Shogo Kanayama
Gatsuzoji Temple, Japon
www.gatsuzouji.or.jp
Des esprits vengeurs aux fantômes tragiques
La vision du fantôme dans la culture japonaise /
Phantoms in Japanese Culture
Abstract: The belief that at death the soul separates from the body and becomes a spirit is universal; in Japan these spirits are divided into two categories: benevolent spirits (nigitama) and malevolent spirits (aratama). It is the Japanese belief that neglecting to worship the ancestors’ spirits can have evil consequences, while paying the due respect to vengeful spirits can turn them into gods of good luck. Historically, ghosts are first mentioned during the Heian period, in works such as Nihon Ryōki or Konjaku Monogatari. Later, a new word, goryo, was introduced to designate the spirits of powerful men who died bearing grudges or a desire for revenge and who became ghosts that cause epidemics and destruction.
The beginning of the Edo period marked the golden age of the kabuki theater, when ghost stories became popular. The development of the Japanese theater when hand in hand with the development of ukiyoe (woodblock prints), as the artists started to create more and more ghost images. This paper focuses on the development of particular ghost motifs and themes, as well as on the evolution in the ghost imagery along centuries in Japanese culture.
Keywords: Japanese mythology; Malevolent ghosts; Kaidan; Izumo Shrine.
L’ancien Japon représente le territoire où des tribus venues du continent ou des îles du sud furent naturalisées, amenant avec elles des croyances indigènes, et c’est ainsi que la culture japonaise en est venue à refléter différentes images de l’autre monde : dans le ciel, sous la terre, sous la mer ou encore sur le faîte des montagnes. Cet autre monde était un royaume où les mortels pouvaient voyager librement, jusqu’au jour où ils ont brisé le tabou « de ne pas regarder » et « de ne pas manger (la nourriture du monde souterrain) » par la suite le chemin fut définitivement scellé (ce passage est retranscrit dans le Kojiki et le Nihonshoki qui sont d’anciennes chroniques japonaises). Avec les progrès de l’agriculture, les communautés des villages récemment formés ont commencé à adorer les esprits des ancêtres qui sont par la suite devenus des kami, c’est-à-dire des esprits divins, qui, pensait-on, résidaient sur les cimes des montagnes. Les esprits des ancêtres quittaient leur demeure à l’automne et au printemps quand, prenant la forme de dieux, ils descendaient dans les villages afin de protéger les récoltes.
Comme on peut le remarquer dans les écrits de l’historien des Han, Sima Qian (transcription de Chavannes : Se Ma T’sien), la vénération des ancêtres pourrait prendre son origine en Chine. En effet, dans les Mémoires Historiques, Qian a noté que lors de la défaite de la dynastie des Yin face aux fondateurs de la dynastie des Han en 1046 av J-C, ces derniers ne tuèrent pas tous les membres de la famille vaincue. Au contraire, ils les exilèrent en s’assurant qu’ils glorifieraient le nom de ceux qui avaient péri durant la bataille. Ce geste vient du fait qu’ils croyaient que si tous les membres de la famille étaient tués, il n’y aurait plus personne pour accomplir les rituels nécessaires à l’apaisement des esprits des morts, qui retourneraient alors en tant qu’esprits féroces et apporteraient le mal et la destruction. Au Japon, beaucoup de personnes pensent que les esprits qui sont négligés par leur famille, ou qui n’ont personne pour aller sur leur tombe, voir encore les âmes qui ont quitté ce monde en ayant de la rancune, ou un désir de vengeance, ne deviennent pas des esprits d’ancêtres mais plutôt ce que l’on appelle des onryo, c’est-à-dire des esprits maléfiques qui n’apportent que le malheur. La croyance selon laquelle l’âme ne recevant pas de service mémoriel pacificateur se vengera contre les mortels a connu un développement particulier au Japon. A savoir, une âme vengeresse dont la rancune est apaisée par des cérémonies de vénérations particulières, peut devenir un dieu du bonheur qui apporte joie et paix.
