Barbara Sosień
Jagellonian University, Krakow, Poland
Pour un mythe romantique polonais : le héros solitaire ou la lutte solidaire?
On a Polish Romantic Myth: Solitary Hero or Solidary Struggle?
Abstract: Since the dissolution in 1795 of the Polish state, and for more than two centuries, the interaction between history and literary works has deepened and created a series of great national myths. The most important and persistent one seems to be the myth of the hero willing to withstand by himself the dismemberment of Poland (resisting, in particular, the tyranny of the Russian tsar, the usurper of the royal Polish crown), in a solitary struggle which he wages on behalf of the entire Nation. Konrad, the young protagonist of the drama The Forefathers (1822-32) by Adam Mickiewicz, emerges from this mythology and represents its major figure; the main terms of my paper – struggle, victory and defeat, solitary vs. solidary – strictly refer to this theme. The sacrifice, martyrdom, failure, even the death of the hero are not the intended outcome of this struggle, since they offer a new reason to live to the members of the community, to the nation-people without a State. The imaginary system thus crystallized relies on the antinomy between the individual and the collectivity, between loneliness and fellowship. The individual, even if excessively glorified, loses so as the collectivity should win. This is the reason why the existence of the characters involved in the conflict is divided into two separate parts. We may recognize here a specifically Romantic dichotomy, duality and clash. Loneliness, intrinsic to the protagonist’s destiny, draws the individual into a despoiling of himself in the name of the other, more precisely in the name of the others. This is a fundamental question which also concerned Goetz, Manfred, Cromwell, Lorenzaccio or other Romantic heroes fighting against isolation and imprisonment, both literally and figuratively. In Mickiewicz’s writings the game between I and you, between I and we, can be read in terms of a positive and optimistic programme (Ode to Youth), but there are also some texts in which the extreme loneliness of the self is woven into a theme by far more dramatic: that of revolt reaching the point of blasphemy, sacrilege and the crime of regicide-parricide (The Forefathers). A double fall, of the individual and of the country, is represented here. The hero, superbly lonely and, at the same time, jointly bound to his fellows, falls but rises again, yields but stands up against what oppresses him, falls yet again, and so on… From this point of view, Poland seems to share a similar fate: allowing its collapse, but revolting against it, Poland does not surrender but loses its best children as well as its boundaries, only to rebuild them again, in solidarity. History turns into myth, and myth into history…
Keywords: Polish literature, Romantic myths, Adam Mickiewicz, the national hero.
En mars 1968, lors de la grande première des Aïeux, drame du poète romantique polonais Adam Mickiewicz, au Théâtre National de Varsovie, les applaudissements accompagnant les scènes et répliques relatives à l’oppression tsariste ont été si spontannées et ferventes que l’ambassadeur de l’Union Soviétique est sorti de la salle. Le lendemain, la pièce a été suspendue, ce qui a donné l’impulsion à la contestation étudiante, puis aux manifestations de rue, suivies de grèves et troubles politiques. En étendard, on a pu alors lire le nom de Mickiewicz et celui de Konrad, le protagoniste de la pièce. Pour saisir le sens de l’événement et en mesurer l’impact, dans le domaine de l’imaginaire d’abord et dans la sphère du politique ensuite, il nous faut reculer deux siècles en arrière.
