Elena Prus
DICHOTOMIE URBAIN / RURAL –
FACTEURS DETERMINANTS DE L’INTERCULTURALITE EUROPEENE
Après la deuxième guerre mondiale, Karl Jaspers définissait l’Europe comme une construction autour de trois mots : liberté, histoire et science. Toute l’existence de l’Europe étant dialectique, il situait sur l’axe de polarités toutes les valeurs historiques nationales : autorité / critique libre, Antiquité / Chrétienté, église / état, Catholicisme/Protestantisme, science/foi, technique/religion etc. Cette liste ouverte pourrait être complétée avec la dichotomie urbain /rural qui a définit toute l’histoire de la civilisation européenne : l’urbain caractérise surtout la civilisation occidentale, le rural – celle orientale. On va trouver chez Adrian Marino un commentaire exhaustif dans ce sens :
« Par-dessus de tout, l’adhésion à l’ « idée européenne » est une question de mentalité, expression directe d’une couche sociale et intellectuelle citadine. « L’Europe » est une conception avec des origines, traditions et formes de manifestation spécifiquement citadines. « Le village » ne peut pas être « européen » parce que son horizon et sa mentalité profonde et spirituelle est fondamentalement locale, ethnique, isolationniste, avec, inévitablement, des tendances nationalistes. Tant que nous restons « des villageois éternels de l’histoire » (pour reprendre une expression de E.M.Cioran), l’européanisation ne peut pas se produire. Seule « la ville » est, d’une façon organique, réceptive à l’idéologie et à l’intégration européenne. Procès extrêmement complexe. La ville est ouverte aux influences – dans ce cas surtout « étrangères »-aux nouveaux courants d’idées, à la synchronisation aux valeurs culturelles et matérielles « européennes ». Il n’est pas question de déprécier « le village » ou d’exalter, en lui portant préjudice, d’une façon exagérée, « la ville ». Il s’agit seulement de reconnaître la réalité d’une évolution sociale incontestablement européenne. Toute l’Europe occidentale actuelle est avec prédominance citadine. Seulement 8 % de la population de l’Union européenne s’occupe de l’agriculture. Et « le village » occidental, dans l’acception roumaine, n’existe pas depuis longtemps. Il est remplacé par les « fermiers » ( type humain, social et économique différent du « paysan » traditionnel), qui habitent dans un milieu et cadre « citadin ». Même si, souvent, assez restreint comme extension urbaine. » (la traduction nous appartient; tous les auteurs roumains sont cités d’après Secolul 20, 10-12/1999, 1-3, 2000, p.47-48).
La réalité démontre qu’il n’existe pas qu’une Europe des différences, les pilons fondamentaux pour l’identité nationale et, éventuellement, supernationale, étant la race, l’origine, la langue et la religion.
En même temps, on ne pourrait pas contestait le fait que, à la différence des autres parties du monde, l’Europe est un continent très homogène, une partie du monde qui a vécu toujours comme un tout intègre, étant peut-être la seule qui a eu une supernationalité durant toute son histoire. Toute l’Europe est dominée par la même culture matérielle, la même race, elle est exclusivement arienne comme langue et chrétienne sous rapport confessionnel.
La République Moldova est aussi partie de l’Europe et même si l’Europe n’est pas confrontée avec ses problèmes, ce sont nous qui sommes confrontés avec les problèmes de l’Europe. A l’étape actuelle non seulement l’Europe, mais toute l’humanité fonctionne déjà comme un mécanisme unique. Dès le début du XXe siècle, avec le développement permanent des moyens de communication et de déplacement, la Terre est devenue un tout entier. Guerre ou idéologies, technologies ou maladies ne sont pas confrontés avec la dimension spatiale, l’humanité est confrontée avec des problèmes et défis globaux qui se connaissent pas de frontières ou de droits souverains.
Tenant conte des ces réalités, il est temps de se débarrasser de la mentalité périphérique héritée du passé. Notre pays est confronté les dernières décennies avec une grave crise d’identité et, d’une certaine manière, la République Moldova peut être l’exemple le plus concluent du fait que l’identité collective peut devenir un problème du premier rang. Depuis une décennie la politique moldave est asservie à un discours identitaire, fait qui a influencé d’une façon maléfique l’état de la société. Dans ce contexte, la superidentité européenne pourrait être la solution de ce problème.
