Renato Boccali
IULM University, Milan, Italy
L’Europe entre utopie et hétérotopie
Europe between utopia and heterotopia
Abstract: The crisis undergone by the United Europe betrays a deep fracture at the level of the values and ideals shared by the European collectivity, underlining the lack of a real political strategy, that is the lack of an ideal plan, conceived on the basis of present empirical conditions. Thus, it is all about projecting the future on a utopian level, according to the “principle of hope” (Bloch) and in the ontological category of the “not yet become”. An analysis of the ancient myth of Europe belongs to the same ontological category, inasmuch as it concerns not the form of the past, but that of the future as a dream and prophecy. The fate of Europe as a Utopia envisages expansion and dissemination, openness to novelty and to evolution. It is in this sense that the United Europe closely resembles this myth, given its double nature, real and imaginary at the same time. The United Europe is a utopian space as well as heterotopian one. The challenge is then to realize a Europe that is real and imaginary at the same time, concretely united by a philosophy of hope for the future.
Keywords : Europe, myth, utopia, heterotopia.
Tout a commencé avec un rêve. Le rêve envoyé à Europe par Aphrodite, déesse de Beauté et d’Amour. Moschos de Syracuse, poète alexandrin du IIe siècle av. Jésus-Christ, décrit, dans un long poème consacré à l’enlèvement d’Europe, l’étrange rêve fait par la fille dans la nuit qui précède son enlèvement.
Au loin apparaissait une rive étrangère
Deux femmes aussitôt s’élèvent sur la terre:
L’une étale aux regards sa sauvage beauté;
L’autre d’un front connu montre la majesté.
« Arrêtez, c’est ma fille, innocente, chérie;
Ma fille ! mon trésor, que mon lait a nourri »!
Elle dit, et la presse en ses bras maternels.
Mais l’autre : « Obéissez aux décrets immortels ».
Europe respectant sa douce violence,
S’étonne de céder, et la suit en silence.[1]
J’ai choisi cette traduction française de 1803 – particulièrement idyllique, même si pas tout à fait complète -, parce que dans son atmosphère d’Arcadie elle rend avec subtile finesse tous les tremblements d’esprit ressentis par Europe. À l’aube, quand, dit Moschos, « Morphée à nos sens enivrés de repos/Verse à long traits le miel de ses derniers pavots », Europe fait ce rêve extraordinaire et incompréhensible. Un « songe doré », « prophétique » ou, comme dit l’idylle, « un fantôme envoyé par Vénus ». Deux femmes « s’élèvent sur la terre ». L’une est bien connue des lecteurs, elle montre sa « majesté » et sa puissance. Elle est une mère qui réclame sa fille et ne veut pas la laisser aller. Elle « la presse en ses bras maternels » parce que c’est elle qui l’a nourrie en enfance. Mais l’autre femme, d’une « sauvage beauté », la prétend avec fierté suprême, parce que des « décrets immortels » ont établi qu’Europe doit quitter le sol natal et atteindre la « rive étrangère » qui apparaît au loin. La loi divine impose donc son vouloir bien contre la loi tout à fait humaine de la puissance paternelle ou, dans ce cas spécifique, de la puissance maternelle.[2]
Dans d’autres traductions, bien plus adhérentes au texte original de Moschos[3], on peut repérer le nom de la femme avec un visage connu, une femme du pays désigné comme Asie. Asie est alors la mère d’Europe, sa génitrice et donc sa légitime « propriétaire ». Mais l’autre femme réclame la jeune fille par volonté divine et l’arrache de force de ces mains puissantes en l’entraînant ailleurs sans résistance aucune. Les mains puissantes ont la force d’enlever Europe et, hors métaphore, de vaincre Asie en édifiant ce qui sera un nouveau continent.