A l’époque de l’échec de l’insurrection de novembre 1830, dirigée contre la Russie tsariste, les plus grands et les moins grands écrivains et artistes polonais se sont refugiés à l’étranger, et particulièrement en France ; le phénomène est bien connu. Les noms les plus célèbres de ces « émigrés de novembre » sont ceux de Mickiewicz, de Juliusz Słowacki, Zygmunt Krasiński, Cyprian Kamil Norwid, tous poètes et dramaturges. Ce sont eux qui ont créé tout un système de la littérature polonaise, basé sur le fond historique de la plus haute importance ; les grands mythes nationaux en émergent. Vraisemblablement contenus en germe dans l’imaginaire collectif plus tôt, les voilà qui éclosent avec force, sinon rage après l’effondrement de l’Etat polonais, en 1795. Depuis, et pour plus de deux siècles, l’interaction de l’histoire et des oeuvres littéraires ne fait que s’intensifier. Mythogène à l’extrême, la littérature polonaise révèle et dévoile ce dont l’imaginaire collectif s’alimente, à savoir : le refus du désamorcement du pays, l’impératif de s’y opposer l’arme à la main, quitte à se battre dans la solitude, souffrir dans les cachots ou mourir, en Sibérie ou ailleurs… La pensée politique s’y mirera et la mentalité polonaise s’y abreuvera, à tort ou à raison, pendant plus de deux siècles. Tout récit relatif à ces circonstances devient alors allusif, symbolique, mythique ; or, dans cette littérature il s’agit du geste dont la valeur est surtout, bien que non exclusivement, spirituelle. Nous y reviendrons.
Le mythe dépasse de loin, et de beaucoup, la personne, ses comportements et ses idéologies. La mythocritique (…) doit s’ancrer dans un fond anthropologique plus profond que l’aventure personnelle enregistrée dans les stades de l’inconscient biographique – note Gilbert Durand[1]. En l’occurence, de quelle aventure – si aventure il y a – peut- il être question, quelles sont et qu’est-ce qu’enregistrent les biographies, en quoi, enfin, résiderait la particularité du système de l’imaginaire romantique polonais ?
Les termes essentiels de mon propos que le titre signale : lutte, victoire, échec, solitaire, solidaire, se rapportent surtout à l’imaginaire inscrit dans l’oeuvre d’Adam Mickiewicz, et particulièrement dans le drame Les Aïeux (1822-1832), qualifié de mystique déjà par George Sand. Dans un article rédigé en 1839, l’écrivaine compare ce texte avec le Faust de Goethe et le Manfred de Byron[2]. Dans Kordian, drame de Słowacki (1834), écrivain, peut-être, le plus « occidental » des romantiques polonais, la question de l’acte solitaire mais solidaire, concret et dont la valeur n’est pas que spirituelle, se laisse analyser de façon plus pertinente. C’est essentiellement dans ces deux drames que les grands stéréotypes nationaux polonais prennent racine ; leurs jeunes protagonistes, Konrad et Kordian, en constituent, respectivement, deux parangons. Je me pencherai essentiellement sur le premier, le Konrad des Aïeux.
La grande aventure, redisons-le, est plus que personnele, car elle est celle d’un Etat effondré et démembré à la fin du XVIIIe siècle, partant celle d’un peuple-nation qui n’a jamais bien appris la leçon d’opportunisme mais a pratiqué régulièrement le jeu d’insurrections, voire de guerres ponctuées de victoires et suivies d’échecs, soit un jeu d’envols spectaculaires et de chutes assez durables, et cela périodiquement, quasi rituellement : en 1784, 1812, 1830, 1846, 1863… De même au XXe siecle ; on en compterait une dizaine : en 1918, 1920, 1939, 1944, sans oublier les événements relativement récents, ceux