Gisèle Vanhese
Università della Calabria, Cosenza, Italia
gvanhese@libero.it
Gisèle Vanhese
De la technique à l’imaginaire
Le Puits dans l’œuvre de Lorand Gaspar
Abstract: This essay uses the methodology of mythocriticism for the analysis of literary images. Taking the studies of Jean-Jacques Wunenberger as a starting point, it focuses on the theme of the well in the poetry of Lorand Gaspar. Constellating the great archetypes of the imaginary (following Gaston Bachelard), the image of the well brings together a plurality of significations. It emphasizes the vital role of the desert, where it becomes a true center of life. By quenching thirst, it reveals the true self. It has also a nocturnal meaning, its stymphalized waters entering an underground relation with memory and death. Finally, it metaphorically describes the poetic creation as the “vertical word.”
Keywords: Lorand Gaspar; Transylvania; Well; Water; Thirst; Desert; Center; Poetry; Science; Image.
Au cœur de la démarche herméneutique de Jean-Jacques Wunenburger rayonne le grand champ magnétique de l’image comme en témoignent ses deux livres magistraux Philosophie des images et La Vie des images. Parmi les nombreux versants qu’il a explorés et qui forment une véritable somme sur le savoir de l’image dans la modernité, le philosophe s’est interrogé sur la problématique de l’image verbale qui, par son fondement dans l’imaginaire et par sa profondeur symbolique, s’inscrit dans une véritable « poïétique » au sens où Paul Ricœur parle d’une redescription du réel.
Nous voudrions aujourd’hui analyser cette présence de l’image chez un poète qui appartient à la littérature migrante. En effet, Lorand Gaspar[1] est né en Transylvanie où il a vécu toute son enfance et sa jeunesse avant de partir pour la France. Sa migration géographique et spirituelle l’amènera à s’établir en Judée, en Grèce, en Tunisie et à parcourir les grands déserts. Il a choisi le français comme langue de sa créativité pour une œuvre qui compte de nombreux recueils de poésie et de prose. Ajoutons qu’étant de profession médecin-chirurgien, Lorand Gaspar y a condensé exemplairement les tensions fécondes entre poésie et science, qui s’inscrivent dans le paradigme plus vaste de l’imaginaire et de la rationalité qui a polarisé, après Gaston Bachelard, l’intérêt de Jean-Jacques Wunenburger. Comme l’observe Jean-Yves Debreuille, chez Gaspar, « poésie et science sont […] deux voies de la connaissance complémentaires »[2]. Rappelons à ce propos le titre même de son premier recueil Le Quatrième État de la matière, plusieurs pages d’Approche de la parole, d’Apprentissage et de Feuilles d’observation, dédiées à l’expérience clinique, ainsi que certains poèmes scientifiques comme les Neuropoèmes ou la section Clinique d’Égée Judée.
Nous avons tenté de déployer le sens d’une des images les plus prégnantes de cette poésie, celle du Puits. Résultat d’une technique, qui concerne aussi bien sa construction que la recherche de l’eau cachée, le Puits est aussi un grand catalysateur de l’imaginaire au point que nous pouvons l’inclure dans ces images matricielles qu’a étudiées Bachelard, en particulier dans La Poétique de la rêverie, où il lui consacre des réflexions suggestives :
Un puits a marqué ma petite enfance. Je n’en approchais jamais que la main serrée par la main d’un grand-père. Qui donc avait peur : le grand-père ou l’enfant ? La margelle pourtant était haute. C’était dans un jardin bientôt perdu … Mais un mal m’est resté. Je sais ce que c’est qu’un puits de l’être[3].
C’est à la recherche de ce « puits de l’être » que nous allons parcourir la poésie de Lorand Gaspar fondée sur de grandes images d’une pressante densité pour dire le scintillement de l’ici. On sait, en ce qui concerne l’image poétique, que Jean-Jacques Wunenburger a eu le mérite, sur le plan épistémologique, de mettre en évidence la différence radicale entre la méthode réductrice d’une certaine rhétorique, fondée sur l’image comme écart par rapport à une norme langagière, et la démarche enrichissante de l’herméneutique :
la méthode herméneutique se veut à l’opposé de la précédente, instauratrice et non réductrice, le niveau littéral n’étant plus le niveau vrai, au départ masqué dans des fabulations, mais, au contraire, le niveau le plus extérieur, le plus superficiel, qui cache, à la manière dont l’écorce enferme l’amande, la vérité ultime. En ce sens, l’herméneutique a des affinités avec un esprit d’initiation qui conçoit l’accès à la vérité comme un cheminement progressif du plus exotérique au plus ésotérique[4].
Il est vrai que si la conception d’une rhétorique comme écart est encore partagée par plusieurs critiques, certains – comme Paul Ricœur – offrent aujourd’hui une conception qui coïncide avec la démarche herméneutique : « le déploiement de l’image est quelque chose qui “arrive” (occurs) et vers quoi le sens s’ouvre indéfiniment, donnant à l’interprétation un champ illimité »[5]. Or, dans cette jonction du poétique à l’ontologique, l’apport spécifique de Jean-Jacques Wunenburger est d’avoir associé, de manière décisive, la configuration de l’image au champ symbolique et d’avoir inscrit définitivement son analyse dans le champ heuristique de la mythocritique. N’écrit-il pas que « l’image, mieux que le concept, se présente comme une configuration symbolique qui garde en réserve du sens, sous une forme cachée dans les signes ou les figures, et le rend disponible pour une réactivation par un sujet interprétant »[6] ? C’est sans doute dans la parole poétique que l’image déploie le plus intensément toute sa véritable profondeur symbolique, sans doute parce que la « dénivellation » de la signifiance – génératrice d’une écriture oblique et nocturne – y est la plus haute. En effet, comme le remarque le philosophe,
Le sens symbolisé, ou sens figuré, qui est indiqué ou suggéré dans l’image littérale, confère au symbole une « profondeur », c’est-à-dire une signification transcendante, dans la mesure où ce sens ne se laisse jamais pleinement communiquer de manière claire et intégrale. Mais d’un autre côté, ce lien de signifiance reste exposé à une certaine dénivellation et opacité qui confère à la relation symbolique un halo de mystère. L’image verbale ou spatiale se dérobe à la saisie intellective en se revêtant d’un aspect énigmatique. La surface de l’image, tout en restant identifiée et reconnue dans sa littéralité propre, masque une autre face occultée, appréhendée comme source d’une vérité autre[7].
1. Le Puits comme image matricielle
Définissant sa poésie comme une « théologie du souffle et de la soif » (SA, p. 177), Lorand Gaspar célèbre le Puits comme un des éléments primordiaux de son univers. On sait que, pour Gaston Bachelard, « Le puits est un archétype, une des images les plus graves de l’âme humaine »[8]. Et comme tous les grands archétypes, il est ambivalent dans sa structure anthropologique profonde. Ne communique-t-il pas à la fois avec la Terre et l’Eau ? Comme le remarque Jean-Jacques Wunenburger, « c’est bien pourquoi les images symboliques favorisent la créativité imaginative, dans la mesure où la contrariété, l’ambivalence, voire l’opposition, se révèlent, selon G. Bachelard, comme des facteurs générateurs de grandes images »[9].
Étant donné que l’un des paysages de l’âme, chez Lorand Gaspar, est celui du désert recelant en son cœur une oasis/jardin – où l’on n’accède qu’après une longue traversée d’épreuves –, le Puits va y apparaître puissamment comme un réceptacle d’eau salvifique. Face au pierreux du Sol absolu, recueil où les occurrences du terme commencent à surgir, le Puits offre avant tout sa promesse d’apaiser la soif, un des grands thèmes existentiels et métaphysiques de son œuvre :
De puits en puits
de bouche en bouche
nous maintenions la foi
d’un jardin profond
gisement de sèves
odeurs enfouies (SA, p. 120).
