Ioan Pop-Curşeu
Université Babeş-Bolyai Cluj-Napoca
ioancurseu@yahoo.com, ioan.pcurseu@ubbcluj.ro
De l’utopie sur grand écran : Jean-Jacques Rousseau et le cinéma
About Utopia on the Screen: Jean-Jacques Rousseau and the Cinema
Abstract: This paper tries to investigate how the utopian thought of Jean-Jacques Rousseau was shaped in cinema, by the specific means of the seventh art. Different categories of films are defined and analyzed here. First of all, the focus is laid on a biopic made by Swiss director Claude Goretta, Ways of Exile, or the Last Years of Jean-Jacques Rousseau (1978). Then, the influence of Rousseau on Alain Tanner and some young Swiss directors is interrogated through several films in which the works of the philosopher are explicitly cited or interpreted. At the end of the paper, the emphasis is put on the influence of Rousseau on cinema schools, such as Italian new realism or the French New Wave, the last one with its key figure, Jean-Luc Godard. In this article, the cinema appears as a way of re-reading classical Utopian systems, but also as a medium capable of fabricating utopias for our time.
Keywords: Jean-Jacques Rousseau; Cinema; Utopia; Claude Goretta; Jean-Luc Godard; Switzerland; Cinema Schools.
Devant l’immensité de la bibliographie rousseauiste, bien qu’on se demande souvent si des travaux d’aujourd’hui peuvent encore apporter quelque chose de neuf, on découvre cependant qu’il reste miraculeusement des territoires peu ou pas du tout abordés par les critiques. Ainsi, les rapports de la pensée de Rousseau avec le septième art ont-ils été de peu d’intérêt pour les chercheurs, malgré la richesse des résultats qu’un tel questionnement pourrait produire. Si Rousseau n’a pas fait l’objet d’adaptations cinématographiques célèbres, comme d’autres écrivains du 18ème siècle, il n’en est pas moins vrai que sa pensée – notamment dans sa dimension utopique – a eu une certaine influence sur le monde du cinéma, à travers les lectures et les réflexions des réalisateurs, des scénaristes et des producteurs. C’est cette influence que nous nous efforcerons de décrire brièvement, après avoir jeté un regard sur un essai biographique d’une belle tenue, signé d’un des cinéastes suisses proéminents.
Le téléfilm de Claude Goretta (car c’est de lui qu’il s’agira dans les lignes qui suivent), Les Chemins de l’exil ou Les Dernières années de Jean-Jacques Rousseau (1978), écrit par Goretta et Georges Haldas, avec François Simon dans le rôle principal, représente peut-être une des plus vivantes évocations de l’écrivain du XVIIIe siècle. Rousseau y est interprété de manière très convaincante, avec un réalisme psychologique qui saisit les nuances et les motivations comportementales les plus obscures. À ce propos, on a recréé une atmosphère historique, des caractères spécifiques du siècle des Lumières, et l’on a restitué la véridicité d’un homme qui a été à la fois une personne très vulnérable et un « personnage » qui a toujours su jouer avec une parfaite maîtrise son propre rôle. Parler de rôle dans le cas de quelqu’un qui a défendu l’« homme naturel », la solitude, la liberté en face des contraintes sociales peut sembler paradoxal, mais le film de Goretta donne à voir un Rousseau qui est à la fois un merveilleux acteur qu’un être humain profondément convaincu de sa sincérité et du manque de tout artifice en lui.
De plus, il y a des moments magnifiques de cruauté, où l’on saisit dans toute son étendue la manie de la persécution dont souffrait le philosophe, et son obsession permanente d’être victime d’un complot ourdi par ceux qui étaient autrefois ses amis (d’Holbach, Diderot et Voltaire notamment). Jean-Jacques Rousseau « rayé de la carte du monde » constitue ainsi un des leitmotive les plus importants de l’œuvre de Goretta : le philosophe le récite à la fois dans le guêpier de Paris, dans les montagnes suisses et la campagne anglaise. Goretta souligne la conviction de Rousseau d’être un apôtre de la vérité, incriminé pour ses croyances, mais il n’évite pas le fait que, malgré d’innombrables protestations, le penseur faisait preuve d’un égoïsme absolu, d’un désintérêt foncier de tout ce qui ne relevait pas de l’élaboration de son œuvre ! Centré sur lui-même, opaque aux joies et aux souffrances des autres, dès qu’elles devenaient trop réelles et pressantes, Rousseau s’est mu dans le cercle d’une pensée utopique et s’en est tenu à la réflexion sur un bien abstrait, sur une « vertu » de manuel et sur un « amour » aussi éloigné de la vie que l’Éros de Platon. Croyant incarner la justice et faire le bien, Jean-Jacques se trouvait toujours en porte-à-faux avec les décisions que réclamaient les situations où il se trouvait.
Très statique, Les Chemins de l’exil peut être considéré comme un film à thèse, construit pour illustrer les mots de Goethe, selon lequel « avec Voltaire, c’est un monde ancien qui s’achève, avec Rousseau, c’est un monde nouveau qui commence »[1]. C’est pourquoi Goretta et Haldas ont truffé la narration cinématographique avec de larges extraits des écrits de Rousseau, de l’Émile, du Contrat social, du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, des Confessions. La mise en scène des Confessions justifie quelques flash-back remarquables, à la faveur desquels les spectateurs découvrent des moments cruciaux de la vie de Jean-Jacques, de son enfance, de son initiation amoureuse et mondaine auprès de Mme de Warens, de ses relations tendues avec les philosophes de son temps, etc. On voit Rousseau vieux en une sorte de surimpression sur des moments de son passé ; il cause avec Sophie d’Houdetot, à laquelle il lit des extraits de La Nouvelle Héloïse, il reçoit la punition injustifiée pour le peigne de Mlle Lambercier, découvre la passion de la lecture aux côtés de son père, se tourmente pour le fameux ruban volé, etc.
Le statisme est peu corrigé par quelques moments assez dynamiques, qui retracent les errances du personnage après la condamnation de l’Émile par le Parlement de Paris (1762) : on le voit dans les cantons de Berne et de Neuchâtel, sur la paradisiaque île Saint-Pierre, puis à Londres, jusqu’à Ermenonville – où il finira ses jours dans les dernières minutes du film… De plus, toujours dans l’idée du film à thèse, on insiste beaucoup sur le côté suisse de Rousseau, sur l’impact de la terre natale sur sa pensée et sur sa manière de vivre, ce qui correspond d’ailleurs à une dimension importante de sa personnalité[2]. Le personnage y est quelque peu mythifié par l’équipe suisse qui a assumé la réalisation du film : quoique ses faiblesses humaines ne soient pas cachées, il n’y a que celles qui ont contribué au génie de Rousseau qui sont soulignées dans la narration filmique.
On convient cependant que Rousseau était un être d’une grande bonté, ce qui ne l’empêchait pas d’être du plus pur égoïsme et de ramener toujours tout à soi, à sa propre expérience, à sa vision du monde, à ses problèmes. Rejetant la société des gens de son temps, il aimait cependant la compagnie, une certaine compagnie, ce que le film ne montre qu’assez. Il « vomissait » les aristocrates mais ne fréquentait que les salons les plus à la mode, il mettait en évidence la vanité des « sciences » et des « arts », en écrivant cependant tous ses textes avec une parfaite maîtrise des lois de la rhétorique.
Mais l’idée la plus originale que l’on retrouve dans Les Chemins de l’exil est la réhabilitation de Thérèse Levasseur (Dominique Labourier), la lingère analphabète qui a été la compagne de toute une vie pour Jean-Jacques. Loin de la femme bête et acariâtre qui a fait les délices de toute une tradition biographique et critique (Émile Faguet, Jules Lemaître, Feuchtwanger), on découvre ici une femme qui, certes, est simple, mais d’une « bonne » simplicité, inscrite dans la plus pure ligne de la tradition utopique rousseauiste : elle est dévouée, équilibrée, elle aime son compagnon de tout cœur et le conseille dans les moments difficiles. À la fois mère, maîtresse et esclave, Thérèse incarne les fantasmes absolus de la féminité chez Jean-Jacques Rousseau. Les délices de l’art ne l’ont pas pervertie, le savoir n’a pas instillé de dangereux poisons dans son cœur, et sa « vertu » est restée libre de s’exercer en dehors de toute corruption culturelle.