de juin 1956, de mars 1968, de décembre 1970 et, last but not least, d’août 1980, où la solidarité à l’oeuvre a pratiqué une vaste trouée dans les rangs de l’ennemi. Ne dirait-on pas un rituel d’initiation, où la souffrance solitaire, la chute, le risque et l’expérience de la mort conditionnent la régénération postulée de l’individu, mais tout aussi la résurrection de l’Etat, disparu mais prêt à renaître après la chute dans les ténèbres ? En effet, la réalité politique offre des modèles de biographies bien réelles, directement impliquées dans l’histoire mais rapidement assimilées par l’imaginaire pour en constituer des figures et des mythes fondateurs. Or, pendant longtemps, l’hypo-modèle pris dans l’histoire récente a été , nolens, volens, Napoléon, le grand solitaire, grand vainqueur, bientôt vaincu et martyre ; l’ambiguité de son mythe ne se révèlera que plus tard. Mais, parallèllement, les secousses politiques en Pologne ont offert tout un faisceau de modèles de la trempe guerrière : Tadeusz Kościuszko, petit noble au nom difficile à prononcer, à la tête d’une insurrection polonaise d’abord victorieuse, ensuite ratée, en 1795 mais, peu après, personnage important de la guerre d’indépendance américaine ; Józef Poniatowski, neveu du dernier roi de Pologne, prince héroïque et maréchal de France, tué à la bataille de Leipzig en 1813 mais fidèle à la parole donnée à l’empereur et se déclarant responsable de l’honneur des Polonais ; Sowiński, un vieux général invalide, resté seul lors d’une bataille perdue et refusant de se rendre donc tué par des soldats russes, à Varsovie, lors de l’insurrection de novembre ; un paysan Bartosz-Głowacki, à la tête d’un détachement de faucheurs polonais et mortellement blessé ; un colonel Wołodyjowski, héros du XVIIe siècle, personnage fictif cette fois, héros éponyme d’un roman historique mais rapidement adopté par l’imaginaire polonais au point de devenir quasiment réel. Wołodyjowski, « pan Michał » (« monsieur Michel ») se fait sauter avec toute une forteresse pour qu’elle ne tombe pas entre les mains de l’ennemi. Enfin, des jeunes filles, dont Emilia Plater, déguisée en homme, luttant à la tête d’un détachement d’insurgés et tuée, en 1831… Et tant d’autres, jusqu’à la seconde guerre mondiale, en 1939, ensuite pendant les deux insurections de Varsovie, en 1943 et 44, jusqu’aux soulèvements ouvriers réitérés depuis les années soixante du dernier siècle[3].
L’imaginaire polonais s’approprie immédiatement ces personnages exceptionnels qui représentent l’héroïsme personnel et solitaire pour en faire des figures symboliques aptes à remplir la grande béance creusée par la disparition de l’Etat. Figures exemplaires du sacrifice actif, sinon du martyre, ils font plus que remplir leur devoir, puisque l’Etat qu’ils servent n’existe pas, ou plus. Leur effort solitaire risque d’échouer et effectivement souvent échoue, mais il est jugé nécessaire jusqu’à sa dernière conséquences : la mort. Il en est ainsi parce que l’échec et la mort, dans cette mythologie, se situent en-deça du résultat escompté : ils redonnent un sens à l’existence des membres de la communauté. Autrement dit, le sacrifice de soi assure la survie à une réalité autre: elle est d’ordre spirituel et porte le nom de Nation. Dans son étude sur « L’imaginaire politique », Jean-Jacques Wunenburger précise : Nation […] qui vient servir de foyer d’identification des membres d’un corps sociopolitique […]. A travers la Nation, le corps politique se représente en étroite continuité historique avec une longue durée […][4] .
