Claudio Clivio
Université de Montréal, Canada
claudio.clivio@concordia.ca
Emanuele Severino, Diego Fusaro et la critique de la Multitude/
Emanuele Severino, Diego Fusaro et la critique de la Multitude
Abstract: The question of surpassing the dominant neoliberal ideal is becoming ever more problematic, due to a seemingly radical critique, which denies any possible changes. In “Empire” and “Moltitude”, Toni Negri does not attack Imperialism but rather a vague concept of the Empire. An Empire which is situated everywhere and nowhere, therefore impossible to delimit. In my text I analyse the points of view of two different visions and critiques toward Negri. In the first one, Emanuele Severino sees the Technique as the will to power: this has as objective the cancelation of the shortage, in opposition to the Capital that is characterized by a shortage of assets. In the second one, Diego Fusaro suggests a structure based on the decomposition of the politics of the Nation State that is able to challenge the global economy.
Keywords: Emanuele Severino; Diego Fusaro; Toni Negri; Emperialism; Multitude.
Empire et Multitude
Les théories de l’Empire et de la Multitude, c’est-à-dire l’identification du nouvel ordre mondial et les solutions pour pouvoir s’y opposer, sont définies dans la version populaire de Toni Negri et Michael Hardt. On peut voir dans Negri et Hardt la volonté de remettre en mouvement la pensée marxiste de base, basée sur le schéma Capitalisme – Prolétariat – Lutte des classes, revue et adaptée au début du troisième millénaire. Les deux philosophes effectuent, comme Marx, une analyse des notions de marchandise et de capital diffusées à l’échelle mondiale. Dans leur première et célèbre publication Empire, ils fournissent une analyse de la situation internationale contemporaine, dans laquelle ils expliquent que nous sommes définitivement passés de la phase impériale moderne à celle de l’Empire postmoderne. L’État-Nation en sort perdant. Idéalement, l’Empire pourrait être vu comme un concept métaphysique dans lequel l’homme se libère des chaînes de la Nation, pénétrant dans le XXIe siècle en suivant une idée d’universel complètement nouvelle.
« L’empire n’est pas un territoire délimité, mais plutôt: la fabrique d’une dimension ontologique de l’humain qui tend à devenir universel. » (Hardt, Impero, 356).
Le terme Multitude, dans le sens qu’il a acquis actuellement en philosophie, a commencé à circuler dans la première décennie du nouveau millénaire grâce à Paolo Virno, qui en a défini la signification. Dans sa Grammatica della Moltitudine ou Grammaire de la Multitude parue en 2001, Virno établit le concept de Multitude en partant du rapport qui relie l’État et le citoyen. Pour Virno, la Multitude s’oppose au vieux concept de collectivité/individualité et donc à celui de public/privé qui, selon lui, n’a plus de sens dans la société postmoderne. Le collectif vu comme une masse homogène représentant l’idéal de l’État démocratique-libéral s’est dissout en faveur d’une politique plus conforme au concept de tolérance et de respect de la culture. Par conséquent, même l’individualisme du privé, qui fait partie du concept dualistique public-privé, n’appartient plus à cette société émergente :
La Multitude contemporaine n’est composée ni du citoyen, ni du producteur; elle occupe une région médiane entre l’individuel et la collectivité […] Et c’est précisément à cause de la dissolution de ce couple considéré trop longtemps comme évident que nous ne pouvons plus parler d’un peuple convergent dans l’unité de l’État […] La multitude ne s’oppose pas à l’Un mais le redétermine. (Virno, Grammatica della moltitudine, 14).
La Multitude est donc une idée nouvelle concernant le sujet politique et social, qui se développe dans une société postmoderne suivant les concepts issus de la postmodernité comme ceux de la reconnaissance et du multiculturalisme :
[…] cette unité n’est plus l’État, mais plutôt le langage, l’intellect, la faculté commune du genre humain […] Les plusieurs doivent être pensés comme l’identification de l’universel, du générique, du partagé. Ainsi, symétriquement, il faut concevoir une unité qui, loin de l’être unique qui se conclut, est la base qui autorise la différenciation […] l’Un de la multitude n’est donc pas l’Un du peuple. La multitude ne converge pas en une volonté générale pour un simple motif : parce qu’il est déjà pourvu d’un intellect général. (Virno, Grammatica della moltitudine, 14-15).