Après dix ans de la déclaration de son indépendance, la République Moldova est un navire à boussole détraquée. La dégringolade des institutions, la sécurité du citoyen, l’approfondissement des disparités sociales, l’absence du sentiment d’une solidarité civique et la décomposition de la conscience nationale créent un état désolant que les statistiques confirment. La République Moldova présente actuellement un immense polygone où on applique diverses techniques de manipulation qui ne vont rien apporter pour l’état et le citoyen.
Dans une saison de regroupements géopolitiques et d’une nouvelle configuration de la carte européenne, la République Moldova apparaît comme une tâche blanche, une terra incognita qui ne répond pas d’une manière adéquate aux signaux lancés vers elle. Une telle attitude soulève un étonnement et une déception de la part des occidentaux qui voudraient nous aider s’ils avaient avec qui discuter. Après la disparition de l’empire soviétique, en Bessarabie ( parte de la Moldavie occupée par les Russes) continue la distillation d’une identité « originelle » – différente de celle roumaine – de la population indigène.
Le moldovenisme est un courant politique qui oppose les Moldaves aux autres Roumains, de désagrégation de la nation roumaine par les mains propres, qui commence avec l’annexion de la Bessarabie à la Russie en 1812 et prend proportions dans la période du kominterne, avec la formation de la République Autonome Soviétique Socialiste Moldave. Le moldovenisme primitif est fondé sur l’ignorance et la superficialité, les promoteurs de ce courant loyal au régime communiste obtenant des titres et des privilèges qui ne correspondent pas à leur compétence ou mérites réels.
Comment peut-on réconcilier le moldovenisme – créature d’un régime totalitaire – avec la post-modernité occidentale, avec l’époque post-industrielle, dans laquelle une série d’éléments comme souveraineté nationale, importance du territoire, relation centre – périphérie ou majorité-minorité ne sont plus formulés comme jusqu’ici. On assiste à une superposition des périodes historiques complètement différente parce que la Bessarabie a manqué le répit nécessaire pour accomplir sa phase nationale. Aujourd’hui on ne peut pas résoudre les problèmes d’identité en base des donnés du XIXe siècle, mais par alignement aux défis de la globalisation et de la révolution informatique, auxquelles on doit répondre avec promptitude si on ne veut pas être éliminés de l’histoire.
Le colonialisme, indifféremment d’étiquette, est fondé sur des méthodes d’annihilation de la conscience nationale. Comme conséquence apparaît la crise d’identité nationale qui, dans le cas des Bessarabiens, est une crise d’identité roumaine. L’identité du Bessarabien, rejeté à la périphérie de son être ethnique, menacé avec la suppression, était de plus en plus douteuse et confuse, sous la pression d’une délirante intoxication de la propagande. La résistance tacite est venue plutôt de la paresse et de l’ignorance que par conviction. La Bessarabie n’a pas formé un seul dissident de marque, nos dissidents déclarés allaient en exil…à Moscou !
Après une décennie d’existence « indépendante » et «démocratique », l’article 13 de la Constitution de la République de Moldova déclare comme langue d’état « la langue moldave » et non le roumain ; la russification connaît une nouvelle dynamique, surtout après la restauration du Parti Communiste au gouvernement ; la dépendance politique et économique de la République Moldova de la Russie est cvasitotale, la présence des troupes russes en Transnistrie transforme la souveraineté et la liberté de Chişinău en matière de politique externe en une fiction.
La Roumanie ne s’implique pas, en temps que la Russie s’est instaurée à Chişinău avec plus de 15 postes de télévision, avec de centaine de journaux et de revues, avec des milliers d’hommes d’affaires qui ont privatisé depuis longtemps la Bessarabie. A l’époque où tombent toutes les frontières de l’Europe, une seule semble persister : celle entre Roumains et Roumains. Cette frontière est édifiée de deux côtés : du côté de l’Europe qui voudrait des frontières sécurisées et du côté de la République Moldova, déclarée par la Fédération Russe « zone des intérêts russes ».
Ici, aux portes de l’Europe, une lutte est menée entre la vie et la mort, entre vérité et mensonge, entre le bien et le mal, entre justice et injustice, entre liberté et contrainte, entre Dieu et Satan.
Approfondis dans des bovarysmes provinciales, la réalité autour nous nous échappe, sans avoir pour elle de langage ni une terminologie adéquats pour les faire transmissibles et intelligibles aux partenaires étrangers.