Au moment où l’Etat disparaît, un peuple éprouve le besoin de se sentir d’autant plus Nation, et le peuple polonais y aura accédé à travers un dramatique processus d’autoconnaissance tant individuelle que civique. On retrouve l’écho de cette vision de la Nation – communauté vivante malgré la disparition de l’Etat (nous n’oublions pas Herder et son idée de Volskgeist) dans les paroles du chant composé après le premier partage et devenu l’hymne polonais : La Pologne n’est pas morte tant que nous vivons…
Les écrivains romantiques, les glaneurs des champs de l’imaginaire, puisent dans ce manque à remplir, le revêtent d’une forme imagée et surtout, façonnent des figures symboliques ; leur longévité sera prodigieuse. Le système de la littérature alors engendré base sur une antinomie irrépressible et particulièrement intense. Elle consiste en une tension entre l’individuel et le collectif, le privé et le social, et, en dernière instance, entre le solitaire et le solidaire. Puissent les formulations de J.J. Wunenburger nous orienter encore une fois : […] la fraternité tend souvent […] à prendre la simple forme de la solidarité, entendue comme entente mutuelle, sans tiers reliant ou surplombant […][5]. Chez les romantiques polonais, le paradigme héroïque est dans toutes ses formes quasiment invariable : l’individuel, exalté jusqu’au paroxysme, perd pour que le social puisse gagner. Or ni entente, ni solidarité ne s’obtiennent d’un seul fiat fraternitas. Aussi la littérature romantique met-elle en images les personnages dont l’existence est scindée en deux parties : la première appartient au héros « privé », jeune homme, amant funéraire et malheureux d’une femme, solitaire d’emblée ; dans la seconde, ce même héros se métamorphose en amant de la patrie perdue et de la Nation orpheline de mère-patrie, forcée à subir les injustices d’un père ignoble : le tsar, usurpateur de la couronne royale[6].
Les personnages principaux des textes polonais s’apparentent visiblement aux figures de grands solitaires, créés par Calderon, Goethe, Byron, Chateaubriand, Hugo, Musset, sans oublier, un peu anachroniquement, Lautréamont et sa surprenante déclaration : J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiéwickz, Byron, Milton […][7]. C’était quelque chose dans le genre du « Manfred » de Byron et du « Konrad » de Mickiewicz […][8]. Tous les grands thèmes et apories sont au rendez-vous: la tentation du suicide ou l’appel de la mort volontairement acceptée, la pureté ou l’impureté morale, la folie, la violence, le blasphème, l’échec sublime, le mal subi et infligé, le rêve, l’Eros et le Thanatos, avec l’ombre de Prométhée en filigrane… Le répertoire en est immense. Et la solitude. La solitude aux prises avec l’égotisme, ou l’égocentrisme, dans la mesure où elle engage l’individu à un dépouillement de soi au nom de l’autre. L’autre qui, à son tour, n’est pas un, mais pluriel, sans être pour autant une masse anonyme : l’autre qui est un ensemble d’individus, de personnes humaines composant le Peuple-Nation[9]. La question fondamentale est la même pour Goetz ou Manfred, Cromwell ou Lorenzaccio, mais aussi, toute proportion gardée, pour Julien Sorel dans sa prison, ou Consuelo, héroïne éponyme du grand roman de george Sand, dans sa forteresse prusienne, ou Gilliatt, héros hugolien des Travailleurs de la mer, dans sa grotte sous-marine ; les prisons romantiques se dépeuplent difficilement. Tous, ou presque, impliqués dans l’histoire, ces prisonniers sont aux prises avec l’isolement ou emprisonnement tantôt au sens propre, tantôt figuré : faut-il transformer leur solitude, guettée par l’échec, en une source de puissance, afin de la mettre au service d’une cause commune ?
Voici un exemple pris dans Les Aïeux de Mickiewicz, dans la Troisième Partie du drame[10]. Gustave, le protagoniste, est prisonnier des Russes dans un cloître de Wilno, transformé en maison d’arrêt. Avant de subir une symbolique métamorphose spirituelle suivie du changement de nom (il adoptera le nom de Konrad), telle une mort « civile », Gustave fait sa profession de foi de poètre-chantre incompris et solitaire au milieu des gens. Il se déclare mort-vivant, car seule sa pensée reste vivante, pure, rayonnante et prête à jaillir du fond de son moi :
[…] Moi le chantre, que j’erre
Au milieu d’une foule ennemie, étrangère,
Dans laquelle personne, à part un méchant son
Discordant, ne va rien comprendra à ma chanson !
La seule arme, gredins ! qu’ils ne m’ont pas ravie.
Mais qu’ils ont abîmée, à mon poing la brisant ;
Ores pour ma patrie en conservant la vie
Je suis mort à jamais ; enfermée et gisant
Dans l’ombre de mon âme, au diamant ma pensée
Ressemble […] (159)[11].
Dans la suite de la scène, Gustave déclare sa mort et sa renaissance simultanées en écrivant sur le mur de la prison : Gustavus obiit […] Hic natus est Conradus…. et s’endort (sic !). Alors, un Esprit apparaît et lui révèle sa puissance spirituelle illimitée ainsi que son aptitude à dominer la nature entière et de renverser l’ordre établi :
Homme ! si tu savais ! que ton pouvoir est grand !
Quand ta pensée éclate, ainsi que l’étincelle
Jaillissant dans la nue, invisible, engendrant
La fécondante ondée ou l’orage, amoncelle
Les nuages. Si tu savais ! […]
[…]
Hommes ! chacun par la pensée et par la foi
Pourrait redresser, même en prison, solitaire,
Les trônes, s’il voulait, ou les jeter à terre. (159-160)
Ancré dans l’histoire politique de l’époque, le mythe du héros se consumant dans sa propre grandeur se double d’un autre, celui du pouvoir humain miraculeux, dirigé vers le but sprême : le service de la Nation. Dans l’imaginaire polonais, depuis le XIXe siècle, cet effort et ce service n’ont pas d’autre nom que l’indépendance du pays. Elle s’acquerrait dans l’avenir, aux prix du sacrifice, individuel d’abord et commun ensuite ; le millénarisme ainsi que le messianisme romantique y ont trouvé leur dû. Mais ce vaste problème dépasserait le cadre de notre propos.
La rêverie solitaire, ou la jouissance de la mélancolie, ou encore l’exaltation d’une grandeur individuelle s’annulent dans cet imaginaire puisque les rêveurs, solitaires et opprimés, postulent autant l’exaltation du moi et l’ébranlement des éléments que la transfiguration d’une réalité politique donnée. C’est pourquoi la représentation d’une telle solitude doit être lue en termes existentieles d’abord et historiques ensuite : la solitude individuelle se projette sur celle d’un peuple, d’une Nation, d’un pays ; elle s’abreuve. Mais peut-elle donner lieu à une lutte solitaire efficace et apte, à son tour, pour se transformer en une lutte solidaire ? Une dizaiane d’années avant la rédaction des Aïeux, Mickiewicz a composé la célèbre Ode à la jeunesse, où le jeu du moi, du toi et de nous s’orchestre en un programme positive et opitimiste, non dépourvu de cette rhétorique facilement enthousiaste qu’un Victor Hugo aurait pu faire sienne, à condition d’accepter le nous collectif à la place du je, de l’omniprésent Ego Hugo. En voici quelques fragments :
Ensemble, jeunes amis !…
Qu’au bonheur de chacun tous nos buts soient soumis,
Forts de l’union et sages d’audace,
Ensemble, jeunes amis !…
Le bienheureux qui dans l’effort trépasse,
Est un échelon vers l’Eden promis
Pour d’autres, tout mort qu’il soit sur la place !
[…]
Bras dessus, bras dessous, hé ! que soit ceinturée
La terre, par nos corps liée :
Nos pensées, eu un seul foyer,
Comme nos âmes, concentrées ! [12]
Il ne semble pas mal à propos de préciser qu’à l’époque (1820) le poète n’a encore connu ni la prison, ni l’exil politique, ni l’amertume ou le remords après la chute de l’insurrection de novembre qu’il a manquée. Mais son message, mutatis mutandis, a été et sera invariablement le même : il ne s’agit pas que de souffrir et mourir, mais aussi d’agir. Là-dessus, malgré tant d’idées divergeantes sur d’autres points, les grands écrivains romantiques étaient unanimes, dont Mickiewicz disant : « Il est temps de faire la poésie » : le temps est venu où il importe d’agir selon ce qu’on écrit, soit de transformer la parole en acte. Sa biographie, semble-t-il, en est un bon exemple. Le poète est mort à 57 ans, à Constantinople qu’il a rejoint pour y fonder une légion polonaise, après une vaine tentative d’en former une, en Italie.
