Timéa Gyimesi
Université de Szeged, Hongrie
gyimesitg@gmail.com
De l’image trahie à l’image ravie et au-delà… Duras et ses images de « derrière les yeux »
From the Betrayed Image to the Ravished Image and Beyond… Duras and Her Images “Behind the Eyes”
Abstract: The reason literature and arts are beholden to the inarticulate, to screaming is that these constitute their very material, a paradoxically immaterial material whose articulation and expression have always been a challenge that numerous artists and philosophers have sought to address, from Derrida to Paul Celan, from Proust to Homer, from Kafka to Dostoyevsky. Following the refined analysis of Hélène Cixous in Ayaï! (2013), we point out how Marguerite Duras uses, in her protean work, images in a particular way when she tries to render them from “behind the eyes”, following unprecedented (thematic, technical, structural, etc.) strategies of dispossession or evasion.
Key Words: Language; Thinking; Translation; Philosophical Text; Understanding; Interpretation.
La littérature c’est pour hurler longtemps, pousser les cris jusqu’à la musique.
Le droit à la littérature ou le droit aux cris que la réalité et la communauté nous interdisent. […] Les cris voyagent.[1]
Hélène Cixous
Du cri à l’image
« Les cris voyagent. » – Le cri de la littérature serait l’expression d’une invitation à des voyages particuliers où les œuvres littéraires et philosophiques feraient office de sites à visiter. Si la littérature et les arts sont redevables à l’inarticulé, au cri, c’est que ceux-ci constituent leur matière première, matière paradoxalement immatérielle dont l’articulation et l’expression ont toujours été l’un des enjeux auxquels nombre d’artistes et de philosophes ont tenté de répondre de Derrida à Paul Celan, de Proust à Homère, de Kafka à Dostoïevski. Échappent au jeu transtextuel et multilingue dans lequel l’écriture se tisse l’essai poétique d’Hélène Cixous et le cri de Bacon et celui de Bataille. Ou encore de Marguerite Duras, alors que son univers ne cesse de faire émerger des cris de toutes sortes : de folie, d’amour, de douleur, de peur, voire des cris inaudibles, chacun à même de déchirer l’écriture et de révéler de par cette béance « l’ombre interne[2]», « la tache[3] », « à partir de laquelle va partir le tableau[4] ».
Suivant la fine analytique cixousienne, nous nous proposerons de montrer comment l’œuvre protéiforme de Marguerite Duras fait un usage particulier de l’image pour court-circuiter l’artifice et les leurres qui frappent celle-ci. Pour ce faire, partons de la phrase de Julie Dassin, jeune comédienne de La Musica[5], formulée en réponse à la question de Christian Durieux portant sur la singularité de l’univers de Marguerite Duras. Selon la comédienne cette singularité consiste en le pouvoir de montrer « ce qui se passe derrière les yeux au lieu de devant les yeux[6] ». Cette formule tant heureuse qu’élémentaire, pourtant clôturée dans une dichotomie en soi inadmissible, en dit long sur la fonction que l’œuvre durassienne assigne au regard, à l’image, et surtout à « la trahison » qui s’y inscrit fatalement.
Solidement fixé dans l’antinomie d’un « Tu n’as rien vu » et d’un « J’ai tout vu[7] », l’œuvre littéraire, cinématographique et théâtrale de Duras se met facilement sous le signe du regard. Il est plutôt alléchant de découvrir que le problème de la vision pourrait contourner la Durasie avec tous ses hauts lieux (ou les lieux communs) : le tout, le rien, l’absence, l’amour impossible, la folie, le désir, la douleur, etc., où l’œuvre réputée « difficile[8] » se laisse (ad)mirer, représenter et faire image. Il vaut mieux cependant craindre et fuir ces images de la pensée puisque les automatismes catégoriels finissent par réduire ce qui apparaît comme irréductible, ce qui s’avère être l’irréductible même de toute image durassienne.
