Monica Alina Danci
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
danci_monica_alina@yahoo.com
Eugène Ionesco : L’univers anti-utopique du théâtre de l’absurde
Abstract: In this study, I analyze Eugene Ionesco’s theater of the absurd as an anti-utopian world. For this purpose, I bring peculiarities of utopian thought to bear on a comparison with the features of this anti-theater. The absurd as anti-utopia reveals itself in the destruction of categories such as language, action, character, object, space, time. I also take into consideration factors such as lighting or rhythm of the play. In my opinion, the absurd universe is the perfect illustration of scenarios of the worst possible worlds.
Keywords: Anti-utopia; Theatre of the absurd; Eugene Ionesco; Action; Character; Object; Rhythm, Time.
Dans cette étude, je me propose de faire une analyse du théâtre de l’absurde d’Eugène Ionesco vu en tant que univers anti-utopique qui présente non pas le meilleur des mondes, mais le pire. Dans ce but, je m’arrêterai sur quelques particularités de la pensée utopique pour une comparaison avec les traits de ce théâtre.
La première caractéristique de l’utopie est celle de définir un lieu imaginaire, mythique, supposé réel mais géographiquement éloigné et inconnu, qui est un lieu bienheureux, chargé de sens, harmonieux. Par contre, le terme absurde dénonce un état inharmonieux des choses, un désaccord avec la raison et la bienséance, un univers privé de son but vivant, un monde sans explication capitale, sans certitudes fondamentales.
Obéissant aux principes d’une société parfaite ou du moins perfectionnée, l’espace utopique, qu’il soit naturel ou plutôt urbain, est marqué par la raison, la symétrie, la régularité, la maîtrise du détail. Si ce type d’espace, avec son décor concret, minutieusement construit, a le rôle de légitimer cet univers en renforçant l’idée d’une nature organisée, cohérente, l’espace absurde est fait en grande partie d’images scéniques, parfois déformées, parfois incompréhensibles, essais de transcription de la profondeur de l’univers intérieur de l’auteur.
Si l’utopie présente un âge adulte de l’humanité, un temps de la paix, de la justice et de la liberté, les personnages de l’absurde restent prisonniers de leur temps intérieur, qui s’est arrêté à un certain moment dans un certain état.
À la différence de l’utopie, qui témoigne d’une certaine cohérence et même d’une vraisemblance de principe, en posant des questions concernant la religion, le travail, l’égalité, la famille, la propriété et l’autorité, le théâtre de l’absurde est constitué par l’amas des tous les gestes impulsifs, de toutes les attitudes manquées, de tous les lapsus de l’esprit et de la langue par lesquels se manifeste l’impuissance de l’être.
La société utopique désigne une communauté d’individus vivant heureux et en harmonie, qui repose sur un ensemble de lois et sur une organisation très rationnelle et précise et qui est préservée non seulement du mal, mais aussi de l’altérité menaçante. Par contre, le théâtre de Ionesco présente au public des espèces de marionnettes interchangeables, des êtres sans existence propre, sans destin.
Si l’utopie se réfère à un État idéal, où tous les maux et les torts de la société présente sont guéris et redressés, en impliquant une liberté et une tolérance obligatoires, le théâtre de Ionesco opère avec des véritables tactiques de choc, transformant les personnages dans des victimes d’un système aberrant et implacable.
Si l’utopie se présente comme l’invention d’un monde idéal, souhaitable, le théâtre de l’absurde se propose de révéler le monde refoulé du cauchemar avec ses pulsions agressives et ses désirs insensés, la peur la plus indéracinable de chacun, l’horreur et l’excès des souffrances intérieures, souvent tenus pour scandaleux et irreprésentables.
Dans la conception de Ionesco, le théâtre doit opérer avec de véritables tactiques de choc; la réalité elle-même, la conscience du spectateur, son instrument habituel de pensée, le langage, doivent être renversés, disloqués, retournés, pour qu’ainsi le spectateur rencontre face à face une nouvelle perception de la réalité. Si le langage, parce qu’il est conceptuel et, par conséquent, schématique et vague, et parce qu’il s’est desséché en clichés sans âme, constitue un obstacle plutôt qu’un moyen de vraie communication, l’accès de la sensibilité et de l’expression de l’écrivain à la conscience des autres êtres humains doit être tenté à un niveau plus fondamental, au niveau pré- ou sub- verbal de l’expérience humaine élémentaire :
Si le théâtre n’était qu’un grossissement déplorable des nuances qui me gênait, c’est qu’il n’était qu’un grossissement insuffisant. [… ] Pousser le théâtre au delà de cette zone intermédiaire qui n’est ni théâtre, ni littérature, c’est le restituer à son cadre propre, à ses limites naturelles. […] Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment dramatique.[1]
Sentir l’absurdité du quotidien et du langage, son invraisemblance, c’est déjà l’avoir dépassé; mais pour le dépasser, il faut d’abord s’y enfoncer. C’est un théâtre d’images, de sensations, de réactions presque instinctives. Il y a dans les pièces de Ionesco une violence et un pathologique des attitudes, une exacerbation organique, primaire, nécessaire. Stridence, cri et non pas éloquence. Le théâtre est une formule d’art vulgaire. Parce que c’est un art pour la foule et parce qu’un petit espace doit pouvoir être bien vu de tous les coins d’une grande salle, les subtilités, les détails psychologiques et la discrétion ne sont pas possibles: tout au contraire, ce qui, comme réalité de l’âme, est à peine perceptible, doit sauter aux yeux sur la scène; ce que l’on murmure est clamé, crié. Un pas devient une fuite ; l’inessentiel s’accentue, se colore et nous apparaît déformé et trompeur. C’est que toute nuance revêt des dimensions inacceptables et que toute action particulière manque d’intérêt; l’œuvre doit dévoiler des choses monstrueuses et une justification motivée serait fausse tout comme un sens particulier cacherait la signification essentielle. Tout doit être exagéré, caricatural, pénible, puéril, sans finesse. Ionesco agit sur le spectateur par la force et les outrances.
Un spectacle total doit toucher tous les sens, donc tout est permis au théâtre. C’est un mélange de techniques modernes, décors, éclairage, musique, mais aussi de genres, allant du registre noble à la farce grotesque, aux procédés de guignol, du music-hall ou du cirque. Pourtant, ces œuvres vont au-delà de la simple mise en question des conventions dramatiques.
L’interprétation « classique » soutient que le personnage de Ionesco est la manifestation d’une tendance: l’instinct sexuel (Jacques ou la Soumission), « le petit bourgeois » (La Cantatrice Chauve), l’individu « contaminé » par l’hystérie générale (Les Rhinocéros), le libido dominandi (Victimes du Devoir), etc., et qu’en ce qui concerne le couple Ionesco recourt le plus souvent aux personnages types du ménage petit-bourgeois : M. et Mme Smith, Amédée et Madeleine[2], Choubert et sa Madeleine, le Vieux et sa Vieille, la famille Jacques, le professeur et sa bonne (qui est à la fois une femme et une mère pour lui). La femme joue généralement le rôle de « supporter » du mari, elle est admirative, mais tyrannique, fidèle et infidèle à la fois, alliant la grâce et la beauté au savoir-faire, comme la jeune employée compatissante, idéale, Dany-Daisy que Bérenger aime. On a observé aussi que le personnage a perdu sa stabilité et sa cohérence car il est interchangeable[3], n’obéit plus au principe de non-contradiction: dans Jacques, Ionesco nous oblige à percevoir la différence de l’identique (rien ne permet de distinguer Roberte 1 de Roberte 2) et dans la Cantatrice l’identité de la différence (les deux Martins sont des « conjoints », alors qu’ils se croyaient étrangers l’un à l’autre), tandis que Choubert (Victimes du devoir) se transforme en une effarante variété de « moi » plus ou moins cohérents.[4]
Il a été remarqué que Ionesco pratique une sorte de démocratisme foncier en ce qui concerne ses personnages et ses apparitions. On n’a pas de porte-paroles il n’a pas de préférences, il ne sélectionne pas de personnages. Les idées les plus sérieuses de l’auteur peuvent sortir de la bouche de n’importe quel personnage et les plus nobles de ses pensées s’allient aux plus crasses niaiseries. Le personnage n’a pas d’âge, il ne vient pas d’un lieu bien défini. Son état agonique a toujours une velléité pénible, sa liberté est toujours provisoire… Aussi n’arrivera-t-il jamais à la conscience d’un héros tragique. Il n’est pas un titan, la grandeur lui manque ; c’est une existence mineure.
La conscience de la convention ne disparaît jamais de la scène.[5] Ce qui dérange Ionesco, c’est la présence sur le plateau des personnages en chair et en os, leur corps matériel:
Leur présence matérielle détruisait la fiction. Il y avait là comme deux plans de réalité, la réalité concrète, matérielle, appauvrie, vidée, limitée, de ces hommes vivants, quotidiens, bougeant et parlant sur scène, et la réalité de l’imagination, toutes deux face à face, ne se recouvrant pas, irréductibles l’une à l’autre: deux univers antagonistes n’arrivant pas à s’unifier, à se confondre.[6]
Ce qui lui déplaît dans les théories brechtiennes du jeu des acteurs est précisément qu’elles lui paraissent un mélange inacceptable de vrai et de faux. Lui, il est stupéfait par le spectacle de guignol[7].
