Anna Caiozzo
Université Paris 7, Diderot, France
a.caiozzo@free.fr
De la nature du héros. Ruses, stratagèmes et identité dans l’épopée orientale /
On the Hero’s Nature. Guiles, Stratagems and Identity in the Oriental Epic
Abstract: In The Book of Kings, the poet Firdawsī depicts a cosmic struggle between Good and Evil through heroes and their opponents. The medieval illuminators reproduce some scenes of confrontation where heroes use trickery and illusion. But the main hero, the king’s saviour, Rustam, is both a trickster and a tragic character.
Keywords: Firdawsī; Shāh Nāma (The Book of Kings); Trickster; Hero; Illusion; Rustam.
Dans la grande épopée persane du Livre des rois de Perse, ou Shāh Nāma, mise en vers au début du XIe siècle[1], Firdawsī retrace l’histoire mythique de l’Iran depuis les origines ; le poète déploie une panoplie de personnages dont les plus notoires sont de véritables archétypes, tout comme les personnages de la Comedia dell’arte : y figurent le bon roi, son conseiller, le héros, le martyr, la femme vertueuse et courageuse, le mauvais roi, le traître, le démon, etc. Toutefois, une fois les rôles distribués, chaque personnage possède une épaisseur qui est le reflet même de la condition humaine, de ses angoisses et de sa complexité. Analysant l’usage de la ruse dans le Shāh Nāma, William Clinton distingue deux types de héros : ceux dont la conduite est droite et rigoureuse, mais qui sont le plus souvent des victimes – Irāj, Siyāvush, Isfandiyār–, et ceux qui utilisent la ruse, antihéros ou personnalités complexes[2]. En effet, hormis les êtres remarquables, sanctifiés par l’épopée, le personnage du héros, tout particulièrement, n’est pas présenté de façon univoque ou « manichéenne » et, bien qu’étant au service de la justice et du « Souverain Bien », il acquiert ce statut par une série d’épreuves qui l’incitent souvent à user de procédés peu recommandables durant la période dite de formation ou d’initiation, et à employer des méthodes contraires à l’éthique « chevaleresque », puisque seules les créatures dévolues au Mal s’y adonnent par nature. Mais il faut alors tenir compte des circonstances exceptionnelles, car la période de probation se déroule à la périphérie des royaumes, « en dehors » des limites communément admises et des règles, permettant à ces « chasseurs noirs » d’user de méthodes habituellement répréhensibles et révéler aussi un aspect de leur personnalité, une face sombre qui les apparente aux personnages nuisibles qu’ils combattent, dans une geste où le Bien et le Mal s’affrontent par l’entremise de leurs champions respectifs.
Trois aspects majeurs marquent les récits et se répercutent dans les registres illustrés : l’emploi de la ruse et du déguisement dans le registre militaire, l’usage des mêmes procédés au service des sentiments amoureux, et, enfin, la ruse comme trouble majeur de la personnalité, immortalisée par Georges Dumézil dans Loki[3], un personnage dont la tromperie est la raison d’être, additionnée de cruauté et de violence, et que l’on retrouve affectée au héros Rustam, celui que l’on identifie habituellement avec le personnage du trickster.
L’une des qualités valorisées dans le monde iranien préislamique est l’attachement à la vérité, aša[4], placée sous l’égide du dieu Mithra, gardien du contrat[5], par opposition au mensonge, ou druj, apanage du Mal, Ahriman. La vérité apparaît comme la pierre angulaire de l’ordre social et politique, et en dévier apporte le désordre et l’anarchie. Le roi, en tant que gardien du pacte social, se doit de châtier tous ceux qui s’écartent de la voie, hérétiques, semeurs de troubles, conspirateurs, etc.
Toutefois, cet attachement à des valeurs remarquables est tempéré par des nécessités, la guerre en particulier. À cette occasion, rois et héros n’hésitent pas à user de tromperies et de mensonges, voire de magie, pour vaincre l’ennemi et surtout investir des lieux maléfiques ou briser des volontés, une sorte de réponse à l’usage d’artifices par les émules du Mal. Pourtant, la ruse est aussi utilisée en certaines circonstances par les femmes, et elle soulève de façon plus générale le problème du trickster dans l’épopée.