D’une grande beauté plastique, le film de Goretta présente souvent des « tableaux » à la Georges de la Tour ou Chardin (natures mortes), et des paysages époustouflants. Mais, même si le personnage de Rousseau (joué impeccablement par François Simon) a été reconstitué avec un soin extrême, à partir de tableaux et sculptures du XVIIIe siècle, il n’en est pas vrai qu’il garde quelque chose de spectral, d’insaisissable, d’utopique. Goretta a fondu en une image mouvante des éléments provenant de sources différentes et hétérogènes : le portrait de Rousseau par Ramsay (où l’on peut admirer le fameux bonnet et le manteau arménien du philosophe), le masque mortuaire conservé à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève et le buste réalisé par le sculpteur Houdon[3]. La chromatique distinctive du personnage de Rousseau semble empruntée à ces œuvres-là : Goretta joue sur les bruns, les gris, les orangés ternis et les blancs fatigués, ce qui confère à la fois de la sobriété et de la dignité au personnage évoqué, mais semble le placer aussi quelque part dans les plis sinueux du temps et de la mémoire, dans une zone indistincte où tout devient possible.
Dans Les Chemins de l’exil, la composition des cadres est soignée, le jeu des acteurs naturel, et – malgré le statisme que nous mettions en évidence plus haut – la narration est solidement construite, réussissant à intéresser le spectateur intelligent même sans l’existence de péripéties trop extraordinaires. Et puis, des œuvres didactiques sont nécessaires, sans aucun doute, dans l’histoire du cinéma et de la télévision : en dehors de toute qualité artistique propre, Les Chemins de l’exil resterait encore une très bonne introduction visuelle à l’œuvre de Rousseau, utilisable dans les écoles et les universités.
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Chez d’autres cinéastes suisses, Rousseau est cité en guise d’emblème identitaire, puisque sa pensée présente de nombreuses accointances avec les heurs et malheurs de l’histoire des arts dans le pays des cantons. Le cinéma suisse est l’héritier d’une tradition iconoclaste protestante, qui trouve dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) une de ses plus remarquables expressions : né difficilement, le septième art s’est vu confronter en Suisse à toutes sortes de problèmes, dont l’une consistait en l’invention d’une idéologie et d’une vision du monde qui lui soient propres. Or Rousseau a fourni des thèmes de réflexion, des idées, des points de débat, qui – à la différence du film de Claude Goretta, par exemple – sont le plus souvent des fils d’importance plutôt secondaire dans la trame des œuvres cinématographiques en question.
Le Genevois Alain Tanner est un autre réalisateur qui cite ouvertement Rousseau, dans un film de 1975, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000. Ce film, qui définit son horizon temporel en fonction de l’année emblématique de bon nombre d’utopies (2000), traite les désillusions post-utopiques de quelques soixante-huitards, provenant de diverses catégories sociales, six ans après les fameux événements de mai, pendant lesquels tout le monde avait tendance à bâtir plus d’un château en Espagne. Sur un ton quelque peu didactique et moralisateur, Alain Tanner parle des frustrations politiques, érotiques et existentielles de quelques personnages, nourris par les utopies de soixante-huit, mais avalés par le système capitaliste exploiteur et par la société de consommation. L’histoire la plus émouvante de tout le film est peut-être celle de Mathilde (Myriam Boyer) et de Mathieu (Rufus), qui s’efforcent de survivre au jour le jour. Ils ont déjà trois enfants et elle est de nouveau enceinte, alors que lui est au chômage et gagne un peu d’argent grâce à de petits boulots. Elle travaille à la chaîne dans une usine, malgré les protestations de son mari, qui considère que les riches – « nos ennemis » – se nourrissent de la chair et du sang des pauvres, et finissent par les jeter à la rue sous forme de déchets. Le bus qui mène Mathilde au boulot passe à côté de la fameuse statue de Jean-Jacques, qui se trouve au bout du Lac Léman. La caméra présente l’ensemble du groupe statuaire, le capte après dans un plan rapproché, et les spectateurs devinent que la jeune femme dévisage Rousseau, alors que Tanner lit en voix off des fragments d’Émile, un du Livre premier, quand elle va au boulot, l’autre du Livre troisième, après que le mari se soit décidé à reprendre du travail et à se faire « exploiter » pour la tranquillité de sa famille :
Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles ; tous nos usages ne sont qu’assujettissement, gêne et contrainte. L’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage : à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu’il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions. [Livre premier] […] Or, les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant à l’état de nature, et l’homme naturel vivant à l’état de société. Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes.[4]
À l’occasion du tricentenaire de Rousseau, la Haute École d’Art et Design de la ville de Genève, Rita Productions et la RTS ont lancé un projet qui consistait à évaluer la portée contemporaine réelle de la pensée utopique de Rousseau à travers la réalisation d’une quinzaine de courts-métrages, qui utilisent des prétextes rousseauistes (La Faute à Rousseau)[5]. Unitaires du point de vue du choix d’idées, les courts-métrages des étudiants genevois sont assez inégaux sur le plan de l’originalité et de la réussite artistique. Certains sont complètement muets et présentent une simple promenade en barque sur le lac Léman (Mirjam Landolt), ou bien un instantané de la vie de deux vieux qui s’aiment encore, ce qui est censé mettre en évidence l’idée rousseauiste que le bonheur ne réside pas dans la possession de choses matérielles (Aline Lakatos). D’autres se construisent autour de la lecture d’extraits des œuvres de Rousseau, sur une toile de fond plus ou moins indifférente : Nicolas Philibert présente quelques fragments de l’Essai sur l’origine des langues, en utilisant des images de flamants roses et d’autres oiseaux exotiques. Quelques jeunes cinéastes (Lionel Baier, Maria Gans) brodent quelques situations autour de l’Émile, ce qui montre que la pensée pédagogique de Jean-Jacques reste encore relativement actuelle.
D’autres réalisateurs préfèrent les textes où Rousseau fait une critique aiguë de la réalité sociale, à savoir Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ou Du contrat social (Louise Gillard, Felipe Monroy, Basil da Cunha, etc.). Felipe Monroy propose un film qui repose sur une idée originale : dans les rues commerciales de Genève, un acteur est en train de lire à haute voix les fragments les plus radicaux des grands écrits utopiques de Rousseau : Lettres écrites de la montagne, Du contrat social, De l’économie politique. Il y est question de l’injustice sociale, des riches qui deviennent encore plus riches et des pauvres qui deviennent encore plus pauvres, de la course au profit qui anime la société bourgeoise, et enfin de la liberté – qui est le bien le plus précieux du « peuple ». Cette liberté ne doit pas être cédée à des « représentants », ni être entendue comme une possibilité illimitée de s’enrichir au détriment des autres. Comme toutes ces idées de Rousseau sont lues de manière théâtrale et que les passants sont parfois interpellés directement, ce qui est le plus important dans le film de Felipe Monroy, c’est leurs réactions. Il y en a qui tournent le dos au prophète, d’autres qui le repoussent avec agressivité, il y en a qui sont indifférents et d’autres qui se moquent. Un seul monsieur prête une oreille attentive aux discours radicaux, en disant : « Je pense exactement comme vous », et ceci montre bien la léthargie du citoyen contemporain, pris dans les filets de la société des loisirs. Être sourd aux maux dénoncés par Rousseau, et qui restent encore – hélas ! – bien présents partout, c’est ne pas vouloir agir, préférer sa « commodité » au désir de changer le monde et mettre le plaisir au-dessus du devoir civique et de la force de croire à une utopie quelconque. À la fin du film, notre prophète se fait arrêter par deux gardiens (réels ou non ?), qui l’empêchent dorénavant de troubler l’ordre public. Construisant une sorte de happening ironique, Felipe Monroy réussit à effacer complètement la frontière entre la réalité et la fiction, en plongeant les spectateurs au cœur d’un questionnement ardent sur l’homme en tant qu’être politique.
En dehors du film de Felipe Monroy, dans la masse des courts-métrages rousseauistes, il y en a deux qui se distinguent par les qualités artistiques, mais aussi par leur capacité à jeter un regard neuf et pénétrant sur Rousseau.
