Ana Alexandra Zăstroiu
La déconstruction du fantastique et les niveaux de la narration
dans Le Château des Carpathes de Jules Verne
Est-ce que les premières lignes du roman Le Château des Carpathes annoncent-elles un récit fantastique ? Nous nous sommes posé cette question à cause de la présence, dans la première moitié du texte, d’indices thématiques renvoyant au surnaturel et d’une technique narrative apte à endormir la méfiance des liseurs d’histoires fantastiques les plus avisés.
Voila pourquoi la surprise est d’autant plus grande quand, à la fin du récit, le narrateur dissipe le brouillard et nous offre l’explication rationnelle du mystère.
On sait bien que le fantastique expliqué était l’apanage du roman gothique traditionnel, développé surtout à la fin du XVIIIe siècle. De même, on sait que l’écrivain nantais adopte, le plus souvent, une solution esthétique plutôt réaliste ou scientifique. Certains critiques le voient comme le peintre « d’un monde connu agrémenté de quelques machines nouvelles »1 ; Jules Verne aurait aussi le mérite d’être apprécié par des publics marginaux ou adolescents. Sa réussite tient à ce qu’il a rempli son rôle dans ce projet culturel : il a réussi à spectaculariser la technologie et ses objets, faisant rêver, sans permettre pour autant une mise en cause du cadre social où ils étaient produits. C’est ce qui fait de lui le maître incontesté de la fiction semi didactique, qui convenait à la fois à une idéologie à la fois positiviste et bourgeoise.2
Si Roger Bozzetto, spécialiste en science-fiction et littérature fantastique, caractérise de la sorte l’oeuvre vernienne, d’autres critiques ont des opinions très différentes. Dans son étude sur l’imaginaire vernien, Simone Vierne déchiffre des sens beaucoup plus profonds dans l’ensemble des écrits de Jules Verne : « bien plus que des machines, Jules Verne a inventé, pour son époque et pour la nôtre, tout un domaine imaginaire »3. Le même critique décèle un fil autour duquel s’organisent les Voyages extraordinaires : le mythe initiatique.
Le Château des Carpathes, contenant parmi d’autres thèmes celui de l’initiation, parait en 1892.
Dans les lettres envoyées à son éditeur, l’écrivain montre l’intérêt exceptionnel porté à ce roman. La technique narrative, une géographie imaginaire et le substrat mythique du livre rendent compte encore une fois du talent et de l’originalité de Jules Verne.
Ce qui est très intéressant, (au moment où l’on tente une analyse littéraire du texte), c’est qu’il n’appartient ni au genre fantastique, ni à la science-fiction, ni même à un autre genre ou sous genre situé aux confins du fantastique, l’étrange, bien qu’il les combine d’une manière inouïe.
Rappelons que l’époque du fantastique classique, en quelque sorte extérieur, provenant des événements situés hors de la conscience des personnages, avait pris fin depuis quelques décennies et qu’un autre, le fantastique fin de siècle, aux aspects considérés parfois comme décadents, s’imposait. Ainsi, des auteurs comme Jean Lorrain, Marcel Schwob ou R. L. Stevenson en appelaient-ils, dans leurs écrits, à la psychologie, « qui prend désormais en compte les phénomènes de l’inconscient. Charcot est né en 1825, Freud en 1856 »4. Spécifique pour ce type de fantastique, entre autres, le thème du double connaît de nombreuses exploitations littéraires ; Stevenson et Maupassant publient en 1886, peu de temps avant la parution du Château des Carpathes, deux textes fameux de la littérature fantastique, L’étrange cas de Dr. Jekyll et Mr. Hyde et Le Horla.
Jules Verne, quant à lui, est assez proche de la littérature du surnaturel ; si dans la poésie les deux auteurs les plus chers sont Hugo et Baudelaire, les romanciers qui l’ont le plus influencé « se trouvent parmi les maîtres du fantastique, E. Poe et Hoffmann »5.