Au-delà des descriptions plus ou moins précises, ce qui frappe est l’attitude d’Europe face à cette « violence » désignée comme « douce ». Europe ne fait pas opposition à la femme qui veut l’exiler loin de sa terre et de sa maison. Au contraire, elle « s’étonne de céder, et la suit en silence ». Non seulement Europe ne fait pas résistance, elle accepte volontiers sa nouvelle condition dès le début, soit peut-être parce qu’il s’agit d’une volonté divine, soit peut-être parce qu’elle pressent son destin de femme et de mère. À la fin de l’idylle, après avoir décrit l’enlèvement d’Europe par Zeus-taureau et la traversée de la mer jusqu’à l’île de Crête, Zeus se révèle, finalement, comme « le souverain des Dieux ». Avant de s’unir à Europe, il lui prophétise :
Déjà, du sein des mers je vois sortir la Crète
Où j’ai reçu le jour, où notre hymen s’apprête;
C’est de là que vos fils, race d’un immortel,
Etendront sur le monde un sceptre paternel.[4]
Voilà le présage! Europe amenée en Crète par Zeus s’unira à lui et donnera naissance à une progéniture masculine de sang royal, destinée à régner dans le monde entier grâce à son origine divine et immortelle[5]. Le lieu a été donc choisi : l’île de Crète, à la jonction de l’Orient et de l’Occident, du nord et du sud.[6] Il s’agit d’une île, d’un espace contourné par la mer ou plutôt à la confluence des mers,[7] indiquant ainsi très clairement le destin thalassémique de la future lignée mycénienne et, plus généralement, grecque. Europe arrive en Crète traversant la mer et se retrouve sur une terre en pleine mer, sur une île à habiter et à « civiliser ». La mer représente l’altérité, l’inconnu, tenant compte du fait que, comme dit Cacciari, « le caractère européen se détermine par son libre rapport, à travers la mer, avec un autre que soi »[8]. Mais c’est Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire qui met en évidence que
En Asie la mer n’a pas d’importance : plus encore, les peuples ont fermé leurs portes à la mer. […] En Europe, tout au contraire, ce qui compte c’est précisément le rapport à la mer: il s’agit d’une différence constante. L’Etat européen ne peut pas vraiment être tel que lorsqu’il est sur la mer. Dans la vie sur la mer est implicite cette tendance très particulière à l’extérieur, qui manque dans la vie asiatique : la poursuite de la vie bien au-delà d’elle-même.[9]
Déjà au Ve siècle av. J.-C. l’Europe a des limites bien déterminées : elle est séparée de l’Asie par le Tanaïs et s’étend de l’Adriatique à la mer Noire. Elle s’oppose, donc, à l’Asie, au monde barbare des Perses, bien que son origine soit asiatique, plus précisément phénicienne.
Le contraste ou agón est alors une caractéristique constante des rapports entre Europe et Asie. Dans le rêve narré par Moschos, Europe est disputée par la mère Asie et une femme au visage inconnu. Il s’agit d’une véritable lutte pour conquérir Europe, fille d’Asie qui quittera sa « terre », par volonté céleste, en se laissant emporter vers l’inconnu de la mer. Elle choisira, bien qu’en l’ignorant, son destin, ce que le rêve nous montre de manière très claire. Elle suit la femme qui l’arrache de force sans opposer aucune résistance. Europe pressent le fatum et l’accepte avec fierté, dans sa qualité future d’ancêtre d’une descendance divine. On l’a déjà remarqué, une fois arrivés en Crète, Zeus, avant de coucher avec elle, lui révèle son futur de gloire lié à sa postérité. Ainsi s’achève le mythe, sans naturellement se conclure, parce que chaque mythe fait partie d’une constellation mythique, étant lié à d’autres mythes qui le précédent et le suivent.
Le mythe, au-delà de ses variantes et de ses différentes significations historiques, recèle un noyau sémantique et, j’oserais dire, ontologique essentiel. Il commence avec un songe prémonitoire et se termine avec une prophétie, donc, bien que le mythe ait une fonction fondatrice en tant que mythe d’origine, il se déroule non pas sous la forme du passé mais sous la forme du futur. On le sait depuis longtemps, le mythe est une histoire sacrée qui se situe à l’origine du temps, dans un temps primordial, le temps du commencement et, en tant que récit de fondation ou de création, il nous raconte comment quelque chose a commencé à être, donc a été produit. Le mythe se place dans ce temps que Mircea Eliade a nommé « illud tempus »[10]. Toutefois le mythe d’Europe semble cacher son secret dans le rêve et la prophétie, donc dans la structure ontologique de « ce-qui-n’est-pas-encore ». Cela veut dire que le mythe, tout en étant mythe d’origine et de fondation, se pro-jette vers le futur, sous la forme d’une nécessité.
Voilà le destin d’Europe : assujettir paisiblement sa volonté aux rêveries qui la transforment en idéal, en projet, en horizon toujours à construire et à réaliser. L’Europe prend alors la forme d’une quête jamais achevée, d’un bonheur à atteindre, d’une utopie. On sait que le terme utopie doit son origine à Thomas More et à son livre homonyme Utopie. Utopie est un lieu qui n’est pas un lieu, un non-lieu, comme nous clarifie l’étymologie. Ou-topós est un espace amorphe, privé de son caractère geo-historique, un lieu qui hésite entre imaginaire et réalité. Un non-lieu idéal à travers lequel l’homme représente la réalité telle qu’il la voudrait, établissant ainsi une tension profonde entre réel et irréel.