Le premier, signé par Jacob Berger, s’intitule Leçon de mathématique, et fait référence à un épisode fameux des Confessions, qui raconte une aventure érotique que le jeune Rousseau a vécue du temps où il était secrétaire d’ambassade à Venise. Même s’il se trouvait dans la ville des plaisirs, il n’a pas beaucoup fréquenté les « courtisanes », à deux exceptions près, qui sont rendues dans le menu détail. Une de ces courtisanes, qui s’était piquée d’une sorte de passion pour Jean-Jacques, à cause d’une ressemblance de celui-ci avec un ancien amant à elle, se donne à lui entièrement, risquant de le faire mourir de plaisir. Mais, au moment de jouir, Rousseau s’aperçoit – effaré – qu’elle a « un téton borgne » et se met à chercher, avec toutes les forces de son esprit, les raisons de cette monstruosité de la nature[6]. L’enthousiasme érotique s’est éteint, la beauté s’est convertie en laideur et Jean-Jacques, prostré, se voit incapable de cueillir les fruits de ses ardeurs, ce que la courtisane sanctionne par une phrase méprisante et froide, lancée avant sa sortie de la pièce : « Zanetto, lascia le donne e studia la matematica ! ». Jacob Berger a bien senti toute l’expressivité esthétique d’un film sur la sexualité de Rousseau, faite de réticences, de complexes, de jouissances masturbatoires, et aussi d’un rejet de la femme, où se mêlait la plus intense fascination[7].
Le deuxième court-métrage, signé par Élodie Pong, porte le titre accrochant C’est-à-dire et présente la question de l’actualité de Rousseau sous un angle comique. Le philosophe a 300 ans et vient sur le plateau d’une émission de philosophie intitulée justement C’est-à-dire. Le modérateur l’interroge sur la nécessité de « penser contre » les dogmes établis, à quoi Rousseau répond par l’affirmative, en soulignant que « la société corrompt, poussant au désir de posséder, de dominer et de paraître ». Accrochant au passage le dernier verbe, le modérateur de l’émission ironise le philosophe sur son manteau arménien, en lui demandant s’il représente son retour à l’« état de nature ». Ceci amène une précision aigre de la part de Rousseau : « l’état de nature est une fiction philosophique », après laquelle le modérateur se dénude et crie qu’il est l’homme naturel du XXIe siècle. À ce moment-ci, l’invitée surprise entre sur le plateau : il s’agit de Marilyn Monroe, qui se met à jouer de son ukulele et à danser avec Jean-Jacques, avant de boire le traditionnel champagne d’anniversaire. Le générique de la fin est précédé par un commentaire ironique : « La critique de la société du spectacle. Nombreux considèrent Rousseau comme un de ses précurseurs. », qui montre à quel point on peut dénaturer la pensée rousseauiste, en essayant de lui trouver des correspondances avec notre propre époque.
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À la fin du parcours, il faudrait mentionner et analyser brièvement quelques réécritures cinématographiques de Rousseau, dans le but de montrer la vitalité de ses questionnements et de mettre en évidence les provocations qu’un des plus notables penseurs du 18ème siècle peut encore lancer à notre culture dominée par les médias. Même si Rousseau n’a pas bénéficié d’adaptations cinématographiques célèbres (comme Laclos, Sade, ou plus tard Balzac et Flaubert), un phénomène très intéressant reste celui des films imprégnés d’une dose plus ou moins grande de « rousseauisme » utopique. Ces films redevables à la pensée de Rousseau se structurent de manière extrêmement intéressante par genres et par courants : certains sont plus perméables au rousseauisme que d’autres !
Il n’y a pas de doute que le documentaire constitue le genre le plus rousseauiste de toute l’histoire du cinéma. Les documentaristes découvrent et dépeignent les « bons sauvages », dans leur intimité parfaite avec le milieu dans lequel ils vivent, en opposition avec la civilisation perverse et envahissante de l’homme européen. Flaherty, auteur des films légendaires Nanook of the North (1920-1921) et Louisiana Story (1948) a dû essuyer le reproche d’être par trop rousseauiste[8], et de mettre ses énergies plutôt au service de la méditation poétique, non pas de l’action politique. Jean Rouch, à son tour, nous semble un parfait disciple de Rousseau, à la fois sur le plan des idées que sur le plan de la conduite sociale, de la mise en scène de soi pour ainsi dire. Même l’école documentariste anglaise des années 30 (Grierson, Rotha, Jennings, Wright), souvent axée sur des recherches formelles de facture avant-gardiste, n’est pas opaque aux échos des idées sociales de Rousseau.
Un autre genre profondément rousseauiste est le western, surtout lorsqu’il adopte le point de vue des Indiens, en opposition avec l’idéologie triomphaliste et conquérante des Blancs. Le fameux acteur Burt Lancaster a signé la mise en scène d’un « western d’un charme rousseauiste »[9], L’Homme du Kentucky (1955), qui raconte l’histoire d’Elias Wakefield (joué par le réalisateur lui-même), prototype du « bon sauvage », qui a les mœurs frustes et pures, et qui se fait embêter par des civilisés. Nous y ajouterions le très beau western de Kevin Costner, Dances with wolves (1990), qui est – à nos yeux – le prototype du film rousseauiste sentimental et mélodramatique. Le lieutenant Dunbar (Costner), tout imprégné au début des valeurs de la culture américaine, finit par découvrir les séductions d’un mode de vie accordé aux grands cycles de la nature, qui est celui des Indiens sioux (interprètes du film). Il devient un des leurs, en renonçant au vernis de la civilisation, qui a obscurci ses instincts les plus sains et a failli le rendre « méchant ».
Quant aux écoles de cinéma, il va sans dire que le néoréalisme italien a tiré sa force idéologique de la dialectique de deux lignes principales, parfois nettement séparées, le plus souvent enchevêtrées : le marxisme réaliste et viril de certaines œuvres de Visconti ou de Rossellini, opposée au rousseauisme utopique et sentimental du néoréalisme rose, grand fabricateur de mélodrames[10]. Les films de Vittorio de Sica se rattachent à cette deuxième tendance, rousseauiste, depuis Ladri di biciclette (1948) et Umberto D (1952), et de plus en plus avec le passage du temps et les films tardifs. Même Visconti, l’aristocrate marxiste, trouvait une inspiration vive dans les écrits de Rousseau, quoiqu’elle soit moins visible dans ses films, que dans ceux de ses contemporains (par exemple, dans La Terre tremble, 1948, quelques idées rousseauistes se fraient un chemin dans la grande fresque de la lutte des classes). En 1943, errant dans une Italie en guerre, avec le projet de rejoindre les troupes qui remontaient vers Rome avec les Alliés, évitant les rencontres avec les soldats fascistes et les Allemands, Visconti trouvait une consolation dans l’écriture et la lecture. Une lettre écrite le 24 novembre du village de Settefrati l’atteste :
Si je n’avais désormais cette habitude du carnet que je suis heureux de m’être imposée, et Rousseau, les jours me pèseraient insupportablement. J’en arrive parfois à croire à l’inutilité de l’entreprise.[11]
L’influence de Rousseau sur une figure emblématique de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, est évidente, si l’on prend en compte l’orientation idéologique du cinéaste franco-suisse, ainsi que des films qu’il a réalisés dans les années 60. Alphaville (1965), dystopie classique, représente l’envers total des utopies rousseauistes, avec sa vision d’un monde futur où les ordinateurs maîtrisent l’humanité, où la nature a été remplacée par des lumières artificielles et des étendues immenses de béton.