1. Illusions et métamorphoses, l’apanage des sorciers et des monstres
L’une des caractéristiques majeures de l’épopée des rois de Perse est bien ce rapport brouillé avec la réalité. Ruser, mentir, se métamorphoser, user de l’illusion ou de la magie sont les principaux modes d’action des ennemis des rois de Perse. Ainsi, les procédés employés ont pour but de tromper les sens, la vue tout particulièrement.
Le personnage le plus achevé est celui du traître qui attire sa proie dans un piège, tel Garsīvaz le frère du roi touranien Afrāsiyāb, qui fait tomber Siyāvush dans un guet-apens, ou le frère de Rustam, Shaghād, qui provoque sa mort en l’attirant dans une fosse dotée d’une herse où il s’empale avec son cheval. Mais ces êtres-là sont négligeables : ils servent de noirs desseins et les traquenards qu’ils tendent valorisent surtout la mort du héros en martyr : la plus édifiante, celle de Siyāvush égorgé par Garsīvaz et son aide de camp[6], puis celle de Rustam qui, exception faite du grand Shāh Nāma mongol, ont été relativement peu mises en scène[7].
Ce sont surtout les êtres ahrimaniens, ou créatures du mal, qui ont la faculté de tromper ; ils sont dotés de certaines qualités et de savoirs qui leur permettent d’abuser les sens de leurs adversaires.
Le personnage du dīv est par excellence un trickster : il est féroce, violent et nuisible aux humains ; sa raison d’être, comme créature ahrimanienne, est en effet de les détruire et de les dévorer, et si, à l’origine, le dīv est un démon devenu ogre, il n’en demeure pas moins redoutable à affronter[8]. Le plus souvent, il s’agit de travestir la vérité, voire de jouer avec les sens, en particulier la vue. L’une de ses facultés, outre sa parole mensongère, est de se transformer à loisir pour parvenir à ses fins. Deux dīvs sont évoqués dans le Shāh Nāma : Akvān dīv, qui se cache sous l’apparence d’un onagre et dans lequel on a cru voir Akōman, un des démons zoroastriens[9] ; le roi des dīvs, quant à lui, se métamorphose en rocher, mais le héros Rustam réussit à le tuer en menaçant de le casser en morceaux[10].
Les sorciers et les sorcières eux aussi peuvent changer d’apparence ; c’est le cas des sorcières qui sont vaincues par Rustam et Isfandiyār et dont la nature réelle est débusquée sous leur belle apparence : elles retrouvent, à la mention du nom de Dieu, leurs traits laids et noirs[11]. Les Touraniens font appel, lors des batailles, à des sorciers, qui déchaînent par leurs incantations les éléments, tel Bazūr, ou envoient des nuées pour aveugler les ennemis, tel le dīv blanc sur l’armée de Kā’ūs[12]. Le roi du Yémen, de son côté, emploie sa magie pour faire périr les fils de Farīdūn qui prétendent emporter ses filles en mariage, en les faisant geler durant leur sommeil en influant sur les rêves[13]. Dans ce cas, précisément, les sens des princes sont troublés. C’est aussi le cas du dīv musicien qui, par ses paroles et sa musique, envoûte littéralement Kay Kā’ūs en le convainquant de provoquer une guerre contre le Mazandéran[14].