Qu’il s’agisse de photos narratives insérées dans ses livres, de celles de la traversée jamais prise dans L’Amant[9], ou de celles trahissant des états délirants dans La Vie matérielle, ou encore des images filmiques de plus en plus dépeuplées, décousues et finalement désertées comme dans L’Homme Atlantique (1982), le travail consciencieux que Duras entreprend pour trahir (dénoncer et révéler) l’image se met sensiblement dans la lignée du projet magrittien de La Trahison des images et contribue à affiner le regard que l’on porte sur la relation entre les deux systèmes de représentation concurrents : celui symbolique des mots et celui iconique des images, texte et image. Qui plus est, Duras semble aller bien au-delà de l’affirmation de Ceci n’est pas une pipe en ce qu’elle apporte son corps et le cri (cri de la littérature) à l’écrit. Peu importe donc la forme expérimentée (prose, théâtre, cinéma), chaque variation du « déjà-dit » exposé dans les trois cycles – pacifique, indien, atlantique – affronte de façon obstinée et sans cesse déplacée le problème de la représentation, sa crise, son abîme.
L’irreprésentable et son non-lieu paradoxal
Certes le doute voire la haine qui frappetoute relation de ressemblance ont un impact sur la perception même de l’espace et implique aussi une théorie du sujet. On connaît le peuplement étrange, ouvert à l’oubli qui habite le monde de Duras ainsi que leur regard « engloutissant » (L’Amour[10], 18), fou, psychotique et délirant rendant d’emblée dérisoire et douloureuse toute tentative de prise de vue. Avec ces « habitants » qui « surgissent de la ville, des trous, de la pierre » (A, 108), il n’y a aucune chance de construire un monde selon la géométrie du point. Tout reste donc « lisse », comme à côté, le lieu paradoxal[11] même d’un « dehors,internement volontaire » (A, 51), ce vers quoi nous conduit une Duras confiant au lecteur : « Dehors, je ne peux pas écrire » (VM, 121). De même pour ces drôles d’êtres – hommes, femmes, hystériques aux contours imprécis qui continuent d’habiter cet « espace lisse[12] » sans pour autant les voir, en se reterritorialisant les uns sur les autres pour former des blocs-de-devenir. C’est au moins dans ce contexte géophilosophique que le « devenir-Calcutta-d’Anne-Marie-Stretter[13] » ou le « devenir-Lol-de-toutes-les-femmes[14] » se laissent lire. Plus l’on avance dans les livres, plus l’on se sent pris par le tourbillon passionnant où défilent entre autres Anne Desbaresdes, le Japonais, la mendiante, Lol V. Stein, Anne-Marie Stretter, Jacques Hold, le Vice-consul de Lahor, Marguerite, et nous, lecteurs.
Mais pourquoi cet irréductible « non-lieu » qu’incarne le corps même de la femme de S. Thala dans L’Amour? Quel rôle attribuer à la fonction de « détruire » que Duras assigne et au cinéma qui joue habituellement sur le trop-plein de ses images, et à l’écrit toujours cloîtré dans ses formes policées ? Le mot d’ordre de Détruire dit-elle (1969) serait ce geste programmatique qui sert non seulement à trahir la trahison, mais se veut aussi le seul moyen par lequel le projet démesuré de La Vie matérielle à vouloir « sortir du sens », « aller nulle part »même si c’est « impossible à faire» puisse devenir une forme de stratégie permettant de voir « ailleurs », « de près », par une vision rapprochée, « haptique ». Ce dont l’écriture reste également tributaire : « partir du sens plein, en être submergé et arriver jusqu’au non-sens» (VM, 13). C’est comme aiguiser et exacerber le système nerveux au point où les sensations qui s’y impriment écrasent les limites du corps tout en désintégrant les coordonnées de la vision. Voici la raison pourquoi Duras et ses personnages sont pris dans le paradoxe de la lumière : s’ils sont flattés par le pouvoir de l’obscur et du « creux », du « vide » et de l’obscène, c’est parce qu’il est le seul à pouvoir « prendre l’eau » de l’écrit, de saisir « l’écrit qui est déjà dans la nuit[15] ». En effet, Duras ne cesse de rappeler la « perte de vue de l’écrivain envers l’écrit[16] » pour dire combien le « hors-texte » et le « hors-image » viennent aveugler et rendre par là-même imperceptible la surface miroitante de la glace.