Le Gai savoir (1968), film tourné à la veille de la révolution et lancé après la tourmente du mois de mai, se sert d’un titre emprunté à Nietzsche et d’un contenu rousseauiste. Comme Nietzsche n’aimait pas Rousseau, on peut dire que Godard réussit un vrai tour de force à les mettre ensemble dans une forme esthétique et discursive originale. Le cinéaste recourt aussi à la médiation de Jacques Derrida, car la couverture de ce volume – qui contient une des plus originales réinterprétations de Rousseau – est montrée dans le film, comme si on voulait nous dire que le cinéma peut être à la hauteur de la philosophie. Le Gai savoir réunit deux personnages, filmés sur fond noir, qui discutent de la civilisation des médias, des images, du cinéma, de l’oppression des faibles à travers le langage, de la nécessité de bâtir une société plus juste et de tous les problèmes du monde contemporain. La solution qu’ils y voient est l’invention d’une nouvelle pédagogie fondée sur l’esprit révolutionnaire, dans laquelle la science et l’art tiendraient une grande place. La science apparaît comme une solution suffisante aux problèmes, alors que l’art s’avère être une solution incontournable. Ces deux personnages s’appellent Patricia Lumumba (jouée par Juliet Berto), la « fille » de l’homme politique indépendantiste congolais, et Émile Rousseau (Jean-Pierre Léaud, acteur fétiche de la Nouvelle Vague). Le nom du personnage masculin est transparent, car il associe le personnage du plus célèbre traité de pédagogie de la culture occidentale, avec l’auteur de ce même traité. À la différence de Rousseau cependant, son arrière-petit-fils s’érige en défenseur de l’art et ne reprend pas au pied de la lettre les idées rousseauistes du Discours sur les sciences et les arts, de la Lettre à D’Alembert ou de la Préface de Narcisse. Par ailleurs, Godard commente des idées de Rousseau, provenant du Contrat social, centrées sur la pitié comme moteur de perfectibilité et comme meilleure manière qu’a l’homme de sortir de l’isolement. Le cinéaste commente Rousseau d’une façon abstruse, et ses paroles sont susceptibles d’une pluralité d’interprétations, car on y devine aussi un renvoi à la Lettre à D’Alembert sur les spectacles : « Pour voir, il ne faut pas avoir peur de perdre sa place. »[12]
Godard est un bon lecteur de Rousseau, qu’il cite dans ses écrits théoriques et critiques sur le cinéma. Ainsi, l’œuvre d’Ingmar Bergman est interprétée à travers le rousseauisme. Bergman, vu comme le cinéaste de « l’instant » : chaque film du réalisateur suédois naît de la réflexion du héros sur le moment présent, approfondie par une sorte de « dislocation » du temps, à la manière de Proust. Mais c’est comme si Proust était multiplié à la fois par Joyce et Rousseau[13]. Dans Jeux d’été (1951), Godard décèle un accent « romantique » tel celui de Rousseau des « merveilleuses » Confessions[14].
Un autre cinéaste français important, l’original et inclassable Robert Bresson, fait une référence télégraphique à Rousseau, dans ses notes sur le septième art. À une phrase qui est censée circonscrire l’innovation artistique : « Nouveauté n’est pas originalité ni modernité. », Bresson adjoint une note de bas de page précieuse pour les chercheurs : « Rousseau : Je ne chercherai pas à faire comme les autres ni autrement. »[15] En citant cette phrase de Rousseau, Robert Bresson affirme son absolue singularité, son désir ardent de rechercher sa voie personnelle dans la vérité, ce qui le rapproche étrangement de l’auteur des Confessions. Et la foi que Bresson explore dans ses films n’a-t-elle pas quelque-chose de l’utopique Profession de foi d’un vicaire savoyard ?
L’histoire du cinéma ne semble donc pas avoir été insensible aux échos de la pensée utopique de Rousseau, et l’on pourrait même ajouter à la liste des influences des genres et des œuvres aussi variés que les dessins animés de Disney, le Gandhi de Richard Attenborough (1982), pour finir avec les grands films fantasy, comme Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson (2001-2003) ou Avatar de James Cameron (2010). Le monde que Cameron a recréé avec une extrême véracité et avec une grande sensibilité poétique en 3D oppose les hommes civilisés et les « bons sauvages », prêchant – à l’instar des Rêveries d’un promeneur solitaire et des œuvres idéologiques de Rousseau – un retour à une « nature » pas encore corrompue par le désir de possession et par l’idée de quelqu’un d’entourer un lopin de terre par une palissade, en disant « ceci est à moi »[16]. Si rousseauisme il y a, il se voit coiffer par Cameron d’un bonnet écologiste New Age, aussi voyant que le manteau arménien du philosophe !
Le médium cinématographique fait voir à quel point la pensée utopique de Rousseau continue de nous interpeller et se prête aux interprétations les plus diverses et même les plus divergentes, les plus sérieuses ou les plus ironiques. Jean-Jacques peut devenir personnage de film, comme chez Claude Goretta, dans une tentative qui emprunte à la fois des techniques d’interprétation à la Grammatologie de Derrida (1967) et les stratégies de mythification les plus traditionnelles. Les résurgences du rousseauisme dans le monde contemporain se font voir aussi à travers de nombreux écoles et genres cinématographiques, aussi bien qu’à travers des œuvres isolées qui citent Rousseau ou qui s’en nourrissent au niveau idéologique. Ironie du sort et du cinéma, qui brouillent les pistes entre réalité et fiction : il existe un cinéaste belge qui porte le même nom que le philosophe du XVIIIe siècle, sans que l’on puisse affirmer une relation de parenté quelconque. Jean-Jacques Rousseau (1946-2014), auto-intitulé « cinéaste de l’absurde », s’est illustré dans le film d’horreur au petit budget[17] et l’on peut voir toute son œuvre – dans un jeu d’imagination – comme un contre-pied (ou un pied-de-nez) absolu du rousseauisme…
Bibliographie
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Deleuze, Gilles, Cinéma 1. L’image mouvement, Paris, Minuit, 1983.
Detoninck, Ralph, « L’image peut-elle tuer ? », web review, 2002.
Godard, Jean-Luc, Godard on Godard. Critical writings by Jean-Luc Godard, Translated and edited by Tom Milne, New forewords by Annette Michelson, Da Capo Press, 1986.
May, Georges, Rousseau, Paris, Seuil, col. « Écrivains de toujours », 1994.
Rousseau, Jean-Jacques, Émile ou De l’éducation, Chronologie et introduction par Michel Launay, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
Rousseau, Jean-Jacques, Les Confessions, Seconde partie, Texte établi par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Notes de Catherine Koenig, Paris, Gallimard, col. « Folio », 1973.
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Schifano, Laurence, Visconti. Une vie exposée, Édition augmentée, Paris, Gallimard, col. « Folio », 2009.
Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957.
Starobinski, Jean, Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2012.
Tulard, Jean, Dictionnaire du cinéma. I Les réalisateurs, Paris, Robert Laffont, col. « Bouquins », 1982.
Vallette, Gaspard, Jean-Jacques Rousseau genevois, Paris, Plon, Genève, A. Jullien, 1911.
Notes
[2] Sur un Rousseau suisse, voir l’étude presqu’exhaustive de Gaspard Vallette, Jean-Jacques Rousseau genevois, Paris, Plon, Genève, A. Jullien, 1911.
[3] Voir la reproduction de ces images du philosophe dans Georges May, Rousseau, Paris, Seuil, col. « Écrivains de toujours », 1994, p. 181, 186, 195. La réalisation de ces œuvres est d’ailleurs montrée brièvement dans le téléfilm de Goretta.
[4] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, Chronologie et introduction par Michel Launay, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 43 ; 267.
[6] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Seconde partie, Texte établi par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Notes de Catherine Koenig, Paris, Gallimard, col. « Folio », 1973, p. 56-62.
[7] Voir, sur la question du sexe chez Rousseau, « Jean-Jacques et la sexualité », in Europe, n° 391-392, Novembre-Décembre 1961, p. 33-42.
[9] L’expression appartient à Jean Tulard, Dictionnaire du cinéma. I Les réalisateurs, Paris, Robert Laffont, col. « Bouquins », 1982, p. 405.
[10] Sur le « néoréalisme rose », voir Paolo Russo, Istoria cinematografului italian [Histoire du cinéma italien], Bucarest, IBU Publishing, 2011, p. 149-155, Pierre Sorlin, Italian National Cinema 1896-1996, London & New York, Routledge, 2005, p. 107-111.
[11] Luchino Visconti, cité par Laurence Schifano, Visconti. Une vie exposée, Édition augmentée, Paris, Gallimard, col. « Folio », 2009, p. 275.
[13] Godard on Godard. Critical writings by Jean-Luc Godard, Translated and edited by Tom Milne, New forewords by Annette Michelson, Da Capo Press, 1986, p. 77.