En théorie, le roi juste peut se protéger de tels subterfuges, guidé par les cieux et éclairé par la Gloire, le farr. L’un des obstacles majeurs rencontrés par les héros est de démasquer l’adversaire, de dévoiler sa véritable nature, un trait qui révèle la crainte de l’altérité que l’on retrouve en filigrane dans toute la littérature orientale, en Iran comme dans le monde arabe médiéval, trait d’autant plus manifeste ici que le postulat de base est fondé sur la « diabolisation » de l’adversaire, doté par définition d’une nature mauvaise. L’autre est d’autant plus insaisissable qu’il est précisément « mutable», puisqu’il appartient au monde des confins, ces lieux où le monde réel et celui de l’au-delà se mêlent, ces lieux de passage qui permettent aux héros de changer de nature et d’accéder, une fois leur lot d’épreuves achevé, à la condition de guerrier ou de prétendant digne du trône. Dans ces lieux souvent situés au-delà des déserts marqués par une certaine irréalité, se déroulent les Sept épreuves de Rustam et d’Isfandiyār ; les adversaires sont eux-mêmes des êtres merveilleux, dragons, sorcières, terribles lions, ou des êtres d’apparence humaine sans véritablement l’être, tel le guide de Rustam, Awlād, qui règne sur un royaume où les hommes sont toujours jeunes[15], ou encore Gurgsar, celui d’Isfandiyār, qui tente de le duper ; toutes ces rencontres d’êtres de l’au-delà ou d’ailleurs » sanctionnent la condition même de héros comme « homme de la frontière », capable de débusquer les ruses de ses adversaires à l’aide de sa foi, de sa force ou de son intelligence.
2. Ruses, magie et sentiments
En effet, lorsque les héros et les rois combattent leurs adversaires, ils usent parfois d’armes identiques. Dans le cas d’Isfandiyār, ce dernier est un héros au cœur pur qui se démarque de Rustam dans un parcours initiatique pourtant similaire sanctionnant sa qualité de preux ou de prince guidé par la foi[16]. En effet, durant son haft khwān, le prince Isfandiyār se démarque de son aîné par l’usage de la technique, des inventions d’engins qui lui permettent de triompher du dragon ou de la sīmurgh[17], comme plus tard les bouées flottantes dont il dote chevaux et équipages pour traverser la rivière en crue et accéder à la cité d’airain d’Arjāsp[18].
Certes, l’inventivité de l’homme contrecarre ici la force brutale des créatures, elle marque une évolution des mentalités où la duplicité et la magie cèdent le pas à la technique et au savoir-faire.
Toutefois, les deux voies sont possibles : dans les traités militaires et autres miroirs au prince rédigés à partir du XIe siècle, les conseillers des princes louent la connaissance des techniques militaires et celle de la fabrication des armes. L’usage de la ruse (et des espions) est cependant préconisé lorsque l’on souhaite s’emparer d’un lieu fortifié[19]. La ruse de guerre est sans aucun doute, depuis le cheval de Troie, l’arme par excellence du guerrier.
En effet, si la majeure partie des combats et affrontements se déroulent dans les plaines, mettant en scène soit des combats singuliers, soit des armées qui s’affrontent, la prise de forteresses apparaît comme l’étape majeure dans la formation du jeune guerrier, celle qui lui permet souvent d’accéder au stade de postulant au trône, voire de roi en titre. Ainsi, Kay Khusraw, Ardashīr, Isfandiyār, Rustam sont confrontés à cette épreuve qui nécessite l’usage quasi exclusif de la ruse ou de la magie.
Les lieux élevés sont dotés dans le Shāh Nāma d’une symbolique particulière : on les décrit comme situés aux confins du pays, inaccessibles. L’une des premières évocations est la forteresse de Sipand-e Sepīd, le château blanc, qui fut le tombeau de Narīman, l’ancêtre de Rustam. C’est en mémoire de son aïeul qu’il doit s’y introduire pour la détruire. Rustam prend alors l’apparence d’un marchand de sel, travestissant son identité pour pouvoir y pénétrer avec ses guerriers. Par la suite, deux autres princes usent de ce même stratagème : Ardashīr en prenant la citadelle de Haftwād dans le Kirmān, et Isfandiyār en s’emparent du Dizh-e Arīn, le château d’airain où ses deux sœurs sont gardées prisonnières. L’identité du marchand est choisie pour un double avantage : c’est souvent un étranger, donc un inconnu, et il apporte des produits convoités, le sel, des joyaux, ce qui lui donne un sauf-conduit pour accéder à ces lieux décrits comme inaccessibles, ou encore des repaires de magie. Et, en effet, bien qu’usant d’un mensonge mineur sur leur qualité réelle, les héros en sont dédouanés par la nature même des assiégés : des sorciers ou des dīvs, voire des sectateurs du mal, comme Haftwād qui rendait un culte à son talisman protecteur, un ver, avatar du serpent ou du dragon, vermine nuisible aux yeux des zoroastriens[20]. Protégées par le Mal, invisibles, disparaissant lorsqu’on les approche, ces forteresses n’ont rien des lieux fortifiés habituels ; elles abritent de plus des jardins magnifiques, des richesses, et leur aspect infernal disparaît sous la vision paradisiaque qu’elles offrent.