Lol et l’état d’équilibre instable
Ayant compris cette relation déficiente entre voir et habiter, entre la vision et l’espace vu, il reste encore à comprendre « l’accident » (A, 19, 57), la« dérive[17] » – celle aussi des continents – qui fait glisser dans l’usage durassien l’un sur l’autre texte et image, pour en tirer des cris inarticulés, des voix. Cette voix, celle qui « fait les choses, le désir et le sentiment » (VM, 142) dans Le Navire Night (1979), continue à appeler « l’ombre interne » de l’écriture, elle fait parler la « population fluctuante » (VM, 129) ou la « population nocturne » (VM, 149) des délires (« C’étaient des images plus claires que le réel, comme illuminées de l’intérieur », VM, 151), tout comme les drôles de « populations » de Lol dans L’Amour (« mes populations de S. Thala », A, 36). Il y a au fond des livres « intangibles[18] » une théorie de vision qui exemplifie l’échec de la représentation, tout en endossant le paradoxe de montrer. L’impératif sollicitant Duras à « rendre les choses », à « rendre le film » – « rendre la lèpre à la lèpre, le silence au silence […] la folie à la folie[19] »–, cet impératif côtoie la vaste problématique de représentation, mais en un sens contraire. À prétendre avoir rendu la chose (comme à propos du film India Song), l’écrivaine-cinéaste pense avoir réussi à échapper à l’image, en « resoudant », en faufilant la fissure, en gommant la différence entre les mots et les choses. D’où l’épuisement, la cachexie et pourquoi ne pas dire le ravissement qui surprennent les formes textuelles, théâtrales et filmiques. S’y ajoutent encore la consumation par le feu et la lumière qui vient incendier S. Thala dans L’Amour.
On sait que Duras cinéaste met en place un dispositif inédit de dissociation entre image et voix à l’intérieur même du film qui se dédouble en film de l’image et en film des voix. Ce dédoublement et la dissociation que cela implique rappelle le geste de Magritte dénonçant ce que Michel Foucault appelle « la subordination[20] » du lien représentatif. Aussi les passages, les « superpositions[21] » que Duras opère d’un médium à l’autre, du texte au film, du théâtre au film et vice versa traduisent-ils le même effort de donner à voir l’ombre, de faire parler l’irreprésentable. Mais, pour ce faire, il ne suffit plus de confronter les deux types d’insuffisance (iconique et symbolique), de jouer l’une contre l’autre, la stratégie plus prometteuse serait de suivre le projet de Beckett tel qu’il est exposé par Deleuze :
[…] le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre.