[15] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Préface de J. M. G. Le Clézio, Paris, Gallimard, col. « Folio », 2010, p. 123.
[16] C’est là une formule célèbre de la Seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Commentaire d’Éric Zernik, Paris, Hatier, col. « Profil Philosophie », 1992, p. 107 : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »
Ioan Pop-Curşeu
Université Babeş-Bolyai Cluj-Napoca
ioancurseu@yahoo.com, ioan.pcurseu@ubbcluj.ro
De l’utopie sur grand écran : Jean-Jacques Rousseau et le cinéma
About Utopia on the Screen: Jean-Jacques Rousseau and the Cinema
Abstract: This paper tries to investigate how the utopian thought of Jean-Jacques Rousseau was shaped in cinema, by the specific means of the seventh art. Different categories of films are defined and analyzed here. First of all, the focus is laid on a biopic made by Swiss director Claude Goretta, Ways of Exile, or the Last Years of Jean-Jacques Rousseau (1978). Then, the influence of Rousseau on Alain Tanner and some young Swiss directors is interrogated through several films in which the works of the philosopher are explicitly cited or interpreted. At the end of the paper, the emphasis is put on the influence of Rousseau on cinema schools, such as Italian new realism or the French New Wave, the last one with its key figure, Jean-Luc Godard. In this article, the cinema appears as a way of re-reading classical Utopian systems, but also as a medium capable of fabricating utopias for our time.
Keywords: Jean-Jacques Rousseau; Cinema; Utopia; Claude Goretta; Jean-Luc Godard; Switzerland; Cinema Schools.
Devant l’immensité de la bibliographie rousseauiste, bien qu’on se demande souvent si des travaux d’aujourd’hui peuvent encore apporter quelque chose de neuf, on découvre cependant qu’il reste miraculeusement des territoires peu ou pas du tout abordés par les critiques. Ainsi, les rapports de la pensée de Rousseau avec le septième art ont-ils été de peu d’intérêt pour les chercheurs, malgré la richesse des résultats qu’un tel questionnement pourrait produire. Si Rousseau n’a pas fait l’objet d’adaptations cinématographiques célèbres, comme d’autres écrivains du 18ème siècle, il n’en est pas moins vrai que sa pensée – notamment dans sa dimension utopique – a eu une certaine influence sur le monde du cinéma, à travers les lectures et les réflexions des réalisateurs, des scénaristes et des producteurs. C’est cette influence que nous nous efforcerons de décrire brièvement, après avoir jeté un regard sur un essai biographique d’une belle tenue, signé d’un des cinéastes suisses proéminents.
Le téléfilm de Claude Goretta (car c’est de lui qu’il s’agira dans les lignes qui suivent), Les Chemins de l’exil ou Les Dernières années de Jean-Jacques Rousseau (1978), écrit par Goretta et Georges Haldas, avec François Simon dans le rôle principal, représente peut-être une des plus vivantes évocations de l’écrivain du XVIIIe siècle. Rousseau y est interprété de manière très convaincante, avec un réalisme psychologique qui saisit les nuances et les motivations comportementales les plus obscures. À ce propos, on a recréé une atmosphère historique, des caractères spécifiques du siècle des Lumières, et l’on a restitué la véridicité d’un homme qui a été à la fois une personne très vulnérable et un « personnage » qui a toujours su jouer avec une parfaite maîtrise son propre rôle. Parler de rôle dans le cas de quelqu’un qui a défendu l’« homme naturel », la solitude, la liberté en face des contraintes sociales peut sembler paradoxal, mais le film de Goretta donne à voir un Rousseau qui est à la fois un merveilleux acteur qu’un être humain profondément convaincu de sa sincérité et du manque de tout artifice en lui.
De plus, il y a des moments magnifiques de cruauté, où l’on saisit dans toute son étendue la manie de la persécution dont souffrait le philosophe, et son obsession permanente d’être victime d’un complot ourdi par ceux qui étaient autrefois ses amis (d’Holbach, Diderot et Voltaire notamment). Jean-Jacques Rousseau « rayé de la carte du monde » constitue ainsi un des leitmotive les plus importants de l’œuvre de Goretta : le philosophe le récite à la fois dans le guêpier de Paris, dans les montagnes suisses et la campagne anglaise. Goretta souligne la conviction de Rousseau d’être un apôtre de la vérité, incriminé pour ses croyances, mais il n’évite pas le fait que, malgré d’innombrables protestations, le penseur faisait preuve d’un égoïsme absolu, d’un désintérêt foncier de tout ce qui ne relevait pas de l’élaboration de son œuvre ! Centré sur lui-même, opaque aux joies et aux souffrances des autres, dès qu’elles devenaient trop réelles et pressantes, Rousseau s’est mu dans le cercle d’une pensée utopique et s’en est tenu à la réflexion sur un bien abstrait, sur une « vertu » de manuel et sur un « amour » aussi éloigné de la vie que l’Éros de Platon. Croyant incarner la justice et faire le bien, Jean-Jacques se trouvait toujours en porte-à-faux avec les décisions que réclamaient les situations où il se trouvait.
Très statique, Les Chemins de l’exil peut être considéré comme un film à thèse, construit pour illustrer les mots de Goethe, selon lequel « avec Voltaire, c’est un monde ancien qui s’achève, avec Rousseau, c’est un monde nouveau qui commence »[1]. C’est pourquoi Goretta et Haldas ont truffé la narration cinématographique avec de larges extraits des écrits de Rousseau, de l’Émile, du Contrat social, du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, des Confessions. La mise en scène des Confessions justifie quelques flash-back remarquables, à la faveur desquels les spectateurs découvrent des moments cruciaux de la vie de Jean-Jacques, de son enfance, de son initiation amoureuse et mondaine auprès de Mme de Warens, de ses relations tendues avec les philosophes de son temps, etc. On voit Rousseau vieux en une sorte de surimpression sur des moments de son passé ; il cause avec Sophie d’Houdetot, à laquelle il lit des extraits de La Nouvelle Héloïse, il reçoit la punition injustifiée pour le peigne de Mlle Lambercier, découvre la passion de la lecture aux côtés de son père, se tourmente pour le fameux ruban volé, etc.
Le statisme est peu corrigé par quelques moments assez dynamiques, qui retracent les errances du personnage après la condamnation de l’Émile par le Parlement de Paris (1762) : on le voit dans les cantons de Berne et de Neuchâtel, sur la paradisiaque île Saint-Pierre, puis à Londres, jusqu’à Ermenonville – où il finira ses jours dans les dernières minutes du film… De plus, toujours dans l’idée du film à thèse, on insiste beaucoup sur le côté suisse de Rousseau, sur l’impact de la terre natale sur sa pensée et sur sa manière de vivre, ce qui correspond d’ailleurs à une dimension importante de sa personnalité[2]. Le personnage y est quelque peu mythifié par l’équipe suisse qui a assumé la réalisation du film : quoique ses faiblesses humaines ne soient pas cachées, il n’y a que celles qui ont contribué au génie de Rousseau qui sont soulignées dans la narration filmique.
On convient cependant que Rousseau était un être d’une grande bonté, ce qui ne l’empêchait pas d’être du plus pur égoïsme et de ramener toujours tout à soi, à sa propre expérience, à sa vision du monde, à ses problèmes. Rejetant la société des gens de son temps, il aimait cependant la compagnie, une certaine compagnie, ce que le film ne montre qu’assez. Il « vomissait » les aristocrates mais ne fréquentait que les salons les plus à la mode, il mettait en évidence la vanité des « sciences » et des « arts », en écrivant cependant tous ses textes avec une parfaite maîtrise des lois de la rhétorique.
Mais l’idée la plus originale que l’on retrouve dans Les Chemins de l’exil est la réhabilitation de Thérèse Levasseur (Dominique Labourier), la lingère analphabète qui a été la compagne de toute une vie pour Jean-Jacques. Loin de la femme bête et acariâtre qui a fait les délices de toute une tradition biographique et critique (Émile Faguet, Jules Lemaître, Feuchtwanger), on découvre ici une femme qui, certes, est simple, mais d’une « bonne » simplicité, inscrite dans la plus pure ligne de la tradition utopique rousseauiste : elle est dévouée, équilibrée, elle aime son compagnon de tout cœur et le conseille dans les moments difficiles. À la fois mère, maîtresse et esclave, Thérèse incarne les fantasmes absolus de la féminité chez Jean-Jacques Rousseau. Les délices de l’art ne l’ont pas pervertie, le savoir n’a pas instillé de dangereux poisons dans son cœur, et sa « vertu » est restée libre de s’exercer en dehors de toute corruption culturelle.