Les personnages sont inconsistants; la progression n’est soutenue que par la technique d’un mécanisme théâtral fonctionnant à vide pour arriver, si cela était réalisable, à la désarticulation des personnages eux-mêmes. L’idéal serait de voir leurs tètes et leurs jambes se projeter sur le plancher. D’ailleurs, dans la Scène à quatre, la Dame, tiraillée de plus en plus violemment par ses soupirants, perd d’abord ses souliers, un gant, son chapeau, et, après sa jupe, ses bras, une jambe, ses seins. Le corps n’est pas le lieu du désir et même quand il l’est (comme à la fin de Jacques), il ne provoque que le spasme génital: fécondité et prolifération cancéreuse s’équivalent.
Mais outre ces interprétations qui partent de la prémisse que le personnage de Ionesco a perdu son autonomie d’individu, qu’il est l’incarnation d’une tension, Gelu Ionescu pose le problème du personnage spécifique victime du « mécanisme »[8], toutes les autres présences scéniques n’étant en ce qui concerne le conflit que des « objets scéniques », que des personnages-objets qui aident le mécanisme à fonctionner. Ces possibles personnages accompagnent la soumission des « héros », ils donnent la vague illusion de l’impartialité, même d’une sorte de solidarité avec celui-ci. Les femmes revendicatives de Choubert ou d’Amédée, la reine Marie et tous les autres personnages de Le Roi se meurt, Edouard du Tueur, forment une masse malléable qui compose un arrière-plan oscillant, nécessaire au spectacle. Leur capacité d’adaptation, leur grande labilité est signe de la grégarité qui les consomme en effaçant les destins individuels. Le personnage est au centre d’un système d’oppositions qui le dépassent et l’annulent.
Si dans l’utopie il y a un voyage, une découverte, une progression du connu à l’inconnu qui correspond au passage du monde réel au monde utopique, dans le théâtre de Ionesco il n’y a qu’un seul conflit essentiel, celui qui oppose le personnage au mécanisme. Dans les pièces où l’on a affaire au mécanisme du langage, « l’action » est imposée par le désir de chaque personnage d’imposer sa série de phrases, pendant que dans le deuxième cycle, celui des « grandes pièces », le « mécanisme aberrant » est présent en d’autres formes. Il montre sa présence dans les décors, les objets scéniques, la lumière, les sons et même dans le rythme de la pièce.
Le scénario, le schéma et le mécanisme dramatique comporte trois moments: l’agression, l’essai de se « débarrasser » du mécanisme et la soumission.
D’abord il y a une existence anodine, anoste, peu animée par des tracasseries quotidiennes, vaguement ennuyeuses: les banals mécontentements d’un couple (Victimes), les reproches qu’un ami fait à un autre pour une vie négligente (Rhinocéros), un mari qui n’aime pas la maison que sa femme a choisie pour domicile (La Soif et la Faim), une autre visite, un nouveau quartier qu’il espère habiter (Tueur).
La précarité de l’équilibre est presque imperceptible lorsque, brusquement, un premier signe attire l’attention: l’anomalie. La surprise s’insinue rapidement et l’aberration entre en scène, trouble la platitude et déclenche l’inquiétude. Ainsi, la tranquillité dominicale est interrompue par le galop d’un rhinocéros, dans l’appartement de Choubert apparaît un agent de police excessivement poli, le quartier visité, étrangement désert, contient un cadavre, la maison louée est fréquentée par des fantômes.
Une menace commence à se faire sentir et devient subitement une réalité scénique pressante. L’anomalie n’est pas un accident comme on voulait le croire, c’est le premier signe distinctif d’un système agressif qui détruit tout de suite le calme de l’atmosphère précédente. Amédée commence directement dans un tel état d’agression chronique et on assiste seulement à une accélération du rythme. Dans les Victimes, le Policier passe de l’amabilité à l’enquête brutale. Dans les Rhinocéros, la prolifération des rhinocéros se fait sans toucher directement le personnage, l’action est certes et palpable comme dans le Tueur, où l’on découvre le crime à l’égard duquel les autorités sont soit complices, soit impuissantes. Au contraire, dans La soif et la Faim, Jean semble être en proie à une illusion de menaces.
Les signes aberrants forcent le personnage de prendre une première attitude. Celui-ci cherche une solution, mais, comme il n’a pas de vocation tragique, il essaie, dans la majorité des cas, de tromper le mécanisme, de le dérouter. Rien ne lui semble encore perdu. Scandalisant, oui. Irrécupérable, non. Soumis à la torture, Choubert évade dans son inconscient, l’assistance entre pour le moment dans le jeu, mais l’agresseur revient à son but: « Cherche Mallot! »
L’instinct de la conservation apparaît brusquement chez Bérenger aussi, lorsqu’il assiste à la transformation de son ami Jean. Il s’isole dans la maison de peur qu’il ne devienne, lui aussi, un rhinocéros. Ni le Bérenger du Tueur ne craigne pas le criminel. En apprenant qu’il va mourir « dans une heure et demie », le roi Bérenger essaie dans la plus explicite et plus allégorique des pièces de Ionesco, Le Roi se meurt, d’user de toutes ses prérogatives pour arrêter le temps, pour incarcérer tous ceux qui lui semblent être les complices de la mort, pour obtenir un délai qui n’est plus ou pas possible. Contrairement aux autres « héros », Amédée parcourt cette étape du destin commun, en « s’efforçant » de se débarrasser par se complaire, car une cohabitation avec le cadavre lui paraît toujours possible.
Le mécanisme s’installe et fonctionne implacablement, sans arrêt, sans délai. Un mécanisme qui ne se définit que par la perfection de son fonctionnement progressif et par son efficacité. On assiste à une soumission par violence. Le déséquilibre produit est irréversible. Le personnage arrive à la panique, à la perplexité, sa gesticulation prend des proportions, son agitation révoltée devient de plus en plus violente, de plus en plus impuissante, de plus en plus limitée. Assiégé, on a l’impression que c’est justement la résistance indécise et chaotique du personnage qui urgente sa fin car toute réaction certifie l’impression d’une collaboration avec le mécanisme. C’est le mécanisme de la grégarisation par lequel les destins individuels s’effacent et s’annulent. Sa force réside dans son silence, dans le refus de toute explication.
Mais le mécanisme ne se manifeste pas seulement à l’intermède des personnages, mais aussi dans la prolifération des objets, des sons, dans la lumière ou dans le rythme de plus en plus alerte des pièces.
Ionesco explique :
Deux états de conscience fondamentaux sont à l’origine de toutes mes pièces… Ces deux prises de conscience originelles sont celles de l’évanescence ou de la lourdeur; du vide et du trop de présence; de la transparence irréelle du monde et de son opacité… la sensation de l’évanescence vous donne une angoisse, une sorte de vertige. Mais tout cela peut, tout aussi bien, devenir euphorique : l’angoisse se transforme soudain en liberté. Certainement cet état de conscience est très rare… Je suis, le plus souvent, sous la domination du sentiment opposé: la légèreté se mue en lourdeur; la transparence en épaisseur; le monde pèse; l’univers m’écrase. Un rideau, un mur infranchissable s’interpose entre moi et le monde, entre moi et moi-même, la matière remplit tout, prend toute la place, anéantit toute liberté sous son poids. ..La parole se brise…[9]
On trouve ces deux thèmes dans Amédée : la pesanteur et la prolifération des choses dans les deux premiers actes, la légèreté et l’évanescence dans le troisième. La matière prolifère aussi dans L’avenir est dans les œufs (les œufs) et dans Victimes du devoir (les tasses à café).
Lorsqu’on se sent submergé par la matérialité universelle, comment matérialiser la matérialité autrement que par l’afflux de meubles dans une chambre vide, l’encombrant totalement et étouffant le personnage qui s’y trouve, coincé, compressé ? Le Nouveau Locataire, dont la simplicité même est terrifiante, est une pièce sur les objets en mouvement, les objets écrasant l’homme, l’étouffant sous une avalanche de matières inertes:
À chaque « là », les Déménageurs hocheront la tète, en signe de « oui » et porteront les meubles; après les quatre armoires, ce seront de plus petits meubles – encore des guéridons, des canapés aussi, des paniers en osier, des meubles inconnus, etc. –, en face des autres meubles, longeant les trois murs, serrant de plus en plus près le Monsieur au milieu du plateau; tout ceci est devenu une sorte de ballet pesant, les mouvements étant toujours très lents.[10]
On touche au paradoxe de l’objet dans le théâtre de Ionesco: recours obligé pour donner le spectacle concret du rien, il est le signe, inverse, de son absence; il est présence apparente mais réalité du vide; on le montre pour faire sentir qu’il n’existe pas. Comment exprimer l’absence, ou ce sentiment de l’irréalité du monde que par une quantité de chaises vides sur le plateau, en un tourbillon vertigineux, fou ? Il y a du monde évoqué par les personnages visibles et il n’y a pas de monde. Cela semble, à la fois, être et ne pas être. Ou plutôt exister et ne pas exister. L’objet sert tantôt de décor, tantôt de personnage. La note des Chaises précise:
Le nombre des chaises apportées sur le plateau doit être important: une quarantaine au moins; davantage si possible. Elles arrivent très vite, de plus en plus vite. Il y a une accumulation. Le plateau est envahi par ces chaises, cette foule des absences présentes. […] À partir d’un certain moment, les chaises ne représentent plus des personnages déterminés (Dame, Colonnel, la Belle, etc.), mais bien la foule. Elles jouent toutes seules.[11]
L’environnement scénique est de première importance dans ces pièces, ayant son rôle bine défini ; il est parfois même, dans certaines scènes, l’acteur principal. Les décors sont tantôt banals, multifonctionnels, ne laissant rien à prévoir de l’insolite qui va les envahir comme, par exemple, la modeste salle à manger-salon-bureau d’Amédée, l’intérieur petit-bourgeois des Victimes, ou bien « le cabinet de travail, servant aussi de salle à manger » de La leçon avec ses objets traditionnels: des rideaux simples, des pots de fleurs banales, un buffet rustique, une tapisserie claire, la table qui sert aussi de bureau, bien qu’on aperçoive dans le lointain le ciel « bleu gris ». Dans La Cantatrice, l’élément qui fait prévoir l’insolite est l’adjectif « anglais », répété comme une obsession: M. Smith, anglais, dans son fauteuil anglais et ses pantoufles anglaises, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais[12]. Ce décor est en contraste avec le décor sombre de Jacques qui suggère dès le début l’épaisseur: la chambre est mal tenue, les rideaux sales. Un tableau ne représentant rien, est remplacé dans L’avenir est dans les œufs par un grand encadrement contenant le portrait du grand-père-Jacques, c’est-à-dire le grand-père Jacques lui-même[13].