[…] C’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend. Beckett parlait de « forer des trous » dans le langage pour voir et entendre « ce qui est tapi derrière ». C’est de chaque écrivain qu’il faut dire : c’est un voyant, c’est un entendant, « mal vu, mal dit », c’est un coloriste, un musicien.[22]
L’originalité de Duras « voyante » et « entendante » consiste justement en cette capacité hallucinante qu’elle a de rendre les images, à condition de les rendre de « derrière les yeux ». C’est la rencontre d’un surprenant phénomène physique qui lui permettra de traduire son rapport autre que géométral et géométrique avec le monde. « Le bloc noir » (VM, 30-34), interrogeant l’oubli qui frappe Lol V. Stein, avance un argumentaire qui prend appui sur ce phénomène physique apparemment anodin, à savoir le gel de l’eau :
Il y a un phénomène qui existe dans le gel. L’eau devient de la glace à zéro degré, et quelquefois, il se trouve qu’il y a une telle immobilité dans l’air pendant le froid, que l’eau en oublie de geler. Elle peut descendre jusqu’à moins cinq. Et geler. (VM, 32)
En l’absence de cristal de glace, l’eau calme et suffisamment pure peut se refroidir sans se congeler jusqu’à – 48 °C. L’eau s’y trouve dans état d’équilibre instable qu’on appelle en physique « surfusion ». Le texte durassien s’agençant sur l’idée de la surfusion investit l’oubli dont l’écriture reste à jamais tributaire. Ainsi passe-t-on du « bloc noir » à l’acte d’écrire (« Écrire ce n’est pas raconter des histoires », VM, 31), puis de l’histoire à l’absence d’histoire (« Écrire […] c’est raconter une histoire et l’absence de l’histoire », VM, 32). L’oubli surprend. Il fore obliquement le vide, fait en biais le creux d’où s’écrira ce « livre à part », ce « livre seul » qu’est Lol V. Stein[23], et aussi tous les autres. Aussi l’oubli de Lol tient-il de cet état d’équilibre instable car dès son ravissement au bal de S. Tahla elle reste bloquée, comme en une éternelle surfusion. Et cet oubli en révèle encore d’autres :
Ce que je n’ai pas dit, c’est que toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli d’elles-mêmes. (VM, 32)
Partant de l’étymologie du mot « oubli » qui provientdu latin oblītus, dérivé de ob-liveo, « devenir noir », on comprend l’insistance de Duras revenant à plusieurs reprises sur ce noir, ou sur la nuit, en l’occurrence dans « Le bloc noir[24] », et dans ses entretiens : « écrire et lire c’est toujours faire le noir autour de soi, même en plein midi[25] ».
Il en est de même paradoxalement pour la photo aussi qui « aide à l’oubli » (VM, 100) au lieu d’inciter à aller à son encontre rien que par sa matérialité brute et irréductible. C’est bien l’oubli donc qui met à l’échec le schème de vision fondé sur la distance et la coupure tranchante entre le sujet et l’objet, le moi et l’autre, le dedans et le dehors. Comme si Duras ne cherchait qu’à vouloir échapper au gel, comme à la juste distance où il est nécessaire de se tenir pour voir clair et distinct ; comme si chacun de ses personnages restait toujours, comme à côté, à la lisière, entre deux continents dérivants, à la dérive, tel le voyageur de L’Amour : « C’est vrai que je me suis perdu là-bas, j’ai dépassé la distance – il ajoute – l’heure » (A, 39). Avec elle, on est dans le dépassement, on est « chien mort de l’idée » (A, 115).
L.V.S. – le nom des états mixtes
Dans ces conditions, la surfusion, ainsi reliée à l’eau et à l’oubli, traduit l’état quasi clinique de Lol. Il serait intéressant de voir comment l’analyse de Jacques Lacan[26] exploite (en relation avec le regard) l’état intermédiaire repéré dans le phénomène physique du gel de l’eau. Selon Lacan, ce livre-charnière qu’est Le Ravissement de Lol V. Stein met en jeu le fonctionnement même du champ scopique avec au beau milieu la tache, l’irreprésentable objet « a ». La théorie lacanienne du regard suppose que la schize (soit la coupure ou la séparation) ne se fasse pas entre moi et l’autre, entre le visible et l’invisible, mais qu’elle s’établisse entre l’œil et le regard, ce dernier étant celui qui glisse dans notre rapport aux choses tel qu’il est constitué par la voie de la vision et ordonné dans les figures de la représentation[27]. Le regard déterritorialise l’œil et dérange la maîtrise visuelle du domaine des états purs. Ainsi exposé au regard, le sujet cesse d’être sujet de la conscience réflexive et abandonne ses schèmes visuels implicites redevables encore à Descartes : Lol « [n]e ressent pas être vue. Ne sait pas être regardée » (A, 12).
