, pour les valeurs du classicisme et également le pathos du romantisme. Mais, un autre aspect important, résidait dans le fait qu’on n’oubliait pas la spécificité roumaine, les traits qui individualisaient notre littérature et l’importance du « mélange axiologique », de la coopération des valeurs (morales, religieuses, mythiques) que l’art seul pouvait réaliser. De l’idée du mélange axiologique à la redécouverte d’un genre littéraire plein de promesses, capable d’unifier des éléments hétérogènes, à savoir la ballade, le passage s’est réalisé presque spontanément. C’est une réalité que les membres du Cercle signalaient eux-mêmes puisque la pratique du genre de la ballade a été l’élément différenciateur de leurs préoccupations. Les lectures de Goethe, Schiller, Hölderlin, Lenau et, plus généralement, de ballades cultes leur ont offert de riches suggestions et une inspiration artistique de qualité. Les directions artistiques pratiquées par le Cercle littéraire de Sibiu n’ont pas été vraiment novatrices, mais la réaffirmation d’une série de valeurs européennes et nationales a été un choix inspiré. Les œuvres, autant que les réflexions critiques qui en résultaient, portaient l’empreinte de l’originalité, assurant ainsi au Cercle une place dans le panthéon de la littérature roumaine.
Maintenir les formes traditionnelles de la poétique – écrivait Ştefan Aug. Doinaş, l’un des membres les plus importants du Cercle de Sibiu – ne signifie pas être le prisonnier d’une tradition sèche et froide. Cela signifie seulement la reconnaissance d’un principe poétique vrai depuis des siècles, à savoir que le lyrisme est une substance dont la production implique une discipline de l’esprit[7].
Le leader incontestable du groupe a été Radu Stanca, un intellectuel d’une solide culture humaniste et un écrivain qui a fait la preuve du talent littéraire tout au long de sa carrière de poète, essayiste et dramaturge. Pendant sa jeunesse, Radu Stanca a écrit beaucoup d’articles contenant des réflexions sur le phénomène artistique, spécialement la poésie, puisque le Cercle avait besoin d’une plate-forme, de principes théoriques, d’une conscience de groupe construite autour des credo et des préférences artistiques. En ce sens, l’un des essais de référence a été Resurecţia baladei (La réssurection de la ballade) paru dans la Revue du Cercle littéraire numéro cinq du mois de mai 1945. La ballade, à part son statut de forma mentis et de sensibilité, comme l’observait Cornel Regman, devenait en même temps une modalité de manifestation du non-conformisme des poètes du Cercle[8]. La ballade était choisie comme réponse à la poésie pure, très en vogue à l’époque, mais dépourvue de tout lyrisme authentique vibrant. Radu Stanca remarquait dans son essai que « la complexité de significations impliquées dans la poésie – la signification mythique, magique, héroïque, religieuse, morale – ont été les victimes du grand feu »[9]. On voit, le pathos poétique de sa révolte secondait ses idées qu’il n’exposait pas d’un ton sobre et distant. Au contraire, l’émulation qui animait le groupe était évidente à travers toutes les formes de manifestation de sa personnalité intellectuelle qui se configurait peu à peu. La ballade avait ainsi la mission d’équilibrer et de mettre en relation des valeurs diverses et le propre de ce genre résidait dans la présence de la dimension dramatique à l’intérieur de la poésie lyrique et inversement, dans la présence du lyrisme dans la pièce de théâtre, le lyrisme et le dramatique se complétant réciproquement. En fait, la ballade représentait la « communication d’un état affectif par le biais d’un événement »[10] mais un événement symbolique et sentimental. Le genre avait tous les attributs nécessaires pour la transfiguration de la substance ethno-historique dans le creuset de l’européanisme.
Dans son article, Radu Stanca proposait même une classification des types de la ballade et il commençait avec « la lamentation balladesque » où l’anecdote est « un simple prétexte pour la provocation de l’état lyrique »[11]. Ce sous-genre était exemplifié par les ballades de François Villon. La légende constituait le deuxième type important de ballade et le poème de Mihai Eminescu Luceafărul était considéré comme représentatif pour cette catégorie où l’événement n’était plus un simple prétexte, mais un élément essentiel de la création. Enfin, le troisième type important était représenté par la ballade proprement dite où la présence du poète lyrique n’est pas très active, son rôle se résumant au déclenchement de l’anecdote qui occupait ainsi, avec les personnages, le devant de la scène. Les poètes nordiques avaient excellé dans l’illustration de ce type.