D’une grande beauté plastique, le film de Goretta présente souvent des « tableaux » à la Georges de la Tour ou Chardin (natures mortes), et des paysages époustouflants. Mais, même si le personnage de Rousseau (joué impeccablement par François Simon) a été reconstitué avec un soin extrême, à partir de tableaux et sculptures du XVIIIe siècle, il n’en est pas vrai qu’il garde quelque chose de spectral, d’insaisissable, d’utopique. Goretta a fondu en une image mouvante des éléments provenant de sources différentes et hétérogènes : le portrait de Rousseau par Ramsay (où l’on peut admirer le fameux bonnet et le manteau arménien du philosophe), le masque mortuaire conservé à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève et le buste réalisé par le sculpteur Houdon[3]. La chromatique distinctive du personnage de Rousseau semble empruntée à ces œuvres-là : Goretta joue sur les bruns, les gris, les orangés ternis et les blancs fatigués, ce qui confère à la fois de la sobriété et de la dignité au personnage évoqué, mais semble le placer aussi quelque part dans les plis sinueux du temps et de la mémoire, dans une zone indistincte où tout devient possible.
Dans Les Chemins de l’exil, la composition des cadres est soignée, le jeu des acteurs naturel, et – malgré le statisme que nous mettions en évidence plus haut – la narration est solidement construite, réussissant à intéresser le spectateur intelligent même sans l’existence de péripéties trop extraordinaires. Et puis, des œuvres didactiques sont nécessaires, sans aucun doute, dans l’histoire du cinéma et de la télévision : en dehors de toute qualité artistique propre, Les Chemins de l’exil resterait encore une très bonne introduction visuelle à l’œuvre de Rousseau, utilisable dans les écoles et les universités.
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Chez d’autres cinéastes suisses, Rousseau est cité en guise d’emblème identitaire, puisque sa pensée présente de nombreuses accointances avec les heurs et malheurs de l’histoire des arts dans le pays des cantons. Le cinéma suisse est l’héritier d’une tradition iconoclaste protestante, qui trouve dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) une de ses plus remarquables expressions : né difficilement, le septième art s’est vu confronter en Suisse à toutes sortes de problèmes, dont l’une consistait en l’invention d’une idéologie et d’une vision du monde qui lui soient propres. Or Rousseau a fourni des thèmes de réflexion, des idées, des points de débat, qui – à la différence du film de Claude Goretta, par exemple – sont le plus souvent des fils d’importance plutôt secondaire dans la trame des œuvres cinématographiques en question.
Le Genevois Alain Tanner est un autre réalisateur qui cite ouvertement Rousseau, dans un film de 1975, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000. Ce film, qui définit son horizon temporel en fonction de l’année emblématique de bon nombre d’utopies (2000), traite les désillusions post-utopiques de quelques soixante-huitards, provenant de diverses catégories sociales, six ans après les fameux événements de mai, pendant lesquels tout le monde avait tendance à bâtir plus d’un château en Espagne. Sur un ton quelque peu didactique et moralisateur, Alain Tanner parle des frustrations politiques, érotiques et existentielles de quelques personnages, nourris par les utopies de soixante-huit, mais avalés par le système capitaliste exploiteur et par la société de consommation. L’histoire la plus émouvante de tout le film est peut-être celle de Mathilde (Myriam Boyer) et de Mathieu (Rufus), qui s’efforcent de survivre au jour le jour. Ils ont déjà trois enfants et elle est de nouveau enceinte, alors que lui est au chômage et gagne un peu d’argent grâce à de petits boulots. Elle travaille à la chaîne dans une usine, malgré les protestations de son mari, qui considère que les riches – « nos ennemis » – se nourrissent de la chair et du sang des pauvres, et finissent par les jeter à la rue sous forme de déchets. Le bus qui mène Mathilde au boulot passe à côté de la fameuse statue de Jean-Jacques, qui se trouve au bout du Lac Léman. La caméra présente l’ensemble du groupe statuaire, le capte après dans un plan rapproché, et les spectateurs devinent que la jeune femme dévisage Rousseau, alors que Tanner lit en voix off des fragments d’Émile, un du Livre premier, quand elle va au boulot, l’autre du Livre troisième, après que le mari se soit décidé à reprendre du travail et à se faire « exploiter » pour la tranquillité de sa famille :
Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles ; tous nos usages ne sont qu’assujettissement, gêne et contrainte. L’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage : à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu’il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions. [Livre premier] […] Or, les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant à l’état de nature, et l’homme naturel vivant à l’état de société. Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes.[4]
À l’occasion du tricentenaire de Rousseau, la Haute École d’Art et Design de la ville de Genève, Rita Productions et la RTS ont lancé un projet qui consistait à évaluer la portée contemporaine réelle de la pensée utopique de Rousseau à travers la réalisation d’une quinzaine de courts-métrages, qui utilisent des prétextes rousseauistes (La Faute à Rousseau)[5]. Unitaires du point de vue du choix d’idées, les courts-métrages des étudiants genevois sont assez inégaux sur le plan de l’originalité et de la réussite artistique. Certains sont complètement muets et présentent une simple promenade en barque sur le lac Léman (Mirjam Landolt), ou bien un instantané de la vie de deux vieux qui s’aiment encore, ce qui est censé mettre en évidence l’idée rousseauiste que le bonheur ne réside pas dans la possession de choses matérielles (Aline Lakatos). D’autres se construisent autour de la lecture d’extraits des œuvres de Rousseau, sur une toile de fond plus ou moins indifférente : Nicolas Philibert présente quelques fragments de l’Essai sur l’origine des langues, en utilisant des images de flamants roses et d’autres oiseaux exotiques. Quelques jeunes cinéastes (Lionel Baier, Maria Gans) brodent quelques situations autour de l’Émile, ce qui montre que la pensée pédagogique de Jean-Jacques reste encore relativement actuelle.
D’autres réalisateurs préfèrent les textes où Rousseau fait une critique aiguë de la réalité sociale, à savoir Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ou Du contrat social (Louise Gillard, Felipe Monroy, Basil da Cunha, etc.). Felipe Monroy propose un film qui repose sur une idée originale : dans les rues commerciales de Genève, un acteur est en train de lire à haute voix les fragments les plus radicaux des grands écrits utopiques de Rousseau : Lettres écrites de la montagne, Du contrat social, De l’économie politique. Il y est question de l’injustice sociale, des riches qui deviennent encore plus riches et des pauvres qui deviennent encore plus pauvres, de la course au profit qui anime la société bourgeoise, et enfin de la liberté – qui est le bien le plus précieux du « peuple ». Cette liberté ne doit pas être cédée à des « représentants », ni être entendue comme une possibilité illimitée de s’enrichir au détriment des autres. Comme toutes ces idées de Rousseau sont lues de manière théâtrale et que les passants sont parfois interpellés directement, ce qui est le plus important dans le film de Felipe Monroy, c’est leurs réactions. Il y en a qui tournent le dos au prophète, d’autres qui le repoussent avec agressivité, il y en a qui sont indifférents et d’autres qui se moquent. Un seul monsieur prête une oreille attentive aux discours radicaux, en disant : « Je pense exactement comme vous », et ceci montre bien la léthargie du citoyen contemporain, pris dans les filets de la société des loisirs. Être sourd aux maux dénoncés par Rousseau, et qui restent encore – hélas ! – bien présents partout, c’est ne pas vouloir agir, préférer sa « commodité » au désir de changer le monde et mettre le plaisir au-dessus du devoir civique et de la force de croire à une utopie quelconque. À la fin du film, notre prophète se fait arrêter par deux gardiens (réels ou non ?), qui l’empêchent dorénavant de troubler l’ordre public. Construisant une sorte de happening ironique, Felipe Monroy réussit à effacer complètement la frontière entre la réalité et la fiction, en plongeant les spectateurs au cœur d’un questionnement ardent sur l’homme en tant qu’être politique.