L’analyse lacanienne nous préoccupe moins pour avoir esquissé la triangulation du désir de l’autre que pour la déconstruction analytique qu’elle réalise avec le signifiant « Lol V. Stein ». Ayant associé le nom de Lol au jeu de la mourre, jeu joué surtout en Italie et dans le sud de la France, Lacan révèle ce qui se trouve littéralement inscrit dans le nom et les prénoms (Lol – feuille, V(alérie). – ciseaux, Stein – pierre) :
Ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre tu te perds. On répond : O bouche ouverte, que veux-je à faire trois bonds sur l’eau, hors-jeu de l’amour, où plongé-je ?[28]
Lol est l’incarnation pure et simple de l’indécidable : on se ressent pris dans son univers, lequel participe du jeu à somme nulle. Ce type de jeu constitue un élément indispensable dans le théorème du minimax de John von Neumann (parfois appelé théorème fondamental de la théorie des jeux à deux joueurs), censé modeler toute prise de décision. Il apparaît que ce jeu illustre aussi les thèses de la mécanique quantique concernant les états mixtes que l’on a l’habitude d’illustrer avec le chat de Schrödinger. Comme si le complexe « Lol » correspondait à un état mixte d’où et vers lequel tout se précipite dans l’univers de Duras. C’est la raison pour laquelle l’intention de saisir le monde par l’observation des états purs (ce qui implique gel et coupure) suppose un renoncement à ce qui est irrémédiablement indécidable, à ce qui est sur le point d’émerger. Rien qu’un léger mouvement provoque le gel de l’eau ainsi que la coupure de la feuille, on est toujours sur le point d’inaugurer le règne du deux, celui aussi du jeu à somme nulle.
Aussi L’Amour, ce livre éminemment opaque et obscure relatant l’agonie des personnages du cycle indien, nous propose-t-il une précise analytique du regard en prise directe avec la physique de la lumière. On dirait que le désir plaqué au fond du regard s’y oublie pour devenir une plaque sensible à la lumière, nommée en l’occurrence S. Thala. Il n’est point étonnant que Duras tienne cette phrase pour la plus belle de sa vie : « Ici c’est S. Thala jusqu’à la rivière. […] Après la rivière c’est encore S. Thala » (A, 20-21)[29]. Ne cessant de se reterritorialiser sur la blancheur aveugle et aveuglante de S. Thala, gisant à la jointure de la mer et de la terre, Lol, cette femme « tropismique », ne voit plus ou bien si elle voit ce n’est qu’en fonction de l’état de la lumière. Progressivement, elle devient avec la lumière :
On entend :
– Elle dort.
Le voyageur se penche sur le visage endormi, il dit :
– Ses yeux s’ouvrent, on dirait.
On entend :
– Alors le jour vient.
[…]
On entend :
– Le jour ouvre ses yeux, vous ne le saviez pas ?
– Non.
Le voyageur regarde : les yeux, en effet, s’ouvrent de plus en plus, les paupières se séparent, et dans un mouvement indiscernable tant il est lent, tout entier, le corps suis les yeux, il se tourne, il se place dans la direction de la lumière naissante.
Reste ainsi face à la lumière.
Le voyageur demande :
– Elle voit ?
On entend :
– Rien, elle ne voit rien. […](A, 129-130)
S. Thala sous la lumière naissante et dans la nuit noire… Lol et la ville seraient comme cette surface sensible, pellicule inflammable sur laquelle s’imprime toute écriture de la lumière : photographie ou film.
La ruse de la négativité
On se demande s’il est possible d’aller plus loin dans l’étude de la vision que dans L’Amour qui met en place un agencement lumière-folie et situe l’épicentre de toute possibilité de fait (y compris l’écriture) dans la figure de la folie (Lol et S. Thala). Il s’agit de comprendre que la ligne qui fait contour reste tributaire de la lumière, mais aussi que l’homme est sujet à son jeu : tantôt l’on voit, l’on se voit voir grâce à elle, tantôt l’on s’aveugle et on en souffre sous son effet. Évanescente et chimérique, la vérité de la vision est semblable à la vérité de la folie :
Tout dans l’écriture participe de la destruction des réflexes acquis, de la transcription de l’ombre interne par le manque et le silence. Sa consomption ainsi engendrée ouvre le chemin de la folie, qui seule peut totalement traduire la région obscure jusqu’à l’ultime éblouissement. […] Seuls les fous écrivent complètement[30].
Tout en prolongeant les recherches durassiennes en vue des méthodes pour minoriser le pouvoir totalisateur de la vision, Les Mains négatives[31] propose une nouvelle façon de rendre l’image, sans lumière, rien que par la rencontre du cri et du toucher à même l’empreinte pariétale.
En effet, dans ce court métrage de 13 minutes 45 les images sonores (« le film des voix ») laissent entendre la voix off de Duras récitant, voire chantant un texte éminemment poétique sur les mains négatives trouvées dans les grottes magdaléniennes. Les images visuelles (« le film de l’image »), tout à l’opposé, complètement dissociées du sonore, montrent la ville de Paris au petit matin dans un travelling d’un seul plan :
Pendant les 45 minutes du travelling entre six heures et quart et huit heures moins le quart du matin, à part une prostituée boulevard Magenta, on n’a rencontré que des noirs, quelques femmes de ménage portugaises du côté de l’Opéra, celles qui nettoient les banques, quelques loubards aussi, quelques sans-abri. Depuis l’Indochine, depuis ma jeunesse, je n’avais jamais vu une telle population coloniale réunie dans un seul endroit. L’amour c’est à eux qu’il s’adresse[32].
Les mains négatives ne sont donc nullement des traces gravées par la lumière, le granit n’est point la pellicule, mais celles « trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe Sub-Atlantique […], posées grandes ouvertes sur la pierre » avec leur contour « enduit de couleur. Le plus souvent de bleu, de noir. Parfois de rouge[33] ».
C’est par ce toucher préhistorique, par cette empreinte pariétale qu’il devient possible de dépasser S. Thala, de dépasser la représentation, de voir sans pour autant créer un rapport totalisable par la vue, un rapport de ressemblance. La spécificité des Mains négatives consiste justement à promouvoir une dissociation non plus entre le sonore et le visuel comme dans les autres films de Duras, mais à l’intérieur même du « film des voix », à l’intérieur de ce qui est dehors. C’est ce qui nous conduit par la poésie, par la voix affabulatrice de Duras portant sur l’homme préhistorique, vers un dedans, vers cet « internement volontaire » (A, 51) qu’elle appelle paradoxalement « outside » et qui donne sur ce que le Deleuze de L’Image-Temps appelle « enfouissement stratigraphique ou archaïque[34] ». Ainsi, ce dehors-dedans, ce pli de la « matière noire » où l’on se retrouve rappelle l’entrelacs chiastique du visible sur l’invisible, où l’invisible (l’ombre, la tache) n’est point le négatif du visible, mais ce qui le rend possible ou, simplement, ce qui rend le visible. Ils sont dans un rapport de réversibilité non totalisante ou pour dire avec Deleuze dans un rapport « indirect libre » que la coupure irrationnelle entre l’image sonore et l’image visuelle vient mettre en place. Aussi ces coupures irrationnelles sont-elles à l’origine de ces « cris inarticulés » qui tiennent lieu d’appels pour un peuple encore à venir, ces « peuplements nocturnes » revendiqués dans La Vie matérielle. C’est le cri d’amour de l’homme préhistorique face à l’immensité de la mer, mais ceux aussi d’Anne Desbaresdes, du Vice-consul, de Lol, de Michael Richardson de L’Amour, lesquels comme le dit Merleau-Ponty « réveille[nt] dans la vision ordinaire des puissances dormantes un secret de préexistence[35] ». Ces cris, tous transgressifs et paroxystiques, perturbent et font chavirer l’œuvre, la font désœuvrer.