On peut remarquer que la ballade est le genre poétique qui produit une dislocation ou une métamorphose de l’égo qui n’est plus l’égo qui se confesse, typique des poèmes lyriques. Le moi artistique se multiplie et accepte des masques divers pour interpréter des rôles dramatiques. L’idée du jeu s’impose comme dominante et relativise tout ce qui peut être perçu comme certitude. L’un des traits de la création balkanique mis en évidence par Gheorghe Grigurcu dans son article Balcanismul ca demon păzitor (Le balkanisme comme démon gardien)[12] est l’intérêt pour la personne humaine comprise à travers son extériorité et non à travers son intériorité. La ballade est l’une des modalités esthétiques de dissimulation de l’intériorité sous des masques variés, même contradictoires. Et la question n’est pas celle d’un manque de sincérité, mais plutôt d’un égo protéiforme qui assume des identités diverses justement pour le plaisir de la gesticulation théâtrale. En même temps, c’est un égo qui, par le biais de sa plurivalence, fait face à une réalité très souvent décevante.
La résurrection de la ballade ne signifie pas le retour aux formes désuètes, soulignait Radu Stanca dans son essai et la précision est importante. Les écrivains du Cercle littéraire de Sibiu ont vu l’importance de la continuité et de la récupération d’une tradition culturelle à une époque difficile où toutes les valeurs étaient instables. Ils n’ont pas copié, ni reproduit ce qui avait déjà été dit dans l’art national ou universel, mais ils ont attribué de nouvelles significations, plus conformes à leur contemporanéité, aux formes archétypales ou classiques.
La ballade dans la création de Radu Stanca
Pour Radu Stanca la ballade a été une modalité d’évasion de la réalité limitative et également une possibilité artistique pour mélanger dans une mosaïque très riche des éléments divers : le conte, la légende, le mythe, l’archétype. Cette diversité était mise en évidence par son ami, Ion Negoiţescu, qui observait que les ballades de Stanca reconstituent soit le monde du conte universel, soit le Moyen Âge fabuleux soit une galante ambiance romantique soit l’époque moderne filtrée par le fantastique et l’ironie[13]. Ses ballades débordent de pathétique, d’exubérance, de vivacité et de théâtralité. L’écrivain est, dans ses vers, à tour de rôle, classique, romantique, baroque, moderne et parfois balkanique. Dans deux de ses chefs-d’œuvre, Corydon et Trubadurul mincinos (Le Troubadour menteur), le poète fait appel à tout un arsenal de procédés qui évoquent l’exotisme de l’Orient, ses couleurs vives et provocatrices, sa fantaisie débordante. Corydon, personnage ambigu, ambivalent et plein de duplicité, une vraie « présence carnavalesque » (Cornel Regman) est l’un des plus extravagants et inédits des masques du poète.
Le secret de la ballade de Radu Stanca – écrivait Ştefan Aug. Doinaş – consiste dans les vertus d’une fantaisie débordante autant que subtile, qui réussit à construire à partir des données réelles, certaines même classiques (au sens où elles proviennent de l’expérience historique ou culturelle de l’humanité), un autre ordre poétique, riche en significations générales humaines[14] .
Le même poète et essayiste, Ştefan Aug. Doinaş, en se remémorant l’activité littéraire des membres du Cercle littéraire de Sibiu, considérait que leurs ballades confirmaient le traditionalisme, mais d’une manière plus authentique que le courant littéraire roumain appelé « poporanism », souvent critiqué par les jeunes du cercle. D’une certaine manière, la poésie réalise toujours le paradoxe de se renouveler par la réactivation des modalités anciennes. En réalité, le Cercle n’a produit aucune rupture dans l’histoire des lettres roumaines, mais il a grandi d’une manière organique, d’un tronc alimenté de l’éthos national. Bien sûr, l’éthos national ne coïncide pas avec le balkanisme. On peut parler seulement de traits communs, appartenant à un fond mythologique, par exemple, ou plus généralement à un fond commun de représentations révélées aussi dans la dramaturgie de Stanca. Le théâtre était une vraie passion pour lui ; il a écrit des pièces, il a été metteur en scène et également critique d’art théâtral.