La République Moldova peut être comparée avec un village plongé dans les ténèbres, effrayé par la possibilité d’être repéré par quelqu’un par erreur. Si on essaye de connaître la vie d’une telle localité, on va se ressentir dans la peau du K.- l’arpenteur du Château de Kafka : la même réticence devants les étrangers, le même défaut de désir de communication. Par contraste, à la ville la nouvelle bourgeoisie se donne en spectacle. La coexistence du fond traditionnel rural qui devient de plus en plus inerte et plus exposé aux vicissitudes de la transition avec une urbanisation superficielle vulgaire ( qui est plus facile à empruntée) contextualise le drame bessarabe. La pseudo-urbanisation a pénétré aussi l’âme naïve du paysan, devenu plus solitaire qu’il y a 50-60 ans. D’ailleurs, le paysan est un personnage complexe et très significatif du paysage bessarabe. Si aujourd’hui on parle encore le roumain en Bessarabie, si on ne s’est complètement dissous dans la masse slave – on le doit surtout au paysan. Il a conservé la langue et la foi de ses ancêtres, il a envoyé à l’école en langue maternelle son fils, devenu ultérieurement intellectuel et porteur de l’esprit national, il nous a sauvé l’être national. De cette façon, le paysan conserve le fond non-altéré de la civilisation roumaine.
Dans le plan culturel, toutes les actions se sont limitées au traditionalisme, la notion inclue non seulement la littérature, les beaux-arts ou les racines originaires, mais aussi les mœurs, le train de vie. On est à la phase rudimentaire de l’oralité et du folklore, on est resté dans une phase transitoire entre une culture orale et une audiovisuelle.
Aujourd’hui, à une évaluation exigeante des valeurs littéraires, surtout en prose, on distingue deux directions évidentes dans la littérature moldave. La première tient de la méthode du réalisme socialiste, monstre créée par la période soviétique ; la deuxième suit les meilleures traditions de la prose intellectualiste de la littérature mondiale. De même que dans la littérature roumaine, l’idéologie « moderniste » affirme la priorité du facteur esthétique sur le facteur éthique et conteste l’équation canonique établie par les générations antérieures entre « le ruralisme » et la spécificité culturelle. E. Lovinescu soutenait dans la littérature la représentation des changements de mentalité de la société moderne, en se prononçant pour une civilisation de type bourgeoise et citadine. Toute l’élite culturelle d’entre les deux guerres s’est impliquée dans cette dispute autour du rapport entre « tradition » (concept qui est loin d’être univoque) et « européisme » (qui est le terme consacré), entre identité et progrès, Occident et Orient, ville et village, etc.
Avec ou sans guillemets, les expressions roman rural et roman citadin, une littérature à thématique et œuvres aux sujets citadins se retrouve chez George Călinescu, Pompiliu Constantinescu, Şerban Cioculescu, Nicolae Manolescu, Eugen Simion etc. Pendant plusieurs décennies la prose rurale permettait aux écrivains d’aborder des problèmes d’un large intérêt, social et national, comme la conservation des racines du peuple, de la sagesse séculaire du peuple, des valeurs éthiques, des mœurs et traditions nationaux.
En Bessarabie, le néosămănătorisme et le néopoporanisme de la littérature d’après-guerre ne vient pas de l’assimilation consciente et programmée des doctrines et de la pratique des courants respectifs, presque inconnus par les écrivains du temps, mais de l’attachement pour les hommes du village, d’où ils descendaient en majorité, pour les valeurs éthiques pérennes et pour tout ce que contrevenait à la politique communiste de créer un peuple nouveau – le peuple soviétique, sans nationalité, sans racines profondes dans l’histoire (v. Ion Ciocanu, Romanul « rural» postbelic în perspectivă estetică, Chişinău, 2000).
En République Moldova, ainsi que dans les autres républiques de l’ex-Union Soviétique, le danger de la dissolution – sous la tyrannie du système totalitaire – des valeurs spirituelles nationales a donné naissance à une direction appelée prose rurale ou ruralisme, représentée par les œuvres de Vasilii Choukchin, Valentin Rasputin, Vasilii Belov, Cinghiz Aitmatov et autres.
Les « ruralistes » bessarabes ont exalté les mœurs, les traditions désapprouvés par le système et ont glorifié le passé de la nation, ont abordé en priorité des sujets humains éternels. On peut considérer le ruralisme des écrivains d’après-guerre non seulement comme une orientation thématique, mais aussi comme la substance organique de la littérature et sa dimension fondamentale.