Par exemple, le temple d’Izumo, l’un des plus grands temples du Japon, connu de nos jours pour être le lieu de prière par excellence, pour obtenir un mariage heureux, est aussi connu depuis le Moyen-Âge comme l’endroit ou la déesse Amaterasu a confiné l’esprit courroucé (enragé, vengeur) du dieu Okuninushi. Se voyant offert un tel lieu d’adoration, et en recevant des rituels de pacification successifs, le dieu maléfique devint un dieu du bonheur qui comblait les vœux de ceux qui le priaient.
Nous évoquerons tout d’abord, des onryo (esprits vengeurs) des figures historiques du VIIIe au XIIe siècle, époque durant laquelle l’Empereur possédait encore le pouvoir politique, puis analyserons les yurei, un nom couramment utilisé dans la langue japonaise pour designer un fantôme.
Cette nouvelle image des fantômes se développe sur une période approximative de 400 ans, une époque troublée par les luttes pour le pouvoir, et a été influencée à la fois par les légendes chinoises et les histoires bouddhiques sur l’enfer.
Ainsi, du XVIe au XIXe siècle, un nouveau concept devint populaire au sein du peuple japonais et son élan fut stimulé par la littérature populaire, le théâtre (le Nô et le Kabuki), et les diverses illustrations accompagnant les meilleures ventes d’histoires de fantômes.
Selon la mythologie japonaise, l’empereur est un descendant direct des dieux, ce qui signifie qu’en théorie, un pays dirigé par un tel souverain ne devrait pas connaître de désastres naturels, de plaies (épidémies) ou de famine. Quand de tels événements survenaient, les oracles parvenaient à la conclusion qu’ils avaient été provoqués par la rancune des âmes des défunts n’ayant pas eu de rites de passage. En fait, l’histoire de cette période est marquée par de nombreuses vieilles querelles entre les membres de la famille impériale. Des nobles et d’importantes figures politiques de cette époque furent conduits à la ruine, et exilés, sous de fausses accusations ; plusieurs d’entre eux moururent en gardant rancune à leurs ennemis. Quand un tel décès se produisait, il était immédiatement suivi de celui d’une personnalité ou d’un cataclysme naturel, et l’on pensait naturellement que ce malheur avait été engendré par la rancœur d’un esprit vengeur.
Par exemple en 775, une aristocrate ayant accès direct au trône, la princesse Inoe, et son fils, furent mis en prison sous prétexte d’avoir jeté une malédiction sur l’empereur. Après un an et demi d’emprisonnement, la princesse Inoe mourut, et peu de temps après sa mort, il y eu un tremblement de terre et une forte tempête. En 784, l’empereur Kammu, commença à dessiner des plans afin de déplacer la capitale de Nara à Nagaoka quand son vassal favori fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur le frère de ce dernier, le prince Sawara, qui fut condamné à l’exil. Sur la route de l’exil, protestant contre ces accusations mensongères, le prince Sawara cessa de s’alimenter, ne cessant de clamer son innocence, mais il mourut. Peu après sa mort, un membre de la famille de l’empereur décéda d’une mort violente alors que Nagaoka était secouée par un séisme et frappée d’une épidémie. Craignant la colère de l’esprit vengeur, l’empereur Kammu abandonna Nagaoka habitée depuis dix ans seulement et en 794, établit la capitale à Kyôto. De plus, dans le but d’apaiser ces esprits, il ajouta le prince Sawara (sous le nom posthume de Sudo) et la princesse Inoe (sous celui de Yoshino) à l’arbre généalogique impérial, et fit construire des temples en leur honneur.
Ces esprits qui connurent la mort en raison de fausses accusations, furent nettement différenciés de ceux qui périrent durant une simple guerre, et furent particulièrement craints car l’on pensait qu’ils portaient de profondes et amères rancunes. On les appelait goryo (esprit vénérable), et le sentiment de malaise s’étendant au sein de la population, on décida en 863, de célébrer dans la capitale, une cérémonie à leur intention afin de les apaiser. La cérémonie – goryo-e –, consistant à réciter des sutras continua à être pratiquée durant des années dans tout le pays en afin de stopper les épidémies, prétendument causées par des fantômes, ou pour soulager les craintes du peuple. On honore encore de nos jours, au temple Kami Goryo et à celui de Shimo Goryo, les esprits qui avaient d’abord apporté le malheur sur la maison impériale.