Sa préférence manifeste allait au théâtre d’idées, un genre où les personnages n’ont pas de profondeur psychologique ou de caractère. Ils symbolisent des principes généraux, raison pour laquelle les données historiques ou sociales n’ont aucune pertinence ou ils disparaissent purement et simplement. La temporalité est réduite à un illo tempore mythique qui peut rimer avec les vérités éternelles, avec les significations majeures. Hora domniţelor (La ronde des princesses) de Radu Stanca, œuvre représentative de la catégorie littéraire du ton de la ballade dans le théâtre, exploite d’une manière originale le fond autochtone dont la dominante balkanique est bien visible.
Un personnage raisonneur, le Moine, nous introduit dans l’atmosphère fantastique de la pièce, en nous familiarisant avec l’histoire, très similaire à un conte. Un roi tout puissant, droit et aimé par son peuple et dont le nom n’est pas prononcé, même s’il est très possible que la référence historique soit Brâncoveanu, est sacrifié par haine et envie pour être dépossédé de ses richesses. Mais avant de mourir, il confie toute sa fortune à ses filles, sept princesses qui dédient leur vie à la protection de cet héritage. Elles dansent jour et nuit, une danse maudite et dangereuse pour les mortels tentés par ce trésor fabuleux et qui, pour l’obtenir, doivent danser eux-aussi avec les princesses. Les princesses sont en fait des personnages mythologiques. Dans le folklore, elles sont les méchantes fées qui séduisent les personnes perdues dans la forêt, par exemple, et les obligent à danser avec elles jusqu’à l’épuisement total. Ces personnages sont caractéristiques de la mythologie et des cultures populaires de l’espace balkanique. D’habitude, ce sont des femmes âgées qui vivent en groupe et surveillent les espaces mythologiques (l’air, l’eau, la terre). Leur principal rôle est de sanctionner les mortels qui ne respectent pas la tradition. Radu Stanca garde dans sa pièce la mythologie des méchantes fées et de leur danse maudite, l’aspect rituel du conte aussi, mais il ajoute des significations inédites qui créent une version moderne. L’histoire exemplaire a, de cette façon, un versant collectif, mais aussi un autre individuel, particulier, qui assurent tous les deux, la conservation du mythe. Depuis toujours la littérature a eu un rôle important vis-à-vis de la mythologie : la possibilité de la sauvegarder et de l’enrichir en même temps. Une métaphore poétique domine le tissu de significations : la ronde des princesses est le symbole du tourbillon temporel, de la rotation des saisons et des jours et finalement de la vie et de la mort. Mais la durée dans sa forme pure n’est pas bénéfique aux mortels. Ils n’ont pas accès à cette grande fortune représentée par la danse infatigable des princesses qui ont quitté le monde pour mieux l’organiser.
Attirés par le trésor, quelques commerçants genevois arrivent dans ce pays peu hospitalier pour ceux qui veulent ses richesses. Ce sont des étrangers qui forcent la limite et qui ne connaissent pas les coutumes établies ici depuis toujours. Et, bien sûr, les méchantes fées doivent protéger ce trésor symbolique. L’un des commerçants meurt dans des conditions suspectes, victime d’une danse bizarre, et Antonio, son frère, veut le venger à tout prix. Lui aussi trouve la ronde des princesses, mais il est le personnage exceptionnel qui peut changer ce qui paraît immuable. Il réussit à enlever l’une des fées, Miliţa, à la détacher de sa ronde. Elle est la plus jeune et la plus humaine des princesses. Elle regrette ce que la vie aurait pu lui offrir ; les nostalgies et la compassion pour ceux qui, trop audacieux, perdent leurs vies en dansant dans la ronde maudite, l’empêchent de jouer avec conviction son rôle. Miliţa veut connaître la vie, le monde, c’est la raison pour laquelle elle permet à Antonio de la séparer de ses sœurs. La signification de ce renoncement ne se résume pas seulement à la probabilité d’un déséquilibre temporel, le temps peut vraiment s’arrêter seulement pour les amoureux. Antonio et Miliţa tombent amoureux l’un de l’autre, mais ils ne peuvent pas se voir – l’amour est aveugle ! –, il fait noir et la tempête est prémonitoire du dénouement tragique aux échos shakespeariens de cette histoire pleine de romantisme. Antonio enlève un jour ou un moment pour le rendre éternel, mais le temps est arrêté dans la constellation de la mort. La danse ne peut pas continuer sans Miliţa et si elle n’y revient pas, toute l’humanité est condamnée. Comprenant qu’elle est responsable pour la vie de tous et non seulement pour son propre destin, la princesse sacrifie son amour et revient dans la ronde. Antonio perd sa vie parce qu’il ne veut pas renoncer et oublier; il a vu, comme Gelu Ruscanu, le personnage de Camil Petrescu « des idées » et toute son existence est détruite.