Ce parcours que nous nous sommes proposé de suivre en vue de décortiquer la phrase anodine de Julie Dassin nous fait révéler que si image peut avoir lieu c’est toujours de « derrière les yeux ». On comprend qu’il ne s’agit point de vouloir faire image de ce qui est irreprésentable, puisque toute représentation ne fait que répéter l’éternelle trahison des images, même si c’est une trahison à la puissance deux, à la fois dénonciatrice et révélatrice, et que, comme telle, elle nous heurte à la clôture habituelle renfermant l’œuvre de Duras dans le jeu paroxystique entre « tout » et « rien ». Au contraire, Duras est du côté de l’ombre et de son corps, celui qui souffle, souffre et crie, mais aussi du côté du corps qui écrit, du côté de la littérature malgré toute déficience que le « travail de colmatage de l’abîme[36] » fait subir à la langue. À trahir l’image, Duras la ravit aussitôt en la modulant en voix incoercible, la sienne propre susceptible de prolonger le cri inaudible de la littérature :
Aux commencements des commencements, il y aura eu la première note de notre douleur, et elle s’élevait du diaphragme vers le ciel, comme ceci :
AYAÏ !
Le mot universel, l’Appel.
[…]
La mémoire survit à la matière dans laquelle elle est inscrite. Atomes du génie de Shakespeare et de Freud, musiques, vous êtes ici, et mêlés au ronronnement de Philia et Aletheia, vous m’environnez dans une organisation qu’on ne sait pas penser actuellement[37]…
J’appelle
J’appelle celui qui me répondra
Je veux t’aimer je t’aime
Depuis trente mille ans je crie devant la mer le spectre blanc
Je suis celui qui criait qu’il t’aimait, toi[38].
Notes
[1] Hélène Cixous, Ayaï ! Le cri de la littérature. Accompagné d’Adel Abdessemed, Paris, Galilée, 2013, p. 53 et p. 58.
[2] Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Éd. de Minuit, 1974, p. 50.
[3] Cf. l’entretien de Duras avec Francis Bacon en 1971 accessible sur : http://www.etyen.be/sites/default/files/professeur/m.duras_entretienavecfrancisbacon.pdf. La tache fait également appel à Lol V. Stein qui guette dans le champ de seigle et y fait précisément tache. La fonction de tache – objet « a » – est essentielle dans le dispositif du regard.
[4] Ibid. Duras montre une affinité pour l’esthétique picturale de Bacon. Les questions posées cherchent à élucider celle-ci en vue de mieux cerner la sienne propre.
[5] Après les adaptations filmiques de ses romans (par Peter Brook et Alain Resnais), La Musica est le premier film que Duras coréalise avec Paul Seban en 1967 avec Delphine Seyrig, Julie Dassin et Robert Hossein.
[6] Voir l’interview de Christian Durieux sur http://www.ina.fr/video/CAF880 47167/le-film-la-musica-video.html.
[7] Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1960, p. 22.
[8] Marguerite Duras, La Vie Matérielle. Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, Paris, P.O.L., 1987 [désormais VM].
[9] Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
[10] Marguerite Duras, L’Amour, Paris, Gallimard, 1971 [désormais A].
[11] Cf. le rôle que Deleuze assigne au paradoxe : « Mais le paradoxe comme passion découvre qu’on ne peut pas séparer deux directions, qu’on ne peut pas instaurer un sens unique, ni un sens unique pour le sérieux de la pensée, pour le travail, ni un sens inversé pour les récréations et les jeux mineurs. […] le propre du sens [est] de ne pas avoir de direction, de ne pas avoir de « bon sens », mais toujours les deux à la fois, dans un passé-futur infiniment subdivisé et allongé. » Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 95.
[12] Cf. Le plateau 14. « 1440 – Le Lisse et le strié », in Gilles Deleuze – Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éd. de Minuit, 1980, pp. 592-625.
[13] Cf. le film de Marguerite Duras, Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976).
[14] « Ce que je n’ai pas dit, c’est que toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli d’elles-mêmes » (VM, 32).
[15] Cf. Marguerite Duras – Worn Out With Desire To Write (1985) : https://www.youtube.com/watch?v=TPiv0EKzd8k&list=PLePutJmgOc8fXnnPOHMksGhqUHxrHT_24.
[16] Ibidem.
[17] Cf. l’entretien de Duras avec Bacon : « si on croit qu’on comprend l’accident, on va faire encore de l’illustration ». Consulter : http://www.etyen.be/sites/default/files/professeur/m.duras_entre tienavecfrancisbacon.pdf.
[18] « Il y a les livres intangibles, il y a L’Été 80, L’Homme Atlantique, Le Vice-Consul qui crie dans les jardins de Shalimar, la mendiante, l’odeur de la lèpre, M.D., Lol V. Stein, L’Amant, La Douleur, La Douleur, et L’Amant, Hélène Lagonelle, les dortoirs, la lumière du fleuve. » (VM, 88).
[19] http://www.ina.fr/video/I04259990/marguerite-duras-a-propos-de-india-song-vid eo.html, le 27 avril 1975.
[20] Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 27, pp. 29-30.
[21] Ibidem, pp. 30-31.
[22] Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éd. du Minuit, 1993, p. 9.
[23] Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964.
[24] « Quand on écrit, il y a comme un instinct qui joue. L’écrit est déjà dans la nuit. Écrire serait à l’extérieur de soi dans une confusion des temps : entre écrire et avoir écrit, entre avoir écrit et devoir écrire encore, entre savoir et ignorer ce qu’il en est, partir du sens plein, en être submergé et arriver jusqu’au non-sens. L’image du bloc noir au milieu du monde n’est pas hasardeuse. » (VM, 30).
[25] Phrase citée par Mireille Calle-Gruber dans l’émission de Laure Adler sur France Culture « Hors-Champs », Marguerite Duras passionnément, le 1er avril 2013 : http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-marguerite-duras-passionnement-15-2013-04-01.
[26] Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », in Les Cahiers Renaud-Barrault, 1965, n° 52, pp. 7-15, accessible sur http://www.litt-and-co.org/citations_SH/l-q_SH/lacan-duras.htm.
[27] Cf. Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire Livre XI, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973. Le séminaire a eu lieu en 1964 qui est la date de publication et du Ravissement de Lol V. Stein de Duras et du Visible et de l’Invisible de M. Merleau-Ponty. On comprend ainsi la part de Duras dans la mise en perspective lacanienne de la théorique de la vision : « C’est précisément ce que je reconnais dans Le Ravissement de Lol. V. Stein, où Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. » Jacques Lacan, Hommage…, op. cit., p. 9.
[28] Ibidem, p. 7.
[29] Cette phase apparaît sous forme légèrement modifiée dans VM, 34. Est particulièrement intéressant le glissement par lequel Duras identifie la phrase avec Lol : « Lol V. Stein est très fardée, peinturlurée. Elle ne sait pas ce qui lui arrive. Elle regarde les gens, la ville. Elle a les cheveux teints, elle est fardée comme une putain, elle est détruite, comme on dirait, née. Elle devenue la plus belle phrase de ma vie : « Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière, et après la rivière, c’est encore S. Thala. » (VM, 33-34).
[30] Duras – Gauthier, op. cit., p. 50.
[31] Court métrage que Marguerite Duras tourne en 1979 dont le texte intégral apparaît en port-scriptum dans Le Navire Night, Paris, Mercure de France, 1979. Il est également accessible sur http://www.derives.tv/les-mains-negatives.
[32] Voir le commentaire de Marguerite Duras : http://www.festival-inattendus.com/les-mains-negatives/.
[33] Cf. le texte d’ouverture à la poésie de Duras, également écrit par elle sur http://www.derives.tv/les-mains-negatives.
[34] Gilles Deleuze, Cinéma 2.L’Image-Temps, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 364.
[35] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 70.
[36] Hélène Cixous, op. cit., p. 24.
[37] Ibidem, p. 24 et pp. 59-60.
[38] Marguerite Duras, Les Mains négatives : http://www.derives.tv/les-mains-negatives.