En dehors du film de Felipe Monroy, dans la masse des courts-métrages rousseauistes, il y en a deux qui se distinguent par les qualités artistiques, mais aussi par leur capacité à jeter un regard neuf et pénétrant sur Rousseau.
Le premier, signé par Jacob Berger, s’intitule Leçon de mathématique, et fait référence à un épisode fameux des Confessions, qui raconte une aventure érotique que le jeune Rousseau a vécue du temps où il était secrétaire d’ambassade à Venise. Même s’il se trouvait dans la ville des plaisirs, il n’a pas beaucoup fréquenté les « courtisanes », à deux exceptions près, qui sont rendues dans le menu détail. Une de ces courtisanes, qui s’était piquée d’une sorte de passion pour Jean-Jacques, à cause d’une ressemblance de celui-ci avec un ancien amant à elle, se donne à lui entièrement, risquant de le faire mourir de plaisir. Mais, au moment de jouir, Rousseau s’aperçoit – effaré – qu’elle a « un téton borgne » et se met à chercher, avec toutes les forces de son esprit, les raisons de cette monstruosité de la nature[6]. L’enthousiasme érotique s’est éteint, la beauté s’est convertie en laideur et Jean-Jacques, prostré, se voit incapable de cueillir les fruits de ses ardeurs, ce que la courtisane sanctionne par une phrase méprisante et froide, lancée avant sa sortie de la pièce : « Zanetto, lascia le donne e studia la matematica ! ». Jacob Berger a bien senti toute l’expressivité esthétique d’un film sur la sexualité de Rousseau, faite de réticences, de complexes, de jouissances masturbatoires, et aussi d’un rejet de la femme, où se mêlait la plus intense fascination[7].
Le deuxième court-métrage, signé par Élodie Pong, porte le titre accrochant C’est-à-dire et présente la question de l’actualité de Rousseau sous un angle comique. Le philosophe a 300 ans et vient sur le plateau d’une émission de philosophie intitulée justement C’est-à-dire. Le modérateur l’interroge sur la nécessité de « penser contre » les dogmes établis, à quoi Rousseau répond par l’affirmative, en soulignant que « la société corrompt, poussant au désir de posséder, de dominer et de paraître ». Accrochant au passage le dernier verbe, le modérateur de l’émission ironise le philosophe sur son manteau arménien, en lui demandant s’il représente son retour à l’« état de nature ». Ceci amène une précision aigre de la part de Rousseau : « l’état de nature est une fiction philosophique », après laquelle le modérateur se dénude et crie qu’il est l’homme naturel du XXIe siècle. À ce moment-ci, l’invitée surprise entre sur le plateau : il s’agit de Marilyn Monroe, qui se met à jouer de son ukulele et à danser avec Jean-Jacques, avant de boire le traditionnel champagne d’anniversaire. Le générique de la fin est précédé par un commentaire ironique : « La critique de la société du spectacle. Nombreux considèrent Rousseau comme un de ses précurseurs. », qui montre à quel point on peut dénaturer la pensée rousseauiste, en essayant de lui trouver des correspondances avec notre propre époque.
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À la fin du parcours, il faudrait mentionner et analyser brièvement quelques réécritures cinématographiques de Rousseau, dans le but de montrer la vitalité de ses questionnements et de mettre en évidence les provocations qu’un des plus notables penseurs du 18ème siècle peut encore lancer à notre culture dominée par les médias. Même si Rousseau n’a pas bénéficié d’adaptations cinématographiques célèbres (comme Laclos, Sade, ou plus tard Balzac et Flaubert), un phénomène très intéressant reste celui des films imprégnés d’une dose plus ou moins grande de « rousseauisme » utopique. Ces films redevables à la pensée de Rousseau se structurent de manière extrêmement intéressante par genres et par courants : certains sont plus perméables au rousseauisme que d’autres !
Il n’y a pas de doute que le documentaire constitue le genre le plus rousseauiste de toute l’histoire du cinéma. Les documentaristes découvrent et dépeignent les « bons sauvages », dans leur intimité parfaite avec le milieu dans lequel ils vivent, en opposition avec la civilisation perverse et envahissante de l’homme européen. Flaherty, auteur des films légendaires Nanook of the North (1920-1921) et Louisiana Story (1948) a dû essuyer le reproche d’être par trop rousseauiste[8], et de mettre ses énergies plutôt au service de la méditation poétique, non pas de l’action politique. Jean Rouch, à son tour, nous semble un parfait disciple de Rousseau, à la fois sur le plan des idées que sur le plan de la conduite sociale, de la mise en scène de soi pour ainsi dire. Même l’école documentariste anglaise des années 30 (Grierson, Rotha, Jennings, Wright), souvent axée sur des recherches formelles de facture avant-gardiste, n’est pas opaque aux échos des idées sociales de Rousseau.
Un autre genre profondément rousseauiste est le western, surtout lorsqu’il adopte le point de vue des Indiens, en opposition avec l’idéologie triomphaliste et conquérante des Blancs. Le fameux acteur Burt Lancaster a signé la mise en scène d’un « western d’un charme rousseauiste »[9], L’Homme du Kentucky (1955), qui raconte l’histoire d’Elias Wakefield (joué par le réalisateur lui-même), prototype du « bon sauvage », qui a les mœurs frustes et pures, et qui se fait embêter par des civilisés. Nous y ajouterions le très beau western de Kevin Costner, Dances with wolves (1990), qui est – à nos yeux – le prototype du film rousseauiste sentimental et mélodramatique. Le lieutenant Dunbar (Costner), tout imprégné au début des valeurs de la culture américaine, finit par découvrir les séductions d’un mode de vie accordé aux grands cycles de la nature, qui est celui des Indiens sioux (interprètes du film). Il devient un des leurs, en renonçant au vernis de la civilisation, qui a obscurci ses instincts les plus sains et a failli le rendre « méchant ».
Quant aux écoles de cinéma, il va sans dire que le néoréalisme italien a tiré sa force idéologique de la dialectique de deux lignes principales, parfois nettement séparées, le plus souvent enchevêtrées : le marxisme réaliste et viril de certaines œuvres de Visconti ou de Rossellini, opposée au rousseauisme utopique et sentimental du néoréalisme rose, grand fabricateur de mélodrames[10]. Les films de Vittorio de Sica se rattachent à cette deuxième tendance, rousseauiste, depuis Ladri di biciclette (1948) et Umberto D (1952), et de plus en plus avec le passage du temps et les films tardifs. Même Visconti, l’aristocrate marxiste, trouvait une inspiration vive dans les écrits de Rousseau, quoiqu’elle soit moins visible dans ses films, que dans ceux de ses contemporains (par exemple, dans La Terre tremble, 1948, quelques idées rousseauistes se fraient un chemin dans la grande fresque de la lutte des classes). En 1943, errant dans une Italie en guerre, avec le projet de rejoindre les troupes qui remontaient vers Rome avec les Alliés, évitant les rencontres avec les soldats fascistes et les Allemands, Visconti trouvait une consolation dans l’écriture et la lecture. Une lettre écrite le 24 novembre du village de Settefrati l’atteste :
Si je n’avais désormais cette habitude du carnet que je suis heureux de m’être imposée, et Rousseau, les jours me pèseraient insupportablement. J’en arrive parfois à croire à l’inutilité de l’entreprise.[11]
L’influence de Rousseau sur une figure emblématique de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, est évidente, si l’on prend en compte l’orientation idéologique du cinéaste franco-suisse, ainsi que des films qu’il a réalisés dans les années 60. Alphaville (1965), dystopie classique, représente l’envers total des utopies rousseauistes, avec sa vision d’un monde futur où les ordinateurs maîtrisent l’humanité, où la nature a été remplacée par des lumières artificielles et des étendues immenses de béton.