Dans l’absolu, il importerait donc de ne pas mourir rampant, mais vaincre ou tomber l’arme à la main, ne fut-ce que symboliquement ; dans un second temps, ne pas cesser de rêver la liberté, l’imaginer comme une large brêche lumineuse, au-dessus de l’horizon étroit de la raison. En bon comptable, cette dernière conseillera toujours de tenir compte des soi-disant « situations objectives », « chances réelles » et autres « situations géopolitiques » estimées sans issue. Le tsar Nicolas I n’a pas été dupe de la force de l’imaginaire qui stimulait la Nation polonaise résistant à son autocratie puisqu’il aurait apostrophé les Polonais : Point de rêveries, Messsieurs, point de rêveries ! »
Nous revenons dans la cellule de Konrad. Après avoir dépassé le stade du suicide symbolique il adopte, dans un effort immense, le système de valeurs communes. Dans son cloître, il se retrouve avec d’autres incarcérés, accusés comme lui, menacés de déportation en Sibérie et/ou de mort en exil[13]. Il est donc membre de cette communauté de prisonniers-étudiants, mais il s’en détache tant par son comportement étrange que par ses chants et propos terrifiants. A la fois solitaire et solidaire de ses compagnons, momentanément réunis dans sa cellule, Konrad se voit et se veut seul ; effectivement, tout le monde sort. Il appréhende cette situation en tant que figure d’une quadruple aliénation qui fait l’objet d’un long monologue, la célèbre « Grande Improvisation ».
Primo, il se dit hautainement seul face aux autres :
Seul ! Qu’importent les gens ? Serais-je un histrion ?
Où est donc l’homme qui veut saisir la pensée
De mon chant, du regard embrasser les rayons
Par son âme irradiés ? [….] (185)
Secundo, seul par rapport à la tradition, au passé culturel, à tout héritage :
Je vous foule aux pieds, vous, tous les poètes
Tous les sages, tous les prophètes
Qu’a révérés le monde entier. (187)
Tertio, face à l’histoire des peuples, où il ne voit personne qui l’égalerait en matière de sacrifice au peuple-Nation :
J’aime le peuple tout entier.
[…]
Je veux le relever, qu’il ait contentement,
Qu’il soit à l’univers sujet d’étonnement
Mais du bon procédé je n’ai pas connaissance
Et viens m’en informer […] (188)
Quarto, face à Dieu, enfin et surtout. Voici de larges fragments de ce monologue, sans doute le plus connu et commenté dans le romantisme polonais :
[…] si tu me donnais
Sur les âmes domination pareille,
Je créerais ma nation comme une vivant couplet,
Et plus que toi j’accomplirais merveille :
[…]
Des âmes donne moi donc le gouvernement ! […]
Car je veux le pouvoir, dis comment le gagner !
[…]
Tu te tais, tu te tais ! maintenant je connais
Ta nature et je sais comment s’exerce
Ton pouvoir, alors qu’à jour je te perce.
[…] Tu te tais
[…]
Par l’âme à ma patrie incorporé pour lors,
J’ai bu son âme avec mon corps,
Je ne fais qu’un avec ma patrie. On me nomme
Million car j’aime pour de millions d’hommes
Et je suis supplicié pour eux.
Je regarde mon pays malheureux
Comme un fils sur la roue assisterait son père ;
Du peuple je sens toutes les misères.
[…] Tu te tais ! je t’ouvris de mon coeur les abîmes,
Donne-moi le pouvoir, rien qu’une part infime,
Je t’en conjure […]
Tu ne dis rien ! c’est que je ne mens pas,
Tu te tais, confiant en la force de ton bras…
[…]
Parle ! ou contre ta nature je tire ;
[…] ma voix…
Cette voix qui portera jusqu’aux sphères
Les plus lontaines de la création
[…]
Du peuple elle criera que tu n’es pas le père,
Mais…
La Voix du Diable :
Le Tsar ! (189 – 194)
La solitude de l’homme est ici à son apogée. Or, ni le désespoir ni la violence n’en résultent, mais une sorte de rage acharnée : seul, Konrad désire arracher au créateur le secret du moyen pour gouverner les âmes de la Nation dont il désire devenir guide et chef, dans une lutte solidaire. Les expressions réitérées : nation, peuple, patrie, pays, nature, volonté, domination etc… se heurtent au silence de Dieu, ô combien romantique !, auquel Konrad répond par des insultes. Dans un dernier cri, il conteste la paternité divine et s’arrête au seuil de l’ultime injure : c’est le Diable qui se fait son porte-parole et prononce le mot tsar.
On y reconnaît le thème romantique du Fils implorant en vain le Père divin qui se tait. Mais on en mesure les différences spécifiques. D’abord, Konrad figure ici le représentant d’un groupe, l’élu qui réclame plus que l’aide divine : il revendique la collaboration avec Dieu dans le domaine du politique. Ensuite, ce forçat de l’indépendance se dresse contre le Dieu identifiable avec la figure du tsar, l’usurpateur de la couronne des rois de Pologne souillant la notion de la royauté-paternité divine et la disqualifiant. Or, dans le pays qui n’a pas connu le régicide, le sacre royal maintient sa valeur, et cela même dans une monarchie élective… (Tel sera le dilemme traumatisant de Kordian, héros éponyme de la pièce de Słowacki, celui qui se propose de tuer le tsar mais recule devant l’acte du régicide-parricide).
L’attitude de Konrad, certes exaltant jusqu’au délire son moi hypertrophié, est donc saisissable à la lumière du contexte supra-individuel. […] l’individu s’épanouit par l’intériorisation de la dimension collective de l’existence, notamment celle de la communauté nationale. L’homme peut arriver ainsi à l’absolu […]. L’individu dépend donc de la communauté, il est sa création[14], note Michel Maslowski à propos de l’oeuvre de Mickiewicz.
Dans le déploiement irrégulier du drame où se déroule un combat entre la Lumière-résurrection de l’Etat et les Ténèbres-oppression des puissances étrangères, autant la chute au sens propre que l’échec au figuré sont suivis de redressements-envols. A la lumière de nos commentaires, il semble autorisé de proposer un rapprochement synecdocal : le vécu de la figure de l’imaginaire pour l’histoire réelle du pays. Le héros solitaire, vaincu, aliéné, seul mais lié solidairement avec ses semblables, choit mais se redresse, succombe mais s’attaque à ce qui l’oppresse, cultive sa blessure mais cherche le moyen de la guérir, et ainsi de suite… Solitaire, depuis la fin du siècle des lumières, la Pologne subit un sort pareil : elle se laisse écarteler et s’insurge, gagne une bataille et perd une guerre, ramasse ses forces mais les dissipe, ne se rend pas mais perd ses meilleurs fils ainsi que ses frontières, et de nouveau s’organise solidairement… L’histoire devient mythe, le mythe se mue en histoire, le devenir de l’individu solitaire recoupe celui d’une Nation solidaire.
N’est-il pas digne et juste de vivre par l’image ?
Bibliographie (choix)
1. Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’oeuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992.
2. Mythe & Nation. Directrice de publication Danièle Chauvin, Centre de Recherche sur l’Imaginaire, Université de Grenoble III, 1995, n 15
3. Narodowy i ponadnarodowy charakter literatury. National and supranational Character of Literature. Pod redakcja Marii Cieśli-Korytowskiej, Kraków, Universitas, 1996.
4. Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, Paris, PUF, 1997
5. Michał Masłowski, Gest, symbol i rytuały polskiego teatru romantycznego, Warszawa, PWN, 1998
6. Histoire des idées politiques de l’Europe Centrale. Sous la direction de Chantal Delsol et Michel Maslowski, Paris, PUF, 1998.
7. « Dziady » Adama Mickiewicza. Poemat. Adaptacje, Tradycje. Redakcja Gogusław Dopart, Kraków, Universitas, 1999.s
8. Maria Janion, Prace wybrane, t.1 : Tragizm, historia, prywatność, Kraków, Universitas, 200 ; t.2 : Zło i fantazmaty, Kraków, Universitas, 2001.
9. Le verbe et l’histoire. Mickiewicz en France et l’Europe. Sous la direction de François-Xavier Coquin et Michel Masłowski, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 2002.
10. Maria Janion, Maria Żmigrodzka, Romantyzm i egzystencja, Gdańsk, Wydawnictwo słowo/obraz/terytoria, 2004.
[2] Il s’agit du célèbre Essai sur le drame fantastique. Goethe – Byron – Mickiewicz, paru le 1 décembre 1839, dans la „Revue des deux mondes”. George Sand intitule le drame de Mickiewicz Konrad et, dans son parallèle, constate entre autres: Konrad est le type le plus opposé à ce genre de soumission extatique […] à coup sûr indigne de l’Europe. […] nous voyons dans Faust le besoin de poétiser la „nature déifiée“ de Spinoza, dans Manfred, le désir de faire jouer à l’homme […] un rôle digne de ses facultés et de ses aspirations, dans Konrad, une tentation pour moraliser l’oeuvre de la création […] en moralisant le sort de l’homme sur la terre.
[3] C’est ce fond mythique et archétypal très ancien qui est l’objet du commentaire pertinent de Jan Prokop qui conclut: En Pologne tout est symbole… Hélas, dissent les uns, par bonheur, dissent les autres; Jan Prokop, “Mythes fondateurs staliniens en Pologne après 1945 – continuités et ruptures”, in: Mythes & Nations, Directrice de publication Danièle Chauvin, Grenoble, Centre de Recherche sur l’Imaginaire, 1995, p. 157 et 169.
[4] Jean Jacques Wunenburger, Philosophie des images, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.279.
[6] A ce propos, les remarques de J.-J. Wunenburger nous semblent encore très pertinentes. Voir surtout le chapitre: ”L’image parentale du pouvoir”, op. cit., p. 276-289.
[9] Voir Maria Cieśla-Korytowska, „Le caractère national et supranational des Aieux d’Adam Mickiewicz“, dans: Narodowy i ponadnarodowy charakter literatury. Studia i rozprawy pod redakcją Marii Cieśli-Korytowskiej, Kraków, Universitas, 1996, p. 95- 113. Nous lisons entre autres: […] chaque chute est en même temps une chance de plus pour le héros de se construire une personnalité plus complete; […] chaque chute l’approche de cette perspective. (p. 111).
[10] C’est bien cette partie du texte que George Sand cite et commente dans son article; cf. supra, note 2.
[11] Les citations renvoient à l’édition: Adam Mickiewicz, Les Aïeux. Traduit du polonais par Robert Bourgeois, Montricher, les Editions Noir sur Blanc, 1998; les chiffres entre les guillemets indiquent la page.
[12] Adam Mickiewicz, Ballades, Romances et autres poèmes. Choisis, présentés et traduits du polonais par Roger Legras, Lausanne, éd. L’Age d’Homme, 1998, p.14-15.
[13] Mickiewicz a dédié son oeuvre à ses (…) compagnons d’études – de prison – d’exil/ – persécutés pour leur patriotisme, morts pour s’être languis de la patrie / A Arkhangielsk – à Moscou – à Saint- Petersbourg / A la cause nationale. Aux martyrs. Dans cette dédicace, il mentionne les noms de trois personnages réels, ses amis.