La mise en premier plan des œuvres à « personnage insignifiant » de la littérature d’essence poporaniste ne signifiait pas, dans les conditions de la Bessarabie, une répétition inutile d’une pratique littéraire vétuste, mais une modalité vive de présentation de l’homme de la terre, de la vie de ceux qui sont nombreux, considérés par l’idéologie communiste comme des pièces dans une machinerie sophistiquée dans laquelle valait seulement l’homme de parti, le dirigeant.
Mais cette littérature s’est avérée réceptive dans le temps aux formes artistiques d’expression moderne, aux procès d’intellectualisation, spécifiques pour la prose authentique. Par ses models positifs, notre littérature est tributaire à l’opposition ou à l’apparence (par le discours ésopique, par la métaphore, tonalité élégiaque ou baladesque) au contrôle institutionnalisé et au refus d’illustrer l’histoire officielle (la guerre, la collectivisation, l’industrialisation).
Après 1966, année de l’amélioration considérable du climat littéraire, ont suivi plusieurs romans « ruraux » qui n’était pas influencés d’une manière directe par l’idéologie communiste et consistant du point de vue artistique et esthétique. Dans les années 80-90 la consistance épique et éthique est approfondie par une analyse psychologique et intellectuelle (les romans Povara bunătăţi noastre, Clopotniţa, Biserica albă de Ion Druţă, Unchiul din Paris de Aureliu Busuoc, Viaţa şi moartea nefericitului Filimon de Vladimir Beşleagă). Des jeunes prosateurs apportent une contribution substantielle à la diversification des techniques narratives du roman rural : Martorul de Vasile Gîrneţ, Cubul de zahăr de Nicolae Popa et autres.
« Mieux intégrée qu’on ne le pense généralement, dans les structures et les créativités de sa jumelle occidentale, l’Europe de l’Est conserve quand même en soi tous les attachements communicatifs avec le naturel et le spirituel, la nostalgie du traditionalisme, des substrats du tiers monde » (V.Nemoianu, Europa ieri, azi, mâine, In : Secolul 20, nr.10-12, 1999, nr. 1-3 2000, p.32, la traduction nous appartient). Laissant à côté les préjudices cultivés par les générations, la peur de notre inestimable spécifique local et l’inquiétude de l’estompage « des traditions des ancêtres », la chance des Bessarabiens est de devenir immédiatement un anneau dans le procès de la globalisation. A côté du roman rural, il faudrait bien que se soit le roman citadin qui intervient en force, qui mettrait en lumière les problèmes de la ville bessarabienne et nous permettrait une intégration dans le procès littéraire européen, qui, depuis les deux derniers siècles cultive ce genre. Sur la scène bessarabienne sont apparus déjà des romans qui soulèvent plusieurs problèmes de la ville comme Disc de George Meniuc, Lătrând la lună et Pactizând cu diavolul de Aureliu Busuioc, Nepotul de Vladimir Beşleagă et autres. On entrevoit dans le futur une cohabitation de ces deux genres comme la syntèse actuelle dans les pays occidentaux des phénomènes d’urbanisation et de ruralisation – la rururbanisation.
Sorin Alexandrescu a énoncé dans Les Europes provinciales le caractère d’interférence de ces Europes, dans lesquelles la vielle paradigme ne disparaît pas, elle coexiste avec celle nouvelle, sans conflit, ou devient permanence atemporelle.
L’actualité immédiate est une des options fondamentales pour la République Moldova : Ouest ou Est, tertium non datur. La solution pour la Bessarabie, pour être sincère, n’est pas de matérialiser les projections idylliques sur la société d’avant ou d’après l’invasion, mais le procès de la globalisation, qui change la nature des rapports entre les hommes, les institutions, les pays et les systèmes politiques divergeant, en imposant des nouvelles règles de comportement sur le mappemonde. Un procès dans lequel on devrait être des facteurs actifs, et non des pièces dans le jeu de quelqu’un. Il est impossible de s’imaginer que la Moldavie va longtemps rester une périphérie isolée, un espace de quarantaine qui mélange indiscernablement des résidus communistes, patriarcales et asiatiques, au bénéfice des despotes locaux, qui vont s’opposer sans cesse à notre alignement aux tendances générales de l’humanité.