Le Gai savoir (1968), film tourné à la veille de la révolution et lancé après la tourmente du mois de mai, se sert d’un titre emprunté à Nietzsche et d’un contenu rousseauiste. Comme Nietzsche n’aimait pas Rousseau, on peut dire que Godard réussit un vrai tour de force à les mettre ensemble dans une forme esthétique et discursive originale. Le cinéaste recourt aussi à la médiation de Jacques Derrida, car la couverture de ce volume – qui contient une des plus originales réinterprétations de Rousseau – est montrée dans le film, comme si on voulait nous dire que le cinéma peut être à la hauteur de la philosophie. Le Gai savoir réunit deux personnages, filmés sur fond noir, qui discutent de la civilisation des médias, des images, du cinéma, de l’oppression des faibles à travers le langage, de la nécessité de bâtir une société plus juste et de tous les problèmes du monde contemporain. La solution qu’ils y voient est l’invention d’une nouvelle pédagogie fondée sur l’esprit révolutionnaire, dans laquelle la science et l’art tiendraient une grande place. La science apparaît comme une solution suffisante aux problèmes, alors que l’art s’avère être une solution incontournable. Ces deux personnages s’appellent Patricia Lumumba (jouée par Juliet Berto), la « fille » de l’homme politique indépendantiste congolais, et Émile Rousseau (Jean-Pierre Léaud, acteur fétiche de la Nouvelle Vague). Le nom du personnage masculin est transparent, car il associe le personnage du plus célèbre traité de pédagogie de la culture occidentale, avec l’auteur de ce même traité. À la différence de Rousseau cependant, son arrière-petit-fils s’érige en défenseur de l’art et ne reprend pas au pied de la lettre les idées rousseauistes du Discours sur les sciences et les arts, de la Lettre à D’Alembert ou de la Préface de Narcisse. Par ailleurs, Godard commente des idées de Rousseau, provenant du Contrat social, centrées sur la pitié comme moteur de perfectibilité et comme meilleure manière qu’a l’homme de sortir de l’isolement. Le cinéaste commente Rousseau d’une façon abstruse, et ses paroles sont susceptibles d’une pluralité d’interprétations, car on y devine aussi un renvoi à la Lettre à D’Alembert sur les spectacles : « Pour voir, il ne faut pas avoir peur de perdre sa place. »[12]
Godard est un bon lecteur de Rousseau, qu’il cite dans ses écrits théoriques et critiques sur le cinéma. Ainsi, l’œuvre d’Ingmar Bergman est interprétée à travers le rousseauisme. Bergman, vu comme le cinéaste de « l’instant » : chaque film du réalisateur suédois naît de la réflexion du héros sur le moment présent, approfondie par une sorte de « dislocation » du temps, à la manière de Proust. Mais c’est comme si Proust était multiplié à la fois par Joyce et Rousseau[13]. Dans Jeux d’été (1951), Godard décèle un accent « romantique » tel celui de Rousseau des « merveilleuses » Confessions[14].
Un autre cinéaste français important, l’original et inclassable Robert Bresson, fait une référence télégraphique à Rousseau, dans ses notes sur le septième art. À une phrase qui est censée circonscrire l’innovation artistique : « Nouveauté n’est pas originalité ni modernité. », Bresson adjoint une note de bas de page précieuse pour les chercheurs : « Rousseau : Je ne chercherai pas à faire comme les autres ni autrement. »[15] En citant cette phrase de Rousseau, Robert Bresson affirme son absolue singularité, son désir ardent de rechercher sa voie personnelle dans la vérité, ce qui le rapproche étrangement de l’auteur des Confessions. Et la foi que Bresson explore dans ses films n’a-t-elle pas quelque-chose de l’utopique Profession de foi d’un vicaire savoyard ?
L’histoire du cinéma ne semble donc pas avoir été insensible aux échos de la pensée utopique de Rousseau, et l’on pourrait même ajouter à la liste des influences des genres et des œuvres aussi variés que les dessins animés de Disney, le Gandhi de Richard Attenborough (1982), pour finir avec les grands films fantasy, comme Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson (2001-2003) ou Avatar de James Cameron (2010). Le monde que Cameron a recréé avec une extrême véracité et avec une grande sensibilité poétique en 3D oppose les hommes civilisés et les « bons sauvages », prêchant – à l’instar des Rêveries d’un promeneur solitaire et des œuvres idéologiques de Rousseau – un retour à une « nature » pas encore corrompue par le désir de possession et par l’idée de quelqu’un d’entourer un lopin de terre par une palissade, en disant « ceci est à moi »[16]. Si rousseauisme il y a, il se voit coiffer par Cameron d’un bonnet écologiste New Age, aussi voyant que le manteau arménien du philosophe !
Le médium cinématographique fait voir à quel point la pensée utopique de Rousseau continue de nous interpeller et se prête aux interprétations les plus diverses et même les plus divergentes, les plus sérieuses ou les plus ironiques. Jean-Jacques peut devenir personnage de film, comme chez Claude Goretta, dans une tentative qui emprunte à la fois des techniques d’interprétation à la Grammatologie de Derrida (1967) et les stratégies de mythification les plus traditionnelles. Les résurgences du rousseauisme dans le monde contemporain se font voir aussi à travers de nombreux écoles et genres cinématographiques, aussi bien qu’à travers des œuvres isolées qui citent Rousseau ou qui s’en nourrissent au niveau idéologique. Ironie du sort et du cinéma, qui brouillent les pistes entre réalité et fiction : il existe un cinéaste belge qui porte le même nom que le philosophe du XVIIIe siècle, sans que l’on puisse affirmer une relation de parenté quelconque. Jean-Jacques Rousseau (1946-2014), auto-intitulé « cinéaste de l’absurde », s’est illustré dans le film d’horreur au petit budget[17] et l’on peut voir toute son œuvre – dans un jeu d’imagination – comme un contre-pied (ou un pied-de-nez) absolu du rousseauisme…
Bibliographie
Bresson, Robert, Notes sur le cinématographe, Préface de J. M. G. Le Clézio, Paris, Gallimard, col. « Folio », 2010.
Deleuze, Gilles, Cinéma 1. L’image mouvement, Paris, Minuit, 1983.
Detoninck, Ralph, « L’image peut-elle tuer ? », web review, 2002.
Godard, Jean-Luc, Godard on Godard. Critical writings by Jean-Luc Godard, Translated and edited by Tom Milne, New forewords by Annette Michelson, Da Capo Press, 1986.
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Vallette, Gaspard, Jean-Jacques Rousseau genevois, Paris, Plon, Genève, A. Jullien, 1911.
Notes
[2] Sur un Rousseau suisse, voir l’étude presqu’exhaustive de Gaspard Vallette, Jean-Jacques Rousseau genevois, Paris, Plon, Genève, A. Jullien, 1911.
[3] Voir la reproduction de ces images du philosophe dans Georges May, Rousseau, Paris, Seuil, col. « Écrivains de toujours », 1994, p. 181, 186, 195. La réalisation de ces œuvres est d’ailleurs montrée brièvement dans le téléfilm de Goretta.
[4] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, Chronologie et introduction par Michel Launay, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 43 ; 267.
[6] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Seconde partie, Texte établi par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Notes de Catherine Koenig, Paris, Gallimard, col. « Folio », 1973, p. 56-62.
[7] Voir, sur la question du sexe chez Rousseau, « Jean-Jacques et la sexualité », in Europe, n° 391-392, Novembre-Décembre 1961, p. 33-42.
[9] L’expression appartient à Jean Tulard, Dictionnaire du cinéma. I Les réalisateurs, Paris, Robert Laffont, col. « Bouquins », 1982, p. 405.
[10] Sur le « néoréalisme rose », voir Paolo Russo, Istoria cinematografului italian [Histoire du cinéma italien], Bucarest, IBU Publishing, 2011, p. 149-155, Pierre Sorlin, Italian National Cinema 1896-1996, London & New York, Routledge, 2005, p. 107-111.
[11] Luchino Visconti, cité par Laurence Schifano, Visconti. Une vie exposée, Édition augmentée, Paris, Gallimard, col. « Folio », 2009, p. 275.
[13] Godard on Godard. Critical writings by Jean-Luc Godard, Translated and edited by Tom Milne, New forewords by Annette Michelson, Da Capo Press, 1986, p. 77.
[15] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Préface de J. M. G. Le Clézio, Paris, Gallimard, col. « Folio », 2010, p. 123.
[16] C’est là une formule célèbre de la Seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Commentaire d’Éric Zernik, Paris, Hatier, col. « Profil Philosophie », 1992, p. 107 : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »