Lori Saint-Martin Université du Québec à Montreal, Canada saint-martin.lori@sympatico.ca
De l’intraduisible en traduction littéraire : expérience et réflexion /
On Untranslatability in Literary Translation: Experience and Reflection
Abstract: Literary translation is often described using metaphors of loss, infidelity, and betrayal. In-depth experience as a literary translator reveals the opposite: despite the gaps between languages, literary translation can best be described using metaphors of victory, triumph and fulfillment. This paper describes the overwhelming challenges of passages from one language to another, the concrete experience of translation, and, beyond images of loss, a vision of the translated text as an intimate echo of the original.
Keywords: Literary Translation; Language; Voice; Passages; Literature; Betrayal.
Trahison, infidélité, perte : les mots qui décrivent la traduction littéraire jettent souvent sur elle la suspicion, voire le discrédit. Les langues peuvent faire défaut, elles peuvent trahir ; le passage d’une langue à l’autre aussi. La réflexion qui suit est ancrée dans une longue expérience de la traduction littéraire : plus de quatre-vingts livres traduits de l’anglais au français avec Paul Gagné et, plus récemment, quelques livres traduits de l’espagnol, cette fois sans complice à mes côtés. Je n’oublie en aucun moment la défaillance des langues, de l’écart entre elles, de l’écart entre mondes, si vaste qu’on se demande comment on peut même prétendre combler tous ces écarts. La traduction littéraire est une question d’abîmes : abîmes nombreux, profonds, infranchissables au premier regard. Mais au-delà des possibles défaillances et trahisons, il sera question, avant tout, de la traduction littéraire comme victoire et comme plénitude. À partir de cette expérience de traduction, qui ouvre sur un espace de réflexion pour ensuite retourner vers l’expérience, comme le dit bellement Antoine Berman[1], je me permettrai la voix personnelle en principe interdite aux traducteurs. La méditation qui suit comportera trois parties : une première consacrée aux abîmes, une deuxième au livre à traduire, une troisième à la plénitude.
Des abîmes
La traduction littéraire fraie toujours avec l’échec, avec l’impossibilité. D’abord parce que c’est le cas de toute forme d’expression, même lorsqu’une seule langue est en jeu -on ne s’entend pas toujours, on n’entend pas toujours, même quand on tend l’oreille, ou qu’on croit la tendre. Entre la parole tenue, tendue, et l’oreille prêtée, s’ouvre déjà un abîme. Abîme des langues dans leur infinie richesse et leur navrante pauvreté devant ce que nous rêvons d’en faire, de leur faire dire, abîmes entre locuteurs même de bonne foi, abîmes entre sens et signifiants. Abîmes auxquels s’ajoutent tous ceux de la littérature à proprement parler, abîme notamment entre l’œuvre réelle et celle rêvée, dessinée en rêve ou en rêve éveillé.
Si la langue, toujours, a ses défaillances – ou plutôt est dépossédée, est défaillance –, si l’œuvre littéraire est le témoin singulier et exacerbé, entre autres choses, de cette défaillance –, que dire de l’œuvre à traduire, de l’œuvre traduite ? Là s’ouvrent encore d’autres abîmes : entre deux cultures, entre deux langues. Les textes littéraires sont profondément enracinés dans leur langue, qui est leur substance intime et parfois leur véritable sujet. Si la langue même est non seulement la matière mais aussi l’essence de la vraie littérature, alors comment traduire ? À quoi bon arracher l’arbre au sol dans lequel plongent ses racines, tirer de ses eaux natales le poisson étincelant pour qu’il agonise aussitôt dans l’air mortel ?
Si vous parlez plus d’une langue, je ne parle pas ici de se débrouiller pour commander au restaurant ou acheter un billet de train, si vous sentez en vous battre et vivre plus d’une langue, alors vous êtes plus d’une personne. Et, cela étant, vous avez été appelé, à coup sûr, à faire l’interprète, soit au sens littéral, lors d’un échange qui, sans vous, n’aurait été qu’un choc de sons, soit au sens figuré : à expliquer une culture à l’autre, à présenter, expliquer, faire passer. C’est à de tels moments qu’on sent carrément dans sa voix, dans sa chair, dans ses mains qui esquissent des gestes d’accompagnement, le manque, la béance entre ces deux langues et ces deux cultures. Et aussi la nécessité de côtoyer cet abîme, et l’allégresse qui vient de côtoyer cet abîme, le souffle court, l’esprit en alerte. L’allégresse qu’on ressent à l’abolir, ne serait-ce que partiellement et le temps d’un échange. L’allégresse de marcher, mieux, de danser sur cette corde raide.