L’association avec la bouche indique que l’eau du puits dispense ici une eau qui régénère, la bouche étant, à beaucoup d’égards, comme le reconnaît Cazenave, « en rapport avec le symbole du sein nourricier de la mère »[10]. Ce qui caractérise le plus l’eau du puits est sa fraîcheur : « La fraîcheur, écrit Bachelard, est ainsi un adjectif de l’eau. L’eau est, à certains égards, la fraîcheur substantifiée »[11]. Par sa fraîcheur et sa limpidité, l’eau est un symbole de la pureté. Le Puits, dans certaines circonstances, peut donc capter les caractéristiques de l’eau vive qui coule dans les fontaines et les sources de la poésie gasparienne. C’est ainsi qu’il évoque « la foi naïve d’être arrivé quelque part, à quelque point d’eau où la fraîcheur du puits et le monde lisiblement reflété dans le miroir qu’il forme, devaient expliquer, exempter tant d’obscurité » (EJ, p. 107). Comme le soulignent Chevalier et Gheerbrant, qui se réfèrent ici à la Bible:
Le puits est le symbole de l’abondance et la source de la vie, plus particulièrement chez les peuples – tels les Hébreux – pour qui les eaux vives ne résultent guère que du miracle. Le puits de Jacob, auquel Jésus abreuva la Samaritaine, a le sens d’eau vive et jaillissante – breuvage de vie et d’enseignement[12].
Le puits devient ainsi, dans le désert, un véritable Centre. Comme le remarque Jean Libis, « tout point d’eau crée un champ de gravitation pour l’imaginaire, tout point d’eau est un “centre”, un ombilic, un miroir sacré »[13]. L’eau est vie pour les nomades et acquiert des connotations maternelles et féminines que relève Bachelard : « toute eau est un lait. Plus précisément, toute boisson heureuse est un lait maternel »[14]. Gaspar a dédié au bédouin, un très beau poème (SA, p. 176-177) où l’on pressent l’affinité élective qui le lie à cet « habitant de l’espace ». En quelques mots, il trace l’univers de « l’homme sans attache » : « la marche / peaux et textures où couve / le bruissement de la divinité / un verre d’eau fraîche / une tasse de café / un œil en amande ». Il discerne même dans la voix du conteur une eau invisible : « le frémissement d’eau / de la voix du conteur / les yeux brillent de désir ». Les derniers vers reprennent à la fois les thèmes bibliques de la Genèse et de la chute des Anges, l’un étant évoqué par le chaos pierreux du sol désertique et l’autre par la beauté troublante des habitants de la tente :
Paysage de genèse et de chutes des anges
Théologie du souffle et de la soif
de la lumière qui monte dans les corps
dans les pierres.
Le Puits, souvent associé ici avec la citerne, va finir par coïncider avec l’œil, réceptacle des larmes, une des parties du corps humain les plus célébrées par le poète qui conserve, dans toute son œuvre, une perspective influencée par la médecine et la science : « une fraîcheur qui monte dans la citerne des yeux / une dernière eau où s’agenouille la clarté » (SA, p. 187), où l’image reflète l’échange constant entre microscosme et macroscosme, entre l’homme et le cosmos. Plus loin, la lumière semble même se voûter pour partager avec le puits sa part d’ombre : « Lorsque la lumière se voûte sur un puits » (SA, p. 99). Comme le reconnaît Jean-Pol Madou, la lumière – chez Lorand Gaspar – n’est plus « ce milieu immatériel, idéel et transparent où les choses viennent se manifester dans l’éclat et l’évidence de leur essence immuable »[15]. Elle est, selon les termes mêmes du poète, « le contraire d’une transfiguration, une sorte d’approfondissement, de creusement sans fin de la matière » (FO, p. 73) comme ici où elle semble vouloir rejoindre l’eau souterraine. Comment en effet – s’interroge Jean-Pol Madou, « la lumière pourrait-elle seulement jaillir dans toute sa puissance originelle si elle n’était pas portée par “les ressacs de la nuit” » ?[16]
2. Puits d’ombre et d’eau stymphalisée
Le Puits est souvent inclus dans l’oasis qui tend à coïncider ici avec le Jardin qui réactive, chez Gaspar, l’archétype édénique. Comme le relèvent de leur côté Chevalier et Gheerbrant, « le cloître des monastères, le jardin clos des maisons musulmanes, avec sa fontaine centrale, sont des images du Paradis »[17]. D’un point de vue psychanalytique, le jardin abritant une fontaine, un puits ou une source est « une image de la partie la plus centrale de l’être, du Soi, du “cœur profond de l’âme” »[18]. En effet, le Jardin, chez Gaspar, est « profond » (« gisement de sèves / odeurs enfouies », SA, p. 120), ce qui le relie souterrainement au Puits. Rêverie de la profondeur dont Bachelard a souligné la valence inquiétante :
La profondeur dans les choses procède de la même dialectique de l’apparent et du caché. Mais cette dialectique est bientôt travaillée par une volonté de secret, par des rêveries qui amassent des secrets puissants, des substances condensées, des poisons et des venins dans le chaton des bagues. Le rêve de la substance profonde est tenté par des « valeurs infernales »[19].
En fait, le Puits retrouve à certains moments une valeur nocturne par sa communication avec le monde d’en bas. N’est-il pas un lieu fermé « où travaille la matière même des crépuscules »[20], comme la caverne dont il reprend le symbolisme : « cavité sombre, région souterraine aux limites invisibles, abîme redoutable, qu’habitent et d’où surgissent les monstres »[21], homologue à l’inconscient et à ses périls ? Monstre euphémisé ici sous la forme d’un serpent :
Toutes ces mers et tous ces déserts
que tu as traversés pour te perdre
près de ce puits où l’odeur secrète
de la plante avait attiré le serpent (EJ, p. 46).
Reprenant le symbolisme de la Porte, le Puits peut en fait se transmuter en ouverture sur l’au-delà et le règne des morts. Il est, en petit, un véritable gouffre qui, dans l’Antiquité, était souvent une voie d’accès à l’Hadès. Il est donc « lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres »[22]. Ici les ténèbres s’unissent à l’eau, « substance condensée » dont parle Bachelard, l’eau profonde prenant bien souvent l’aspect de ce qu’il nomme une eau « stymphalisée »[23], une eau nocturne. Jean Libis note que dès l’enfance, le puits apparaît comme un réceptacle de danger soumis à un interdit fondamental, ce qui l’insère dans ce qu’il appelle « les maléfices de l’eau » :
Là encore, une structure anxiogène se met en place dès la petite enfance : le puits n’est-il pas l’objet d’un interdit fondamental ? Le « fond » du puits, c’est précisément ce qu’on ne peut pas voir, ce qu’il ne faut pas voir. Une eau froide et opaque y communique avec les profondeurs de la terre, ouvrant ainsi sur l’indicible tellurique. Dans l’espace simple de l’habitation, le puits fait d’abord figure de béance, il dérange l’ordre de la cour, il instaure dans le cosmos local une verticalité mortifère, il est l’inconscient maléfique de la maison[24].
Ce caractère ténébreux du puits provient, pour Jean Libis comme pour Bachelard, de la profondeur : « Dès que l’eau possède un minimum de volume, d’épaisseur, d’obscurité, elle acquiert une profondeur traîtresse, elle s’étoffe du côté de l’ombre et se creuse redoutablement »[25]. À la différence de l’eau vive, l’eau du puits peut être assimilée aux eaux dormantes qui, pour Bachelard, absorbent la nuit. Le silence du puits, contrairement au murmure de la source et de la fontaine, le rapproche des eaux mortes : « les eaux immobiles évoquent les morts parce que les eaux mortes sont des eaux dormantes »[26]. L’eau du puits est à la fois, « eau silencieuse, eau sombre, eau dormante, eau insondable », caractéristiques que le philosophe résume ainsi : « autant de leçons matérielles pour une méditation de la mort »[27]. Chez Gaspar, la citerne peut être vide (EJ, p. 105), l’eau peut mourir comme « la source vide sous la pierre funéraire » (SA, p. 103) ou être enclose : « fermeture d’un puits / d’une bouche de citerne » (SA, p. 94). Le puits peut même pourrir (D, p. 70).