Au Xe siècle, alors que des familles nobles liés matrimonialement à la famille impériale, commencèrent à prendre les rênes du pouvoir, les esprits onryo les plus craints furent ceux de Sugawara no Michizane, et de l’empereur Sutoku. Ils sont connus pour leur rancœur contre certaines personnes. Sugawara no Michizane était un éminent érudit bien au fait du confucianisme, qui avait participé au gouvernement de l’empereur Daigo. Cependant, du fait d’allégations mensongères lancées par son ennemi, Fujiwara Tokihira, en 901, il fut banni de la capitale et mourut de chagrin dans son lieu d’exil, Dazaifu. Peu après, Kyôto fut pendant longtemps frappée par des épidémies et la sécheresse. Tokihira, ainsi qu’un autre membre de sa famille moururent de maladie en 909, et le successeur de Michizane subit une mort violente en 913. De plus, en 930, les alentours du palais impérial furent frappés par la foudre, ce qui causa un incendie dans lequel la famille Fujiwara toute entière périt. L’empereur Daigo lui-même, mourut sous le choc et la société fut plongée dans le chaos. Terrifiés par l’esprit vengeur de Michizane, les membres du gouvernement décidèrent de construire des temples en son honneur et de le vénérer en tant que dieu de la foudre. Ses temples furent baptisés Tenmangu et furent en premier lieu érigés à Kyôto et Dazaifu, s’étendant par la suite au pays tout entier. De nos jours, Michizane est vénéré en tant que dieu des « étudiants » et ses temples sont largement visités en période d’examens.
En 1156, le 75e empereur, Sutoku (dont le vrai nom était Akihito), entra en conflit avec son frère le prince Goshirakawa ; ce dernier le vainquît et l’exila à Sanuki. Pendant sa séquestration, Sutoku décida de se repentir de ses péchés et chercha le pardon des âmes de ceux qu’il avait tués durant la bataille. C’est ainsi qu’il devint un prêtre bouddhiste et passa trois années à copier des sutras. Une fois son travail achevé, il souhaita que ses écrits sacrés soient gardés dans le mausolée impérial de son père et envoya à son frère une lettre à cet endroit. Pourtant, l’empereur Goshirakawa ignora sa demande, déchira les sutras, et lui renvoya les morceaux. Sutoku devint fou de rage ; ses traits prirent une apparence démoniaque, ses cheveux étaient décoiffés, ses ongles avaient poussé et il se mordit la langue, écrivant de son propre sang, une malédiction à l’encontre de l’empereur Goshirakawa au dos des sutras qu’il avait copié. « Faits que je devienne le plus puissant démon de ce pays et que tu deviennes un roturier, alors qu’un roturier sera assis sur ton trône. ». Ayant ainsi maudit la famille impériale, Sutoku mourut en 1164, à l’âge de 46 ans et ses restent furent enterrés sur le mont Shiramine, à Sanuki, son lieu d’exil. Dix ans après sa mort, les uns après les autres, les membres de la famille de Goshirakawa commencèrent à mourir de causes mystérieuses, et en 1177, Kyôto subit à deux reprises de grands incendies. Craignant la vengeance outre-tombe de Sutoku, Goshirakawa inscrivit son nom à l’arbre généalogique de la famille impériale, fit ériger un temple à sa mémoire sur le mont Shiramine et construisit un mausolée dans l’ancien palais impérial à Kyôto, espérant ainsi apaiser l’esprit maléfique.