Utopique, parfois, nous semble alors Europe. Elle est un lieu physique mais aussi un idéal qui dévoile le mystère d’un monde en tant qu’espace imaginaire à habiter. More décrit Utopie comme une île, donc comme un endroit enveloppé par la mer, de même qu’Europe-Crète. Cette terre est déracinée, entourée par la mer mais, une fois le « pouvoir politique » établi, elle est transformée en civilisation et son espace urbanisé. Elle demeure pourtant en tant que île. Cela veut dire que la force expansive de son urbanisation et de son demos se heurte à ses frontières terrestres en obligeant sa population accrue à se déplacer et à quitter le sol natal. Il n’y a pas de direction établie, la mer est partout. Les gens qui laissent l’île se dispersent en plusieurs routes sur un continent qui sera appelé justement Europe. Cette dis-location amène une violence intrinsèque, la dispersion provoquée par l’absence de terres à cultiver et à habiter pousse les gens vers d’autres terres à coloniser, pacifiquement, dans le meilleur des cas, ou même violemment. C’est bien le destin de l’Europe-Utopie. Un destin de dispersion et de dissémination, d’ouverture à l’inconnu et au devenir. Tout cela était donc déjà inscrit dans le mythe d’Europe. Et nous le retrouvons encore dans l’histoire de « petite durée » de la nouvelle Europe, l’Europe Unie.
Bien que l’Union européenne ait trouvé son acte de naissance seulement en 1957 avec le Traité de Rome, son histoire est marquée par plusieurs détours : la construction d’un espace économique commun, l’élargissement progressif et constant, la création d’organes institutionnels, bureaucratiques et politiques, la création des fonds d’investissement et de solidarité, l’introduction d’une monnaie commune, l’Euro, et, depuis quelque temps, la tentative de bâtir un espace de droit, avec le Traité constitutionnel, bien que, en ce moment, le procès de ratification soit bloqué au niveau des gouvernements nationaux. On peut bien imaginer les difficultés qu’une Europe Unie puisse rencontrer, surtout face à son histoire de division et de fragmentation[11]. Chaque État-Nation se tient à son pouvoir et les Parlements locaux n’acceptent pas de céder une partie de leur pouvoir décisionnel au Parlement Européen. Il ne s’agit pas, pour autant, de transformer l’Union en un Super-État mais plutôt d’établir un lieu juridique fondateur, le Traité constitutionnel, qui ne serait rien d’autre que l’union des constitutions, intégrées transversalement au niveau de l’autonomie et de l’interconnexion.
L’Union Européenne se présente comme une structure complexe, tendant vers une archipélisation. Unitas multiplex, pourrait-on la définir, c’est-à-dire union d’un ensemble de structures autonomes raccordées en même temps. Mais tout cela fait problème. Et le problème n’est pas seulement administratif mais bien plus originairement politique. On peut entendre le terme politique à la manière d’Aristote qui dit dans La politique :
Il est clair qu’en matière de constitution aussi, il appartient à la même science d’étudier quelle est la forme idéale et quel caractère elle présentera pour être la plus conforme à nos vœux si aucune circonstance extérieure n’y met obstacle, quelle est aussi celle qui s’adapte aux différents peuples et à quels peuples[12].
Donc la politique doit chercher la forme de constitution plus appropriée à la situation contextuelle et empirique en satisfaisant, en même temps, « nos vœux », nos idéaux. On touche ici le point fondamental de la politique en tant que pro-jet du futur à partir des conditions matérielles du présent. Cela veut dire que la dimension politique a une double composante: pratique-empirique et théorique. Un projet politique doit bien considérer soit la situation contingente et donc les pré-conditions qui déterminent la réalisation d’un plan, soit la dimension idéale qui ne peut qu’être édifiée à partir des valeurs communes. À ce propos Aristote parle de « nos voeux », en signalant que la constitution doit respecter et refléter les valeurs collectives.
La construction d’une Europe Unie ne peut que passer par la souscription d’un Traité constitutionnel, d’une carte des valeurs communes qui se convertissent en lois. C’est bien pour cela qu’avant tout il faudrait se raccorder au niveau des vœux et des valeurs, autrement dit, au niveau d’une utopie d’Europe. Il ne faut pas considérer l’utopie comme un rêve, le rêve impossible d’une société parfaite, un non-lieu idéal grâce auquel on peut prendre conscience de ce qui est et de ce qui devrait être. Utopie est quelque chose de différent. Utopie est avant tout espérance. Et à ce propos Adorno écrit:
l’espérance, en ce détournant de la réalité à travers sa négation, est la seule figure à manifester la vérité. Sans espérance l’idée même de vérité serait difficilement concevable, et c’est une fausseté capitale de donner comme vrai une existence réputée mauvaise seulement par le fait qu’une fois elle était reconnue en tant que réellement existante.[13]
L’espérance est alors la seule figure de vérité. L’espérance nous permet de projeter un futur, elle est L’esprit de l’utopie, selon la définition d’Ernst Bloch, qui écrit aussi que l’utopie est un véritable Principe d’espérance[14]. Il faut apprendre à espérer, dit souvent Bloch, et l’utopie n’est rien d’autre que ce long apprentissage d’espérance. Contrairement aux utopies classiques, Bloch propose le principe-concept d’utopie en tant qu’utopie concrète, cela veut dire utopie comme travail dans la matérialité du présent à travers le recouvrement des tendances latentes qui permettraient d’orienter la praxis future.
L’utopie devient une pré-apparition, une image onirique d’un futur proche concrètement réalisable à travers une action transformatrice qui n’a rien à voir avec les abstractions chimériques. Le monde est plein de tendances vers quelque chose et l’action proprement humaine consiste justement dans le dévoilement de ces « latences » dans lesquelles se manifeste l’attente d’un surgissement du futur. La réalité manifeste un débordement, un excès, un surcroît, un Überschuss qui brise toutes relations rigides et pré-établies en faveur de l’aube d’un futur possible. Dans les ténèbres du présent demeurent les possibilités du futur. Ce qui est manque et donc négativité à l’heure actuelle se transforme en potentialité et donc en positivité dans l’avenir.
On comprend bien, à ce point, que l’utopie n’est rien d’autre que le produit d’une « fonction utopique » en tant que travail psychique de transformation du présent, qui serait, en même temps, une anticipation du futur. La fonction utopique puise à la source de la conscience anticipatrice telle qu’elle se révèle dans les rêves. À ce propos Bloch parle du « rêve éveillé » de l’utopie ou du « rêve en avant » inspiré par les images-de-souhait. Il s’agit d’un état d’enthousiasme du rêveur, ou encore d’un état d’ivresse propre à la rêverie, qui diffère du sommeil profond des rêves nocturnes, se présentant comme vision librement choisie, provoquée par une privation, un vide à combler. Les rêves éveillés n’ont pas le même travestissement symbolique que les rêves nocturnes, ni tous les autres mécanismes mis en évidence par Freud, tels que la censure, la condensation, le déplacement[15]. Les rêves éveillés sont entièrement tournés vers le futur, plutôt que vers le passé refoulé, ils se dirigent vers l’horizon de l’avenir, vers le « front », le « Novum ». Ils constituent en germe l’élaboration d’un projet utopique capable de combler le vide présent, en anticipant l’avenir. Le futur de l’espérance n’est alors rien d’autre que ce qui est caché dans le présent et qui doit être libéré.
Chaque projet utopique de transformation se caractérise par une structure ontologique qu’on pourrait appeler du « ne-pas-être-encore » en tant que non-encore-conscient de l’être humain, non-encore-devenu de l’histoire, non-encore-manifesté dans le monde. La rêverie utopique est rêverie concrète, parce que sa structure ontologique du « ne-pas-être-encore » est digne de foi. Bien que l’espérance utopique ait un « caractère objectivement non garanti », elle anticipe psychiquement une possibilité réelle. Elle ne joue pas avec une possibilité « vide » en gardant bien les pieds sur terre. Cette perspective d’attente se fond, on l’a déjà dit, dans la « fonction utopique » en tant que fonction psychique anticipatrice. Il s’agit d’une fonction transcendante sans transcendance, complètement immanente à l’activité dynamique de transformation du présent qu’elle dévoile en tant que processus ou déploiement vers l’avant du « ne-pas-être-encore ».
Bloch nous fournit donc les instruments pour penser l’espace européen en tant qu’espace imaginaire, espace à bâtir à travers la fonction utopique, en pro-jetant le futur sur la base du présent. L’Europe unie manque de consistance, d’une épaisseur spatiale qui n’est rien d’autre que le reflet d’une rêverie, la rêverie utopique d’une Europe réellement unie. La crise actuelle est une crise du projet présent, une agonie des idéaux et des valeurs affectant l’utopie du futur qui décline en s’affaiblissant ontologiquement. La structure du « ne-pas-être-encore » semble perdre son importance à l’égard du présent empirique, de ce qui est déjà.
En effet l’Europe Unie semble s’éclipser derrière la contingence, s’aplatir au niveau du « déjà réalisé », oublier l’horizon du futur. Les difficultés matérielles et gestionnaires ont fini par cacher le but ultime de l’union, c’est-à-dire la réalisation d’un espace commun – physique, politique, économique, social et idéal – de cohabitation. L’Europe a en somme assumé l’aspect d’une hétérotopie. C’est Michel Foucault qui a parlé d’hétérotopies dans une conférence à Tunis de 1967.[16] Après avoir remarqué la transformation de l’idée d’espace extérieur dès le Moyen Age jusqu’à nos jours – en tant que passage de l’emplacement à l’étendue et de l’étendue à la localisation – il nous propose de diriger notre attention vers les espaces qui sont en liaison avec tous les autres espaces. D’un côté il y a les utopies, indiquées comme des emplacements sans lieu réel, des espaces donc essentiellement irréels. De l’autre côté il y a les hétérotopies
des lieux réels – dit Foucault -, des lieux effectifs, des lieux qui ont été dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables[17].
Voilà une définition de l’hétérotopie qui semble bien coller à l’Europe Unie. En effet, l’Europe se présente comme un lieu réel, un lieu existant matériellement, un lieu localisable, l’espace où nous vivons, mais qui, toutefois, hésite à la frontière entre l’irréel et l’utopique à cause de sa nature intrinsèquement incomplète et de son rapport de contestation avec les autres emplacements qu’on peut trouver à son intérieur. L’Europe paraît nous plonger au cœur de l’expérience d’une inquiétante étrangeté : voir la réalité telle qu’elle est et pour autant essayer de la voir autrement, de transformer la réalité familière en un espace autre par une fonction utopique qui pro-jette un futur.
C’est bien pour cela que l’Europe Unie n’est pas une simple utopie ni même une hétérotopie, mais une expérience mixte ou mitoyenne. À ce propos Foucault parle de miroir, puisque le miroir est une utopie, en tant que lieu sans lieu, espace virtuel qui s’ouvre derrière la surface et qui permet de se voir là où on est absent, là où on n’est pas ; mais, en même temps, le miroir est une hétérotopie, dans la mesure où il existe réellement et se trouve en liaison avec l’espace qui l’entoure. On pourrait dire la même chose de l’Europe Unie. Elle est absolument utopique et irréelle, parce que pour la réaliser concrètement il faut à chaque fois passer par le point virtuel qui pro-jette son image dans le futur, mais elle rend à la fois réel et existant l’espace qu’elle occupe en liaison avec tout l’espace qui l’entoure. L’Europe, alors, est comme un miroir : pour se refléter en elle il faut bien être planté dans le présent, dans la réalité empirique et actuelle, mais aussi accepter la nécessité du passage par le point sublime de la virtualité utopique afin de réaliser finalement une Europe réelle et imaginaire, c’est à dire une Europe unie concrètement dans l’espérance du futur.
[1] Moschos de Syracuse, L’enlèvement d’Europe, trad. fr. par P. Chaussard, dans Bibliothèque pastorale ou cours de littérature champêtre, tome I, Paris, Genets Ainé Libraire, 1803, p. 363.
[2] Cft. les études classiques de Bachofen sur la société matriarcale des origines et sur le droit maternel, notamment Le droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’antiquité dans sa nature religieuse et juridique, trad. fr. par E. Barilier, Paris, L’Age d’Homme, 2000.
[3] Il faut bien mettre en évidence que le texte qu’on a choisi comme traduction fait partie d’une anthologie. Le but de son auteur est donc explicatif et pédagogique. On trouve opérante une certaine vision de la traduction comme « éducation esthétique », qui fait qu’on peut couper ordinairement certaines parties du discours. C’est bien ce que l’auteur fait, par exemple, à la page 368 en expliquant : « J’ai supprimé la partie faible de ce discours. Moschos est ici inférieur à lui-même. C’est dans Horace qu’il faut lire et admirer le discours d’Europe » (cit.).
[4] Ibid., p. 369. On ne peut pas manquer de souligner le fait que le poème de Moschos a été écrit dans une période où le contraste entre Orient et Occident était très marqué. Pour cela le récit pourrait avoir une signification politique en manifestant le désir de l’auteur, et plus en général des lettrés alexandrins, de sceller l’union des Grecs contre les Barbares d’Asie en déplaçant le centre de gravité d’Europe vers l’Occident.
[5] L’union d’Europe avec Zeus donnera naissance à trois enfants : Minos, Rhadamanthe et Sarpédon. Europe se mariera avec Astérion, roi de Crète, qui, sans descendance, acceptera les trois enfants.
[6] En considérant, naturellement, la géographie de l’époque et l’importance stratégique de la mer Méditerranée. Cft. Strabon, Géographie, vol. I-IX, Paris, Les belles lettres, 1969-1981.
[7] Notamment, la mer Egée, la mer Adriatique, la mer Euxine (l’ancien nom de la mer Noire) et la grande Mer Méditerranée, selon la géographie de l’époque.
[8] M. Cacciari, Geofilosofia dell’Europa, Milano, Adelphi, 19941, 20034, p. 63; trad. fr. par M. Valensi, Déclinaisons de l’Europe, Paris, Éditions de l’éclat, 1966. Cacciari développe très clairement l’idée de thalassocratie, en mettent en évidence le caractère aquatique de la civilisation grecque. La mer est alors un destin historico-géographique sur lequel toute une civilisation va s’édifier.
[9] G. W. Hegel, Lezioni sulla filosofia della storia, a cura di G. Calogero e C. Fatta, vol. I, Firenze, La Nuova Italia, 1963, pp. 269-271. (N.d.A. En étant dans l’impossibilité de repérer la traduction française, nous proposons une traduction sur la base du texte italien. Cf. l’édition française « classique », G. W. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, tr. fr. par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1970).
[10] M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 24. Le mythe est considéré comme une « histoire sacrée », donc vraie, de ce qui s’est passé ab origine, au « Temps de l’origine, qui, nous avons vu, est considéré un temps ‘fort’ justement parce qu’il a été en quelque sorte le ‘réceptacle’ d’une nouvelle création. Le temps écoulé entre l’origine et le moment présent n’est pas ‘fort’ ni ‘significatif’ (sauf, bien entendu, les intervalles où l’on réactualisait le temps primordial) – et pour cette raison on le néglige ou l’on s’efforce de l’abolir », p. 51.
[11] Fragmentation des pouvoirs et des compétences, dispersion des responsabilités, opacité dans les circuits décisionnels, étouffement bureaucratique, difficultés liées à l’administration d’un espace élargi et complexe, voilà les difficultés qui ont provoqué une nouvelle vague de nationalisme et euroscepticisme.
[12] Aristote, La Politique, trad. fr. par J. Tricot, Paris, Vrin, 1962, vol. I-II, livre IV, tome I, p. 258.
[14] Cft. E. Bloch, L’eprit de l’utopie, trad. fr. par A.-M. Lang et C. Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977 ; Le Principe espérance, trad. fr. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976-1991, vol. I-II-II
[15] Bloch ne se réfère pas à la catégorie du « non plus », typique de l’inconscient freudien, mais plutôt à la catégorie du « non-encore » propre aux rêves éveillés.
[16] M. Foucault, Des espaces autres, “Architecture, Mouvement, Continuité”, n. 5, octobre 1984 (Conférence au Cercle d’études architectuales, Tunis, 14 mars 1967), pp. 44-69, maintenant Dits et écrits, par D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 1994, vol. IV, pp. 752-762
[17] Ibid., p. 756. Foucault dit aussi que « il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopie », p. 757. Foucault formule six principes caractéristiques des hétérotopies : elles représentent une constante universelle à l’intérieur des sociétés existantes ou ayant existées, elles ont un fonctionnement différent selon les sociétés et les cultures dans lesquelles elles se trouvent (ex. le cimetière), elles ont le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces et emplacements incompatibles (ex. le théâtre, les salles de cinéma, le jardin), elles sont solidaires d’hétérochronies en entrecroisant espace et temps (ex. la bibliothèque, le musée, mais aussi la fête, la foire ou le village de vacances), elles sont fondées sur un « système d’ouverture et de fermeture qui à la fois les isole et les rend pénétrables » (ex. les hammams, les casernes ou les prisons, mais les chambres de motel aussi), elles ont une fonction par rapport à l’espace restant : soit de créer un espace d’illusion (ex. les maisons closes) soit de créer un espace réel en tant qu’espace de compensation (ex. les colonies).