Le Nouveau Locataire nous introduit dans une pièce nue, sans aucun meuble, la salle aux murs circulaires des Chaises est très dépouillée, tandis que dans le Tueur sans gages la scène est vide au lever du rideau et l’Architecte apportera lui-même deux chaises et une table. Il ne s’agit pas vraiment d’une absence de décor, sinon d’un décor invisible:
Bérenger : Oh, la jolie maison ! La façade est exquise, j’admire la pureté de ce style ! Du XVIIIe ? Non, du XVe ou fin XIX ? En tout cas c’est classique et surtout que c’est coquet, que c’est coquet…[14]
ou bien la cité miraculeuse à laquelle on fait référence dans Victimes du devoir:
la cité miraculeuse… ou un miraculeux jardin, une fontaine jaillissante des jeux d’eau, des fleurs de feu dans la nuit.[15]
Dans la première partie de La Soif et La Faim, Jean observe que les murs sont couverts de taches d’humidité. Lorsqu’il les montre à sa femme, chacun d’eux découvre dans les mêmes contours d’autres choses : Marie-Madeleine voit « des visages aimables … des arbres … des fleurs dans de beaux vases ». Au contraire, Jean distingue « des gens en agonie », « des corps amputés », « des monstres inconnus et malades ». Dans la même pièce apparaît aussi ce lieu typique pour « l’espace clos » qui change et pourtant reste le même, le « lieu dont on ne part plus jamais ».
La thématique de la lumière est commentée par Ionesco, qui raconte:
J’avais environ dix-sept ou dix-huit ans. J’étais dans une ville de province. C’était en juin, vers midi. Je me promenais dans une des rues de cette ville très tranquille. Tout d’un coup j’ai eu l’impression que […] j’étais dans un autre monde, plus mien que l’ancien, infiniment plus lumineux […] il me semblait que le ciel était devenu extrêmement dense, que la lumière était presque palpable, que les maisons avaient un éclat jamais vu, un éclat inhabituel, vraiment libéré de l’habitude […] j’ai senti une joie énorme, j’ai eu le sentiment que j’avais compris quelque chose de fondamental […] À ce moment-là je me suis dit: « Je n’ai plus peur de la mort ».[16]
C’est pour cela que, dans les pièces du dramaturge, il y a toujours deux types de personnages, celui qui croit à la lumière et celui qui n’y croit pas.
Dans Amédée, la lumière est associée à l’infini : « des routes dans le ciel, des ruisseaux d’argent liquide, des rivières, des étangs, des f1euves, des lacs, des océans, de la lumière palpable… [… ] Des bouquets de neige fleurie, des arbres dans le ciel, des jardins, des prairies… des dames, des chapiteaux, des colonnes, des temples… [ .. .] Et de l’espace, de l’espace infini »[17].
Dans l’obscurité la plus profonde, le héros de Victimes du devoir semble être saisi par le miraculeux de l’existence même : « Je baigne dans la lumière. (Obscurité totale sur scène) La lumière me pénètre. Je suis étonné d’être, étonné d’être …étonné d’être… […] Je suis lumière! Je vole! »[18].
Le théâtre de Ionesco, la manière dont il représente sur la scène sa vision à lui, la projection de son monde mental, nécessite toujours une lumière irréelle puissante. Il y a toujours des références à la lumière sous toutes ses formes. Lumière verte, lumière vive, lumière froide, lumière chaude, on est toujours à sa recherche par delà les ténèbres.
Dans Jacques ou la soumission, le décor sombre du début devra, dans la scène de la séduction, se transformer par l’éclairage; puis il deviendra verdâtre, aquatique, vers la fin de la même scène; puis il s’obscurcira davantage, tout à la fin[19]. L’obscurité grandissante d’Amédée est peu à peu remplacée par la lumière verte venant de la chambre du mort : ainsi, dans cette scène, c’est la musique, les pieds du mort s’allongeant, la lumière verte qui jouent[20]. La vieille des Chaises allume la lampe qui donne, elle aussi, une lumière verte. Dans Amédée, la lumière de la lune est éclatante, froide, envahissante: Entre les jeux de lumière, d’artifices, et l’aspect macabre de la chambre des deux époux, il y a un contraste frappant. La lumière donne des teintes argenteuses aux champignons qui, entre-temps, eux aussi, ont poussé et sont devenus énormes. La lumière, les jeux de lumière, ne semblent pas seulement venir de la fenêtre, mais d’un peu partout: des murs, des jointures de l’armoire, des meubles, des champignons, des petits germes de champignons qui brillent, sur le plancher, comme des vers luisants […] l’horrible et le beau doivent coexister[21]. C’est la même lumière de maximum intensité des Chaises ou du Tueur sans Gages, pièces dans lesquelles dans le premier acte l’ambiance est donnée uniquement, par l’éclairage: c’est une lumière très forte, très blanche; il y a cette lumière blanche, il y a aussi le bleu du ciel éclatant et dense. Ainsi, après la grisaille, l’éclairage doit jouer sur ce blanc et ce bleu, constituant les seuls éléments de ce décor de lumière [. . .]. Le bleu, le blanc, le silence, la scène vide doivent créer une impression de calme étrange[22]. Dans cette pièce, le jeu de l’obscurité et de la lumière fait apparaître et disparaître les personnages[23], ce jeu étant présent dans beaucoup d’autres pièces.
Voix venant du palier (Amédée), sonneries ininterrompues, bribes de conversation grotesques (Le nouveau locataire), coups de sonnette (La Cantatrice chauve), frappements à la porte des voisins, coups à la porte, bruit du moulin à café (Victimes du devoir), la sonnerie du téléphone (Rhinocéros, Amédée), ce ne sont que d’autres éléments qui prolifèrent dans le théâtre de Ionesco par lesquels le mécanisme montre sa présence. Le monde extérieur menace, envahit, étouffe.
Dans Le Nouveau Locataire le réalisme initial se fixe sur la sonorisation, le fracas assourdissant désagréable certes, mais dramatiquement efficace accompagne une bonne moitié de la pièce; avec ses variations d’intensité, le fond sonore prépare le public à comprendre le protagoniste, son désir d’isolement. Au lever du rideau, on entend, provenant des coulisses, des bruits de voix, de marteaux, des bribes de refrains, des cris d’enfants, des pas dans les escaliers, un orgue de Barbarie, etc.
À la fin des Chaises, Ionesco nous informe : On entend pour la première fois les bruits humains de la foule invisible: ce sont des éclats de rire, des murmures, des « chut », des toussotements ironiques; faibles au début, ces bruits vont grandissant; puis, de nouveau, progressivement, s’affaiblissent[24].
Dans Amédée, pendant la musique, des bruits que font les voisins s’entendront: un lointain « À table », une sonnerie lointaine; dans l’escalier, des bruits de pas assez discrets; des bruits d’assiettes, cliquetis de verres, car c’est l’heure du dîner; puis, progressivement, ces bruits se tairont; seule la musique se fera entendre[25]. Ionesco précise que les coups de la pendule s’ajoutent à cette musique en contraste avec le mutisme des deux personnages. Toujours dans Amédée le glissement du cadavre est rendu en progression par une accumulation de bruits de plus en plus forts : un « long craquement », puis « un craquement énorme » en provenance de la chambre de gauche, bruit de vitres cassées, la respiration d’Amédée, le bruit de leurs efforts, un grand coup violent dans le mur, la sonnerie de plus en plus pressante du téléphone, « craquements puissants », « un violent coup de gong lorsque les pieds du mort atteignent la porte de droite »[26].
Dans Tueur sans gages, les bruits sont signes de la présence menaçante du tueur qui détruit la quiétude de la cité radieuse: on entend le bruit des pierres qui tombent près des protagonistes, ceux des vitres cassées, un cri, le bruit sourd d’un corps tombant dans l’eau, des murmures. Les bruits du tramway, du vent et de la pluie qui cessent à l’instant même où se produit le changement d’éclairage marquent l’espace situé hors de la cité radieuse.
Dans Rhinocéros les bruits vont crescendo et decrescendo, les barrissements sont musicalisés et les voix deviennent rauques.
Un processus de modification subissent aussi les voix d’Amédée II et de Madeleine II qui seront, vers la fin, très aigues ou la voix du Professeur qui devient, de maigre et fluette, de plus en plus forte, et, à la fin, « extrêmement puissante, éclatante, clairon sonore, tandis que la voix de l’Elève se fera presque inaudible, très claire et bien timbrée telle qu’elle a été au début du drame ».[27]
Le rythme se fond soit sur de profonds changements de registres et de tonalités, soit sur le recours à l’accélération et à la décélération.
Dans La Leçon, comme dans un dessin animé, la tension atteint son paroxysme grâce à l’accélération du rythme qui va de paire avec l’augmentation du volume sonore jusqu’à la vocifération :
Le professeur: J’en mange une… une.
L’élève: Deux.
Le professeur: Une.
L’élève: Deux.
Le professeur: Une!
L’élève: Deux!
Le professeur: Une!!!
L’élève: Deux!!!
Le Professeur: Une!!!
L’élève: Deux!!!
Le Professeur: Une!!!
L’élève: Deux!!
Dans la septième scène de la Cantatrice, le rythme est donné par l’alternance des répliques formées seulement par une progression d’interjections et des silences:
Monsieur Smith: Hm.
Silence.
Madame Smith: Hm, hm.
Silence.
Madame Martin: Hm, hm, hm.
Silence.
Monsieur Martin: Hm, hm, hm, hm.
Silence.
Madame Martin : Oh, décidément.[28]
Dans les Chaises, les répliques de la Vieille, lorsque celle-ci répètera les derniers mots du Vieux, sont tantôt comme un écho très amplifié, tantôt dites sur un ton de mélopée et de lamentation cadencées[29], tandis que Jacques prononce le crédo de la famille, « J’adore les pommes de terre au lard », « comme un automate ».
Les recommandations d’avaler et de mastiquer des Victimes du devoir ont un rythme « très vif et toujours à la pointe du comique, caricature »[30].
La répétition participe à la création d’un rythme qui porte l’intensité à son comble:
Tous ensemble : C’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici![31]
Dans l’obscurité de La leçon, on entend sur un rythme de plus en plus rapide:
Le Professeur: Répétez, regardez. (Il fait comme le coucou).
« Couteau… couteau… couteau… couteau… »[32]
Dans la réalisation de Marcel Cuvelier, le mot clef, « couteau », répété d’une manière rythmique par l’assassin et la victime, relève sans aucune ambiguïté de l’orgasme. La prolifération est présente dans cette ivresse du mot qui hypnotise l’élève: les sons frémissent, s’agitent, vibrent, vibrent, vibrent ou grasseyent, ou chuintent ou se froissent, ou sifflent, sifflent, mettant tout en mouvement: luette, langue, palais, dents… et le professeur continue: Finalement les mots sortent par le nez, la bouche, les oreilles, les pores, entraînant avec eux tous les organes que nous avons nommés, déracinés, dans un envol puissant, majestueux, qui n’est autre que ce qu’on appelle, improprement, voix, se modulant en chant ou se transformant en un terrible orage symphonique avec tout un cortège… de gerbes de fleurs des plus variées, d’artifices sonores: labiales, dentales, occlusives, palatales et autres, tantôt caressantes, tantôt amères ou violentes[33].
En ce qui concerne la fin de cette pièce, la tragédie finale est réalisée comme une sorte de ballet. Une espèce de tango langoureux et érotique mêlé de poursuites, une espèce de danse autour de la table, une hésitation, quelques pas en avant, quelques pas en arrière, figurant de la part de l’élève, une sorte de refus et de consentement[34]. Il y a là une inversion des comportements, un crescendo contrebalançant un decrescendo alors que la tension atteint son paroxysme.
Ionesco incombe la mise en scène de rythmer le texte, de souligner son mouvement évolutif dans la durée, donc la vie même qui l’anime : Le rythme de ses « Teuf! Teuf! » ira en s’accélérant, ainsi que les « Cot-cot-codac » ; ainsi que le mouvement de Roberte père et de Jacqueline allant tour à tour, et sans arrêt, chercher et apporter des corbeilles d’œufs; le mouvement est réglé de façon que lorsque l’un de ces derniers arrive, l’autre part, l’un arrive, l’autre part, etc.[35]. La danse des Jacques et des Roberte a lieu autour des amoureux enlacés, tandis que « Roberte père frappe silencieusement, lentement, dans ses mains »[36]. Les variations rythmiques créent l’impression d’une mécanique en marche. L’accélération du tempo dans les Rhinocéros renforce l’impression d’encerclement, les aiguilles d’Amédée bougent doucement à la même cadence que les pieds du mort, tandis que la crinière enflammée de Jacques est accompagnée de hennissements fortement rythmés. L’arrivée des chaises est elle aussi fortement rythmée par l’alternance de l’éclairage et de l’obscurité, conjuguée à la fréquence et à l’intensité des sonneries et cet ensemble rythmique ne correspond pas à une recette, mais a une façon d’être.
Le rythme donne au jeu un « certain caractère de cérémonie »[37]. Il se compose d’une alternance de temps forts et de temps faibles qui communiquent une force incantatoire. Toute la représentation de Le roi se meurt est rythmée par le Garde frappant le plancher de sa hallebarde, tel un grand chambellan.
L’œuvre de Ionesco est parsemée de références au temps. Sortie du monde des frères Marx, la pendule de La Cantatrice qui « sonne tant qu’elle veut » et dont les coups sont de plus en plus nerveux est devenue proverbiale: lorsqu’elle frappe dix-sept coups anglais, Madame Smith sait qu’il est neuf heures. Elle est aussi bien visible dans « Amédée », car elle a le rôle de souligner l’énervement.
Les renseignements concernant le temps sont très exactes : Monsieur Martin a pris « le train d’une demie après huit le matin, qui arrive à Londres à un quart avant cinq »[38], il y a trente ans que le professeur habite la ville, le Vieux et la Vieille sont mariés depuis soixante quinze années, il y a quinze ans qu’Amédée n’a pas d’inspiration, Bobby Watson « est mort il y a deux ans. Il a été enterré il y a un an et demi » et « il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud »[39].
Bien que prisonniers de leur temps intérieur qui s’est arrêté à un certain moment dans un certain état, les personnages craignent toujours d’être en retard ou de perdre le temps: « Vous voyez, je suis venue à l’heure. Je n’ai pas voulu être en retard»[40], dit l’élève qui ne soupçonne pas que « l’heure de sa mort » est proche. « Je suis en retard »[41], dit au début des Victimes du devoir le Policier. « Je regrette de prendre de votre temps »[42]. Jacques et Jacqueline souffrent de la même maladie: « Que de temps perdu! »[43], « Ne perdons pas le temps»[44]. Madeleine, qui s’attarde dans sa chambre, est elle aussi obsédée par cette idée.
Ionesco juxtapose souvent présent et passé, ou présent et futur, comme par exemple lorsque Amedée et Madeleine revivent leur nuit de noces, mais aussi dans les dialogues du Vieux et de la Vieille:
Le Vieux, à la Belle: …Je vous aimais, il y a cent ans… il y a en vous un tel changement… Je vous aimais, je vous aime…
ou bien :
La Vieille: Il viendra, il viendra.
Le Vieux: Viendra.
La Vieille: Il vient.
Le Vieux : Il vient.
La Vieille: Il vient, il est là.[45]
Très belle est l’anaphore qui se réfère au temps de Le Roi se meurt:
Le roi: Que le temps retourne sur ses pas.
Marie: Que nous soyons il y a vingt ans.
Le roi: Que nous soyons la semaine dernière.
Marie: Que nous soyons hier soir. Temps retourne, temps retourne ; temps arrête-toi![46]
Au signal de la Garde, les acteurs quitteront leur place pour se mettre dans une autre formation, la lumière changera, une musique se fera entendre, ou le bruit d’un écroulement, de cloches, etc. Ainsi serons-nous à la fois dans le temporel et l’intemporel, le temps théâtral s’écroulant à la même vitesse que le temps réel, mais à un autre rythme que celui-ci. Cette heure théâtrale est aussi une heure d’éternité. C’est un homme qui disparait, sa courte vie prend fin. Mais c’est aussi toute l’humanité qui disparaît avec lui, des millénaires qui s’achèvent, le Temps lui-même tombe dans un grand trou de silence et d’oubli.
Cet univers absurde, dénonçant la stupidité mécanique des vies vécues dans l’inconscience des vraies réalités, dévoilant des choses monstrueuses en accentuant un inessentiel qui devient déformé et trompeur, éprouvant la nécessité d’une catastrophe qui, dans une éclatante lumière, vient déchirer le voile, constitue une illustration profondément évocatrice de l’antiutopie.
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www.altavista.com:\TheatreoftheAbsurd.htm
www.altavista.com:\thetheatreoftheabsurd.htm
Notes
[2] Ce couple est illustratif pour la solitude à deux. Il n’y a aucun effet de relief qui permette aux relations de couple de se détacher de manière significative sur le fond des rapports sociaux ordinaires, qui sont des rapports abstraits entre des êtres sans existence propre.
[3] Les Smith, les Martin de la Cantatrice n’ont plus de passions, ils ne savent plus être, ils peuvent « devenir » n’importe qui, n’importe quoi car, n’étant pas, ils ne sont que les autres… ils sont interchangeables.
[4] La séquence brillamment menée de la descente de Choubert dans les profondeurs, suivie de son envol dans l’empyrée illustre comment les caractères perdent leur forme dans l’informe du « devenir ». En même temps, le personnage de sa femme subit une série de transformations à la fois parce qu’il voit Madeleine différente, quand il la regarde des différents niveaux qu’il atteint, et parce qu’elle revêt une personnalité différente en réponse aux modifications de son personnage; par exemple, quand il devient enfant, elle devient sa mère, etc.
Monica Alina Danci
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
danci_monica_alina@yahoo.com
Eugene Ionesco: The Anti-Utopian Universe of the Theatre of the Absurd
Abstract: In this study, I analyze Eugene Ionesco’s theater of the absurd as an anti-utopian world. For this purpose, I bring peculiarities of utopian thought to bear on a comparison with the features of this anti-theater. The absurd as anti-utopia reveals itself in the destruction of categories such as language, action, character, object, space, time. I also take into consideration factors such as lighting or rhythm of the play. In my opinion, the absurd universe is the perfect illustration of scenarios of the worst possible worlds.
Keywords: Anti-utopia; Theatre of the absurd; Eugene Ionesco; Action; Character; Object; Rhythm, Time.
Dans cette étude, je me propose de faire une analyse du théâtre de l’absurde d’Eugène Ionesco vu en tant que univers anti-utopique qui présente non pas le meilleur des mondes, mais le pire. Dans ce but, je m’arrêterai sur quelques particularités de la pensée utopique pour une comparaison avec les traits de ce théâtre.
La première caractéristique de l’utopie est celle de définir un lieu imaginaire, mythique, supposé réel mais géographiquement éloigné et inconnu, qui est un lieu bienheureux, chargé de sens, harmonieux. Par contre, le terme absurde dénonce un état inharmonieux des choses, un désaccord avec la raison et la bienséance, un univers privé de son but vivant, un monde sans explication capitale, sans certitudes fondamentales.
Obéissant aux principes d’une société parfaite ou du moins perfectionnée, l’espace utopique, qu’il soit naturel ou plutôt urbain, est marqué par la raison, la symétrie, la régularité, la maîtrise du détail. Si ce type d’espace, avec son décor concret, minutieusement construit, a le rôle de légitimer cet univers en renforçant l’idée d’une nature organisée, cohérente, l’espace absurde est fait en grande partie d’images scéniques, parfois déformées, parfois incompréhensibles, essais de transcription de la profondeur de l’univers intérieur de l’auteur.
Si l’utopie présente un âge adulte de l’humanité, un temps de la paix, de la justice et de la liberté, les personnages de l’absurde restent prisonniers de leur temps intérieur, qui s’est arrêté à un certain moment dans un certain état.
À la différence de l’utopie, qui témoigne d’une certaine cohérence et même d’une vraisemblance de principe, en posant des questions concernant la religion, le travail, l’égalité, la famille, la propriété et l’autorité, le théâtre de l’absurde est constitué par l’amas des tous les gestes impulsifs, de toutes les attitudes manquées, de tous les lapsus de l’esprit et de la langue par lesquels se manifeste l’impuissance de l’être.
La société utopique désigne une communauté d’individus vivant heureux et en harmonie, qui repose sur un ensemble de lois et sur une organisation très rationnelle et précise et qui est préservée non seulement du mal, mais aussi de l’altérité menaçante. Par contre, le théâtre de Ionesco présente au public des espèces de marionnettes interchangeables, des êtres sans existence propre, sans destin.
Si l’utopie se réfère à un État idéal, où tous les maux et les torts de la société présente sont guéris et redressés, en impliquant une liberté et une tolérance obligatoires, le théâtre de Ionesco opère avec des véritables tactiques de choc, transformant les personnages dans des victimes d’un système aberrant et implacable.
Si l’utopie se présente comme l’invention d’un monde idéal, souhaitable, le théâtre de l’absurde se propose de révéler le monde refoulé du cauchemar avec ses pulsions agressives et ses désirs insensés, la peur la plus indéracinable de chacun, l’horreur et l’excès des souffrances intérieures, souvent tenus pour scandaleux et irreprésentables.
Dans la conception de Ionesco, le théâtre doit opérer avec de véritables tactiques de choc; la réalité elle-même, la conscience du spectateur, son instrument habituel de pensée, le langage, doivent être renversés, disloqués, retournés, pour qu’ainsi le spectateur rencontre face à face une nouvelle perception de la réalité. Si le langage, parce qu’il est conceptuel et, par conséquent, schématique et vague, et parce qu’il s’est desséché en clichés sans âme, constitue un obstacle plutôt qu’un moyen de vraie communication, l’accès de la sensibilité et de l’expression de l’écrivain à la conscience des autres êtres humains doit être tenté à un niveau plus fondamental, au niveau pré- ou sub- verbal de l’expérience humaine élémentaire :
Si le théâtre n’était qu’un grossissement déplorable des nuances qui me gênait, c’est qu’il n’était qu’un grossissement insuffisant. [… ] Pousser le théâtre au delà de cette zone intermédiaire qui n’est ni théâtre, ni littérature, c’est le restituer à son cadre propre, à ses limites naturelles. […] Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment dramatique.[1]
Sentir l’absurdité du quotidien et du langage, son invraisemblance, c’est déjà l’avoir dépassé; mais pour le dépasser, il faut d’abord s’y enfoncer. C’est un théâtre d’images, de sensations, de réactions presque instinctives. Il y a dans les pièces de Ionesco une violence et un pathologique des attitudes, une exacerbation organique, primaire, nécessaire. Stridence, cri et non pas éloquence. Le théâtre est une formule d’art vulgaire. Parce que c’est un art pour la foule et parce qu’un petit espace doit pouvoir être bien vu de tous les coins d’une grande salle, les subtilités, les détails psychologiques et la discrétion ne sont pas possibles: tout au contraire, ce qui, comme réalité de l’âme, est à peine perceptible, doit sauter aux yeux sur la scène; ce que l’on murmure est clamé, crié. Un pas devient une fuite ; l’inessentiel s’accentue, se colore et nous apparaît déformé et trompeur. C’est que toute nuance revêt des dimensions inacceptables et que toute action particulière manque d’intérêt; l’œuvre doit dévoiler des choses monstrueuses et une justification motivée serait fausse tout comme un sens particulier cacherait la signification essentielle. Tout doit être exagéré, caricatural, pénible, puéril, sans finesse. Ionesco agit sur le spectateur par la force et les outrances.
Un spectacle total doit toucher tous les sens, donc tout est permis au théâtre. C’est un mélange de techniques modernes, décors, éclairage, musique, mais aussi de genres, allant du registre noble à la farce grotesque, aux procédés de guignol, du music-hall ou du cirque. Pourtant, ces œuvres vont au-delà de la simple mise en question des conventions dramatiques.
L’interprétation « classique » soutient que le personnage de Ionesco est la manifestation d’une tendance: l’instinct sexuel (Jacques ou la Soumission), « le petit bourgeois » (La Cantatrice Chauve), l’individu « contaminé » par l’hystérie générale (Les Rhinocéros), le libido dominandi (Victimes du Devoir), etc., et qu’en ce qui concerne le couple Ionesco recourt le plus souvent aux personnages types du ménage petit-bourgeois : M. et Mme Smith, Amédée et Madeleine[2], Choubert et sa Madeleine, le Vieux et sa Vieille, la famille Jacques, le professeur et sa bonne (qui est à la fois une femme et une mère pour lui). La femme joue généralement le rôle de « supporter » du mari, elle est admirative, mais tyrannique, fidèle et infidèle à la fois, alliant la grâce et la beauté au savoir-faire, comme la jeune employée compatissante, idéale, Dany-Daisy que Bérenger aime. On a observé aussi que le personnage a perdu sa stabilité et sa cohérence car il est interchangeable[3], n’obéit plus au principe de non-contradiction: dans Jacques, Ionesco nous oblige à percevoir la différence de l’identique (rien ne permet de distinguer Roberte 1 de Roberte 2) et dans la Cantatrice l’identité de la différence (les deux Martins sont des « conjoints », alors qu’ils se croyaient étrangers l’un à l’autre), tandis que Choubert (Victimes du devoir) se transforme en une effarante variété de « moi » plus ou moins cohérents.[4]
Il a été remarqué que Ionesco pratique une sorte de démocratisme foncier en ce qui concerne ses personnages et ses apparitions. On n’a pas de porte-paroles il n’a pas de préférences, il ne sélectionne pas de personnages. Les idées les plus sérieuses de l’auteur peuvent sortir de la bouche de n’importe quel personnage et les plus nobles de ses pensées s’allient aux plus crasses niaiseries. Le personnage n’a pas d’âge, il ne vient pas d’un lieu bien défini. Son état agonique a toujours une velléité pénible, sa liberté est toujours provisoire… Aussi n’arrivera-t-il jamais à la conscience d’un héros tragique. Il n’est pas un titan, la grandeur lui manque ; c’est une existence mineure.
La conscience de la convention ne disparaît jamais de la scène.[5] Ce qui dérange Ionesco, c’est la présence sur le plateau des personnages en chair et en os, leur corps matériel:
Leur présence matérielle détruisait la fiction. Il y avait là comme deux plans de réalité, la réalité concrète, matérielle, appauvrie, vidée, limitée, de ces hommes vivants, quotidiens, bougeant et parlant sur scène, et la réalité de l’imagination, toutes deux face à face, ne se recouvrant pas, irréductibles l’une à l’autre: deux univers antagonistes n’arrivant pas à s’unifier, à se confondre.[6]
Ce qui lui déplaît dans les théories brechtiennes du jeu des acteurs est précisément qu’elles lui paraissent un mélange inacceptable de vrai et de faux. Lui, il est stupéfait par le spectacle de guignol[7].
Les personnages sont inconsistants; la progression n’est soutenue que par la technique d’un mécanisme théâtral fonctionnant à vide pour arriver, si cela était réalisable, à la désarticulation des personnages eux-mêmes. L’idéal serait de voir leurs tètes et leurs jambes se projeter sur le plancher. D’ailleurs, dans la Scène à quatre, la Dame, tiraillée de plus en plus violemment par ses soupirants, perd d’abord ses souliers, un gant, son chapeau, et, après sa jupe, ses bras, une jambe, ses seins. Le corps n’est pas le lieu du désir et même quand il l’est (comme à la fin de Jacques), il ne provoque que le spasme génital: fécondité et prolifération cancéreuse s’équivalent.