L’infiltration de l’humain dans la norme suprême trouble l’ordre cosmique, en déclenchant des cataclysmes apocalyptiques. Il est vrai aussi qu’une telle fissure est favorisée, encouragée aussi par la norme corruptible et qui ne résiste pas lorsque l’humain tente, par la révélation érotique, la partie intégrée dans le tout[15].
Pour Radu Stanca, le théâtre était une tribune de grandes idéaux de l’humanité et les personnages sont ici des entités pérennes, universellement valables. Le mythe, l’éthos, les croyances populaires d’origine balkanique sont transfigurés dans cette pièce de théâtre profondément poétique qui illustre la catégorie esthétique du balladesque. L’auteur a cherché à annuler la dimension historique. En fait, le mythe remplace l’histoire et l’événement symbolique devient le prétexte pour la matérialisation des principes classiques, des idées à validité éternelle. Le tragique est omniprésent parce qu’il traduit une vision particulière sur la vie et la mort, l’écrivain étant obsédé par le pressentiment de la mort.
L’européanisme et le balkanisme
L’imaginaire autochtone avec ses valences balkaniques peut offrir des suggestions importantes et une inspiration riche pour les artistes préoccupés par le problème de l’identité nationale et régionale. Il y deux dimensions essentielles de la création balkanique, observe le critique Gh. Grigurcu, l’une négative équivaut à la désorganisation, la discontinuité et l’inconsistance du monde et l’autre positive qui se manifeste par la sagesse profonde, la réflexion intellectuelle et l’attitude esthétique contemplative. On peut dire que toutes les deux sont présentes dans la création de Radu Stanca qui cependant n’est pas un écrivain de la balkanité. Mais il prouve, sans se proposer de le faire, que la littérature, par ses moyens, ici le genre de la ballade, dans lequel Stanca excelle, ne reconnaît aucune incompatibilité entre l’européanisme et le balkanisme. La coopération de valeurs qui dans d’autres contextes ne dialoguent pas est ici bien naturelle.
Il y a un intérêt constant de l’Europe occidentale pour l’autre Europe, l’Europe balkanique, un monde souvent considéré primitif et cruel. Mais cette perception est parfois tributaire de l’imaginaire de celui qui regarde de loin ou de près et voit ce qu’il croit ou veut voir[16]. Le problème de la vérité, observe Vesna Goldsworthy, n’est pas du tout facile à traiter dans le cas des ouvrages qui ont la prétention de présenter les « vrais » Balkans.
Ces ouvrages démontrent une dépendance similaire aux structures imposées par les courants intellectuels et littéraires et même la délimitation géographique de la zone varie en fonction des convenances politiques[17].
Il y a plusieurs vérités quant aux Balkans et il est plus utile de parler des perceptions changeantes de la véracité que de la vérité. Une autre image dont on doit tenir compte est celle que les cultures en discussion offrent elles-mêmes. Parce que ces cultures sont la preuve concrète qu’il ne s’agit pas d’une aspiration infantile et pathétique d’être européen mais d’une réalité qui soutient une autre vérité : le balkanisme est l’une des valences de l’européanisme.
Bibliographie
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Notes
[2] L’idéé que la Péninsule Balkanique est instable et constitue un danger pour la paix de l’Europe est apparue longtemps avant l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand en 1914.
[3] Edward Said et Maria Todorova n’identifient pas le balkanisme à l’orientalisme. Le balkanisme semble plutôt un concept attaché à la modernité culturelle tandis que l’orientalisme tient, comme Said le souligne, à une perspective atemporelle. Toutefois, les deux concepts sont assez souvent utilisés en tant que synonymes.
[4] Les Bulgares, les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Roumains, les Albanais, les Turcs. Et aussi les Grecs et les Hongrois, même s’ils n’acceptent pas cet encadrement dans l’espace balkanique.
[16] Le livre de Vesna Goldsworthy, Inventing Ruritania. The Imperialism of the Imagination analyse les oeuvres littéraires anglaises les plus importantes qui ont pour cadre ou sujet le monde balkanique. Très souvent ces oeuvres sont tributaires des stéréotypes parce que le public attendait des variations sur les mêmes clichés.