Il faut, en passant, noter que si l’on fait le compte des romans de Jules Verne consacrés à un fantastique qui n’a rien à voir avec les progrès de la science, on est surpris de leur nombre relativement important. Quant à Poe, il est vraiment le plus admiré des auteurs, et cette admiration ne se démentira pas, depuis l’article qu’il lui a consacré en 1864, jusqu’au moment où il ose se mesurer à son modèle, en donnant une suite aux Aventures d’Arthur Gordon Pym, quand il écrit en 1897 le Sphinx des Glaces.6
S’il trahit parfois les découvertes scientifiques en succombant au charme du fantastique, c’est que Jules Verne reste en quelque sorte, croyons-nous, le tributaire d’une tradition littéraire représentée par Poe ou Hoffmann.
Nous avons fait tous ces renvois préliminaires au genre fantastique puisque la formule romanesque du Château des Carpathes offre, comme on a déjà observé, un trajet narratif à mi chemin entre fantastique et « réalisme ». On ne peut donc pas tenter une lecture en clé fantastique du roman, puisque la fin du texte nous offre l’explication intégrale du mystère.
Il serait quand même intéressant d’observer quelles sont les modalités narratives et les autres éléments qui nous font penser, jusqu’à un certain moment, à la rupture de plans provoquée par l’intrusion du fantastique. Pour ce faire, rappelons que ce genre littéraire ne peut pas exister en dehors de quelques procédés qui lui assurent la crédibilité, afin que le lecteur soit convaincu, au moins pendant la lecture, de la vraisemblance des événements narrés.
Et, pour ce qui est de notre texte, les références au code fantastique ne tardent pas à apparaître. Premièrement, l’écrivain introduit dans le discours la voix d’un narrateur représenté qui assume très brièvement le rôle de personnage: il parle à la première personne, comme dans n’importe quel texte qui se relève de la poétique du surnaturel ; bien sur, on apprend que : « Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque. Faut-il en conclure qu’elle ne soit pas vraie, étant donnée son invraisemblance ? »7.
Un autre subterfuge du schéma fantastique, présent aussi dans le roman, tient au renvoi à un cadre réel minutieusement établi ; les gens, à part peut-être ceux qui habitent un petit village de Transylvanie, « où le cadre des Carpathes se prête à toutes les évocations psychagogiques », ne croient plus aux histoires peuplées de gnomes, brownies, elfes, sylphes ou lutins, nous précise le narrateur. On connaît maintenant le lieu géographique auquel le narrateur rapporte son récit. De même, le narrateur est soucieux de rappeler que ces provinces de l’extrême Europe, M. de Gérardo les a décrites, Élisée Reclus les a visitées. Tous deux n’ont rien dit de la curieuse histoire sur laquelle repose ce roman. Ont-ils eu connaissance ? Peut-être, mais ils n’auront point voulu y ajouter foi. C’est regrettable, car ils l’eussent racontée, l’un avec la précision d’un annaliste, l’autre avec cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage8.
Et la stratégie qui nous oriente vers le fantastique continue par une autre supercherie narrative ; notre conteur ne nous dit pas s’il a été le témoin de toute cette histoire ou si d’autres gens la lui ont racontée. Mais sa préoccupation pour prouver l’authenticité des événements ne fait qu’accréditer la narration aux yeux du lecteur.
Si le narrateur fait entendre sa voix dans les premières lignes du roman – « Puisque ni l’un ni l’autre ne l’ont fait, je vais essayer de le faire pour eux » – en assumant ainsi le rôle de protagoniste dans la diégèse, c’est-à-dire de narrateur intradiégétique, cette situation va changer dans les pages qui suivent. Le récit sera raconté par une voix extérieure à l’action, disons extradiégétique. Cette voix textuelle, qui marque déjà un deuxième niveau narratif, se sert du pronom impersonnel on.
Dans Figures III, Gérard Genette établit que le récit à focalisation externe (« la vision du dehors ») représente l’apanage de la littérature d’aventures :
un grand nombre de romans d’aventures, de Walter Scott à Jules Verne en passant par Alexandre Dumas traitent leurs premières pages en focalisation externe : voyez comme Philéas Fogg est d’abord considéré de l’extérieur, par le regard intrigué de ses contemporains, et comment son mystère inhumain sera maintenu jusqu’à l’épisode qui révélera sa générosité9.