Dans la suite du livre Empire, Negri et Hardt cherchent la solution pour s’opposer au nouvel ordre qu’ils affirment avoir identifié, et c’est ainsi qu’ils rédigent le texte Multitude, fortement inspiré de la pensée de Virno. Ce qui est défini comme « projet de la multitude » s’apparente à ce que le prolétariat signifiait dans le projet du communisme. Les différences substantielles sont, en premier lieu, le fait que la multitude travaille pour un projet global de démocratie, où le régime n’est pas remis en question; et en second lieu, le fait que la multitude comprenne une multiplicité de différences qui travaillent ensemble à un projet, non seulement les travailleurs salariés, mais aussi les personnes démunies ou socialement utiles. En bref, l’Empire réalise une production biopolitique apte à contrôler la vie de la masse pour une meilleure préservation du potentiel produit par le capital (désormais mondialisé). Une nouvelle force est appelée à faire obstacle à ce pouvoir ; cette force, ou mieux encore, cet ensemble de forces (aussi mondialisé) est ce qu’on appelle la Multitude. La Multitude doit jeter les bases d’une révolution ; cette révolution, bien qu’elle propose de détruire le pouvoir, n’implique ni arme ni violence pour atteindre son but, mais plutôt la connaissance et la solidarité. Ce qui, selon moi, émerge de la relecture de la Multitude de Negri et Hardt, une œuvre qui n’est rien d’autre que la vulgarisation du concept de Multitude de Virno, enrichie de narration historique, est plutôt une nouvelle version de l’Internationale communiste, sous un angle postmoderne et globalisé. L’idée marxienne (et noble) que le capitalisme puisse être dépassé par l’internationale des travailleurs est reprise par les deux théoriciens selon un modèle qui ne convainc pas, car l’unique internationalisme actuel est celui du capital.
Les certitudes qui fondent la politique contemporaine, de façon encore plus évidente après la crise de 2008, viennent à manquer. Bien que terrifiés par les marchés qui brûlaient d’immenses fortunes et autant d’emplois, poussant des entreprises rentables à la faillite, les victimes du Krach boursier de 1929 savaient avec certitude où chercher de l’aide : auprès de l’État, un État fort naturellement. Les opinions sur ce qu’auraient dû être les meilleurs moyens pour sortir de cette situation pouvaient diverger, même de façon considérable, mais il n’y avait aucun doute sur qui allait devoir emprunter cette route. Il s’agissait bien évidemment de l’État, qui était doté de deux ressources indispensables à cette tâche : le pouvoir, c’est-à-dire la capacité de faire les choses ; et la politique, c’est-à-dire la capacité de décider quelles choses doivent être faites. Aujourd’hui, la confiance publique est placée dans la « main invisible du marché » (Bauman, Stato di crisi, 14). En résumé, la crise actuelle est différente des crises passées en ce qu’elle est vécue dans un contexte de divorce entre le pouvoir et la politique.
La critique de la Multitude
L’émergence d’une pensée unique globalisée au détriment de la politique locale peut être le point de départ d’un discours sur la situation politique contemporaine, autant chez Emanuele Severino que chez Diego Fusaro. Pendant que Severino prévoit une globalisation technique qui survivra à la globalisation de la politique financière, Fusaro, philosophe délicieusement marxien, demande un pouvoir majeur aux États et critique fortement les philosophes comme Negri, coupables de mettre en évidence les défauts de la globalisation sans chercher à les dépasser. Selon Fusaro, tout le projet de la Multitude de Negri n’est rien d’autre qu’une narration par quelqu’un qui n’est pas capable, ou qui ne veut pas renverser le néo-libéralisme. Autrement dit, la Multitude est une « critique conservatrice ».
Dans le capitalisme actuel, la seule critique qui semble autorisée est une critique dont le but est de conserver le même système. La critique conservatrice remet en question le capitalisme et ses contradictions de façon radicale, mais rejette en même temps le dépassement de la suprématie du capitalisme. (Fusaro, Conservative Criticism: Toni Negri and Slavoj Zizek, https://www.youtube.com/watch?v=FjpwHrZE9MM).
Paradoxalement, selon Fusaro, la critique conservatrice élève le néo-libéralisme au rang de fait historique. La radicalité de la critique est effacée par la triste admission de l’intransformabilité de l’objet critiqué.