Mais outre ces interprétations qui partent de la prémisse que le personnage de Ionesco a perdu son autonomie d’individu, qu’il est l’incarnation d’une tension, Gelu Ionescu pose le problème du personnage spécifique victime du « mécanisme »[8], toutes les autres présences scéniques n’étant en ce qui concerne le conflit que des « objets scéniques », que des personnages-objets qui aident le mécanisme à fonctionner. Ces possibles personnages accompagnent la soumission des « héros », ils donnent la vague illusion de l’impartialité, même d’une sorte de solidarité avec celui-ci. Les femmes revendicatives de Choubert ou d’Amédée, la reine Marie et tous les autres personnages de Le Roi se meurt, Edouard du Tueur, forment une masse malléable qui compose un arrière-plan oscillant, nécessaire au spectacle. Leur capacité d’adaptation, leur grande labilité est signe de la grégarité qui les consomme en effaçant les destins individuels. Le personnage est au centre d’un système d’oppositions qui le dépassent et l’annulent.
Si dans l’utopie il y a un voyage, une découverte, une progression du connu à l’inconnu qui correspond au passage du monde réel au monde utopique, dans le théâtre de Ionesco il n’y a qu’un seul conflit essentiel, celui qui oppose le personnage au mécanisme. Dans les pièces où l’on a affaire au mécanisme du langage, « l’action » est imposée par le désir de chaque personnage d’imposer sa série de phrases, pendant que dans le deuxième cycle, celui des « grandes pièces », le « mécanisme aberrant » est présent en d’autres formes. Il montre sa présence dans les décors, les objets scéniques, la lumière, les sons et même dans le rythme de la pièce.
Le scénario, le schéma et le mécanisme dramatique comporte trois moments: l’agression, l’essai de se « débarrasser » du mécanisme et la soumission.
D’abord il y a une existence anodine, anoste, peu animée par des tracasseries quotidiennes, vaguement ennuyeuses: les banals mécontentements d’un couple (Victimes), les reproches qu’un ami fait à un autre pour une vie négligente (Rhinocéros), un mari qui n’aime pas la maison que sa femme a choisie pour domicile (La Soif et la Faim), une autre visite, un nouveau quartier qu’il espère habiter (Tueur).
La précarité de l’équilibre est presque imperceptible lorsque, brusquement, un premier signe attire l’attention: l’anomalie. La surprise s’insinue rapidement et l’aberration entre en scène, trouble la platitude et déclenche l’inquiétude. Ainsi, la tranquillité dominicale est interrompue par le galop d’un rhinocéros, dans l’appartement de Choubert apparaît un agent de police excessivement poli, le quartier visité, étrangement désert, contient un cadavre, la maison louée est fréquentée par des fantômes.
Une menace commence à se faire sentir et devient subitement une réalité scénique pressante. L’anomalie n’est pas un accident comme on voulait le croire, c’est le premier signe distinctif d’un système agressif qui détruit tout de suite le calme de l’atmosphère précédente. Amédée commence directement dans un tel état d’agression chronique et on assiste seulement à une accélération du rythme. Dans les Victimes, le Policier passe de l’amabilité à l’enquête brutale. Dans les Rhinocéros, la prolifération des rhinocéros se fait sans toucher directement le personnage, l’action est certes et palpable comme dans le Tueur, où l’on découvre le crime à l’égard duquel les autorités sont soit complices, soit impuissantes. Au contraire, dans La soif et la Faim, Jean semble être en proie à une illusion de menaces.
Les signes aberrants forcent le personnage de prendre une première attitude. Celui-ci cherche une solution, mais, comme il n’a pas de vocation tragique, il essaie, dans la majorité des cas, de tromper le mécanisme, de le dérouter. Rien ne lui semble encore perdu. Scandalisant, oui. Irrécupérable, non. Soumis à la torture, Choubert évade dans son inconscient, l’assistance entre pour le moment dans le jeu, mais l’agresseur revient à son but: « Cherche Mallot! »
L’instinct de la conservation apparaît brusquement chez Bérenger aussi, lorsqu’il assiste à la transformation de son ami Jean. Il s’isole dans la maison de peur qu’il ne devienne, lui aussi, un rhinocéros. Ni le Bérenger du Tueur ne craigne pas le criminel. En apprenant qu’il va mourir « dans une heure et demie », le roi Bérenger essaie dans la plus explicite et plus allégorique des pièces de Ionesco, Le Roi se meurt, d’user de toutes ses prérogatives pour arrêter le temps, pour incarcérer tous ceux qui lui semblent être les complices de la mort, pour obtenir un délai qui n’est plus ou pas possible. Contrairement aux autres « héros », Amédée parcourt cette étape du destin commun, en « s’efforçant » de se débarrasser par se complaire, car une cohabitation avec le cadavre lui paraît toujours possible.
Le mécanisme s’installe et fonctionne implacablement, sans arrêt, sans délai. Un mécanisme qui ne se définit que par la perfection de son fonctionnement progressif et par son efficacité. On assiste à une soumission par violence. Le déséquilibre produit est irréversible. Le personnage arrive à la panique, à la perplexité, sa gesticulation prend des proportions, son agitation révoltée devient de plus en plus violente, de plus en plus impuissante, de plus en plus limitée. Assiégé, on a l’impression que c’est justement la résistance indécise et chaotique du personnage qui urgente sa fin car toute réaction certifie l’impression d’une collaboration avec le mécanisme. C’est le mécanisme de la grégarisation par lequel les destins individuels s’effacent et s’annulent. Sa force réside dans son silence, dans le refus de toute explication.
Mais le mécanisme ne se manifeste pas seulement à l’intermède des personnages, mais aussi dans la prolifération des objets, des sons, dans la lumière ou dans le rythme de plus en plus alerte des pièces.
Ionesco explique :
Deux états de conscience fondamentaux sont à l’origine de toutes mes pièces… Ces deux prises de conscience originelles sont celles de l’évanescence ou de la lourdeur; du vide et du trop de présence; de la transparence irréelle du monde et de son opacité… la sensation de l’évanescence vous donne une angoisse, une sorte de vertige. Mais tout cela peut, tout aussi bien, devenir euphorique : l’angoisse se transforme soudain en liberté. Certainement cet état de conscience est très rare… Je suis, le plus souvent, sous la domination du sentiment opposé: la légèreté se mue en lourdeur; la transparence en épaisseur; le monde pèse; l’univers m’écrase. Un rideau, un mur infranchissable s’interpose entre moi et le monde, entre moi et moi-même, la matière remplit tout, prend toute la place, anéantit toute liberté sous son poids. ..La parole se brise…[9]
On trouve ces deux thèmes dans Amédée : la pesanteur et la prolifération des choses dans les deux premiers actes, la légèreté et l’évanescence dans le troisième. La matière prolifère aussi dans L’avenir est dans les œufs (les œufs) et dans Victimes du devoir (les tasses à café).
Lorsqu’on se sent submergé par la matérialité universelle, comment matérialiser la matérialité autrement que par l’afflux de meubles dans une chambre vide, l’encombrant totalement et étouffant le personnage qui s’y trouve, coincé, compressé ? Le Nouveau Locataire, dont la simplicité même est terrifiante, est une pièce sur les objets en mouvement, les objets écrasant l’homme, l’étouffant sous une avalanche de matières inertes:
À chaque « là », les Déménageurs hocheront la tète, en signe de « oui » et porteront les meubles; après les quatre armoires, ce seront de plus petits meubles – encore des guéridons, des canapés aussi, des paniers en osier, des meubles inconnus, etc. –, en face des autres meubles, longeant les trois murs, serrant de plus en plus près le Monsieur au milieu du plateau; tout ceci est devenu une sorte de ballet pesant, les mouvements étant toujours très lents.[10]
On touche au paradoxe de l’objet dans le théâtre de Ionesco: recours obligé pour donner le spectacle concret du rien, il est le signe, inverse, de son absence; il est présence apparente mais réalité du vide; on le montre pour faire sentir qu’il n’existe pas. Comment exprimer l’absence, ou ce sentiment de l’irréalité du monde que par une quantité de chaises vides sur le plateau, en un tourbillon vertigineux, fou ? Il y a du monde évoqué par les personnages visibles et il n’y a pas de monde. Cela semble, à la fois, être et ne pas être. Ou plutôt exister et ne pas exister. L’objet sert tantôt de décor, tantôt de personnage. La note des Chaises précise:
Le nombre des chaises apportées sur le plateau doit être important: une quarantaine au moins; davantage si possible. Elles arrivent très vite, de plus en plus vite. Il y a une accumulation. Le plateau est envahi par ces chaises, cette foule des absences présentes. […] À partir d’un certain moment, les chaises ne représentent plus des personnages déterminés (Dame, Colonnel, la Belle, etc.), mais bien la foule. Elles jouent toutes seules.[11]
L’environnement scénique est de première importance dans ces pièces, ayant son rôle bine défini ; il est parfois même, dans certaines scènes, l’acteur principal. Les décors sont tantôt banals, multifonctionnels, ne laissant rien à prévoir de l’insolite qui va les envahir comme, par exemple, la modeste salle à manger-salon-bureau d’Amédée, l’intérieur petit-bourgeois des Victimes, ou bien « le cabinet de travail, servant aussi de salle à manger » de La leçon avec ses objets traditionnels: des rideaux simples, des pots de fleurs banales, un buffet rustique, une tapisserie claire, la table qui sert aussi de bureau, bien qu’on aperçoive dans le lointain le ciel « bleu gris ». Dans La Cantatrice, l’élément qui fait prévoir l’insolite est l’adjectif « anglais », répété comme une obsession: M. Smith, anglais, dans son fauteuil anglais et ses pantoufles anglaises, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais[12]. Ce décor est en contraste avec le décor sombre de Jacques qui suggère dès le début l’épaisseur: la chambre est mal tenue, les rideaux sales. Un tableau ne représentant rien, est remplacé dans L’avenir est dans les œufs par un grand encadrement contenant le portrait du grand-père-Jacques, c’est-à-dire le grand-père Jacques lui-même[13].
Le Nouveau Locataire nous introduit dans une pièce nue, sans aucun meuble, la salle aux murs circulaires des Chaises est très dépouillée, tandis que dans le Tueur sans gages la scène est vide au lever du rideau et l’Architecte apportera lui-même deux chaises et une table. Il ne s’agit pas vraiment d’une absence de décor, sinon d’un décor invisible:
Bérenger : Oh, la jolie maison ! La façade est exquise, j’admire la pureté de ce style ! Du XVIIIe ? Non, du XVe ou fin XIX ? En tout cas c’est classique et surtout que c’est coquet, que c’est coquet…[14]
ou bien la cité miraculeuse à laquelle on fait référence dans Victimes du devoir:
la cité miraculeuse… ou un miraculeux jardin, une fontaine jaillissante des jeux d’eau, des fleurs de feu dans la nuit.[15]
Dans la première partie de La Soif et La Faim, Jean observe que les murs sont couverts de taches d’humidité. Lorsqu’il les montre à sa femme, chacun d’eux découvre dans les mêmes contours d’autres choses : Marie-Madeleine voit « des visages aimables … des arbres … des fleurs dans de beaux vases ». Au contraire, Jean distingue « des gens en agonie », « des corps amputés », « des monstres inconnus et malades ». Dans la même pièce apparaît aussi ce lieu typique pour « l’espace clos » qui change et pourtant reste le même, le « lieu dont on ne part plus jamais ».
La thématique de la lumière est commentée par Ionesco, qui raconte:
J’avais environ dix-sept ou dix-huit ans. J’étais dans une ville de province. C’était en juin, vers midi. Je me promenais dans une des rues de cette ville très tranquille. Tout d’un coup j’ai eu l’impression que […] j’étais dans un autre monde, plus mien que l’ancien, infiniment plus lumineux […] il me semblait que le ciel était devenu extrêmement dense, que la lumière était presque palpable, que les maisons avaient un éclat jamais vu, un éclat inhabituel, vraiment libéré de l’habitude […] j’ai senti une joie énorme, j’ai eu le sentiment que j’avais compris quelque chose de fondamental […] À ce moment-là je me suis dit: « Je n’ai plus peur de la mort ».[16]
C’est pour cela que, dans les pièces du dramaturge, il y a toujours deux types de personnages, celui qui croit à la lumière et celui qui n’y croit pas.
Dans Amédée, la lumière est associée à l’infini : « des routes dans le ciel, des ruisseaux d’argent liquide, des rivières, des étangs, des f1euves, des lacs, des océans, de la lumière palpable… [… ] Des bouquets de neige fleurie, des arbres dans le ciel, des jardins, des prairies… des dames, des chapiteaux, des colonnes, des temples… [ .. .] Et de l’espace, de l’espace infini »[17].
Dans l’obscurité la plus profonde, le héros de Victimes du devoir semble être saisi par le miraculeux de l’existence même : « Je baigne dans la lumière. (Obscurité totale sur scène) La lumière me pénètre. Je suis étonné d’être, étonné d’être …étonné d’être… […] Je suis lumière! Je vole! »[18].
Le théâtre de Ionesco, la manière dont il représente sur la scène sa vision à lui, la projection de son monde mental, nécessite toujours une lumière irréelle puissante. Il y a toujours des références à la lumière sous toutes ses formes. Lumière verte, lumière vive, lumière froide, lumière chaude, on est toujours à sa recherche par delà les ténèbres.
Dans Jacques ou la soumission, le décor sombre du début devra, dans la scène de la séduction, se transformer par l’éclairage; puis il deviendra verdâtre, aquatique, vers la fin de la même scène; puis il s’obscurcira davantage, tout à la fin[19]. L’obscurité grandissante d’Amédée est peu à peu remplacée par la lumière verte venant de la chambre du mort : ainsi, dans cette scène, c’est la musique, les pieds du mort s’allongeant, la lumière verte qui jouent[20]. La vieille des Chaises allume la lampe qui donne, elle aussi, une lumière verte. Dans Amédée, la lumière de la lune est éclatante, froide, envahissante: Entre les jeux de lumière, d’artifices, et l’aspect macabre de la chambre des deux époux, il y a un contraste frappant. La lumière donne des teintes argenteuses aux champignons qui, entre-temps, eux aussi, ont poussé et sont devenus énormes. La lumière, les jeux de lumière, ne semblent pas seulement venir de la fenêtre, mais d’un peu partout: des murs, des jointures de l’armoire, des meubles, des champignons, des petits germes de champignons qui brillent, sur le plancher, comme des vers luisants […] l’horrible et le beau doivent coexister[21]. C’est la même lumière de maximum intensité des Chaises ou du Tueur sans Gages, pièces dans lesquelles dans le premier acte l’ambiance est donnée uniquement, par l’éclairage: c’est une lumière très forte, très blanche; il y a cette lumière blanche, il y a aussi le bleu du ciel éclatant et dense. Ainsi, après la grisaille, l’éclairage doit jouer sur ce blanc et ce bleu, constituant les seuls éléments de ce décor de lumière [. . .]. Le bleu, le blanc, le silence, la scène vide doivent créer une impression de calme étrange[22]. Dans cette pièce, le jeu de l’obscurité et de la lumière fait apparaître et disparaître les personnages[23], ce jeu étant présent dans beaucoup d’autres pièces.
Voix venant du palier (Amédée), sonneries ininterrompues, bribes de conversation grotesques (Le nouveau locataire), coups de sonnette (La Cantatrice chauve), frappements à la porte des voisins, coups à la porte, bruit du moulin à café (Victimes du devoir), la sonnerie du téléphone (Rhinocéros, Amédée), ce ne sont que d’autres éléments qui prolifèrent dans le théâtre de Ionesco par lesquels le mécanisme montre sa présence. Le monde extérieur menace, envahit, étouffe.
Dans Le Nouveau Locataire le réalisme initial se fixe sur la sonorisation, le fracas assourdissant désagréable certes, mais dramatiquement efficace accompagne une bonne moitié de la pièce; avec ses variations d’intensité, le fond sonore prépare le public à comprendre le protagoniste, son désir d’isolement. Au lever du rideau, on entend, provenant des coulisses, des bruits de voix, de marteaux, des bribes de refrains, des cris d’enfants, des pas dans les escaliers, un orgue de Barbarie, etc.
À la fin des Chaises, Ionesco nous informe : On entend pour la première fois les bruits humains de la foule invisible: ce sont des éclats de rire, des murmures, des « chut », des toussotements ironiques; faibles au début, ces bruits vont grandissant; puis, de nouveau, progressivement, s’affaiblissent[24].
Dans Amédée, pendant la musique, des bruits que font les voisins s’entendront: un lointain « À table », une sonnerie lointaine; dans l’escalier, des bruits de pas assez discrets; des bruits d’assiettes, cliquetis de verres, car c’est l’heure du dîner; puis, progressivement, ces bruits se tairont; seule la musique se fera entendre[25]. Ionesco précise que les coups de la pendule s’ajoutent à cette musique en contraste avec le mutisme des deux personnages. Toujours dans Amédée le glissement du cadavre est rendu en progression par une accumulation de bruits de plus en plus forts : un « long craquement », puis « un craquement énorme » en provenance de la chambre de gauche, bruit de vitres cassées, la respiration d’Amédée, le bruit de leurs efforts, un grand coup violent dans le mur, la sonnerie de plus en plus pressante du téléphone, « craquements puissants », « un violent coup de gong lorsque les pieds du mort atteignent la porte de droite »[26].
Dans Tueur sans gages, les bruits sont signes de la présence menaçante du tueur qui détruit la quiétude de la cité radieuse: on entend le bruit des pierres qui tombent près des protagonistes, ceux des vitres cassées, un cri, le bruit sourd d’un corps tombant dans l’eau, des murmures. Les bruits du tramway, du vent et de la pluie qui cessent à l’instant même où se produit le changement d’éclairage marquent l’espace situé hors de la cité radieuse.
Dans Rhinocéros les bruits vont crescendo et decrescendo, les barrissements sont musicalisés et les voix deviennent rauques.
Un processus de modification subissent aussi les voix d’Amédée II et de Madeleine II qui seront, vers la fin, très aigues ou la voix du Professeur qui devient, de maigre et fluette, de plus en plus forte, et, à la fin, « extrêmement puissante, éclatante, clairon sonore, tandis que la voix de l’Elève se fera presque inaudible, très claire et bien timbrée telle qu’elle a été au début du drame ».[27]
Le rythme se fond soit sur de profonds changements de registres et de tonalités, soit sur le recours à l’accélération et à la décélération.
Dans La Leçon, comme dans un dessin animé, la tension atteint son paroxysme grâce à l’accélération du rythme qui va de paire avec l’augmentation du volume sonore jusqu’à la vocifération :
Le professeur: J’en mange une… une.
L’élève: Deux.
Le professeur: Une.
L’élève: Deux.
Le professeur: Une!
L’élève: Deux!
Le professeur: Une!!!
L’élève: Deux!!!
Le Professeur: Une!!!
L’élève: Deux!!!
Le Professeur: Une!!!
L’élève: Deux!!
Dans la septième scène de la Cantatrice, le rythme est donné par l’alternance des répliques formées seulement par une progression d’interjections et des silences:
Monsieur Smith: Hm.
Silence.
Madame Smith: Hm, hm.
Silence.
Madame Martin: Hm, hm, hm.
Silence.
Monsieur Martin: Hm, hm, hm, hm.
Silence.
Madame Martin : Oh, décidément.[28]
Dans les Chaises, les répliques de la Vieille, lorsque celle-ci répètera les derniers mots du Vieux, sont tantôt comme un écho très amplifié, tantôt dites sur un ton de mélopée et de lamentation cadencées[29], tandis que Jacques prononce le crédo de la famille, « J’adore les pommes de terre au lard », « comme un automate ».
Les recommandations d’avaler et de mastiquer des Victimes du devoir ont un rythme « très vif et toujours à la pointe du comique, caricature »[30].
La répétition participe à la création d’un rythme qui porte l’intensité à son comble:
Tous ensemble : C’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici, c’est pas par là, c’est par ici![31]
Dans l’obscurité de La leçon, on entend sur un rythme de plus en plus rapide:
Le Professeur: Répétez, regardez. (Il fait comme le coucou).
« Couteau… couteau… couteau… couteau… »[32]
Dans la réalisation de Marcel Cuvelier, le mot clef, « couteau », répété d’une manière rythmique par l’assassin et la victime, relève sans aucune ambiguïté de l’orgasme. La prolifération est présente dans cette ivresse du mot qui hypnotise l’élève: les sons frémissent, s’agitent, vibrent, vibrent, vibrent ou grasseyent, ou chuintent ou se froissent, ou sifflent, sifflent, mettant tout en mouvement: luette, langue, palais, dents… et le professeur continue: Finalement les mots sortent par le nez, la bouche, les oreilles, les pores, entraînant avec eux tous les organes que nous avons nommés, déracinés, dans un envol puissant, majestueux, qui n’est autre que ce qu’on appelle, improprement, voix, se modulant en chant ou se transformant en un terrible orage symphonique avec tout un cortège… de gerbes de fleurs des plus variées, d’artifices sonores: labiales, dentales, occlusives, palatales et autres, tantôt caressantes, tantôt amères ou violentes[33].
En ce qui concerne la fin de cette pièce, la tragédie finale est réalisée comme une sorte de ballet. Une espèce de tango langoureux et érotique mêlé de poursuites, une espèce de danse autour de la table, une hésitation, quelques pas en avant, quelques pas en arrière, figurant de la part de l’élève, une sorte de refus et de consentement[34]. Il y a là une inversion des comportements, un crescendo contrebalançant un decrescendo alors que la tension atteint son paroxysme.
Ionesco incombe la mise en scène de rythmer le texte, de souligner son mouvement évolutif dans la durée, donc la vie même qui l’anime : Le rythme de ses « Teuf! Teuf! » ira en s’accélérant, ainsi que les « Cot-cot-codac » ; ainsi que le mouvement de Roberte père et de Jacqueline allant tour à tour, et sans arrêt, chercher et apporter des corbeilles d’œufs; le mouvement est réglé de façon que lorsque l’un de ces derniers arrive, l’autre part, l’un arrive, l’autre part, etc.[35]. La danse des Jacques et des Roberte a lieu autour des amoureux enlacés, tandis que « Roberte père frappe silencieusement, lentement, dans ses mains »[36]. Les variations rythmiques créent l’impression d’une mécanique en marche. L’accélération du tempo dans les Rhinocéros renforce l’impression d’encerclement, les aiguilles d’Amédée bougent doucement à la même cadence que les pieds du mort, tandis que la crinière enflammée de Jacques est accompagnée de hennissements fortement rythmés. L’arrivée des chaises est elle aussi fortement rythmée par l’alternance de l’éclairage et de l’obscurité, conjuguée à la fréquence et à l’intensité des sonneries et cet ensemble rythmique ne correspond pas à une recette, mais a une façon d’être.
Le rythme donne au jeu un « certain caractère de cérémonie »[37]. Il se compose d’une alternance de temps forts et de temps faibles qui communiquent une force incantatoire. Toute la représentation de Le roi se meurt est rythmée par le Garde frappant le plancher de sa hallebarde, tel un grand chambellan.
L’œuvre de Ionesco est parsemée de références au temps. Sortie du monde des frères Marx, la pendule de La Cantatrice qui « sonne tant qu’elle veut » et dont les coups sont de plus en plus nerveux est devenue proverbiale: lorsqu’elle frappe dix-sept coups anglais, Madame Smith sait qu’il est neuf heures. Elle est aussi bien visible dans « Amédée », car elle a le rôle de souligner l’énervement.
Les renseignements concernant le temps sont très exactes : Monsieur Martin a pris « le train d’une demie après huit le matin, qui arrive à Londres à un quart avant cinq »[38], il y a trente ans que le professeur habite la ville, le Vieux et la Vieille sont mariés depuis soixante quinze années, il y a quinze ans qu’Amédée n’a pas d’inspiration, Bobby Watson « est mort il y a deux ans. Il a été enterré il y a un an et demi » et « il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud »[39].
Bien que prisonniers de leur temps intérieur qui s’est arrêté à un certain moment dans un certain état, les personnages craignent toujours d’être en retard ou de perdre le temps: « Vous voyez, je suis venue à l’heure. Je n’ai pas voulu être en retard»[40], dit l’élève qui ne soupçonne pas que « l’heure de sa mort » est proche. « Je suis en retard »[41], dit au début des Victimes du devoir le Policier. « Je regrette de prendre de votre temps »[42]. Jacques et Jacqueline souffrent de la même maladie: « Que de temps perdu! »[43], « Ne perdons pas le temps»[44]. Madeleine, qui s’attarde dans sa chambre, est elle aussi obsédée par cette idée.
Ionesco juxtapose souvent présent et passé, ou présent et futur, comme par exemple lorsque Amedée et Madeleine revivent leur nuit de noces, mais aussi dans les dialogues du Vieux et de la Vieille:
Le Vieux, à la Belle: …Je vous aimais, il y a cent ans… il y a en vous un tel changement… Je vous aimais, je vous aime…
ou bien :
La Vieille: Il viendra, il viendra.
Le Vieux: Viendra.
La Vieille: Il vient.
Le Vieux : Il vient.
La Vieille: Il vient, il est là.[45]
Très belle est l’anaphore qui se réfère au temps de Le Roi se meurt:
Le roi: Que le temps retourne sur ses pas.
Marie: Que nous soyons il y a vingt ans.
Le roi: Que nous soyons la semaine dernière.
Marie: Que nous soyons hier soir. Temps retourne, temps retourne ; temps arrête-toi![46]
Au signal de la Garde, les acteurs quitteront leur place pour se mettre dans une autre formation, la lumière changera, une musique se fera entendre, ou le bruit d’un écroulement, de cloches, etc. Ainsi serons-nous à la fois dans le temporel et l’intemporel, le temps théâtral s’écroulant à la même vitesse que le temps réel, mais à un autre rythme que celui-ci. Cette heure théâtrale est aussi une heure d’éternité. C’est un homme qui disparait, sa courte vie prend fin. Mais c’est aussi toute l’humanité qui disparaît avec lui, des millénaires qui s’achèvent, le Temps lui-même tombe dans un grand trou de silence et d’oubli.
Cet univers absurde, dénonçant la stupidité mécanique des vies vécues dans l’inconscience des vraies réalités, dévoilant des choses monstrueuses en accentuant un inessentiel qui devient déformé et trompeur, éprouvant la nécessité d’une catastrophe qui, dans une éclatante lumière, vient déchirer le voile, constitue une illustration profondément évocatrice de l’antiutopie.
Bibliographie
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Bablet, Denis, et Jacquot, Jean (éds.), Les voies de la création théâtrale, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1977.
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Décote, Georges, Itinéraires littéraires XXe siècle, Paris, Hatier, 1991.
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Lagarde, André, Michard, Laurent, Les grands auteurs français. Anthologie et histoire littéraire, XXe siècle, Paris, Bordas, 1988.
Lecherbonnier, Bernard, Brunei, Pierre, Rince, Dominique, Moatti, Christiane, Littérature, XXe siècle, Nathan, 1989.
Mitterand, Henri, Barberis, Dominique, Rince, Dominique, Langue et littérature, Anthologie XIXe-XXe siècles, Paris, Nathan, 1992.
Dictionnaires
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Jomaron, Jacqueline, Le théâtre en France du Moyen Age à nos jours, Paris, 1992.
Périodiques
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Leonardini, Jean Pierre, Collin, Marie, Markovits, Josephine, Festival d’automne à Paris, Temps
Actuels, 1982.
Internet
www.altavista.com:\TheatreoftheAbsurd.htm
www.altavista.com:\thetheatreoftheabsurd.htm
Notes
[2] Ce couple est illustratif pour la solitude à deux. Il n’y a aucun effet de relief qui permette aux relations de couple de se détacher de manière significative sur le fond des rapports sociaux ordinaires, qui sont des rapports abstraits entre des êtres sans existence propre.
[3] Les Smith, les Martin de la Cantatrice n’ont plus de passions, ils ne savent plus être, ils peuvent « devenir » n’importe qui, n’importe quoi car, n’étant pas, ils ne sont que les autres… ils sont interchangeables.
[4] La séquence brillamment menée de la descente de Choubert dans les profondeurs, suivie de son envol dans l’empyrée illustre comment les caractères perdent leur forme dans l’informe du « devenir ». En même temps, le personnage de sa femme subit une série de transformations à la fois parce qu’il voit Madeleine différente, quand il la regarde des différents niveaux qu’il atteint, et parce qu’elle revêt une personnalité différente en réponse aux modifications de son personnage; par exemple, quand il devient enfant, elle devient sa mère, etc.