Cependant, le onryo de Sutoku ne fut point apaisé. D’ailleurs, Taira, un noble qui détenait en même temps que l’empereur Goshirakawa les rênes du pouvoir politique, mourut lors d’une bataille, et la prophétie devint réalité quand le pouvoir passa au main du guerrier insurgé, Minamoto no Yoritomo. Le cas de Sutoku n’était pas le seul de cette époque, car le 81e empereur, Antoku, le 82e empereur, Gentoku, et le 84e empereur, Juntoku souffrirent les mêmes tourments (l’exil suivi de la mort). Toutefois, en ce qui les concerne, l’empereur suivant craignant leur rage les inscrivit dans l’arbre généalogique et, à titre posthume, ajouta à leur nom le caractère « toku » (徳) qui signifie « vertu » (ou encore « noble caractère »). L’interprétation de ce caractère peut aussi être retrouvée dans les analectes de Confucius, qui suggère une autre façon de réussir à apaiser les esprits vengeurs, et permet d’éviter les malheurs qu’ils pourraient causer. Après avoir pris le pouvoir politique, Minamoto no Yoritomo tenta de trouver un moyen de calmer l’esprit de Sutoku et de ramener la paix et la tranquillité dans le pays. Toutefois, à chaque fois qu’un désastre naturel ou qu’une bataille survenait, le sentiment de crainte et de terreur qu’avait inspiré l’esprit de Sutoku revenait et cela même après la mort de Goshirakawa. Cependant, quand la classe guerrière arriva au pouvoir, cet esprit en vint à être associé principalement à la maison impériale, et devint leur déité tutélaire. Il est nécessaire de faire remarquer ici, que même 700 ans après la mort de Sutoku, lors de la restauration de Meiji, alors que la maison impériale contrôlait à nouveau le pouvoir, l’empereur Meiji fit déplacer le temple de Sanuki à Kyôto, et fit établir le temple de Shiramine, un nouveau lieu où Sutoku est encore prié, pour la paix et la stabilité du pays. D’ailleurs en 1964, 800 ans après les faits, lors des jeux olympiques de Tôkyô, l’empereur Showa dépêcha spécialement un émissaire impérial afin de prier l’esprit de Sutoku, indiquant ainsi la force de la croyance en cet onryo. Et de nos jours, bien des siècles plus tard, la maison impériale est toujours censée le prier pour tenter d’apaiser sa rage. De plus, le temple de Shiramine est aussi le lieu de naissance d’un jeu traditionnel japonais appelé kemari, un jeu de bal au pied joué par les courtisans de l’ancien Japon, et actuellement, nombreux sont les joueurs de football et de volley-ball qui s’y rendent avant un match, et dans l’autel principal, sont d’ailleurs conservées les balles offertes par les équipes nationales du Japon.
Les exemples ci-dessus, proposent d’appréhender historiquement la naissance et l’évolution de la croyance en goryo et onryo, ces esprits vengeurs. Mais une autre explication à ce phénomène serait d’ordre psychologique : dominés par un sentiment de culpabilité, certains conspirateurs politiques prirent probablement conscience du traitement injuste infligé à leurs opposants, pris de crainte à l’idée de représailles de la part des âmes des victimes. Quels que soient les protagonistes de ces récits sur les esprits vengeurs, le goryo-e, le rituel d’apaisement, devint une tradition populaire répandue, lorsque de telles histoires se répétaient, ou chaque fois qu’un désastre naturel survenait, se transmettant à travers la littérature populaire, et finalement devenant des thèmes majeurs dans le Nô et le Kabuki.
En Chine, durant le IIe siècle av. J.-C., on croyait que les âmes des défunts demeuraient sur le mont Tai, plus exactement sur le pic de l’empereur de Jade, où le dieu rendait son jugement sur les vies (avant et après la mort). Dans les enfers, se trouvait un registre où étaient inscrits tous les détails sur la vie des humains, leur chance et leur malchance. Cependant, il y avait quelquefois des erreurs lors de la transcription de ces détails, ou alors, le dieu chargé du registre était corrompu par les les humains qui revenaient à la vie ou voyageaient librement entre les deux mondes. Il se développa alors, « la légende du voyage aux enfers » importée au Japon au VIIIe siècle. En 787, un prêtre du temple Yakushiji adapta cette légende en japonais et la publia sous le titre de Nihon Ryoiki (Compte rendu depuis le mondes esprits), et en 985, un autre moine, Genshin, écrivit une description détaillée de l’enfer et de ses tourments, dans son livre l’Essentiel de la naissance en Terre Pure. En 1110, des histoires d’Inde, de Chine et du Japon furent compilées dans la langue vernaculaire sous le nom de Konjaku (Recueil d’histoire de jadis), et devinrent rapidement très populaires au Japon. Tous ces écrits sont basés sur le concept d’une justice punitive, et furent créés dans le but de propager les idées bouddhiques. Ainsi, la plupart des fantômes qui viennent dans ces récits hanter le monde des humains, sont encouragés à l’aide de chants de sutras, à rejoindre le Nirvana. Toutefois, soulignons que ce fut la première manifestation d’esprits relevant du commun des mortels dans la littérature et l’histoire, ce qui suggéret « popularisation » du concept de fantôme (yurei).