Par ailleurs, la présence de l’eau-miroir relie le Puits au complexe de Narcisse, mais un Narcisse déjà nocturne, un revenant :
Cette eau noire et lontaine peut marquer une enfance. Elle a reflété un visage étonné. Son miroir n’est pas celui de la fontaine. Un Narcisse n’y peut s’y complaire. Déjà dans son image vivant sous terre, l’enfant ne se reconnaît pas. Une brume est sur l’eau, des plantes trop vertes encadrent le miroir. Un souffle froid respire dans la profondeur. Le visage qui revient dans cette nuit de la terre est un visage d’un autre monde[28].
Revenant qui se penche, chez Gaspar, sur une eau sombre qui semble homologue au sang comme le laisse pressentir le terme « exsangue » : « Et tu te penches sur le même puits au silence rauque / pompe exsangue du petit matin » (EJ, p. 41). De son côté, Jean Libis assimile cette eau sombre à un « noyau noir, épicentre de nuit, concentration de mélancolie »[29]. Il met en évidence son potentiel fantastique : « l’eau en général fonctionne comme un vecteur de troubles, une puissance somnambulique […] tout point d’eau constitue en puissance un lieu magique »[30]. Un lieu fantastique que Michel Guiomar évoque lorsqu’il inscrit le Puits dans « l’immense catalogue de ces lieux maudits, véritables seuils et portes de l’Au-delà »[31]. Il parle même de Vampirisme – « le Vampirisme de la Terre, de l’Univers dans ce qu’il a donc de souterrain, de caché, est manifeste »[32]. Il observe en effet que « l’eau dormante est partout une paroi fragile de l’Au-delà, un miroir de la Mort »[33]. Il reprend le concept bachelardien de narcissisme cosmique pour l’intégrer à une véritable méditation sur le nocturne et le lugubre :
La Mort verse son sang noir sur le miroir des eaux ; ce miroir est celui où se mirent, dans le diurne du monde, le témoin, son visage, son regard et sa rêverie éventuelle de la décomposition de son Double ; en ce lieu habite le Double visible du rêveur des eaux[34].
Sans doute est-ce ce même nocturne qui inquiète et assombrit les fêtes de l’été dans ce « Puits de lumière des maisons de Tylissos / puits d’ombre des fêtes de l’été / Dans la chambre profonde de fraîcheur » (EJ, p. 23) où la profondeur, la fraîcheur et l’obscurité se conjuguent pour recréer un puits intérieur. De même, ne peut-on pas discerner un puits caché dans ces vers : « Descendre aux racines de l’eau dans la cave / fraîche de l’été » (D, p. 69) ? Le puits – ou la citerne – appartient ici à la cave qui, nous dit Bachelard, est « l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines »[35]. Descente vers les racines qui marque aussi un retour au passé le plus profond. Dans un autre poème, « les nappes d’eau » ne se trouvent-elles pas « sous les dalles du temps » (P, p. 19) ?
Par ailleurs, Gaspar inscrit le Puits dans le paradigme d’un espace spécifique avec « la matrice, la cave, la grotte, le puits, les recoins obscurs où l’on se cache » (AP, p. 60). Sous l’influence de sa formation médicale, son originalité apparaît lorsqu’il les relie à l’archétype primordial de la cellule embryonnaire :
Développement de la membrane cellulaire ; première cloison, première division. Cellule organique, cellule monacale, d’asile, de prison. La matrice, la cave, la grotte, le puits, les recoins obscurs où l’on se cache. Dedans et dehors. Dedans l’obscurité rassurante et inquiétante, la solitude et le grouillement confus, miasmatique (AP, p. 60).
Gaspar va jusqu’à parler d’« une eau oubliée » où plonger sa main (EJ, p. 108), amorce d’une fantômisation de l’élément. C’est cette même eau mémorielle qui réapparaît dans le recueil Derrière le dos de Dieu, où le poète a soin de préciser le titre : « nom donné à cette région de la Transylvanie orientale où se situent les rudes villages des hauts plateaux des Carpathes dont mes grands-parents étaient originaires « (D, p. 8). Dans Poème naissant, poème du matin, hanté par le devenir mortel, l’auteur semble s’identifier à une eau souterraine coulant, de manière héraclitéenne, vers la fin. Notons que les « bouches de pierre » (indiquant toujours métaphoriquement, chez lui, les puits) sont assimilées ici à des tombeaux. Pourtant, la présence de « bouches » et de « fontaine » d’eau vive laisse pressentir que la mort sera suivie d’une renaissance en une sorte de jubilation que marque la répétition de « encore ». Quant à la pierre, comme l’observe Jean-Jacques Wunenburger, « le désert est le lieu même des explorations du monde et de soi, de toutes les transformations de l’architecture de l’âme : le minéral est espace par excellence de l’initiation »[36] et de transformation alchimique :
comme tu coules vers les bouches de pierre
c’est encore et encore bruissement de fontaines (D, p. 104).
On peut se demander, par ailleurs, si ce rappel des fontaines n’est pas un retour mémoriel au pays natal (comme l’indiquerait aussi le titre même du recueil Derrière le dos de Dieu). Comme le note avec justesse Bachelard, « le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale »[37]. Ce pays de l’enfance n’est pas loin de la Bucovine que Paul Celan appelle Brunnenland[38], au sens indécidable : pays des « sources » ou pays des « puits »[39]. Mais pour l’auteur de la Todesfuge, la quête du passé perdu ne coïncidera plus seulement avec la recréation de l’enfance roumaine, mais aussi et surtout avec la mémoire des morts de la Shoah. Le poète devient alors un Brunnengräber[40], un puisatier, un creuseur de puits. Assimilant le passé à une eau profonde, la rêverie bachelardienne révèle le sens abyssal de la poésie celanienne : « Et quand vient la fin, quand les ténèbres sont dans le cœur et dans l’âme, quand les êtres aimés nous ont quittés et que tous les soleils de la joie ont déserté la terre, alors le fleuve d’ébène, gonflé d’ombres, lourd de regrets et de remords ténébreux, va commencer sa lente et sourde vie. Il est maintenant l’élément qui se souvient des morts »[41]. Chez Loran Gaspar, au contraire, le bruissement des fontaines est porteur de vie et d’espérance.
3. Le puits comme parole verticale
À plusieurs reprises, le Puits – donateur de vie – devient un modèle de l’acte poétique même qui doit être « comme on creuse un puits à sa soif au désert » (P, p. 195). On pense à Yves Bonnefoy qui en arrive, lui aussi, à définir l’acte de poésie « comme on offre un verre d’eau, à des arrivants inconnus […] au désert »[42]. Tissant un grand champ métaphorique polarisé par le symbolisme aquatique, Gaspar considère « les mots du témoin, comme une eau qui affleure » (EJ, p. 127) ou nous parle des « mots pudiques, et frais, et graves d’une eau partagée » (EJ, p. 161). Mais sans doute est-ce dans Approche de la parole qu’il nous offre sa vision la plus profonde du dire poétique : « Un mot […]. Lieu de transhumance, citerne sèche et citerne d’abondance de ta migration » (AP, p. 104).
Pour évoquer les divers versants de la parole – ici lumineux, là obscur – Gaspar transfigure les mots en « citerne sèche » et en « citerne d’abondance ». Image qui relie la citerne – ou le puits – à l’espace désertique à la fois « lieu de transhumance » et lieu de « migration ». Gaspar affectionne particulièrement les termes de « migration », « migrer », « nomade » et surtout « transhumer » et « transhumance »[43], ces derniers se référant non seulement au déplacement géographique, mais aussi – sur un plan symbolique – à la spiritualité du monde pastoral, en opposition profonde aux valeurs des agriculteurs sédentaires. On sait, par ailleurs, que c’est dans la tension et la fusion de ces deux composantes que Mircea Eliade décèle l’originalité de la culture roumaine. Eliade croit même que l’émigration et l’exil « prolonge la transhumance des bergers roumains »[44], inscrivant ainsi la littérature migrante (auquel il participe ainsi que Lorand Gaspar) dans cette grande polarité.
Il n’en reste pas moins que chez Gaspar, la transhumance atavique a été renforcée par celle des habitants du désert comme les Bédouins. Nous en voyons encore la preuve dans une nouvelle vision de l’acte créateur du poème, tirée elle aussi d’Approche de la parole :
Et dans le gris petit jour, le campement désert dans l’âcre fumée du feu éteint. Je ne vois de terme à ces départs. Le puits, ce bonheur de reconnaître un lieu dans l’autre, se reconnaître : accord que tu n’amèneras pas. Sa parole verticale est ton mutisme (AP, p. 142).