Un cas singulier est celui de la citadelle de Bahman, prise par le jeune Kay Khusraw qui se voit imposer cette épreuve devant le démarquer de son rival, l’un des fils du roi Kā’ūs, son grand-père, aspirant tout comme lui au trône d’Iran. La citadelle de Bahman abrite des démons, et aucun chemin n’y mène. Le prince va donc user de magie : il fait écrire une lettre invoquant le grand nom de Dieu. La lettre brandie sur une lance a la propriété de faire tomber les murs de la forteresse, la magie du nom divin œuvrant efficacement. En souvenir, on construisit l’un des temples du feu les plus célèbres d’Iran, celui d’Adhur Gushnāsp, sur ce site, mieux connu sous le nom de Takht-i Sulaymān, ou Trône de Salomon en Azerbaïdjan, sans doute témoin d’un sanctuaire païen ancien[21].
Un autre roi usa de magie pour abuser ses propres fils, Farīdūn qui, lui, se métamorphosa en dragon alors que ses fils revenaient du Yémen en compagnie de leurs épouses, afin de les éprouver et de pouvoir ensuite procéder au partage du royaume[22]. Le roi Farīdūn est l’archétype du roi magicien célèbre pour son savoir magique, instruit par un ange venu du paradis[23]. Le savoir magique des rois de Perse est présenté comme un instrument au service de leur mission et de leur bon gouvernement, mais, dans les faits, peu d’entre eux en usent et cette pratique tombe progressivement en désuétude, pour sanctionner la magie comme œuvre mauvaise, réservée aux adeptes du mal de façon exclusive, tout en maintenant le paradigme de bonne et mauvaise magie.
Alors que la ruse est présentée comme un artifice primitif des premiers temps autant que l’usage de la force brutale, à partir de Khusraw Anūshirwān, l’épopée s’enracine dans la réalité mais aussi dans une certaine rationalité. En effet, les dīvs, les sorciers disparaissent ; en même temps apparaît aussi le jeu d’échecs venu de l’Inde, un présent qui rappelle la lutte fratricide entre deux princes indiens. Le jeu d’échecs, shatranj, introduit la réflexion dans la stratégie ; il théorise la ruse, en somme guidée par la froide raison, et il s’affirme comme l’une des pièces majeures de l’éducation princière. Le paradoxe des échecs est donc d’user de la ruse sans travestir sa personnalité. Le roi reste un roi mais il fait agir les sujets à son service, prémisses de la guerre réelle, celle que les souverains se livrent, et Khusraw Anūshirwān au premier chef. Déjà, lorsqu’Alexandre le Grand attaque le roi du Hind, il va user de mannequins remplis de naphte qui, en s’enflammant, font fuir les éléphants de son adversaire, une scène magnifiée dans le grand Shāh Nāma mongol[24].
Mais l’emploi de la ruse est aussi l’apanage des femmes, tout au moins de certaines d’entre elles. La jeune reine Sudāba par exemple, de dépit, use d’un stratagème pour perdre son beau-fils Siyāvush qui l’a éconduite. Elle offre au monde l’image d’un prince perverti et séducteur qui aurait abusé d’elle et l’aurait faite avorter. Là encore, c’est la nature et la qualité du prince qui sont attaquées alors que la jeune femme déguise ses sentiments réels et emploie les services d’une sorcière pour obtenir le corps de deux enfants morts. Ici, c’est le jugement des astres, verdict des astrologues, suivi du jugement des cieux, l’ordalie, que subit le prince en passant par un brasier, qui rétablit la vérité[25].