On dit aussi qu’au VIIIe siècle, un moine du temple Chinkoji de Kyôto (qui était aussi un homme de lettres issu d’une famille noble), était capable de voyager dans les enfers, chaque nuit à travers un puits situé dans le jardin du temple, et qu’il assistait le dieu Emma (dirigeant des enfers) lors de ses jugements. La ressemblance avec « la légende du voyage aux enfers » chinoise est évidente, la différence résidant dans le fait qu’au temple Chinkoji, le moine (Ono no Takamura) est maintenant adoré en même temps que le dieu Emma.
Du fait qu’à cette époque beaucoup de pauvres se contentaient de conduire les morts hors de la ville, où souvent ils abandonnaient les corps aux bords de la route ou des rivières, les berges et les tombes en vinrent à être assimilées aux limites et aux portes de l’autre monde. Un exemple illustre ce fait dans la 12e histoire du Nihon Ryoiki : «Durant leur pèlerinage à travers plusieurs pays, des moines bouddhistes venus de Corée, croisèrent les ossements d’une personne abandonnée aux bords de la route, battus et fouettés par la pluie et le vent, piétinés par les hommes et les animaux. Émus par le triste destin de cette pauvre âme, les moines lui organisèrent une cérémonie funéraire en bonne et due forme, et lors de la nouvelle année, un fantôme leur apparu, les remercia de leur gentillesse et leur raconta de quelle façon il avait été tué par son frère aîné. »
Dans le 27e volume du Konjaku , la 24e histoire raconte ceci : « un pauvre guerrier se rendant à sa nouvelle affectation, fort éloigné de la capitale, décida d’abandonner sa fidèle épouse et de prendre une nouvelle femme. Après avoir fini son service et être retourné à la capitale, il voulut revoir sa première femme et lui rendit visite. Cette dernière était assise seule dans une maison délabrée, mais ne semblait point avoir de ressentiment vis-à-vis de son mari infidèle. Bien au contraire, elle sembla heureuse d’apprendre que son mari voulait revenir et le couple s’endormit ensemble. Cependant, le matin suivant, le mari se réveilla à côté d’un corps qui n’était plus qu’ossements. Choqué, il enquêta au près des voisins et découvrit que peu après son départ sa femme était tombée malade de chagrin et qu’elle mourut. Mais puisqu’il n’y avait personne pour lui offrir des funérailles, le corps était resté dans la maison. »
Dans la 25e histoire de la même collection, l’incident suivant y est relaté : « une jeune femme et un talentueux flutiste tombèrent amoureux et se marièrent. Cependant trois années plus tard le mari tomba malade et décéda. Une nuit, la veuve éplorée entendit le son d’une flûte et quand elle jeta un coup d’œil à l’extérieur, elle y vit son mari debout. Elle sortit, et son mari lui dit qu’elle lui avait manqué et qu’il était revenu pour la revoir. Il était exactement le même, seule une fumée sortait de son corps, laissant sa femme effrayée et sans voix. Voyant sa femme dans un tel état, le mari lui dit : « trois fois par jour je souffre les tourments de l’enfer, et pourtant je suis quand même venu te voir. Mais mon apparence semble te terrifier, donc je m’en vais. ». Et il partit réellement. »
C’est l’une des histoires qui au-delà de la rencontre avec un fantôme, décrit l’enfer comme un lieu terrifiant.
Les exemples donnés ci-dessus diffèrent nettement de ceux décrivant l’apparence des onryo, les esprits vengeurs. Dans les trois derniers exemples, les fantômes apparaissaient sous leur forme originelle, et en dehors d’un profond attachement pour l’être aimé laissé derrière eux et, malgré la présence d’un certain sentiment de frayeur, ils ne sont pas venus en tant que onryo, avec l’intention de tuer ceux qui leur avaient fait du mal, et ils n’ont causé aucun tort. Si les esprits de ces gens du peuple étaient venus dans le but de dissiper quelques rancunes et de prendre leur revanche, nous pouvons présumer que cette terreur causée par leur seule apparence, suffisait à tuer leurs ennemis. L’image des fantômes communément répandue au Japon est le plus souvent un mélange du concept de cet esprit pitoyable qui retourne dans le monde des vivants en raison d’un attachement profond, et de celui de l’enfer et des esprits vengeurs. Ainsi, naquit l’image du fantôme moderne japonais qui porte en lui de la rancune.