Negri et Hardt me semblent deux des principaux exemples de la critique conservatrice. Des œuvres comme Empire et Multitude sont des œuvres dans lesquelles la critique du capitalisme semble radicale. Toutefois, la critique de Negri n’est pas une critique de l’impérialisme, mais du concept vague d’Empire. L’empire de Toni Negri est un pouvoir situé partout et nulle part, mais quand un pouvoir est partout et nulle part, il devient aussi impossible à le combattre concrètement. Si nous regardons le sujet sur lequel s’appuie le projet de Toni Negri, nous réalisons qu’il n’y a pas de révolution possible. Le sujet de Negri est une Multitude bariolée qui ne pourra jamais avoir ni la conscience des classes, ni la capacité de s’opposer au capitalisme. Non seulement la Multitude ne peut exister comme classe en soi et pour soi, mais elle se base déjà sur une anthropologie de type capitalistique. Les Multitudes de Negri ont pour caractéristique d’être déterritorialisées et globalisées, sans patrie et sans localisation. Elles sont donc des sujets en cohérence avec la globalisation capitalistique. (Fusaro, Conservative Criticism: Toni Negri and Slavoj Zizek, https://www.youtube.com/watch?v=FjpwHrZE9MM).
La critique conservatrice autorise le néo-libéralisme à se proposer comme l’unique solution possible à la situation actuelle. La fin du communisme réel est présentée idéologiquement comme la fin de l’idéologie, l’époque anti-idéologique par excellence qui a abandonné les idéologies destructives du vingtième siècle. Il s’agit d’une idéologie, naturellement, une narration sur la fin des grandes narrations, énième tentative pour la pensée dominante de se naturaliser et de se présenter comme une vision neutre. Selon Fusaro, l’époque qui a suivi 1989 est la plus idéologique de toute l’histoire humaine, car elle propose une idéologie unique.
Nous sommes entrés dans l’ère la plus idéologique qui soit, celle de la pensée unique politiquement correcte, qui diffame comme idéologie chaque vision non alignée… le concept même d’idéologie est inversé et utilisé pour diffamer de façon préventive quiconque ose critiquer cette idéologie de la pensée unique. (Fusaro, Il futuro è nostro, 47).
L’idéologie de la crise, comme elle est parfois nommée, résulte donc d’un paradoxe absolu où le capitalisme produit continuellement des crises et du chômage qui dévastent les classes subalternes, tout en continuant à s’élever comme unique idéologie possible. Pour Fusaro, globalisation économique et idéologie néo-libérale sont complémentaires, et pour pouvoir opposer ces systèmes actuellement invincibles, il faut faire un pas en arrière et redonner du pouvoir aux politiques locales, donc à l’État-Nation qui protège les droits de l’individu.
Emanuele Severino ne s’est jamais prononcé sur les théories de la Multitude et ne s’oppose pas au phénomène d’unification des marchés au niveau mondial par un retour à une politique locale. Il y oppose plutôt une vision personnelle dans laquelle la ligne de tendance historico-évolutive de l’Occident est identifiée par la technique, cet ensemble techno-scientifique de la pensée rationnelle dominée par la mathématique et par la physique. Technique qui est destinée à devenir hégémonique, donc plus forte que les Grands Récits, le système capitaliste en premier lieu, qui ont l’ambition de l’utiliser, et donc d’en être les seuls dépositaires, pour se présenter comme infaillibles. « La globalisation technique est destinée à remplacer la globalisation économique actuelle. » (Severino, Capitalismo senza futuro, 5).
De nos jours, on considère comme évidente la fusion entre le capitalisme et la technique. Selon le philosophe italien, pour déconstruire cette narration néo-libérale, il faut commencer par faire émerger la contradiction, l’antithèse qui existe entre la finalité du capitalisme et la finalité de la technique. Une entreprise capitaliste existe uniquement grâce à la rareté des marchandises. Le capitalisme doit perpétuer cette rareté pour sa propre survie. Le but de la technique est à l’opposé :
« La technique augmente à l’infini la capacité de réaliser des objectifs, donc la technique est volonté de pouvoir. L’augmentation de la puissance est diminution de la rareté, puisque la rareté est une forme d’impuissance ». (Severino, Società della Tecnica e tramonto del capitalismo, https://www.youtube.com/watch?v=RRSzEg-nBQ4).