On perçoit ici une influence de la poésie arabe classique où Salah Stétié reconnaît, de son côté, un parcours artistique exemplaire :
C’est en interrogeant anxieusement les cendres d’un campement abandonné que le poète retrouvera les quelques repères, déjà consumés presque, dont procèdera la suggestion lyrique, celle notamment de l’Aimée et de toute la chaîne d’évocations à elle liées. Ainsi la présence la plus forte est obtenue par le singulier détour de l’absence la plus marquée : de la cendre à la flamme ira l’itinéraire poétique[45].
Chez Stétié, la poésie arabe a pour tâche de célébrer les vestiges, traces, indices de l’éternel campement abandonné pour remonter à l’Archè absent. Chez Gaspar aussi, le campement est « désert » et le feu « éteint », mais le migrant ne pourra pas s’arrêter pour interroger les cendres car les départs n’ont pas de fin (« Reprendre nos sentiers de nomades où fume encore le foyer du matin, et comme une brûlure sur le visage, le rougeoiement là-bas d’un ciel pulmonaire », AP, p. 38). Et même l’image du Puits ne pourra être emportée dans la mémoire car la parole est « passante : haut lieu où se consume la hâte du mouvant ; l’inclémence divine brûle dans ce chant » (AP, p. 68). Remarquons que le Puits semble indiquer, pour Gaspar, l’« accord » le plus parfait entre l’homme et le désert en tant que Centre de vie où étancher sa soif et « se reconnaître ». Il peut donc être célébré comme une véritable « parole verticale », modèle de toutes les paroles à venir. Pourtant il est destiné à s’effacer – en tant que puits particulier – dans le « mutisme ». Chez Gaspar, comme le relève Jean-Yves Debreuille, l’oubli est « aussi important que le changement : le maintien du mouvement est à ce prix, mais l’euphorie sera toujours marquée de deuil, et c’est cette insatifaction même qui maintient tourné vers l’avant, dans un nomadisme définitif »[46]. La conclusion de ce texte, que nous pouvons considérer comme une sorte d’Art poétique, assimile le puits et le poème voués tous deux à la parole verticale mais aussi à la disparition/consumation : « Mais tout poème est un poème perdu, l’obscurité d’une parole à jamais oubliée » (AP, p. 143).
La quête de Lorand Gaspar apparaît alors plus radicale encore que celle de Stétié car les traces ne sont même plus des cendres, mais surgissent dans le foudroiement d’une genèse ou d’un départ sans cesse renouvelés : « Parfois un mot ou deux, là où le sillon sans fond d’une nuit sans âge affleure et aveugle la lumière » (AP, p. 34). C’est cette genèse perpétuelle qui provoque le flux d’images et les empêche – par son mouvement même – de se figer : « J’ai rêvé d’une genèse / l’univers naissait sans s’interrompre » (SA, p. 98). Le poète capte ainsi une « énergie métaphorique à sa naissance »[47].
On est loin ici de l’image/dépouille qu’analyse Blanchot dans L’Espace littéraire, l’image y étant comparée à la dépouille d’une personne morte qui repose dans une chambre mortuaire[48]. Selon Jeanine Holman
Cette comparaison entre l’image et la dépouille peut se justifier par la nature de l’image, à la fois image du monde, où celui-ci est encore présent en image, mais absence de celui-ci puisque l’image en est un double. Cette dialectique entre absence et présence constitue le foyer même de l’image et de l’inquiétude et de l’espoir des poètes à son égard[49].
Chez Lorand Gaspar, « le langage ou le regard du poète ne se désolidarisent pas de la vie qui bat encore dans l’image »[50]. Opérant un véritable travail de décapage et d’exhumation du sens, les images transmettent une expérience ancestrale, archaïque, abyssale[51]. Parlant de la parole poétique, Gaspar reconnaît qu’« elle n’ajoute pas, elle émonde » (AP, p. 60) pour retrouver cette « langue plus sauvage, venue intacte depuis le fond des temps se perdre dans nos cellules, y recevoir un visage » (AP, p. 61). Il réactive ainsi cette conception ontophanique du langage que Jean-Jacques Wunenburger définit comme « croyances en l’existence d’une langue sacrée primordiale, dont les signes, en filiation directe avec les choses, ont la capacité d’exprimer leur essence immédiate »[52].
En fait, comme le philosophe l’observe, « l’image permet, en fin de compte, de nous représenter le monde sur un mode non dissocié, qui porte encore en elle le saveur, la tonalité de sa découverte préconceptuelle »[53]. Chez Lorand Gaspar, elle est avant tout révélation, épiphanie d’un sens toujours à venir. Ainsi que le mythe, l’image se présente comme un récit insondable. Son exégèse se révèle donc sans fin et appelle, pour sa lecture, une véritable initiation comme l’a bien pressenti Jean-Jacques Wunenburger qui qualifie cette remontée participative de véritable anagogie[54] :
La voie symbolique est alors conçue comme une voyage initiatique vers une révélation qui nous livre une intelligibilité absolue. Remonter au sens caché signifie accéder à une illumination, à la saisie d’une information primordiale, qui clôture la quête du sens[55].
Bibliographie
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Notes
[1] Les citations des œuvres de Lorand Gaspar seront désormais accompagnées de l’abréviation de l’œuvre suivie de la page.
[2] Jean-Yves Debreuille, Lorand Gaspar, Paris, Seghers, 2007, p. 26. Voir à ce sujet Lorand Gaspar, « Science, philosophie & arts », in Daniel Lançon (dir.) Lorand Gaspar, Le Temps qu’il fait, 2004, p. 106.
[9] Jean-Jacques Wunenburger, La Vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 20.
[12] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Édition R. Laffont, 1969, p. 788.
[15] Jean-Pol Madou, « Genèse et apocalypse dans l’œuvre de Lorand Gaspar », in Yves-Alain Favre (dir.), Lorand Gaspar. Poétique et poésie, Cahiers de l’Université, Pau, n. 17, 1988, p. 7. Voir aussi Patrick Née, « Éloge de la voûte », in Daniel Lançon (dir.), Lorand Gaspar, Nu(e), n. 17, 2002, p. 75-87.
[39] Brunnen est un mot ayant plusieurs significations – « source », « puits » et « fontaine » – que n’éclaire pas toujours le contexte de la poésie hermétique celanienne.
[40] Brunnengräber (Schneepart). Dans son commentaire du poème, Jean-Pierre Lefebvre note : « Brunnen signifie à la fois la fontaine (et Brunnengräber, le fontainier) et le puits (et Brunnengräber – ou Brunnenbohrer –, le puisatier). Celui qui creuse dans le vent (le poète qui creuse dans le souffle de la parole) convoque ceux qui creusent leur tombe dans les airs du poème Todesfuge. Le titre peut également s’entendre au sens de “tombes en/de puits”, pluriel de Brunnengrab, qui évoquerait un certain type de nécropole, ou de catacombe, inverse des “tombes dans le ciel” » (Paul Celan, Partie de neige, Paris, Editions du Seuil, 2007, traduit de l’allemand et annoté par Jean-Pierre Lefebvre, p. 110).
[42] Yves Bonnefoy, Rue traversière, Paris, Mercure de France, 1977, p. 52. Dans Les Planches courbes, le poète reprendra la même image pour la modifier quelque peu (Paris, Mercure de France, 2001, p. 79).
[43] Bruno Tristmans, « Poétique de l’exil. Nomade et nomadisme dans la poésie de L. Gaspar », in Yves-Alain Favre (dir.), Lorand Gaspar. Poétique et poésie, p. 25-36. Voir aussi la mise au point sur la dialectique entre l’Ici et l’Ailleurs chez Patrick Née, « Le non-ailleurs de Lorand Gaspar », in Daniel Lançon (dir.), Lorand Gaspar, Le Temps qu’il fait, p. 334- 351.
[47] Jeanine Holman, « Un vide porte-voix », in Yves-Alain Favre (dir.), Lorand Gaspar. Poétique et poésie, p. 398.