Le second cas est aussi une affaire de sentiments entre le fils de Rustam, Suhrāb, et une jeune fille guerrière, Gurdāfarid. Cette dernière se cache sous son armure et sous son casque pour combattre le jeune homme, qu’elle défait d’ailleurs[26]. La jeune femme est donc une combattante avec Banū Gushāsp, la sœur de Rustam, et Gūrdiya, la sœur de Bahrām Chubina évoquées elles, dans cette fonction dans d’autres épopées plus tardives, alors que Gurdāfarid est la seule à combattre dans le Shāh Nāma. En effet, la guerre est un métier d’homme et, hormis le cas d’un autre roman célèbre illustré au XIIIe siècle, Varqa wa Gulshāh[27], celui des Amazones, ou encore de Burān Dokht dans Dārāb Nāma de Tarsūsī, les femmes ne combattent pas. Le duel entre Suhrāb et Gurdāfarid relève dans les faits de l’heuristique amoureuse, tout comme le combat de Varqa contre Gulshāh où les jeunes gens découvrent, à la faveur du combat, leur alter ego.
3. « Je » est un autre, ou le problème du trickster
Le héros Rustam est la clef de voûte de la première partie de l’épopée des rois de Perse, à la fois faiseur de rois et bras armé du régime. Sa geste, étroitement associée à la destinée des Kayānides, se déroule comme une série de hauts faits qui mêlent vie privée et vie publique, vie marquée par la démesure, le merveilleux et les exploits guerriers.
Rustam est l’archétype du guerrier solitaire, errant sur les confins, affrontant des dangers multiples, des êtres de l’autre monde, sauvant les rois de périls, tout en menant une vie familiale chaotique, voire désastreuse. L’emploi de la ruse est l’un des traits dominants du héros : il en use contre tous les ennemis du genre humain, mais aussi, malheureusement – et à son insu –, contre ceux qui lui sont proches et dont il provoque par ce biais la perte. De ce fait, il serait, d’après Dick Davis, le trickster par excellence[28], puisque son surnom dastān, ou fils de dastān, signifie Rustam le rusé.
Rustam présente tous les travers que l’on peut observer chez les créatures du Mal, se livrant à la ruse, à l’illusion, à la tromperie, développant les mêmes armes que ses adversaires maléfiques, qu’il affronte avec leurs propres armes. Ainsi, l’usage de la ruse est réciproque, le mensonge érigé à l’état d’art ; il va par exemple tromper Akvān dīv qui vient de le découvrir endormi sur un rocher et qui l’emporte ainsi pour le tuer, lui demandant toutefois comment il souhaite périr : noyé dans la mer ou les os brisés dans un précipice[29] ; de la même façon, il attaque en plein jour le dīv blanc endormi dans sa grotte, sachant que cette créature œuvre surtout la nuit ; enfin, il oblige le roi des dīvs à reprendre son apparence pour pouvoir le tuer. Tous ces procédés sont néanmoins présentés comme des délits mineurs puisqu’il s’agit de contrer les ennemis de l’Iran.
Certes, Rustam combat le plus souvent des hommes, qu’ils soient rois du Touran comme Afrāsiyāb, ou khaqān de Chine et autres champions touraniens, usant de sa force exceptionnelle mais non de ruse.
Et c’est précisément lorsque Rustam fait usage de la ruse contre des humains qu’il en paie le prix fort. C’est ainsi qu’il bénéficie de l’hospitalité d’un seigneur touranien alors qu’il a perdu son cheval, et profite honteusement de cette occasion pour engrosser sa fille Tahmina. De cette union fugace naîtra son fils Suhrāb qu’il ne connaîtra malheureusement pas. Et c’est en effet pour ne l’avoir ni connu, ni reconnu, et pour ne pas s’être présenté ouvertement que le fils combattra le père dans une lutte contre-nature, provoquant le drame et sa propre mort[30].
Par ailleurs, plus tard, lorsqu’il affronte à l’instigation du roi Gushtāsp, jaloux de son fils, le prince Isfandiyār, il a également recours à un procédé déloyal pour le vaincre, la flèche magique en tamaris dont la sīmurgh lui révèle le procédé de fabrication[31]. Enfin, alors qu’il tombe dans le piège tendu par son frère Shaghād, il réussit à le tromper en lui demandant son arc pour se défendre des bêtes qui risqueraient de l’attaquer mourant, parvenant par ce biais à le tuer bien que caché derrière son arbre[32].
La personnalité de Rustam a été stigmatisée pour ces actes déloyaux, et les chercheurs ont tenté de les justifier en faisant de lui une sorte de double négatif de son père Zāl, l’albinos, élevé par la sīmurgh dans son nid, et qui se vit ainsi confier des secrets de magie. On fit de « Rustam le noir » un guerrier, et de son père, « Zāl le blanc », un magicien. En somme, une paire ou un couple infernal[33].
Zāl et Rustam, princes du Zabūlistān, ce royaume mythique des guerriers sakas au sud-est de l’Iran, ancienne Arachosie, constituent une sorte de modèle ou de contre-modèle à la royauté iranienne, ou tout au moins à ce qu’elle est devenue durant le règne de Gushtāsp : la magie n’est plus pratiquée par les rois qui semblent en avoir perdu les secrets ; le roi jaloux de son propre fils orchestra la perte de ce dernier. L’idéal du roi magicien s’est désormais perdu à la faveur de la réforme zoroastrienne, et les rois du Zabūlistān obéissent à un modèle politico-religieux désormais révolu. Quant au sort tragique de Suhrāb, il apparaît comme une sanction, un crime de lèse-majesté, révélant que le jeune homme projetait de faire de son père un roi d’Iran, un acte de déloyauté ou de trahison suprême que seule la mort pouvait effacer[34].
Le personnage de Rustam, héros solitaire, dont les exploits furent chantés durant des siècles par les troubadours d’Iran, est marqué par sa dimension épique, ses attributs (force, courage) et le souvenir des faits merveilleux que les miniaturistes mirent en scène depuis le XIVe siècle. Mais les tragédies imputables à ses mensonges révèlent le poids de la vérité dans le contexte zoroastrien où un héros au cœur pur et transparent est préservé, en théorie, de tels malheurs.
Dans une perspective globale, le thème de l’illusion évoque certes la ruse mais plus encore les variations autour de la nature humaine et de la personnalité. Le principal problème est ici relatif à l’altérité : ruse et illusion doivent tromper l’autre, perçu en tant qu’ennemi, et la plupart des procédés mis en œuvre jouent sur le regard, comme la flèche mortelle d’Isfandiyār qui lui crève les yeux, le seul endroit vulnérable de son corps invincible par le don de Zoroastre[35]. La ruse repose ainsi sur une illusion, celle qui fait passer le faux pour du vrai, celle qui corrompt la réalité, mais tout en révélant certains aspects de la personnalité du héros. Bien au-delà de ces problèmes apparents se profile une série de condamnations relatives à l’usage de la magie dont l’une des branches, selon Ibn Khaldūn, serait justement la pratique de l’illusion[36]. Il est vrai que les pratiques condamnables chez les uns apparaissent licites pour les autres. C’est en somme toute la dialectique du Shāh Nāma, l’affrontement entre Bien et Mal, entre mauvaise et bonne magie, entre héros impeccables et héros ahrimaniens. Et si le cas Rustam interroge toujours, au-delà du bien et du mal, il incarne en soi la dualité ou le drame de la condition humaine.
Notes
[1] Firdawsī : Omidsalar Mahmoud, Djalal Khaleghi-Motlagh, The Shahnameh (The Book of Kings) (éd.) Abū al-Qāsim Firdawsī, New York, Persian Heritage, Mazda Publishers, Bibliotheca Persica, 1997, 7 vol., ou Firdousi, Le livre des rois, Jules Mohl (trad., éd.), 1878, rééd. bilingue A. Maisonneuve, 1976-1978, 7 vol.
[2] Jerome W. Clinton, « The Uses of Guile in the Shāhnāmah: Literary and Historical Moment », Iranian Studies, 32, 2, 1999, p. 223-230.
[4] Bernfried Schlerath, Prods O. Skjærvø, art. « Aša », http://www.iranicaonline.org/articles/asa-means-truth-in-avestan ( 21 juin 2012)
[6] Toutes les illustrations de ces scènes sont visibles sur la base de Cambridge dédiée aux illustrations des manuscrits du Shāh Nāma : http://shahnama.caret.cam.ac.uk/new/jnama/card/cescene:60566901 (21 juin 2012)
[8] Sur les dīvs voir Arthur Christensen, Essai sur la démonologie iranienne, Copenhague, 1941 et sur le mal en général, Antonio Panaino, « A Few Remarks on the Zoroastrian Conception of the Status of Angra Mainyu and of the Daêvas », dans Res Orientales, Démons et Merveilles d’Orient, vol. 13, 2001, p. 99-107.
[9] Jacques Duchesne-Guillemin, art. « Akōman », Encyclopaedia Iranica online
http://www.iranica.com/articles/akoman-evil-mind-a-term-personified-as-a-demon-in-zoroastrianism (21 juin 2012)
[16] Marcia E. Maguire, « The Haft Khvân of Rustam and Isfandiyâr », dans Studies in art and Literature of the Near East, in Honor of Richard Ettinghausen, (éd.) Peter J. Chelchowsli, New York, 1974, p. 137-147.
[19] Al-Harawī al-Mawsilī (m. 1215), Al-Tadhkira fī l-hiyal al-harbiyya, J. Sourdel (éd., trad.), « Les conseils du šayh al-Harawī à un prince ayyūbide », Bulletin d’Études Orientales, 17, 1961-1962, p. 205-266, Chapitre XII : « Du rôle des espions et des agents de renseignements », p. 226 : « Qu’il fasse espionner pour que les gens le respectent, craignent sa violence, se gardent du mal [qu’il peut faire] et se méfient de sa ruse. » et chapitre XV, « De la rencontre de l’ennemi, des étapes et des ruses de guerre » ; Chapitre XX, « De l’attaque des lignes de bataille et des ruses de guerre », idem, Chapitre XXI sur les forteresses, et al-Tartûsî, Claude Cahen (éd., trad.), « Un traité d’armurerie composé pour Saladin », Bulletin d’Études Orientales, 12, 1947-1948, p. 103-16. Il faut introduire les caractères qui n’apparaissent pas dans les deux premières lignes.
[20] Mehnaz Moazami, « Evil Animals in the Zoroastrian Religion », History of religions, 44, 4, 2005, p. 310-311.
[21] Voir art. « Čēčast » (Av. Čaēčasta-) dans Encyclopaedia iranica, http://www.iranica.com/articles/cecast-a-mythical-lake-in-eastern-iran-later-identified-with-lake-urmia (21 juin 2012)
[27] Asadoullah .S. Melikian-Chirvani, « Le roman de Varqe et Golšâh », Arts asiatiques, 22, 1970, p. 1-262.
[28] Dick Davis, « Rustam-i Dastan », Iranian Studies, 32, 2, The Uses of Guile: Literary and Historical Moments, 1999, p.231-232.
[34] Jerome W. Clinton, « The Tragedy of Suhrāb », dans Logos Islamikos, Studia islamica in honorem Georgii Michaelis Wickens, M. Savory, Dionisus A. Agius (éd.), Papers in Medieval Studies, 6, Toronto, 1984, p. 63-77, Mino Southgate, « Fate in Firdawsī’s « Rustam va Suhrāb » », Studies in Art and Literature of the Near East, in Honor of Richard Ettinghausen, Peter J. Chelkovski (éd.), New York University Press, 1974, p. 149-159.