La technique est essentiellement volonté. Les forces comme le capitalisme, le néo-libéralisme ou les grandes religions se servent de la technique pour réaliser un but exclusif. Puisque la technique est l’augmentation indéfinie de la puissance, il est nécessaire que cette augmentation ne soit pas limitée par quoi que ce soit qui ne soit pas outrepassable. Aucune des grandes narrations qui se servent de la technique ne veut que son but soit provisoire. Chacune a l’intention de durer, comme but de l’humanité tout entière. Au-delà du capitalisme, le socialisme réel, le Christianisme et l’Islam sont des forces qui se veulent universelles et éternelles. Le néo-libéralisme (comme les autres forces) se proclame définitif et donc non outrepassable. Le capitalisme limite la puissance de la technique. Pour se perpétuer, le capitalisme se sert d’une fraction importante de l’ensemble techno-scientifique. Mais en s’en servant, il le régularise, donc le limite. Il ne permet pas, par exemple, de servir d’autres grandes narrations, par conséquent d’activer des formes alternatives de pouvoir. Il empêche de rendre compte des progrès de la recherche, ne produit pas de marchandises pour qui n’a pas d’argent. « Le capitalisme freine l’ensemble de la technique ; il l’affaiblit, en épuise la potentialité, la consume […] Nous sommes entrés dans une ère où l’organisation technoscientifique est destinée à prévaloir […] Le monde en lequel le néo-libéralisme croit est déjà mort ». (Severino, Capitalismo senza futuro, 62).
Le néo-libéralisme estime que la coexistence entre le capitalisme et la démocratie est un objectif qui a été atteint durant le siècle dernier, et qu’elle est désormais définitive et naturelle. Mais la démocratie a comme but ultime la liberté et l’égalité, et s’oppose à une liberté d’entreprise qui réduit l’égalité. Le capitalisme a comme but ultime l’augmentation indéfinie du profit privé, et s’oppose à l’égalité qui réduit l’augmentation du profit. Le système capitaliste se fait dominateur de la technique et, par conséquent, le caractère privé du profit, placé comme but ultime du système, fait obstacle au développement de la technique. Le capitalisme se redimensionne et les crises actuelles en sont la démonstration.
On dit que la crise économique actuelle est due à la séparation entre le capitalisme industriel et le capitalisme financier ; que la crise peut être surmontée en libérant la morale (chrétienne surtout) ou la politique de la suggestion à l’économie, ou encore en retournant à Marx et en tournant le dos à l’économie de marché. Ces diagnostics ne prennent pas en compte ce nouveau « Léviathan » qu’est l’organisation scientifico-technologique du monde et par conséquent de l’économie, de la politique et de la morale. Incommensurablement plus décisive qu’une quelconque forme de gouvernement technique, cette organisation conduit au renversement du monde… L’appareil planétaire de la technoscience est « l’Inveramento dell’uomo ». (Severino, Capitalismo senza futuro, 63).
Severino décrit donc la pensée néo-marxienne de Fusaro (mais probablement aussi les Multitudes de Negri et Hardt) comme des concepts qui ne réalisent pas qu’une révolution de la technique est déjà en cours. La technique de Severino se présente comme émancipation absolue de l’humain qui doit outrepasser les concepts idéologiques, c’est-à-dire « être » du point de vue de la narration chrétienne, communiste, néo-libérale, etc.
Deux concepts, nés de deux points de vue apparemment éloignés, convergent directement ou indirectement vers la critique de la Multitude de Negri et Hardt. Fusaro et Severino cherchent à enquêter sur ce qui reste du déphasage de l’État-Nation et ce que la globalisation économique nous apporte. L’un en récupérant une politique marxienne encore liée à l’idée d’État-Nation, l’autre en déconstruisant l’idée même de Grand Récit grâce au concept de Technique en tant que volonté d’accroître la puissance à l’infini.
Bibliographie
Bauman, Zygmunt. Bordoni, Carlo. Stato di crisi, Torino, Einaudi, 2015.
Hardt, Michael. Negri, Antonio. Impero. Il nuovo ordine della globalizzazione, Milano, BUR, 2001.
–, Moltitudine. Guerra e democrazia nel nuovo ordine imperiale, Milano, Rizzoli, 2004.
–, Comune. Oltre il privato e il pubblico. Milano, Rizzoli, 2010.
Fusaro, Diego. Il futuro è nostro, Milano, Bompiani, 2014.
Severino, Emanuele. L’etica del capitalismo e lo spirito della tecnica, Milano, Albo Versorio, 2008.
–, Capitalismo senza futuro, Milano, BUR, 2012.
Virno, Paolo. Grammatica della moltitudine. Per una analisi delle forme di vita contemporanee, Roma, DeriveApprodi, 2001.
Claudio Clivio
Université de Montréal, Canada
claudio.clivio@concordia.ca
Emanuele Severino, Diego Fusaro et la critique de la Multitude/
Emanuele Severino, Diego Fusaro et la critique de la Multitude
Abstract: The question of surpassing the dominant neoliberal ideal is becoming ever more problematic, due to a seemingly radical critique, which denies any possible changes. In “Empire” and “Moltitude”, Toni Negri does not attack Imperialism but rather a vague concept of the Empire. An Empire which is situated everywhere and nowhere, therefore impossible to delimit. In my text I analyse the points of view of two different visions and critiques toward Negri. In the first one, Emanuele Severino sees the Technique as the will to power: this has as objective the cancelation of the shortage, in opposition to the Capital that is characterized by a shortage of assets. In the second one, Diego Fusaro suggests a structure based on the decomposition of the politics of the Nation State that is able to challenge the global economy.
Keywords: Emanuele Severino; Diego Fusaro; Toni Negri; Emperialism; Multitude.
Empire et Multitude
Les théories de l’Empire et de la Multitude, c’est-à-dire l’identification du nouvel ordre mondial et les solutions pour pouvoir s’y opposer, sont définies dans la version populaire de Toni Negri et Michael Hardt. On peut voir dans Negri et Hardt la volonté de remettre en mouvement la pensée marxiste de base, basée sur le schéma Capitalisme – Prolétariat – Lutte des classes, revue et adaptée au début du troisième millénaire. Les deux philosophes effectuent, comme Marx, une analyse des notions de marchandise et de capital diffusées à l’échelle mondiale. Dans leur première et célèbre publication Empire, ils fournissent une analyse de la situation internationale contemporaine, dans laquelle ils expliquent que nous sommes définitivement passés de la phase impériale moderne à celle de l’Empire postmoderne. L’État-Nation en sort perdant. Idéalement, l’Empire pourrait être vu comme un concept métaphysique dans lequel l’homme se libère des chaînes de la Nation, pénétrant dans le XXIe siècle en suivant une idée d’universel complètement nouvelle.
« L’empire n’est pas un territoire délimité, mais plutôt: la fabrique d’une dimension ontologique de l’humain qui tend à devenir universel. » (Hardt, Impero, 356).
Le terme Multitude, dans le sens qu’il a acquis actuellement en philosophie, a commencé à circuler dans la première décennie du nouveau millénaire grâce à Paolo Virno, qui en a défini la signification. Dans sa Grammatica della Moltitudine ou Grammaire de la Multitude parue en 2001, Virno établit le concept de Multitude en partant du rapport qui relie l’État et le citoyen. Pour Virno, la Multitude s’oppose au vieux concept de collectivité/individualité et donc à celui de public/privé qui, selon lui, n’a plus de sens dans la société postmoderne. Le collectif vu comme une masse homogène représentant l’idéal de l’État démocratique-libéral s’est dissout en faveur d’une politique plus conforme au concept de tolérance et de respect de la culture. Par conséquent, même l’individualisme du privé, qui fait partie du concept dualistique public-privé, n’appartient plus à cette société émergente :
La Multitude contemporaine n’est composée ni du citoyen, ni du producteur; elle occupe une région médiane entre l’individuel et la collectivité […] Et c’est précisément à cause de la dissolution de ce couple considéré trop longtemps comme évident que nous ne pouvons plus parler d’un peuple convergent dans l’unité de l’État […] La multitude ne s’oppose pas à l’Un mais le redétermine. (Virno, Grammatica della moltitudine, 14).
La Multitude est donc une idée nouvelle concernant le sujet politique et social, qui se développe dans une société postmoderne suivant les concepts issus de la postmodernité comme ceux de la reconnaissance et du multiculturalisme :
[…] cette unité n’est plus l’État, mais plutôt le langage, l’intellect, la faculté commune du genre humain […] Les plusieurs doivent être pensés comme l’identification de l’universel, du générique, du partagé. Ainsi, symétriquement, il faut concevoir une unité qui, loin de l’être unique qui se conclut, est la base qui autorise la différenciation […] l’Un de la multitude n’est donc pas l’Un du peuple. La multitude ne converge pas en une volonté générale pour un simple motif : parce qu’il est déjà pourvu d’un intellect général. (Virno, Grammatica della moltitudine, 14-15).
Dans la suite du livre Empire, Negri et Hardt cherchent la solution pour s’opposer au nouvel ordre qu’ils affirment avoir identifié, et c’est ainsi qu’ils rédigent le texte Multitude, fortement inspiré de la pensée de Virno. Ce qui est défini comme « projet de la multitude » s’apparente à ce que le prolétariat signifiait dans le projet du communisme. Les différences substantielles sont, en premier lieu, le fait que la multitude travaille pour un projet global de démocratie, où le régime n’est pas remis en question; et en second lieu, le fait que la multitude comprenne une multiplicité de différences qui travaillent ensemble à un projet, non seulement les travailleurs salariés, mais aussi les personnes démunies ou socialement utiles. En bref, l’Empire réalise une production biopolitique apte à contrôler la vie de la masse pour une meilleure préservation du potentiel produit par le capital (désormais mondialisé). Une nouvelle force est appelée à faire obstacle à ce pouvoir ; cette force, ou mieux encore, cet ensemble de forces (aussi mondialisé) est ce qu’on appelle la Multitude. La Multitude doit jeter les bases d’une révolution ; cette révolution, bien qu’elle propose de détruire le pouvoir, n’implique ni arme ni violence pour atteindre son but, mais plutôt la connaissance et la solidarité. Ce qui, selon moi, émerge de la relecture de la Multitude de Negri et Hardt, une œuvre qui n’est rien d’autre que la vulgarisation du concept de Multitude de Virno, enrichie de narration historique, est plutôt une nouvelle version de l’Internationale communiste, sous un angle postmoderne et globalisé. L’idée marxienne (et noble) que le capitalisme puisse être dépassé par l’internationale des travailleurs est reprise par les deux théoriciens selon un modèle qui ne convainc pas, car l’unique internationalisme actuel est celui du capital.
Les certitudes qui fondent la politique contemporaine, de façon encore plus évidente après la crise de 2008, viennent à manquer. Bien que terrifiés par les marchés qui brûlaient d’immenses fortunes et autant d’emplois, poussant des entreprises rentables à la faillite, les victimes du Krach boursier de 1929 savaient avec certitude où chercher de l’aide : auprès de l’État, un État fort naturellement. Les opinions sur ce qu’auraient dû être les meilleurs moyens pour sortir de cette situation pouvaient diverger, même de façon considérable, mais il n’y avait aucun doute sur qui allait devoir emprunter cette route. Il s’agissait bien évidemment de l’État, qui était doté de deux ressources indispensables à cette tâche : le pouvoir, c’est-à-dire la capacité de faire les choses ; et la politique, c’est-à-dire la capacité de décider quelles choses doivent être faites. Aujourd’hui, la confiance publique est placée dans la « main invisible du marché » (Bauman, Stato di crisi, 14). En résumé, la crise actuelle est différente des crises passées en ce qu’elle est vécue dans un contexte de divorce entre le pouvoir et la politique.
La critique de la Multitude
L’émergence d’une pensée unique globalisée au détriment de la politique locale peut être le point de départ d’un discours sur la situation politique contemporaine, autant chez Emanuele Severino que chez Diego Fusaro. Pendant que Severino prévoit une globalisation technique qui survivra à la globalisation de la politique financière, Fusaro, philosophe délicieusement marxien, demande un pouvoir majeur aux États et critique fortement les philosophes comme Negri, coupables de mettre en évidence les défauts de la globalisation sans chercher à les dépasser. Selon Fusaro, tout le projet de la Multitude de Negri n’est rien d’autre qu’une narration par quelqu’un qui n’est pas capable, ou qui ne veut pas renverser le néo-libéralisme. Autrement dit, la Multitude est une « critique conservatrice ».
Dans le capitalisme actuel, la seule critique qui semble autorisée est une critique dont le but est de conserver le même système. La critique conservatrice remet en question le capitalisme et ses contradictions de façon radicale, mais rejette en même temps le dépassement de la suprématie du capitalisme. (Fusaro, Conservative Criticism: Toni Negri and Slavoj Zizek, https://www.youtube.com/watch?v=FjpwHrZE9MM).
Paradoxalement, selon Fusaro, la critique conservatrice élève le néo-libéralisme au rang de fait historique. La radicalité de la critique est effacée par la triste admission de l’intransformabilité de l’objet critiqué.
Negri et Hardt me semblent deux des principaux exemples de la critique conservatrice. Des œuvres comme Empire et Multitude sont des œuvres dans lesquelles la critique du capitalisme semble radicale. Toutefois, la critique de Negri n’est pas une critique de l’impérialisme, mais du concept vague d’Empire. L’empire de Toni Negri est un pouvoir situé partout et nulle part, mais quand un pouvoir est partout et nulle part, il devient aussi impossible à le combattre concrètement. Si nous regardons le sujet sur lequel s’appuie le projet de Toni Negri, nous réalisons qu’il n’y a pas de révolution possible. Le sujet de Negri est une Multitude bariolée qui ne pourra jamais avoir ni la conscience des classes, ni la capacité de s’opposer au capitalisme. Non seulement la Multitude ne peut exister comme classe en soi et pour soi, mais elle se base déjà sur une anthropologie de type capitalistique. Les Multitudes de Negri ont pour caractéristique d’être déterritorialisées et globalisées, sans patrie et sans localisation. Elles sont donc des sujets en cohérence avec la globalisation capitalistique. (Fusaro, Conservative Criticism: Toni Negri and Slavoj Zizek, https://www.youtube.com/watch?v=FjpwHrZE9MM).
La critique conservatrice autorise le néo-libéralisme à se proposer comme l’unique solution possible à la situation actuelle. La fin du communisme réel est présentée idéologiquement comme la fin de l’idéologie, l’époque anti-idéologique par excellence qui a abandonné les idéologies destructives du vingtième siècle. Il s’agit d’une idéologie, naturellement, une narration sur la fin des grandes narrations, énième tentative pour la pensée dominante de se naturaliser et de se présenter comme une vision neutre. Selon Fusaro, l’époque qui a suivi 1989 est la plus idéologique de toute l’histoire humaine, car elle propose une idéologie unique.
Nous sommes entrés dans l’ère la plus idéologique qui soit, celle de la pensée unique politiquement correcte, qui diffame comme idéologie chaque vision non alignée… le concept même d’idéologie est inversé et utilisé pour diffamer de façon préventive quiconque ose critiquer cette idéologie de la pensée unique. (Fusaro, Il futuro è nostro, 47).
L’idéologie de la crise, comme elle est parfois nommée, résulte donc d’un paradoxe absolu où le capitalisme produit continuellement des crises et du chômage qui dévastent les classes subalternes, tout en continuant à s’élever comme unique idéologie possible. Pour Fusaro, globalisation économique et idéologie néo-libérale sont complémentaires, et pour pouvoir opposer ces systèmes actuellement invincibles, il faut faire un pas en arrière et redonner du pouvoir aux politiques locales, donc à l’État-Nation qui protège les droits de l’individu.
Emanuele Severino ne s’est jamais prononcé sur les théories de la Multitude et ne s’oppose pas au phénomène d’unification des marchés au niveau mondial par un retour à une politique locale. Il y oppose plutôt une vision personnelle dans laquelle la ligne de tendance historico-évolutive de l’Occident est identifiée par la technique, cet ensemble techno-scientifique de la pensée rationnelle dominée par la mathématique et par la physique. Technique qui est destinée à devenir hégémonique, donc plus forte que les Grands Récits, le système capitaliste en premier lieu, qui ont l’ambition de l’utiliser, et donc d’en être les seuls dépositaires, pour se présenter comme infaillibles. « La globalisation technique est destinée à remplacer la globalisation économique actuelle. » (Severino, Capitalismo senza futuro, 5).
De nos jours, on considère comme évidente la fusion entre le capitalisme et la technique. Selon le philosophe italien, pour déconstruire cette narration néo-libérale, il faut commencer par faire émerger la contradiction, l’antithèse qui existe entre la finalité du capitalisme et la finalité de la technique. Une entreprise capitaliste existe uniquement grâce à la rareté des marchandises. Le capitalisme doit perpétuer cette rareté pour sa propre survie. Le but de la technique est à l’opposé :
« La technique augmente à l’infini la capacité de réaliser des objectifs, donc la technique est volonté de pouvoir. L’augmentation de la puissance est diminution de la rareté, puisque la rareté est une forme d’impuissance ». (Severino, Società della Tecnica e tramonto del capitalismo, https://www.youtube.com/watch?v=RRSzEg-nBQ4).