Gisèle Vanhese
Università della Calabria, Cosenza, Italia
gvanhese@libero.it
Gisèle Vanhese
From Technique to the Imaginary
The Well in Lorand Gaspar’s Work
Abstract: This essay uses the methodology of mythocriticism for the analysis of literary images. Taking the studies of Jean-Jacques Wunenberger as a starting point, it focuses on the theme of the well in the poetry of Lorand Gaspar. Constellating the great archetypes of the imaginary (following Gaston Bachelard), the image of the well brings together a plurality of significations. It emphasizes the vital role of the desert, where it becomes a true center of life. By quenching thirst, it reveals the true self. It has also a nocturnal meaning, its stymphalized waters entering an underground relation with memory and death. Finally, it metaphorically describes the poetic creation as the “vertical word.”
Keywords: Lorand Gaspar; Transylvania; Well; Water; Thirst; Desert; Center; Poetry; Science; Image.
Au cœur de la démarche herméneutique de Jean-Jacques Wunenburger rayonne le grand champ magnétique de l’image comme en témoignent ses deux livres magistraux Philosophie des images et La Vie des images. Parmi les nombreux versants qu’il a explorés et qui forment une véritable somme sur le savoir de l’image dans la modernité, le philosophe s’est interrogé sur la problématique de l’image verbale qui, par son fondement dans l’imaginaire et par sa profondeur symbolique, s’inscrit dans une véritable « poïétique » au sens où Paul Ricœur parle d’une redescription du réel.
Nous voudrions aujourd’hui analyser cette présence de l’image chez un poète qui appartient à la littérature migrante. En effet, Lorand Gaspar[1] est né en Transylvanie où il a vécu toute son enfance et sa jeunesse avant de partir pour la France. Sa migration géographique et spirituelle l’amènera à s’établir en Judée, en Grèce, en Tunisie et à parcourir les grands déserts. Il a choisi le français comme langue de sa créativité pour une œuvre qui compte de nombreux recueils de poésie et de prose. Ajoutons qu’étant de profession médecin-chirurgien, Lorand Gaspar y a condensé exemplairement les tensions fécondes entre poésie et science, qui s’inscrivent dans le paradigme plus vaste de l’imaginaire et de la rationalité qui a polarisé, après Gaston Bachelard, l’intérêt de Jean-Jacques Wunenburger. Comme l’observe Jean-Yves Debreuille, chez Gaspar, « poésie et science sont […] deux voies de la connaissance complémentaires »[2]. Rappelons à ce propos le titre même de son premier recueil Le Quatrième État de la matière, plusieurs pages d’Approche de la parole, d’Apprentissage et de Feuilles d’observation, dédiées à l’expérience clinique, ainsi que certains poèmes scientifiques comme les Neuropoèmes ou la section Clinique d’Égée Judée.
Nous avons tenté de déployer le sens d’une des images les plus prégnantes de cette poésie, celle du Puits. Résultat d’une technique, qui concerne aussi bien sa construction que la recherche de l’eau cachée, le Puits est aussi un grand catalysateur de l’imaginaire au point que nous pouvons l’inclure dans ces images matricielles qu’a étudiées Bachelard, en particulier dans La Poétique de la rêverie, où il lui consacre des réflexions suggestives :
Un puits a marqué ma petite enfance. Je n’en approchais jamais que la main serrée par la main d’un grand-père. Qui donc avait peur : le grand-père ou l’enfant ? La margelle pourtant était haute. C’était dans un jardin bientôt perdu … Mais un mal m’est resté. Je sais ce que c’est qu’un puits de l’être[3].
C’est à la recherche de ce « puits de l’être » que nous allons parcourir la poésie de Lorand Gaspar fondée sur de grandes images d’une pressante densité pour dire le scintillement de l’ici. On sait, en ce qui concerne l’image poétique, que Jean-Jacques Wunenburger a eu le mérite, sur le plan épistémologique, de mettre en évidence la différence radicale entre la méthode réductrice d’une certaine rhétorique, fondée sur l’image comme écart par rapport à une norme langagière, et la démarche enrichissante de l’herméneutique :
la méthode herméneutique se veut à l’opposé de la précédente, instauratrice et non réductrice, le niveau littéral n’étant plus le niveau vrai, au départ masqué dans des fabulations, mais, au contraire, le niveau le plus extérieur, le plus superficiel, qui cache, à la manière dont l’écorce enferme l’amande, la vérité ultime. En ce sens, l’herméneutique a des affinités avec un esprit d’initiation qui conçoit l’accès à la vérité comme un cheminement progressif du plus exotérique au plus ésotérique[4].
Il est vrai que si la conception d’une rhétorique comme écart est encore partagée par plusieurs critiques, certains – comme Paul Ricœur – offrent aujourd’hui une conception qui coïncide avec la démarche herméneutique : « le déploiement de l’image est quelque chose qui “arrive” (occurs) et vers quoi le sens s’ouvre indéfiniment, donnant à l’interprétation un champ illimité »[5]. Or, dans cette jonction du poétique à l’ontologique, l’apport spécifique de Jean-Jacques Wunenburger est d’avoir associé, de manière décisive, la configuration de l’image au champ symbolique et d’avoir inscrit définitivement son analyse dans le champ heuristique de la mythocritique. N’écrit-il pas que « l’image, mieux que le concept, se présente comme une configuration symbolique qui garde en réserve du sens, sous une forme cachée dans les signes ou les figures, et le rend disponible pour une réactivation par un sujet interprétant »[6] ? C’est sans doute dans la parole poétique que l’image déploie le plus intensément toute sa véritable profondeur symbolique, sans doute parce que la « dénivellation » de la signifiance – génératrice d’une écriture oblique et nocturne – y est la plus haute. En effet, comme le remarque le philosophe,
Le sens symbolisé, ou sens figuré, qui est indiqué ou suggéré dans l’image littérale, confère au symbole une « profondeur », c’est-à-dire une signification transcendante, dans la mesure où ce sens ne se laisse jamais pleinement communiquer de manière claire et intégrale. Mais d’un autre côté, ce lien de signifiance reste exposé à une certaine dénivellation et opacité qui confère à la relation symbolique un halo de mystère. L’image verbale ou spatiale se dérobe à la saisie intellective en se revêtant d’un aspect énigmatique. La surface de l’image, tout en restant identifiée et reconnue dans sa littéralité propre, masque une autre face occultée, appréhendée comme source d’une vérité autre[7].
1. Le Puits comme image matricielle
Définissant sa poésie comme une « théologie du souffle et de la soif » (SA, p. 177), Lorand Gaspar célèbre le Puits comme un des éléments primordiaux de son univers. On sait que, pour Gaston Bachelard, « Le puits est un archétype, une des images les plus graves de l’âme humaine »[8]. Et comme tous les grands archétypes, il est ambivalent dans sa structure anthropologique profonde. Ne communique-t-il pas à la fois avec la Terre et l’Eau ? Comme le remarque Jean-Jacques Wunenburger, « c’est bien pourquoi les images symboliques favorisent la créativité imaginative, dans la mesure où la contrariété, l’ambivalence, voire l’opposition, se révèlent, selon G. Bachelard, comme des facteurs générateurs de grandes images »[9].
Étant donné que l’un des paysages de l’âme, chez Lorand Gaspar, est celui du désert recelant en son cœur une oasis/jardin – où l’on n’accède qu’après une longue traversée d’épreuves –, le Puits va y apparaître puissamment comme un réceptacle d’eau salvifique. Face au pierreux du Sol absolu, recueil où les occurrences du terme commencent à surgir, le Puits offre avant tout sa promesse d’apaiser la soif, un des grands thèmes existentiels et métaphysiques de son œuvre :
De puits en puits
de bouche en bouche
nous maintenions la foi
d’un jardin profond
gisement de sèves
odeurs enfouies (SA, p. 120).