Un livre
Un livre est posé sur la table. Des signes noirs sur des pages blanches. Il propose une incarnation singulière d’un bien commun, la langue, une langue. Déployés dans ses pages, un certain nombre de mots connus de tous créent, par une alchimie incompréhensible, une histoire, des personnages, des idées, des émotions. C’est du papier, de l’encre, presque rien. Objet inerte, qui vit du moment où quelqu’un le prend entre ses mains, l’ouvre et s’abandonne à lui, vit et jouit de faire corps, de faire esprit avec lui. Mais pour cela, il faut une certaine maîtrise (même si ce mot, j’y reviendrai, n’est pas tout à fait juste) de la langue dans laquelle il est écrit.
Un livre m’est proposé à moi traductrice, pour que je me charge de l’ouvrir aux autres, à ceux qui n’en possèdent pas la clé. J’ouvre ce livre, il s’ouvre à moi qui prends mon temps en m’attardant à chaque mot comme aucun autre type de lecteur ne le fait. Je navigue entre plaisir, admiration, terreur. À chaque ligne, le doute : comment faire ? La traductrice littéraire est donc celle qui tremble, qui exulte à l’orée de deux mondes, de deux modes d’expression.
L’œuvre à traduire est une porte ouverte à ceux qui comprennent sa langue. Mais elle est une porte fermée à ceux qui l’ignorent. Et voilà qu’on m’a chargée de la déverrouiller pour eux. Mon travail, mes heures, passeront à confectionner cette clé, sans savoir où elle se trouve au juste. La langue originale n’est pas la clé ; la langue d’arrivée non plus. L’œuvre traduite n’est pas la clé mais la nouvelle porte à l’usage d’autres lecteurs. C’est le va-et-vient entre les deux, ce sont les heures innombrables de ma vie, ce sont les mouvements de mon esprit et de mon corps entre les langues, qui font, qui sont la clé.
Il y a une clé, il n’y a pas de clé. L’œuvre est une porte ; elle est une main tendue ; elle est une nuit insondable. Et toute œuvre proprement littéraire est intraduisible, on le sait, à cause de la défaillance des passages, à cause de l’écart entre les langues, à cause de Babel en somme. Nous vivons après la chute, après la faille. La différence est toujours énorme, infranchissable.
Comme les dés, les sons et les sens sont jetés, d’une langue à une autre, par une main différente, une main capricieuse qui les réunit et les sépare de manière propre. « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? » peut résonner plus ou moins de la même manière en espagnol ou en portugais, mais pas en anglais déjà, et encore moins, j’imagine, en japonais. Ou encore le « vierge vers », s’il peut être « virgin verse » de manière tout aussi heureusement allitérative, perd toute idée de mouvement lié à la préposition qu’on peut qu’entendre, tout lien avec les images de la voile. Autre exemple : le système verbal d’une langue crée sa perception du temps, mais aussi des rapports entre les êtres. L’espagnol argentin a des pronoms personnels particuliers, le « vos » qui tient lieu du « tú », et qui commande ensuite une conjugaison particulière au présent de l’indicatif, de sorte que « De dónde sos ? » n’a rien à voir avec « De dónde eres ? », alors que le sens est identique. Le chanté de la langue appartient ici à deux mondes distincts ; la forme verbale indique une origine, un ancrage. Différence impossible à rendre en français.
Voilà deux petits exemples pour voir s’ouvrir l’abîme, pour montrer l’impossible, le deuil. Manières de dire et de voir, rythmes, souffle, références ; chaque langue est un monde à part, voire chaque langue contient déjà quantité de mondes à part. La traduction est, à la lettre, impossible : l’affirmation est entièrement vraie. Et en même temps, elle est complètement fausse.
Elle est fausse parce que toute personne qui a passionnément aimé un auteur en traduction sait que l’opération vaut d’être tentée. Si ce n’était pas le cas, imaginez combien nous serions seuls et abandonnés sur un unique et pauvre rivage. Le traducteur littéraire est ce héros, cette héroïne qui jette ses mots dans l’abîme pour que nous puissions habiter d’autres mondes que le nôtre.
De la plénitude
J’ouvre le livre, je me mets au travail. Des formes, de sons. De multiples petits choix qui se cristalliseront pour former, reformer une œuvre.
Mais si le sujet essentiel de la grande œuvre littéraire est la langue même, si la grande œuvre est une œuvre-langue, qu’en reste-t-il dans la traduction, lorsque pas un mot de cette langue ne subsiste, que ses mots ont été recouverts, remplacés par d’autres ? Qu’est-ce que le sens sans les sons, qu’est-ce qu’un côté de la feuille sans l’autre ? Mystère, gloire de la traduction : elle sauve, elle redonne naissance à l’original au moment même où elle le fait disparaître. Alchimie, migration, accueil, ouverture.
Et voilà la beauté de la chose : traduire, c’est se faire transparent sans se départir de sa singularité, c’est laisser l’autre parler à travers soi. Écouter avec les yeux, voir avec les oreilles, se maintenir en permanence dans l’entre-deux des langues et des mondes où la rencontre a lieu. Traduire, c’est me substituer à l’auteur-autre sans l’effacer, c’est m’effacer moi mais sans disparaître, permettre à l’autre de parler par ma voix, de laisser parler cet autre, de me laisser dire par lui, traverser par lui. Déployer ma voix pour lui rendre la sienne.