Au XIIIe siècle, le pouvoir politique passa des mains de l’aristocratie à celle de la classe guerrière, situation qui dura environ 700 ans, jusqu’à la restauration de l’ère Meiji, quand l’empereur reprit le pouvoir. Durant cette période, l’onryo, l’esprit vengeur violent si craint de ceux qui avaient le pouvoir, apparut encore. Cette fois sous forme de rouleaux peints tels ceux de Kitano Tenjin, pendant que les récits de fantômes de commandants de l’armée qui avaient péri durant la bataille, se répandaient grâce au ménestrels aveugles. Ces histoires furent développées par Zeami et plus tard par Kanze Nobumitsu (maître du théâtre Nô). Sur la scène du Nô, les tristes protagonistes apparaissaient en tant que fantômes ayant gardé leur forme humaine, et, en plus de raconter les faits, les acteurs jouaient un rôle cathartique (purificateur) car, en même temps, les acteurs masqués exécutaient une cérémonie goryo-e, apaisant ainsi, par des chants et leur jeu les esprits de ceux qu’ils représentaient.
Au même moment, une évolution de ces concepts put être observée. À partir de « l’âme du mort », qui n’était pas nécessairement un fantôme, on a pu être témoin de la transition vers « l’esprit qui revenait afin de soulager son ressentiment » : ainsi le fantôme moderne (yurei) fit son apparition, principalement popularisé par les pièces de Kabuki qui développaient le thème du fantôme plein de ressentiment qui retourne dans le monde des vivants pour se venger, apportant la mort à ces ennemis. Ces pièces sont généralement connues sous le nom de Kaidan.
L’image moderne généralisée du fantôme japonais fut finalisée au XVIIIe siècle, au sein d’une société stable dirigée par la classe guerrière, durant laquelle les peintres de ukiyo-e (estampes en couleurs) peignirent des portraits d’acteurs de Kabuki et des scènes de pièces de théâtre. Ce fut aussi, l’époque où les collections de contes chinois tels Kanazoshi et Otogi boko furent adaptées en japonais, et les versions imprimées sur bois devinrent populaires parmi la haute classe littéraire du petit peuple. Trois de ces contes permettent d’établir l’image du fantôme et sa transmutation en esprit vengeur.
Une des histoires les plus célèbres de fantômes, est celle de la pièce de Kabuki écrite par Tsuruya Namboku et mise en scène pour la première fois le 26 juillet 1825. Ce jour est toujours célébré comme le « jour du fantôme ». La pièce est basée sur des faits réels : à la fin du XVIIe siècle, dans le quartier de Yotsuya à Edo (l’ancien nom de Tokyô), une femme nommée O-Iwa devint folle de rage en raison de la trahison de son mari Iemon, et disparut.
La pièce de Namboku, intitulée l’histoire du fantôme de Yotsuya raconte qu’un homme nommé Iemon fut déclaré coupable d’avoir détourné l’argent d’un domaine féodal, et son beau-père le força à divorcer de sa femme O-Iwa. Plein d’amertume à l’encontre de son beau-père, Iemon le tua. À cette époque, venger la mort d’un membre de la famille étant considéré comme une chose vertueuse, O-Iwa se servit de ce prétexte pour accepter les nouvelles avances d’ Iemon et l’épousa une seconde fois, sans savoir qu’il était le meurtrier de son père. Peu de temps après O-Iwa tomba enceinte, mais mit du temps à se rétablir. De guère las de sa femme souffreteuse, Iemon commença une relation adultérine avec O-Ume, la fille d’un voisin et le père de cette dernière complota avec Iemon afin de tuer O-Iwa en échangeant ses médicaments contre du poison. O-Iwa prit le poison, son visage enfla et ses cheveux tombèrent. Un visiteur lui en révéla la cause et la pauvre femme, désespérée, se jeta dans une douve et mourut. Le soir de la cérémonie de mariage de Iemon et O-Ume, O-Iwa apparut sous la forme d’un fantôme décharné, sans cheveux, au visage enflé et ravagé par des ulcères. Horrifié à en perdre l’esprit, Iemon dégaina son sabre et tua accidentellement O-Ume et son père. Après quoi, il devint fou.
L’histoire suivante est aussi basée sur un fait réel, qui eut lieu au XVIIe siècle près de la rivière Kinu à Nikko. Elle s’intitule Kaidan Kasane ga Fuchi. C’est l’histoire d’un fermier nommé Yoemon qui épousa une veuve, O-Sugi, qui avait une fille de six ans. Cette enfant, Suke, étant hideuse et ne marchant pas correctement, en 1612, Yoemon la poussa dans une rivière et la laissa se noyer. Après cela, O-sugi tomba enceinte de Yoemon et mit au monde une autre fille qui était la copie fidèle de Suke, et ils l’appelèrent Kasane. Trente années plus tard, alors que O-sugi et Yoemon avaient déjà rendu l’âme, Kasane épousa un certain Yagoro qui devint l’héritier de la maison de Yoemon. Néanmons, Yagoro se lassa de son hideuse épouse qu’il trouvait détestable et planifia de la tuer afin d’en épouser une autre. En 1647, il mit son plan à exécution, poussa Kasane dans la rivière et la tua. Après cela, Yagoro se remaria à maintes reprises. Cependant toutes ses femmes moururent les unes après les autres jusqu’au moment où sa sixième épouse donna naissance à une fille prénommée Kiku. Treize années passèrent, et soudainement Kiku commença à écumer et à agir violemment. Elle bondit sur son père et hurla : « Je ne suis pas Kiku, je suis Kasane, la femme que tu as assassinée et je reviens pour me venger ! ». Après cet incident, Kiku fut constamment tourmentée par l’esprit, jusqu’au jour où ses parents demandèrent de l’aide au prêtre d’un temple des alentours. Le prêtre constata que Kiku était possédée par l’esprit de Kasane qui commença à raconter tous les méfaits de Yagoro à travers elle. Le prêtre réussit à exorciser l’esprit mais peu de temps, après Kiku fut de nouveau possédée. Mais cette fois par l’esprit de l’enfant Suke. Et soixante années plus tard, la lumière fut faite sur les évènements épouvantables qui avaient causé la mort de Suke et dont les aînés se souvenaient encore. Le prêtre organisa une cérémonie pour l’âme errante et lui donna un nom posthume, l’aidant ainsi à trouver la paix. On disait que le prêtre venait du temple Hozoji à Nikko, où se trouve actuellement des images de Kasane, Kiku et Suke.
Le dernier exemple est lui aussi tiré d’une histoire vraie. Cette fois le personnage principal est une servante du nom de O-Kiku. Durant la période Edo, un policier nommé Aoyama Shuzen arrêta un voleur et le fit exécuter après l’avoir torturé. Ce voleur avait une fille âgée de seize ans qui se retrouvant orpheline, sans aucun parent pour s’occuper d’elle, entra au service de la maison Aoyama. Un jour, elle brisa une des dix assiettes en porcelaine de Chine du service favori d’Aoyama. L’épouse d’Aoyama la gronda mais ce dernier dit : « C’est un bien trop doux châtiment. Pour remplacer l’assiette qu’elle a cassée, je lui couperai le majeur aujourd’hui et je la ferai exécuter demain. », et il la fit enfermer dans une pièce. Ne pouvant supporter ces cruelles punitions, O-Kiku s’évada de la chambre à l’aide de la corde d’étoffe qui enserrait sa taille, et se jeta dans le puits au fond du jardin. Des mois plus tard, la femme d’Aoyama donna naissance à un petit garçon à qui il manquait un majeur. Choquée, elle tomba malade et resta alitée. Une nuit, elle entendit une voix venant de nulle part et appelant Aoyama. Elle sortit donc jusqu’au puits d’où provenait la voix : « une assiette, deux assiettes… » ainsi de suite jusqu’à la neuvième assiette. « Oh ! je suis si triste… il manque une assiette », dit la voix. Et ainsi apparut le fantôme d’O-Kiku. Effrayé, Aoyama fit venir un prêtre, mais malgré tous les efforts du monde, le fantôme continua d’apparaître chaque soir jusqu’à ce que tous les serviteurs eussent quitté le service de la famille Aoyama. Les rumeurs racontant le comportement lâche d’Aoyama se répandirent, et naturellement, il se suicida. Sa famille mourut avec lui.
Nous devons noter ici que ces trois histoires sont basées sur des faits réels, que les personnages principaux sont des fantômes de femmes ayant connu un tragique destin, et que les auteurs sont des hommes. L’histoire de Kasane peut aussi faire allusion à la discrimination qui existait à cette époque envers les personnes ayant un handicap physique et traite aussi de la possession d’une personne vivante. Autrement dit, contrairement aux contes du Moyen Âge, où les protagonistes étaient les esprits vengeurs d’hommes morts lors de querelles de pouvoir, durant les temps modernes de paix, les fantômes de femmes ayant trouvé la mort dans une rivière ou un puits, après avoir été cruellement maltraitées, apparaissent de plus en plus souvent dans les récits populaires. Cette évolution tire sans doute son origine dans le ressentiment du statut de la femme dans une société dominée par les hommes.
Une autre raison expliquant la hausse du nombre d’histoires de fantômes féminins peut être le taux de mortalité élevé lors de l’accouchement. À une époque où la médecine n’était pas assez avancée pour permettre un accouchement sûr, l’attachement des femmes à leurs enfants non-nés a pu devenir une source d’histoire de fantômes. Parmi ces histoires, celle du fantôme de « la femme accouchant » (Uzume) est très connue, bien que cela soit quasiment une adaptation d’une légende chinoise. Uzume est le fantôme d’une femme qui mourut avec son bébé durant l’accouchement, et qui apparaît en portant un bébé, la partie inférieure de son corps maculée de sang. Un thème similaire est développé dans l’histoire du « fantôme élevant un enfant », fort répandue au Japon, et aussi connue sous le nom du « fantôme achetant des bonbons ». Près du temple Chinkoji à Kyôto, il y avait une boutique de bonbons où chaque soir une femme apparaissait et achetait pour un sou des sucreries et ce, six jours d’affilé, mais au le soir du septième, elle dit ne plus avoir un seul sou, et demanda au tenancier d’avoir pitié d’elle et de lui donner des bonbons. Le propriétaire accéda à sa demande, mais jugeant la femme étrange, il la suivit jusqu’à ce qu’elle rentre dans un cimetière et disparaisse dans une tombe fraîchement creusée. De cette tombe, les pleurs d’un bébé pouvaient se faire entendre, et le propriétaire de la boutique convainquit le prêtre du temple Chinkoji d’ouvrir la tombe. À l’intérieur ils trouvèrent le corps d’une femme morte tenant dans ses bras un nouveau-né vivant qui avait un bonbon à la bouche. Selon les comptes-rendu de la boutique, le propriétaire adopta l’enfant qui devint un prêtre de haut-rang.
En 1953, le tribunal jugea un cas de profanation d’un corps. Cet incident impliquait un jeune homme dont l’épouse enceinte était morte. En ayant consulté sa famille et les villageois, le jeune homme fit appeler le médecin et lui demanda d’ouvrir le ventre de sa femme afin d’y enlever le bébé et de l’enterrer avec le bébé dans les bras. À cette époque, on croyait que si une femme était enterrée avec le fœtus dans son ventre, elle reviendrait en tant que fantôme hanter sa maison. De plus, des cas similaires avaient été rapportés dans les hôpitaux et les hôpitaux universitaires dans différents départements, ce qui explique que les charges n’aient pas été retenues et que l’homme fut déclaré non coupable. Si cette pratique était encore d’actualité soixante dix ans, Nous pouvons donc présumer qu’auparavant c’était une pratique courante d’ôter le fœtus avant d’enterrer une femme morte en couche et que cela était sans doute à l’origine des histoires de fantômes élevant des enfants.
Traduit en français par Myrna Hombel
Bibliographie
Fukuda Najio et al.,Nihon Minzoku Jiten, Yoshikawa Koubunkan, 2006.
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