L’association avec la bouche indique que l’eau du puits dispense ici une eau qui régénère, la bouche étant, à beaucoup d’égards, comme le reconnaît Cazenave, « en rapport avec le symbole du sein nourricier de la mère »[10]. Ce qui caractérise le plus l’eau du puits est sa fraîcheur : « La fraîcheur, écrit Bachelard, est ainsi un adjectif de l’eau. L’eau est, à certains égards, la fraîcheur substantifiée »[11]. Par sa fraîcheur et sa limpidité, l’eau est un symbole de la pureté. Le Puits, dans certaines circonstances, peut donc capter les caractéristiques de l’eau vive qui coule dans les fontaines et les sources de la poésie gasparienne. C’est ainsi qu’il évoque « la foi naïve d’être arrivé quelque part, à quelque point d’eau où la fraîcheur du puits et le monde lisiblement reflété dans le miroir qu’il forme, devaient expliquer, exempter tant d’obscurité » (EJ, p. 107). Comme le soulignent Chevalier et Gheerbrant, qui se réfèrent ici à la Bible:
Le puits est le symbole de l’abondance et la source de la vie, plus particulièrement chez les peuples – tels les Hébreux – pour qui les eaux vives ne résultent guère que du miracle. Le puits de Jacob, auquel Jésus abreuva la Samaritaine, a le sens d’eau vive et jaillissante – breuvage de vie et d’enseignement[12].
Le puits devient ainsi, dans le désert, un véritable Centre. Comme le remarque Jean Libis, « tout point d’eau crée un champ de gravitation pour l’imaginaire, tout point d’eau est un “centre”, un ombilic, un miroir sacré »[13]. L’eau est vie pour les nomades et acquiert des connotations maternelles et féminines que relève Bachelard : « toute eau est un lait. Plus précisément, toute boisson heureuse est un lait maternel »[14]. Gaspar a dédié au bédouin, un très beau poème (SA, p. 176-177) où l’on pressent l’affinité élective qui le lie à cet « habitant de l’espace ». En quelques mots, il trace l’univers de « l’homme sans attache » : « la marche / peaux et textures où couve / le bruissement de la divinité / un verre d’eau fraîche / une tasse de café / un œil en amande ». Il discerne même dans la voix du conteur une eau invisible : « le frémissement d’eau / de la voix du conteur / les yeux brillent de désir ». Les derniers vers reprennent à la fois les thèmes bibliques de la Genèse et de la chute des Anges, l’un étant évoqué par le chaos pierreux du sol désertique et l’autre par la beauté troublante des habitants de la tente :
Paysage de genèse et de chutes des anges
Théologie du souffle et de la soif
de la lumière qui monte dans les corps
dans les pierres.
Le Puits, souvent associé ici avec la citerne, va finir par coïncider avec l’œil, réceptacle des larmes, une des parties du corps humain les plus célébrées par le poète qui conserve, dans toute son œuvre, une perspective influencée par la médecine et la science : « une fraîcheur qui monte dans la citerne des yeux / une dernière eau où s’agenouille la clarté » (SA, p. 187), où l’image reflète l’échange constant entre microscosme et macroscosme, entre l’homme et le cosmos. Plus loin, la lumière semble même se voûter pour partager avec le puits sa part d’ombre : « Lorsque la lumière se voûte sur un puits » (SA, p. 99). Comme le reconnaît Jean-Pol Madou, la lumière – chez Lorand Gaspar – n’est plus « ce milieu immatériel, idéel et transparent où les choses viennent se manifester dans l’éclat et l’évidence de leur essence immuable »[15]. Elle est, selon les termes mêmes du poète, « le contraire d’une transfiguration, une sorte d’approfondissement, de creusement sans fin de la matière » (FO, p. 73) comme ici où elle semble vouloir rejoindre l’eau souterraine. Comment en effet – s’interroge Jean-Pol Madou, « la lumière pourrait-elle seulement jaillir dans toute sa puissance originelle si elle n’était pas portée par “les ressacs de la nuit” » ?[16]
2. Puits d’ombre et d’eau stymphalisée
Le Puits est souvent inclus dans l’oasis qui tend à coïncider ici avec le Jardin qui réactive, chez Gaspar, l’archétype édénique. Comme le relèvent de leur côté Chevalier et Gheerbrant, « le cloître des monastères, le jardin clos des maisons musulmanes, avec sa fontaine centrale, sont des images du Paradis »[17]. D’un point de vue psychanalytique, le jardin abritant une fontaine, un puits ou une source est « une image de la partie la plus centrale de l’être, du Soi, du “cœur profond de l’âme” »[18]. En effet, le Jardin, chez Gaspar, est « profond » (« gisement de sèves / odeurs enfouies », SA, p. 120), ce qui le relie souterrainement au Puits. Rêverie de la profondeur dont Bachelard a souligné la valence inquiétante :
La profondeur dans les choses procède de la même dialectique de l’apparent et du caché. Mais cette dialectique est bientôt travaillée par une volonté de secret, par des rêveries qui amassent des secrets puissants, des substances condensées, des poisons et des venins dans le chaton des bagues. Le rêve de la substance profonde est tenté par des « valeurs infernales »[19].
En fait, le Puits retrouve à certains moments une valeur nocturne par sa communication avec le monde d’en bas. N’est-il pas un lieu fermé « où travaille la matière même des crépuscules »[20], comme la caverne dont il reprend le symbolisme : « cavité sombre, région souterraine aux limites invisibles, abîme redoutable, qu’habitent et d’où surgissent les monstres »[21], homologue à l’inconscient et à ses périls ? Monstre euphémisé ici sous la forme d’un serpent :
Toutes ces mers et tous ces déserts
que tu as traversés pour te perdre
près de ce puits où l’odeur secrète
de la plante avait attiré le serpent (EJ, p. 46).
Reprenant le symbolisme de la Porte, le Puits peut en fait se transmuter en ouverture sur l’au-delà et le règne des morts. Il est, en petit, un véritable gouffre qui, dans l’Antiquité, était souvent une voie d’accès à l’Hadès. Il est donc « lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres »[22]. Ici les ténèbres s’unissent à l’eau, « substance condensée » dont parle Bachelard, l’eau profonde prenant bien souvent l’aspect de ce qu’il nomme une eau « stymphalisée »[23], une eau nocturne. Jean Libis note que dès l’enfance, le puits apparaît comme un réceptacle de danger soumis à un interdit fondamental, ce qui l’insère dans ce qu’il appelle « les maléfices de l’eau » :
Là encore, une structure anxiogène se met en place dès la petite enfance : le puits n’est-il pas l’objet d’un interdit fondamental ? Le « fond » du puits, c’est précisément ce qu’on ne peut pas voir, ce qu’il ne faut pas voir. Une eau froide et opaque y communique avec les profondeurs de la terre, ouvrant ainsi sur l’indicible tellurique. Dans l’espace simple de l’habitation, le puits fait d’abord figure de béance, il dérange l’ordre de la cour, il instaure dans le cosmos local une verticalité mortifère, il est l’inconscient maléfique de la maison[24].
Ce caractère ténébreux du puits provient, pour Jean Libis comme pour Bachelard, de la profondeur : « Dès que l’eau possède un minimum de volume, d’épaisseur, d’obscurité, elle acquiert une profondeur traîtresse, elle s’étoffe du côté de l’ombre et se creuse redoutablement »[25]. À la différence de l’eau vive, l’eau du puits peut être assimilée aux eaux dormantes qui, pour Bachelard, absorbent la nuit. Le silence du puits, contrairement au murmure de la source et de la fontaine, le rapproche des eaux mortes : « les eaux immobiles évoquent les morts parce que les eaux mortes sont des eaux dormantes »[26]. L’eau du puits est à la fois, « eau silencieuse, eau sombre, eau dormante, eau insondable », caractéristiques que le philosophe résume ainsi : « autant de leçons matérielles pour une méditation de la mort »[27]. Chez Gaspar, la citerne peut être vide (EJ, p. 105), l’eau peut mourir comme « la source vide sous la pierre funéraire » (SA, p. 103) ou être enclose : « fermeture d’un puits / d’une bouche de citerne » (SA, p. 94). Le puits peut même pourrir (D, p. 70).
Par ailleurs, la présence de l’eau-miroir relie le Puits au complexe de Narcisse, mais un Narcisse déjà nocturne, un revenant :
Cette eau noire et lontaine peut marquer une enfance. Elle a reflété un visage étonné. Son miroir n’est pas celui de la fontaine. Un Narcisse n’y peut s’y complaire. Déjà dans son image vivant sous terre, l’enfant ne se reconnaît pas. Une brume est sur l’eau, des plantes trop vertes encadrent le miroir. Un souffle froid respire dans la profondeur. Le visage qui revient dans cette nuit de la terre est un visage d’un autre monde[28].
Revenant qui se penche, chez Gaspar, sur une eau sombre qui semble homologue au sang comme le laisse pressentir le terme « exsangue » : « Et tu te penches sur le même puits au silence rauque / pompe exsangue du petit matin » (EJ, p. 41). De son côté, Jean Libis assimile cette eau sombre à un « noyau noir, épicentre de nuit, concentration de mélancolie »[29]. Il met en évidence son potentiel fantastique : « l’eau en général fonctionne comme un vecteur de troubles, une puissance somnambulique […] tout point d’eau constitue en puissance un lieu magique »[30]. Un lieu fantastique que Michel Guiomar évoque lorsqu’il inscrit le Puits dans « l’immense catalogue de ces lieux maudits, véritables seuils et portes de l’Au-delà »[31]. Il parle même de Vampirisme – « le Vampirisme de la Terre, de l’Univers dans ce qu’il a donc de souterrain, de caché, est manifeste »[32]. Il observe en effet que « l’eau dormante est partout une paroi fragile de l’Au-delà, un miroir de la Mort »[33]. Il reprend le concept bachelardien de narcissisme cosmique pour l’intégrer à une véritable méditation sur le nocturne et le lugubre :
La Mort verse son sang noir sur le miroir des eaux ; ce miroir est celui où se mirent, dans le diurne du monde, le témoin, son visage, son regard et sa rêverie éventuelle de la décomposition de son Double ; en ce lieu habite le Double visible du rêveur des eaux[34].
Sans doute est-ce ce même nocturne qui inquiète et assombrit les fêtes de l’été dans ce « Puits de lumière des maisons de Tylissos / puits d’ombre des fêtes de l’été / Dans la chambre profonde de fraîcheur » (EJ, p. 23) où la profondeur, la fraîcheur et l’obscurité se conjuguent pour recréer un puits intérieur. De même, ne peut-on pas discerner un puits caché dans ces vers : « Descendre aux racines de l’eau dans la cave / fraîche de l’été » (D, p. 69) ? Le puits – ou la citerne – appartient ici à la cave qui, nous dit Bachelard, est « l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines »[35]. Descente vers les racines qui marque aussi un retour au passé le plus profond. Dans un autre poème, « les nappes d’eau » ne se trouvent-elles pas « sous les dalles du temps » (P, p. 19) ?
Par ailleurs, Gaspar inscrit le Puits dans le paradigme d’un espace spécifique avec « la matrice, la cave, la grotte, le puits, les recoins obscurs où l’on se cache » (AP, p. 60). Sous l’influence de sa formation médicale, son originalité apparaît lorsqu’il les relie à l’archétype primordial de la cellule embryonnaire :
Développement de la membrane cellulaire ; première cloison, première division. Cellule organique, cellule monacale, d’asile, de prison. La matrice, la cave, la grotte, le puits, les recoins obscurs où l’on se cache. Dedans et dehors. Dedans l’obscurité rassurante et inquiétante, la solitude et le grouillement confus, miasmatique (AP, p. 60).
Gaspar va jusqu’à parler d’« une eau oubliée » où plonger sa main (EJ, p. 108), amorce d’une fantômisation de l’élément. C’est cette même eau mémorielle qui réapparaît dans le recueil Derrière le dos de Dieu, où le poète a soin de préciser le titre : « nom donné à cette région de la Transylvanie orientale où se situent les rudes villages des hauts plateaux des Carpathes dont mes grands-parents étaient originaires « (D, p. 8). Dans Poème naissant, poème du matin, hanté par le devenir mortel, l’auteur semble s’identifier à une eau souterraine coulant, de manière héraclitéenne, vers la fin. Notons que les « bouches de pierre » (indiquant toujours métaphoriquement, chez lui, les puits) sont assimilées ici à des tombeaux. Pourtant, la présence de « bouches » et de « fontaine » d’eau vive laisse pressentir que la mort sera suivie d’une renaissance en une sorte de jubilation que marque la répétition de « encore ». Quant à la pierre, comme l’observe Jean-Jacques Wunenburger, « le désert est le lieu même des explorations du monde et de soi, de toutes les transformations de l’architecture de l’âme : le minéral est espace par excellence de l’initiation »[36] et de transformation alchimique :
comme tu coules vers les bouches de pierre
c’est encore et encore bruissement de fontaines (D, p. 104).
On peut se demander, par ailleurs, si ce rappel des fontaines n’est pas un retour mémoriel au pays natal (comme l’indiquerait aussi le titre même du recueil Derrière le dos de Dieu). Comme le note avec justesse Bachelard, « le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale »[37]. Ce pays de l’enfance n’est pas loin de la Bucovine que Paul Celan appelle Brunnenland[38], au sens indécidable : pays des « sources » ou pays des « puits »[39]. Mais pour l’auteur de la Todesfuge, la quête du passé perdu ne coïncidera plus seulement avec la recréation de l’enfance roumaine, mais aussi et surtout avec la mémoire des morts de la Shoah. Le poète devient alors un Brunnengräber[40], un puisatier, un creuseur de puits. Assimilant le passé à une eau profonde, la rêverie bachelardienne révèle le sens abyssal de la poésie celanienne : « Et quand vient la fin, quand les ténèbres sont dans le cœur et dans l’âme, quand les êtres aimés nous ont quittés et que tous les soleils de la joie ont déserté la terre, alors le fleuve d’ébène, gonflé d’ombres, lourd de regrets et de remords ténébreux, va commencer sa lente et sourde vie. Il est maintenant l’élément qui se souvient des morts »[41]. Chez Loran Gaspar, au contraire, le bruissement des fontaines est porteur de vie et d’espérance.
3. Le puits comme parole verticale
À plusieurs reprises, le Puits – donateur de vie – devient un modèle de l’acte poétique même qui doit être « comme on creuse un puits à sa soif au désert » (P, p. 195). On pense à Yves Bonnefoy qui en arrive, lui aussi, à définir l’acte de poésie « comme on offre un verre d’eau, à des arrivants inconnus […] au désert »[42]. Tissant un grand champ métaphorique polarisé par le symbolisme aquatique, Gaspar considère « les mots du témoin, comme une eau qui affleure » (EJ, p. 127) ou nous parle des « mots pudiques, et frais, et graves d’une eau partagée » (EJ, p. 161). Mais sans doute est-ce dans Approche de la parole qu’il nous offre sa vision la plus profonde du dire poétique : « Un mot […]. Lieu de transhumance, citerne sèche et citerne d’abondance de ta migration » (AP, p. 104).
Pour évoquer les divers versants de la parole – ici lumineux, là obscur – Gaspar transfigure les mots en « citerne sèche » et en « citerne d’abondance ». Image qui relie la citerne – ou le puits – à l’espace désertique à la fois « lieu de transhumance » et lieu de « migration ». Gaspar affectionne particulièrement les termes de « migration », « migrer », « nomade » et surtout « transhumer » et « transhumance »[43], ces derniers se référant non seulement au déplacement géographique, mais aussi – sur un plan symbolique – à la spiritualité du monde pastoral, en opposition profonde aux valeurs des agriculteurs sédentaires. On sait, par ailleurs, que c’est dans la tension et la fusion de ces deux composantes que Mircea Eliade décèle l’originalité de la culture roumaine. Eliade croit même que l’émigration et l’exil « prolonge la transhumance des bergers roumains »[44], inscrivant ainsi la littérature migrante (auquel il participe ainsi que Lorand Gaspar) dans cette grande polarité.
Il n’en reste pas moins que chez Gaspar, la transhumance atavique a été renforcée par celle des habitants du désert comme les Bédouins. Nous en voyons encore la preuve dans une nouvelle vision de l’acte créateur du poème, tirée elle aussi d’Approche de la parole :
Et dans le gris petit jour, le campement désert dans l’âcre fumée du feu éteint. Je ne vois de terme à ces départs. Le puits, ce bonheur de reconnaître un lieu dans l’autre, se reconnaître : accord que tu n’amèneras pas. Sa parole verticale est ton mutisme (AP, p. 142).
On perçoit ici une influence de la poésie arabe classique où Salah Stétié reconnaît, de son côté, un parcours artistique exemplaire :
C’est en interrogeant anxieusement les cendres d’un campement abandonné que le poète retrouvera les quelques repères, déjà consumés presque, dont procèdera la suggestion lyrique, celle notamment de l’Aimée et de toute la chaîne d’évocations à elle liées. Ainsi la présence la plus forte est obtenue par le singulier détour de l’absence la plus marquée : de la cendre à la flamme ira l’itinéraire poétique[45].
Chez Stétié, la poésie arabe a pour tâche de célébrer les vestiges, traces, indices de l’éternel campement abandonné pour remonter à l’Archè absent. Chez Gaspar aussi, le campement est « désert » et le feu « éteint », mais le migrant ne pourra pas s’arrêter pour interroger les cendres car les départs n’ont pas de fin (« Reprendre nos sentiers de nomades où fume encore le foyer du matin, et comme une brûlure sur le visage, le rougeoiement là-bas d’un ciel pulmonaire », AP, p. 38). Et même l’image du Puits ne pourra être emportée dans la mémoire car la parole est « passante : haut lieu où se consume la hâte du mouvant ; l’inclémence divine brûle dans ce chant » (AP, p. 68). Remarquons que le Puits semble indiquer, pour Gaspar, l’« accord » le plus parfait entre l’homme et le désert en tant que Centre de vie où étancher sa soif et « se reconnaître ». Il peut donc être célébré comme une véritable « parole verticale », modèle de toutes les paroles à venir. Pourtant il est destiné à s’effacer – en tant que puits particulier – dans le « mutisme ». Chez Gaspar, comme le relève Jean-Yves Debreuille, l’oubli est « aussi important que le changement : le maintien du mouvement est à ce prix, mais l’euphorie sera toujours marquée de deuil, et c’est cette insatifaction même qui maintient tourné vers l’avant, dans un nomadisme définitif »[46]. La conclusion de ce texte, que nous pouvons considérer comme une sorte d’Art poétique, assimile le puits et le poème voués tous deux à la parole verticale mais aussi à la disparition/consumation : « Mais tout poème est un poème perdu, l’obscurité d’une parole à jamais oubliée » (AP, p. 143).
La quête de Lorand Gaspar apparaît alors plus radicale encore que celle de Stétié car les traces ne sont même plus des cendres, mais surgissent dans le foudroiement d’une genèse ou d’un départ sans cesse renouvelés : « Parfois un mot ou deux, là où le sillon sans fond d’une nuit sans âge affleure et aveugle la lumière » (AP, p. 34). C’est cette genèse perpétuelle qui provoque le flux d’images et les empêche – par son mouvement même – de se figer : « J’ai rêvé d’une genèse / l’univers naissait sans s’interrompre » (SA, p. 98). Le poète capte ainsi une « énergie métaphorique à sa naissance »[47].
On est loin ici de l’image/dépouille qu’analyse Blanchot dans L’Espace littéraire, l’image y étant comparée à la dépouille d’une personne morte qui repose dans une chambre mortuaire[48]. Selon Jeanine Holman
Cette comparaison entre l’image et la dépouille peut se justifier par la nature de l’image, à la fois image du monde, où celui-ci est encore présent en image, mais absence de celui-ci puisque l’image en est un double. Cette dialectique entre absence et présence constitue le foyer même de l’image et de l’inquiétude et de l’espoir des poètes à son égard[49].
Chez Lorand Gaspar, « le langage ou le regard du poète ne se désolidarisent pas de la vie qui bat encore dans l’image »[50]. Opérant un véritable travail de décapage et d’exhumation du sens, les images transmettent une expérience ancestrale, archaïque, abyssale[51]. Parlant de la parole poétique, Gaspar reconnaît qu’« elle n’ajoute pas, elle émonde » (AP, p. 60) pour retrouver cette « langue plus sauvage, venue intacte depuis le fond des temps se perdre dans nos cellules, y recevoir un visage » (AP, p. 61). Il réactive ainsi cette conception ontophanique du langage que Jean-Jacques Wunenburger définit comme « croyances en l’existence d’une langue sacrée primordiale, dont les signes, en filiation directe avec les choses, ont la capacité d’exprimer leur essence immédiate »[52].
En fait, comme le philosophe l’observe, « l’image permet, en fin de compte, de nous représenter le monde sur un mode non dissocié, qui porte encore en elle le saveur, la tonalité de sa découverte préconceptuelle »[53]. Chez Lorand Gaspar, elle est avant tout révélation, épiphanie d’un sens toujours à venir. Ainsi que le mythe, l’image se présente comme un récit insondable. Son exégèse se révèle donc sans fin et appelle, pour sa lecture, une véritable initiation comme l’a bien pressenti Jean-Jacques Wunenburger qui qualifie cette remontée participative de véritable anagogie[54] :
La voie symbolique est alors conçue comme une voyage initiatique vers une révélation qui nous livre une intelligibilité absolue. Remonter au sens caché signifie accéder à une illumination, à la saisie d’une information primordiale, qui clôture la quête du sens[55].
Bibliographie
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Notes
[1] Les citations des œuvres de Lorand Gaspar seront désormais accompagnées de l’abréviation de l’œuvre suivie de la page.
[2] Jean-Yves Debreuille, Lorand Gaspar, Paris, Seghers, 2007, p. 26. Voir à ce sujet Lorand Gaspar, « Science, philosophie & arts », in Daniel Lançon (dir.) Lorand Gaspar, Le Temps qu’il fait, 2004, p. 106.
[9] Jean-Jacques Wunenburger, La Vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 20.
[12] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Édition R. Laffont, 1969, p. 788.
[15] Jean-Pol Madou, « Genèse et apocalypse dans l’œuvre de Lorand Gaspar », in Yves-Alain Favre (dir.), Lorand Gaspar. Poétique et poésie, Cahiers de l’Université, Pau, n. 17, 1988, p. 7. Voir aussi Patrick Née, « Éloge de la voûte », in Daniel Lançon (dir.), Lorand Gaspar, Nu(e), n. 17, 2002, p. 75-87.
[39] Brunnen est un mot ayant plusieurs significations – « source », « puits » et « fontaine » – que n’éclaire pas toujours le contexte de la poésie hermétique celanienne.
[40] Brunnengräber (Schneepart). Dans son commentaire du poème, Jean-Pierre Lefebvre note : « Brunnen signifie à la fois la fontaine (et Brunnengräber, le fontainier) et le puits (et Brunnengräber – ou Brunnenbohrer –, le puisatier). Celui qui creuse dans le vent (le poète qui creuse dans le souffle de la parole) convoque ceux qui creusent leur tombe dans les airs du poème Todesfuge. Le titre peut également s’entendre au sens de “tombes en/de puits”, pluriel de Brunnengrab, qui évoquerait un certain type de nécropole, ou de catacombe, inverse des “tombes dans le ciel” » (Paul Celan, Partie de neige, Paris, Editions du Seuil, 2007, traduit de l’allemand et annoté par Jean-Pierre Lefebvre, p. 110).
[42] Yves Bonnefoy, Rue traversière, Paris, Mercure de France, 1977, p. 52. Dans Les Planches courbes, le poète reprendra la même image pour la modifier quelque peu (Paris, Mercure de France, 2001, p. 79).
[43] Bruno Tristmans, « Poétique de l’exil. Nomade et nomadisme dans la poésie de L. Gaspar », in Yves-Alain Favre (dir.), Lorand Gaspar. Poétique et poésie, p. 25-36. Voir aussi la mise au point sur la dialectique entre l’Ici et l’Ailleurs chez Patrick Née, « Le non-ailleurs de Lorand Gaspar », in Daniel Lançon (dir.), Lorand Gaspar, Le Temps qu’il fait, p. 334- 351.
[47] Jeanine Holman, « Un vide porte-voix », in Yves-Alain Favre (dir.), Lorand Gaspar. Poétique et poésie, p. 398.