La traduction, c’est la rencontre avec la défaillance, mais aussi avec l’Autre. Rencontre d’un traducteur avec un texte, d’une langue avec une autre. Rencontre avec l’auteur en tant qu’autre, avec la langue de l’original, qui est souvent une langue seconde pour le traducteur, avec une culture qu’il connaît à fond ou non et qu’il doit de toute façon réinventer au profit de lecteurs qui, eux, n’en savent rien. Sa langue dite maternelle lui apparaît autrement lorsqu’il tente de lui imprimer les voies que suit l’original ; traduire fait découvrir ses possibilités et ses failles, les inflexions qu’elle accepte, celles qu’elle refuse. « Sa » langue, « sa » culture : les guillemets indiquent l’instabilité de toute position de maîtrise.
En somme, on traduit toujours après ; par définition, la traduction est seconde. En même temps, la traduction donne un nouveau texte, ouvert à de nouveaux lecteurs, et, ce faisant, elle devient inaugurale.
On a souvent parlé de la traduction comme d’un pont entre deux cultures, mais elle me semble plutôt être une barque qui navigue entre deux rives avec un traducteur à la proue tel un Charon qui conduit non vers le royaume des morts, mais vers la lumière, vers la seconde, la multiple vie des textes. Les traducteurs sont des voyageurs, des passeurs, ils ouvrent des chemins, ils éclairent d’une lumière neuve des zones inconnues. Est-ce parce qu’ils sont à cheval entre deux langues et deux cultures alors que la plupart des gens sont ancrés dans une seule, parce qu’ils sont au moins doubles, en somme, qu’on les associe à la duplicité, donc à la trahison ?
Traduire, en tout cas, c’est suivre le chemin ouvert par l’œuvre, en même temps qu’on trace, pour cette œuvre, un chemin tout neuf. On regarde devant soi, on regarde derrière. Janus à deux visages, Orphée, femme de Loth, Icare, au risque de la mort, au risque de la paralysie, au risque de la chute, on avance, on cherche. On trouve, ou on croit trouver. On a l’obligation morale et esthétique de trouver. Un monde singulier en dépend.
Traduire un texte, c’est lui donner une voix, un corps nouveaux. C’est lui faire franchir la barrière infranchissable des langues, faire faillir la défaillance. Tout amoureux sait qu’aucun corps, aucune voix ne peut remplacer ceux de la personne aimée. Et pourtant, je dois donner corps, donner voix, recréer, réinventer. Passages, métamorphoses, vie nouvelle.
Étranger-familier, loin-proche, même-Autre, dedans-dehors : la traduction littéraire n’a que des paradoxes à offrir. Les paradoxes même de la littérature.
Enfin, contrairement à ce qu’on a dit et répété, voire ânonné, traduire ce n’est pas trahir et la traduction n’est pas un moindre mal : elle est un grand bien. Toute personne, répétons-le, qui a aimé d’amour un auteur lu en traduction sait que la traduction, c’est la vie même de la littérature. La nouvelle vie d’un livre dans un autre espace, une autre langue. Passion, respect, infinie patience : la traduction est un métier d’ombre, mais qui tire les œuvres vers la lumière.
Chaque mot que j’écris en tant que traductrice appartient à deux langues en même temps – celle d’où l’œuvre vient, celle dans laquelle je la recrée – et exhibe la défaillance des deux. Mais aussi la plénitude des deux.
Devant notre langue dite maternelle ou celles que nous croyons savoir, nous nous pensons en position de maîtrise. C’est faux, ce sont plutôt les langues qui nous possèdent, mais nous le croyons quand même. Devant les langues inconnues, nous sommes de nouveau des enfants ignorants qui tiennent le livre à l’envers. Seule la traduction la remet à l’endroit.
Si écrire est un corps à corps avec la langue, si la traduction est ensuite un corps à corps avec ces deux langues, un corps à corps ayant comme scène la voix du traducteur comme incarnation et désincarnation de son corps, il va sans dire qu’il n’y a pas non plus d’union parfaite de tous ces corps. Et pourtant, pourtant… on se rencontre. Tard peut-être, dans certains cas, imparfaitement peut-être dans certains autres, avec violence dans d’autres encore, mais tout de même. On parle toujours de la perte en traduction, et oui, il y en a. Mais pas tant, vraiment pas tant. Le verre n’est pas à moitié vide, il lui manque quelques gouttes tout au plus. Le traducteur mobilise toutes ses connaissances, déploie toute sa sensibilité, met son corps et sa voix en jeu, pour que quelque chose passe, pour que beaucoup, que presque tout passe. De la défaillance des langues, oui : mais aussi de la traduction littéraire comme plénitude.
Note
[1]. Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Seuil, 1991. Les mots de ce grand théoricien de la traduction littéraire ne cessent de résonner en moi.