Tandis que l’auteur de fantastique ou de science-fiction recourt le plus souvent au récit à focalisation interne, soit elle fixe ou variable, pour légitimer son récit. Dans ce sens, l’alternance de procédés narratifs du Château des Carpathes devient intéressante : pourquoi l’écrivain a-t-il opéré ce changement de perspective à l’intérieur du texte au lieu de garder la voix du narrateur représenté ? Le passage du discours direct à celui indirect libre marque aussi l’organisation textuelle : « je n’ai pas consenti…reprit-il, non, je n’ai pas consenti ! »10 et « Voici ce qui m’est resté dans la mémoire, répondit le docteur… Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d’un homme retenu par les jambes… »11.
Si la réalisation narrative marque de manière décisive ce type de discours, le code fantastique s’impose aussi par l’intertextualité ; dans ce sens, on pourrait affirmer que toutes les œuvres relevant du surnaturel s’inscrivent dans une sorte d’hypertexte où des personnages « fameux » peuvent parfois prendre la liberté de «circuler» d’un texte à un autre. Tel est le cas, dans le roman vernien, de la présence du colporteur ; le lecteur, bien sur celui avisé, sera orienté, croyons-nous, vers un récit du maître fantastiqueur E. T. A. Hoffmann, dont le nom apparaît d’ailleurs sur la même page :
En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques, évoquent toujours l’idée d’êtres à part, d’une allure quelque peu hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes ses formes, celui qui s’écoule, celui qu’il fait, celui qu’il fera… On dirait qu’ils sont des commis voyageurs de la Maison Saturne et Cie, à l’enseigne du Sablier d’or »12.
Ainsi, on ne saurait nier l’influence qu’a eue la prose d’Hoffmann et, peut-être, L’homme au sable sur l’imagination de Jules Verne.
Les critiques de l’œuvre vernienne ont décelé comme thème principal du roman le mythe de l’initiation (Vierne, p. 111) ; Simone Vierne croit aussi que sous le nom d’Orfanik se cache celui d’Orphée, « le magicien de la musique » (Vierne, p. 111) ; de même s’extasie-on en démontrant que les découvertes du savant préfigurent la télévision ; et si on tentait, cette fois-ci, un parallèle entre le personnage maléfique du Château des Carpathes, le baron de Gorz, et Copéllius, celui de L’homme au sable?
Bien qu’un peu exagérée, notre tentative part du fait que, tout comme Coppola ou Coppélius, la figure ou l’apparition du Baron de Gorz suscitent toujours la peur, ou le très connu unheimliche (l’inquiétante étrangeté), concept autour duquel Freud bâtit sa célèbre analyse :
Quel était ce spectateur si assidu ? La Stilla avait en vain cherché à l’apprendre. Aussi, étant d’une nature très impressionnable, avait-elle fini par s’effrayer de la présence de cet homme bizarre – frayeur irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu’elle ne pűt l’apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle… 13.
D’ailleurs, la mort même de Stilla, l’héroïne du roman, est provoquée par la simple présence et le regard de ce personnage néfaste, dont la figure sera associée même au « Chort » :
En ce moment, la grille du baron de Gorz s’abaissa. Une tête étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra… Soudain elle s’arrête. La face du baron de Gorz la terrifie…Une épouvante inexplicable la paralyse… Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang…Elle chancelle…Elle tombe…14.
Bien que l’explication scientifique de cette mort nous soit immédiatement donnée, on se laisse en quelque sorte emporter croire aux pouvoirs envoûtants du baron de Gorz.
Sans doute, le colporteur juif représente-t-il une sorte de préfiguration du même personnage, puisqu’il provoque aussi le mal ; il vend entre autres des lunettes (tout comme l’opticien Coppola), mais aussi des instruments à mesurer le temps. Un temps qui, du moment où le berger Frik achètera cet objet, tournera au mal pour les superstitieux habitants du village de Werst. C’est à cause de cette lunette que le château médiéval, le burg maudit et hanté par les esprits revient, d’une manière menaçante, dans le quotidien des villageois.
L’initiation du héros est étroitement liée à l’image du château, qui d’ailleurs, appartient à l’ennemi et rival du comte de Télek, le baron de Gorz. À la différence de Nic Deck, le premier qui essaie de franchir les murs du vieux burg, Franz de Télek réussit à vaincre tous les obstacles qui l’empêchent d’arriver à l’intérieur du château, même l’électricité : « ce qui le pousse n’est pas la curiosité, sentiment rationnel et donc peu initiatique, c’est la passion, l’amour »15 (Vierne, p. 116).
En fait, l’image du château nous fait rêver à un espace imaginaire particulier. Parce que ce type de demeure abrite, en plan fictionnel et imaginaire, toute sorte de monstres et d’histoires ténébreuses, le titre du roman nous ramène, dès le premier moment, à l’intertexte fantastique. Peut-on ne pas penser, en le lisant, à un autre très célèbre livre qui paraîtra en 1897 et dont l’action se déroule toujours dans les Carpathes – Dracula de Bram Stoker ? Le thème du lieu maudit, récurrent dans l’espace littéraire du surnaturel, enregistre une très riche histoire : rappelons le roman de Horace Walpole, The Castle of Otranto (1765), The Fall of the House of Usher (1839) de Poe, The House of the Seven Gables (1851), roman écrit par Nathaniel Hawthorne, Dracula (1897) de Bram Stoker ou The Turn of the Screw (1898) de Henri James et la liste pourrait bien sur continuer.
En revenant à l’élément spatial de notre texte, on doit préciser que toute œuvre littéraire crée par son existence même un monde fictionnel qui trouve ses points de départ dans le réel mais le transforme essentiellement par le biais de l’art. Jules Verne nous donne des précisions spatio-temporelles exactes ; mais, dans le livre, elles se transforment grâce à une géographie totalement imaginaire ; ainsi, l’image du château maudit persiste presque tout le long de la narration, jusqu’au moment où le narrateur décide de nous donner des explications rationnelles. Le langage qui caractérise le château sert aussi à amplifier une atmosphère évadée du réel et le sentiment de peur du lecteur : c’est une demeure maudite, le burg du diable, qui suscite une crainte effroyable, un château visionné ; « le Chort ne devait pas être loin, c’était lui qui hantait le burg… »16 ; à minuit, l’heure de toutes les apparitions, de toutes les maléfices, le château devient encore plus effrayant.
Voilà comment la description de l’espace, la technique narrative et le jeu intertextuel peuvent entretenir l’effet de fantastique.
Mais le lecteur qui attendra avec impatience la fin du livre pour rester dans cette atmosphère étrange et mystérieuse sera peut-être déçu ; parce que la trame surnaturelle est détruite par quelques explications concernant les expériences scientifiques d’Orfanik. L’échafaudage du fantastique s’effondre, tout comme les murs du vieux burg qui abritait, au lieux des esprits malfaisants, le baron de Gorz et son dévoué Orfanik.
Il est possible pour autant que toute l’originalité de l’écrivain sorte de ce choix qu’il fait entre surnaturel et ration ; Jules Verne continue ainsi sa propre voie / lignée littéraire ; il ne se laisse pas séduire par l’étrange ; tout au plus, l’écrivain français déconstruit une narration fantastique presque parfaitement réalisée. Est-ce que ce narrateur habile et rusé n’éprouve-il parfois un léger sentiment d’ironie devant un genre qui avait été monnaie courante pendant tout le XIXe siècle – le fantastique ?
Notes
1. Roger Bozzetto, L’obscur objet d’un savoir : Fantastique et Science-Fiction, deux littératures de l’imaginaire, Marseille, Provence, 1992, p. 197.
2. Idem, p. 190.
3. Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique. Contribution à l’étude de l’imaginaire, Lille, 1972, p. 14.
4. Roger Bozzetto, Le fantastique fin de siècle, dans « Europe », nş 779, mars, 1994, p. 16.
5. Simone Vierne, op. cit., p. 22.
6. Idem, p. 23.
7. Jules Verne, Le Château des Carpathes, Livre de poche, Librairie Générale Française, 1987, p. 1.
8. Idem, p. 2.
9. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuils, 1972, p. 207.
10. Jules Verne, op. cit., p. 111.
11. Idem, p. 113.
12. Idem, p. 11-12.
13. Idem, p. 142.
14. Idem, p. 149
15. Simone Vierne, op. cit., p.116.
16. Jules Verne, op. cit., p. 84.