La technique est essentiellement volonté. Les forces comme le capitalisme, le néo-libéralisme ou les grandes religions se servent de la technique pour réaliser un but exclusif. Puisque la technique est l’augmentation indéfinie de la puissance, il est nécessaire que cette augmentation ne soit pas limitée par quoi que ce soit qui ne soit pas outrepassable. Aucune des grandes narrations qui se servent de la technique ne veut que son but soit provisoire. Chacune a l’intention de durer, comme but de l’humanité tout entière. Au-delà du capitalisme, le socialisme réel, le Christianisme et l’Islam sont des forces qui se veulent universelles et éternelles. Le néo-libéralisme (comme les autres forces) se proclame définitif et donc non outrepassable. Le capitalisme limite la puissance de la technique. Pour se perpétuer, le capitalisme se sert d’une fraction importante de l’ensemble techno-scientifique. Mais en s’en servant, il le régularise, donc le limite. Il ne permet pas, par exemple, de servir d’autres grandes narrations, par conséquent d’activer des formes alternatives de pouvoir. Il empêche de rendre compte des progrès de la recherche, ne produit pas de marchandises pour qui n’a pas d’argent. « Le capitalisme freine l’ensemble de la technique ; il l’affaiblit, en épuise la potentialité, la consume […] Nous sommes entrés dans une ère où l’organisation technoscientifique est destinée à prévaloir […] Le monde en lequel le néo-libéralisme croit est déjà mort ». (Severino, Capitalismo senza futuro, 62).
Le néo-libéralisme estime que la coexistence entre le capitalisme et la démocratie est un objectif qui a été atteint durant le siècle dernier, et qu’elle est désormais définitive et naturelle. Mais la démocratie a comme but ultime la liberté et l’égalité, et s’oppose à une liberté d’entreprise qui réduit l’égalité. Le capitalisme a comme but ultime l’augmentation indéfinie du profit privé, et s’oppose à l’égalité qui réduit l’augmentation du profit. Le système capitaliste se fait dominateur de la technique et, par conséquent, le caractère privé du profit, placé comme but ultime du système, fait obstacle au développement de la technique. Le capitalisme se redimensionne et les crises actuelles en sont la démonstration.
On dit que la crise économique actuelle est due à la séparation entre le capitalisme industriel et le capitalisme financier ; que la crise peut être surmontée en libérant la morale (chrétienne surtout) ou la politique de la suggestion à l’économie, ou encore en retournant à Marx et en tournant le dos à l’économie de marché. Ces diagnostics ne prennent pas en compte ce nouveau « Léviathan » qu’est l’organisation scientifico-technologique du monde et par conséquent de l’économie, de la politique et de la morale. Incommensurablement plus décisive qu’une quelconque forme de gouvernement technique, cette organisation conduit au renversement du monde… L’appareil planétaire de la technoscience est « l’Inveramento dell’uomo ». (Severino, Capitalismo senza futuro, 63).
Severino décrit donc la pensée néo-marxienne de Fusaro (mais probablement aussi les Multitudes de Negri et Hardt) comme des concepts qui ne réalisent pas qu’une révolution de la technique est déjà en cours. La technique de Severino se présente comme émancipation absolue de l’humain qui doit outrepasser les concepts idéologiques, c’est-à-dire « être » du point de vue de la narration chrétienne, communiste, néo-libérale, etc.
Deux concepts, nés de deux points de vue apparemment éloignés, convergent directement ou indirectement vers la critique de la Multitude de Negri et Hardt. Fusaro et Severino cherchent à enquêter sur ce qui reste du déphasage de l’État-Nation et ce que la globalisation économique nous apporte. L’un en récupérant une politique marxienne encore liée à l’idée d’État-Nation, l’autre en déconstruisant l’idée même de Grand Récit grâce au concept de Technique en tant que volonté d’accroître la puissance à l’infini.
Bibliographie
Bauman, Zygmunt. Bordoni, Carlo. Stato di crisi, Torino, Einaudi, 2015.
Hardt, Michael. Negri, Antonio. Impero. Il nuovo ordine della globalizzazione, Milano, BUR, 2001.
–, Moltitudine. Guerra e democrazia nel nuovo ordine imperiale, Milano, Rizzoli, 2004.
–, Comune. Oltre il privato e il pubblico. Milano, Rizzoli, 2010.
Fusaro, Diego. Il futuro è nostro, Milano, Bompiani, 2014.
Severino, Emanuele. L’etica del capitalismo e lo spirito della tecnica, Milano, Albo Versorio, 2008.
–, Capitalismo senza futuro, Milano, BUR, 2012.
Virno, Paolo. Grammatica della moltitudine. Per una analisi delle forme di vita contemporanee, Roma, DeriveApprodi, 2001.